L’insupportable Jean-Marc Morandini illustre à la puissance cent la célèbre phrase d’Herbert George Wells qui disait « A newspaper is a device incapable of distinguishing between a bicycle accident and the end of civilisation » — un journal est un dispositif incapable de faire la distinction entre un accident de vélo et la fin de la civilisation. En effet, Morandini donne autant d’importance aux rumeurs qui entourent la vie du dernier des candidats méconnus d’un jeu de télé-réalité qu’à des sujets de société importants et semble totalement incapable de voir en quoi tel sujet primerait sur tel autre. Reste que lorsqu’il est question des rumeurs qui entourent la grille des programmes télévisés, il se montre toujours sérieux et ce qu’il annonce s’avère généralement fondé. Vendredi, il a provoqué des remous en révélant que Ce soir ou jamais, l’émission de Frédéric Taddéï, allait changer de tranche horaire ou disparaître, et être remplacée par un talk-show d’Alessandra Sublet, l’animatrice de C à vous sur France 51.
Instantanément, beaucoup y ont vu une suite aux critiques virulentes essuyées par Taddéï après son émission consacrée à l’affaire Dieudonné, jugée trop complaisante. En effet, on y entendant Jean Bricmont, qui affirmait que le spectacle de Dieudonné n’était pas antisémite, et surtout Marc-Édouard Nabe, qui a tapé violemment sur Dieudonné, Alain Soral, et sur le complotisme, mais qui l’a fait avec un air antisémite : ce n’est pas ce qu’il a dit, qui posait problème, mais plutôt le fait que ce soit lui qui le dise2. Voilà le résumé qu’en faisait Caroline Fourest — qui reprenait à son compte un fameux aphorisme de Godard3 :
Si on se fie à l’ébauche d’enquête réalisée par Daniel Schneidermann pour Arrêts sur Images, France télévisions confirme implicitement le projet d’un nouveau talk-show et sans doute aussi le projet de déménager Frédéric Taddéï pour le caser à une heure plus tardive, mais il semble aussi que cette décision n’a pas été prise récemment sur un coup de sang, elle tombe juste très mal — ou très bien pour Taddéï, qui du coup est très ardemment défendu par ceux qui voient dans son émission une tribune un peu plus libre que Des Paroles et des actes, On n’est pas couchés et autres Mots-Croisés. Ceci dit, les défenseurs de Taddéï peuvent aussi lui nuire. Récemment, dans un portrait apparemment flatteur, le Monde faisait de Taddéï un relativiste aux limites de l’irresponsabilité, qui se refuse à séparer le bon grain de l’ivraie, et on peut imaginer que ce genre de compliment, à terme, coûte encore plus cher que les critiques. Et ne parlons pas des commentaires aux pages Facebook de protestation contre la décision de France télévisions, où fleurissent des réflexions conspirationnistes et antisémites des plus caricaturales.
TaddéÏ a commis le crime apparemment impardonnable d’inviter Marc-Édouard Nabe, ou en tout cas de l’avoir invité sans le réduire à une position caricaturale ou humiliante, et en s’adressant à lui comme à un être humain doué de raison et méritant un respect minimal. Il est malgré tout fort improbable que ce soit la cause directe du changement d’horaire de son émission (qui, au mieux, serait repoussée d’une heure, et qui, au pire, disparaîtrait corps et biens), lequel n’a certainement pas été improvisé. Mais est-ce que les critiques récurrentes dont Ce soir ou jamais font l’objet ont pu jouer ? On remarquera par exemple une tribune de Laurent-David Samama dans Rue89 qui fait de Taddéï le responsable du phénomène Dieudonné, puisqu’en invitant des bannis, il se fait complice de « l’assassinat du vivre-ensemble » — réflexion qui prouve qu’on peut défendre le vivre ensemble au prix d’une exclusion des exclus : pas de cohésion sociale sans (vertueuse) cohésion du groupe contre ceux qui acceptent plus ou moins volontairement d’endosser le rôle de brebis galeuses ou de boucs-émissaires. On se rappellera aussi la tribune comique de Bernard-Henri Lévy, qui en 2010 reprochait à France-Télévisions d’avoir prolongé le contrat de Taddéï jusqu’en 2014, alors que la prolongation de contrat à laquelle il réagissait était en fait celle du footballer Rodrigo Taddéï, milieu de terrain brésilien de l’AS Roma4. On se rappellera aussi de l’émission ou Patrick Cohen expliquait qu’il fallait s’interdire de recevoir certaines personnes. On se souviendra, enfin, de la saillie ahurissante de Cyril Hanouna, animateur d’émissions de détente qui me semble dénué de culture et d’intelligence (au contraire d’Enora Malagré, pourtant sa sous-fifre dans l’émission, affectée au rôle peu flatteur de belle blonde gouailleuse de service, mais qui, selon mon estimation personnelle, doit bien avoir cent points de Q.I. de plus que son patron) et qui reprochait à Taddéï d’inviter « ces gens-là » (?) et de ne pas avoir suffisamment d’audience, faisant au passage la preuve qu’il pensait que la locution télévision de service public signifie télévision qui fait du public, qui a de l’audience.
Je me demande, au passage, qui a décrété qu’il fallait se boucher les oreilles quand un écrivain qui tire ses livres de provocateurs désespéré à quelques milliers d’exemplaires dit des choses assez banales à minuit, tandis qu’il faudrait trouver normal qu’on s’habitue à voir la tête de Louis Alliot (dont les réflexions politiques obscènes n’ont pas l’excuse de la littérature) chaque fois qu’on allume le poste.
Ces fortes critiques rappellent une chose : Ce soir ou jamais est une émission légèrement différente des autres. Très très légèrement, hein, ça reste de la télévision, c’est à dire un endroit où le « bon client » est roi, où l’on badine, où l’on sait que l’intensité fait fuir le spectateur, où l’on crée les conditions d’affrontements caricaturaux, où la pluralité est limitée à l’idée que s’en fait l’animateur, etc. Mais c’est de la télévision suffisamment différente pour déranger. On y voit des gens qu’on ne voit pas partout, comme Cynthia Fleury, Emmanuel Todd, Judith Bernard, Pacôme Thiellement, Jérémie Zimmermann, on y voit de vieux briscards comme Jean-Didier Vincent, Roland Dumas, Thierry Lévy, Marie-France Garaud, dont l’expérience est souvent passionnante, et puis bien entendu, on y voit passer une foule d’artistes, d’écrivains, d’universitaires, dont on ne retient ni le nom ni la tête car ils ne sont là qu’une fois, mais dont la présence est malgré tout difficile à imaginer dans d’autres émissions du même type5.
Non, Ce soir ou jamais n’est pas une bonne émission. C’est juste celle qui est la moins mauvaise, et ma foi, c’est toujours ça de pris. On peut regretter le passage au rythme hebdomadaire, qui a abouti à rendre l’émission curieusement plus sérieuse, mais on se félicitera de ses excellents « lives » de fin de soirée, où on découvre des musiciens qu’on ne connaissait pas forcément, dans des conditions sonores excellentes.
On peut rire ou s’effrayer de ceux qui croient très sincèrement voir une conspiration sioniste ou que sais-je derrière l’hypothétique suppression de Ce soir ou jamais. On a aussi le droit d’être indifférent à la disparition de cette émission, car après tout, qu’est-ce qu’il y a à attendre de la télévision dans le débat public, aujourd’hui ? Mais pour ma part, je trouverais dommage qu’elle disparaisse, ne serait-ce que pour le plaisir d’écouter sereinement ce qu’ont à dire des gens avec qui je ne suis pas d’accord et qui — c’est le talent que l’on doit reconnaître à l’animateur, me semble-t-il —, sont souvent forcés d’écouter les arguments de leurs contradicteurs de manière un rien civilisée.
- Par un hasard intéressant, tout se recoupe : c’est dans l’émission d’Alessandra Sublet que Patrick Cohen a fait à Frédéric Taddéï la liste noire des personnes à interdire de médias, épisode qui a provoqué la réponse obscène de Dieudonné, réponse qui est elle-même en tête des phrases qui ont été reprochées à l'(ex?)-humoriste… [↩]
- Ce qui me rappelle l’hilarant Confort intellectuel du réactionnaire et talentueux Marcel Aymé, qui réglait ses comptes avec la France de « l’épuration ». On y voit un écrivain viré de l’hôtel où il loge parce que les autres clients trouvent sa présence indésirable car il a, selon eux, « une tête de collaborateur ». Le patron de l’hôtel le console en lui disant qu’il lui trouve, au contraire, un je-ne-sais-quoi de « résistant », mais que, tenant compte des nécessités du commerce, il doit néanmoins lui demander de plier bagage. L’écrivain, qui avait l’habitude d’avoir de longues discussions avec un amoureux des lettres, est aussi congédié par son interlocuteur : « C’est pourtant vrai, dit-il en éclatant de rire, que vous avez une tête de collaborateur. Au moins, tâchez d’être prudent. Une tête comme ça, ça peut vous mener très loin. En tout cas, je suis bien fâché de ce qui vous arrive. Ç’en est fini de nos bonnes causeries (…) ». [↩]
- La phrase de Jean-Luc Godard est : « l’objectivité, c’est 5 minutes pour Hitler, 5 minutes pour les Juifs ». Elle se retrouve souvent attribuée à tort à Guy Debord, et le mot « objectivité » est parfois remplacé par « démocratie », notamment sur les sites qui considèrent Godard comme antisémite et comprennent la phrase comme une revendication (il faut donner un temps égal aux nazis) et non comme une démonstration par l’absurde du caractère utopique de l’objectivité. [↩]
- Je me demande si l’acrimonie de BHL ne vient pas d’abord du fait qu’il n’est pas un invité habituel de Ce soir ou jamais. [↩]
- J’ai fait partie de ces invités d’une fois, ce dont j’ai parlé ici, expérience qui m’a prouvé que, malgré la bienveillance de l’animateur, qui m’a appelé avant l’émission pour être sûr que je puisse dire ce que je voudrais, Ce soir ou jamais reste une émission de flux, donc une émission qui cherche à être fluide, et si l’on ne s’y fait pas couper la parole, ce n’est qu’a condition de ne pas trop bredouiller.
Lire aussi l’expérience (et notamment ce qui a suivi l’émission) d’André Gunthert. [↩]
Bonjour,
chronique assez juste et tempérée (rare sur le sujet, et finalement peu en accord avec l’idée du blog « castagne ». ici, on se bat, mais sans donner de coup, c’est bieng).
Un point de détail : le jeu des interdictions (de spectacle comme d’invité) repose souvent sur l’argumentaire (développé notamment par Mr. PS la semaine passé à CSOJ) qu’il faut protéger le public, qui risquerait, imaginez, de succomber aux thèses des gens « dangereux ». C’est tout de même une insupportable façon de considérer ses contemporains, d’estimer qu’il faut lui interdire ce qu’on a peur de le voir épouser, à cause d’une hypothétique ignorance diagnostiquée a priori.
Je ne connaissais pas Nabe avant l’émission de la semaine dernière, je veux dire, j’avais déjà pu humer le souffre qui accompagne son nom ; j’aime bien avoir pu me faire un avis par moi-même en l’entendant directement. N’oublions pas que les Soral ou autres Faurisson sont leurs pires ennemis : si on les laisse parler, le ridicule de leurs postures et l’absurdité de leur raisonnement sautent aux yeux, tandis que si on évite de les entendre, on donne en plus du crédit à leur thèse « je dis la vérité donc on veut me faire taire ».
Entre la chose qu’on voit dans une main ouverte et celle qu’on fantasme dans la main fermée, on préfèrera souvent la main fermée. Un tu l’auras vaut mieux que deux tiens.
@François : en bossant sur la question de la censure pour mon livre sur la bande dessinée, je suis arrivé à une conclusion assez simple : on est généralement pour que la censure s’applique aux autres, et notamment aux « faibles » (enfants, femmes, pauvres,…) mais on se juge soi-même assez fort pour ne succomber à aucune propagande et pour ne pas devenir serial-killer juste après avoir joué à GTA 4…
Une vision finalement bien paternaliste et un rien méprisante de la capacité de discernement d’autrui. Pourtant ce n’est pas faux, les gens sont imbéciles. Mais il faut accepter qu’on fait partie des gens, aussi 🙂
D’un point de vue pragmatique, je trouve aussi que les thèses extrêmes se dénoncent assez vite d’elles-mêmes…
J’avais écrit un billet sur ce thème:
http://david.monniaux.free.fr/dotclear/index.php/post/2009/07/22/504-orelsan-et-les-gens-influencables
En résumé: qu’un écrivain connu d’une élite écrive ses fantasmes sadomasochistes, très bien, mais qu’un adolescent joue à dégommer des zombies, c’est dangereux. Que des opéras aient un livret véhiculant des valeurs militaristes et patriarcales (tu es enceinte hors du mariage, la famille est déshonorée..), pas de problème, mais qu’un rappeur soit macho, alors houla la mauvaise influence sur la jeunesse.
Vraiment, j’ai beaucoup de mal avec tout concept de débat oral.
Quand un « animateur d’interview » saura pointer avec talent les subterfuges dialectiques pour les annuler, comme un bon modo de forum internet, un débat télévisé aura peut-etre de l’interet…
( la liste des 38 de Schopenhauer reste la meilleure : http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Art_d%E2%80%99avoir_toujours_raison )
D’ailleurs, le « forum » au sens premier, est maintenant bien plus adapté surinternet, avec invités pouvant ecrire mais ouvert à la lecture au public. Il pourraient developper/argumenter chacun leurs réponses sans limites, modéré très simplement selon les 38 de Schopenhauer, sur une durée suffisante pour que ca ait du sens ?
(avec réactions à part et votées/RT du public réagissant dans un espace à part (twitter par ex.))
Imaginer des candidats à des éléctions passer par là plutôt que les trucs télévisés, ça fait rêver….
Mais qui lirait vraiment ce forum ?
Ils seront aussi nombreux que ceux qui lisent les « programmes » en entier, en comprennant de quoi ca parle…
(L’exemple parfait reste la très célèbre « gun bananas » d’ars technica… http://arstechnica.com/science/2011/04/guns-in-the-home-lots-of-risk-ambiguity/ (faut vraiment vraiment vraiment lire l’article puis les commenatires pour voir le truc. ))
Faut voir le niveau de pédagogie de ces programmes ou des informations de type politique… c’est très mauvais, pour rester gentil.
Je prefere nettement l’idée d’une presentation exhaustive et la plus claire et permettant la réfléxion.
(pour la géopolitique, « le dessous des cartes » qui fait de l’infovis depuis 20 ans est le seul cas à la télévision… La radio s’en sort mieux, notamment avec plusieurs émission de qualité, « Sur les épaules de Darwin », « tête au carré », « secret des sources ».. )
Arte avec ses docus engagés, d’un coté ou l’autre, ils ont qmême passé un truc créationniste (un truc sur les formes de machoire) et le faux docu sur le ‘jamais allé sur la lune’, pour sortir le spectateur de son apathie.
@kuranes : j’aime beaucoup les débats sous forme littéraire et asynchrone, mais il y a des choses qui se révèlent aussi dans les débats oraux et spontanés…