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Traités de kouffars

Encore une semaine bien remplie de vide, avec la polémique sur le concert de « black M »1 à Verdun, avec le retour de la polémique sur Sexion d’assaut2, et bien entendu, avec la polémique sur la polémique. Pour ma part, considérant que la bataille de Verdun est un des plus abominables sommets de la pathétique absurdité humaine, il me semble que convoquer des rappeurs médiocres, à la mentalité merdique mais au grand succès public constitue un hommage tout à fait pertinent. Mais je ne suis pas prêt à me battre pour défendre cette conviction, je dois admettre que je m’en fiche un peu3.
Ce qui m’a intéressé en revanche c’est l’irruption du mot « kouffars » (parfois orhographié avec un « c », et avec un nombre variable de « f »). En auditrice attentive du groupe Sexion d’assault, Marion Maréchal Le Pen a remarqué ce mot et explique son sens dans le communiqué officiel qu’elle a publié pour protester contre le concert programmé à Verdun :

(…) Dans la chanson « Désolé », ce même « Black M » qualifie la France de « pays de kouffars », terme très péjoratif signifiant « mécréant », utilisé dans la propagande anti-occidentale de Daesh.

Kouffar est effectivement le pluriel de Kâfir, qui signifie « mécréant », « infidèle », et qui décrit de manière péjorative (mais pas spécialement par Daesh) les non-musulmans, du point de vue des musulmans. C’est un mot plus dépréciatif que « goy » pour les juifs, je pense, car il ne décrit pas une simple altérité, mais confère un statut d’ennemi à celui qui se voit qualifier ainsi. Le kâfir n’est pas seulement l’autre, c’est aussi souvent celui qui choisit sciemment de rester dans l’erreur4. Le mot aurait donné son nom au cafard. Je suis étonné qu’un tel substantif soit utilisé de manière péjorative par un groupe dont la plupart des membres ont des parents originaires d’Afrique subsaharienne, car pendant des siècles, le mot kâfir a aussi servi à décrire les noirs.

Scène de marché aux esclaves, dans le manuscrit illustré Harîrî Schefer, XIIIe siècle

Scène de marché aux esclaves, dans le manuscrit illustré Harîrî Schefer, XIIIe siècle

Entendons-nous : l’Islam, et c’est d’une modernité époustouflante, a fermement théorisé l’anti-racisme, par des sourates très claires sur la diversité de l’apparence des humains, ainsi qu’avec l’histoire du premier muezzin, Bilal, esclave affranchi, choyé et défendu par le prophète pour qui ce qui doit primer n’est pas la couleur de la peau d’une personne, mais la sincérité et l’étendue de sa piété5. C’est malheureusement pourtant aussi en se servant de la religion qu’a été théorisée la traite négrière par les Arabes, entre le VIIIe et le XXe siècle6, qui a entraîné la déportation de dix à quinze millions d’Africains subsahariens, et inspiré la création du système de traite raciste initié à la Renaissance par les pays européens. Une raison invoquée par les esclavagistes arabes pour légitimer leur commerce des noirs a été le fait que ces derniers sont, selon la tradition, les descendants de Cham, le fils maudit par Noé/Nouh7, ce qui leur conférait une infériorité fondamentale et justifiait qu’ils soient ainsi privés de liberté. Dès le début de la traite arabe, le mot « abid » (esclave) est d’ailleurs devenu synonyme de « noir ».
La seconde excuse donnée à la traite négrière était que les noirs étaient des mécréants, des Kouffars. On trouve une trace de ce fait dans un mot qui est encore utilisé aujourd’hui dans le Sud et dans l’Est de l’Afrique : cafre/caf à La Réunion, ou Kaffer/kaffir en Afrique du Sud, où le mot est équivalent au nigger des américain et peut, de la même manière d’ailleurs, être repris à leur compte par les intéressés.

Moralité : euh…

  1. Le pseudonyme complet de Black M est Black Mesrimes, où « Mesrimes » est un jeu de mot entre « mes rimes » et le nom de Jacques Mesrine, formé au meurtre par l’armée française lors de la guerre d’Algérie (et médaillé pour avoir, plus souvent qu’à son tour, été chargé de l’exécution sommaire de prisonniers algériens) et incompréhensiblement adulé pour son œuvre de braqueur ensuite. []
  2. Sexion d’assaut est le Groupe de rap favori de Marion Maréchal Le Pen, bien qu’elle ait pris position contre le concert de Black M à Verdun. Le nom n’est pourtant pas un hommage aux Sturmabteilung (la section d’assaut d’Ernst Röhm, « purgée » par les nazis qu’ils avaient amené au pouvoir lors de la « Nuit des longs couteaux », au prétexte notamment de l’homosexualité de Röhm), mais a vraisemblablement été choisi car il contient le mot « sex ». Au moins deux des anciens membres de ce groupe (Maître Gims et Black M) sont désormais célèbres pour avoir démontré que le rap était soluble dans la variété et sont les Frédéric François et les François Valéry d’aujourd’hui. Ils confirment aussi le caractère fondamentalement réactionnaire d’une bonne partie du hip hop mainstream, avec leur sexisme assumé et leur homophobie viscérale. Notons cependant que sur ce dernier point, ces chansonniers ont décidé de se taire, par pragmatisme hypocrite : « on nous a fait beaucoup de réflexions et on s’est dit qu’il était mieux de ne plus trop en parler parce que ça pouvait nous porter préjudice (…) On ne peut pas se permettre de dire ouvertement que pour nous, le fait d’être homosexuel est une déviance intolérable ». Je ne comprends pas toujours les paroles de leurs chansons, mais elles ne sont pas toujours bienveillantes, effectivement. Je cite : « j’crois qu’il est grand temps que les pédés périssent / Coupe leur pénis / Laisse-les morts, retrouvés sur le périphérique » (On t’a humilié, 2010). []
  3. Notons que Robert Ménard, maire de Béziers, s’est félicité de l’abandon du projet de concert en ces termes :
    Concert #BlackM à #Verdun annulé! L’union sacrée en 2016, comme en 14-18, ça paye !. Or l’union sacrée en France et son équivalent allemand le Burgfrieden décrivent le renoncement au pacifisme, et le début d’une guerre qui a fait vingt millions de morts quoique personne n’ait, à ce jour, réussi à expliquer de manière satisfaisante ce qui a pu la justifier. La référence est passablement consternante. []
  4. Dans l’interview où ils s’exprimaient sur l’homophobie, les membres de Sexion d’assaut avaient aussi fait part de leur vision de la religion : « Pareil pour les autres religions, on ne les attaque pas parce qu’on respecte quand même un minimum les autres et qu’on ne peut pas les forcer à être dans le vrai et musulmans comme nous ». Ils sont tolérants, parce qu’ils n’attaquent pas ceux qui, contrairement à eux, ignorent l’unique vérité. []
  5. Et même, le prophète n’hésite pas à dire qu’un esclave noir peut commander à des musulmans, comme dans ce hadith tenu pour authentique et issu du recueil de Boukhârî : « Écoutez et obéissez, même si on désigne pour vous commander un esclave abyssin, dont la tête ressemble à un raisin sec ». []
  6. Voire même le XXIe siècle, puisque des formes plus ou moins directes d’esclavage persistent en Mauritanie, au Soudan, mais aussi dans plusieurs monarchies du Golfe. []
  7. Cham a été maudit par Noé pour avoir vu son antipathique imbécile de père nu dans un fossé, complètement saoul. Notons que Cham est censé être l’ancêtre de tous les noirs, mais qu’il est aussi le père de Canaan, et donc l’ancêtre mythologique des cananéens, c’est à dire aujourd’hui, des Palestiniens.
    Une anecdote pour finir : j’ai raconté cette histoire sur France 24, RFI et la Chaîne Histoire. Chaque fois, la séquence a été coupée au montage : apparemment, la traite arabe ou la critique du patriarche-à-l-arche sont des sujets médiatiquement tabous. []

L’Exorschtroumpf

Au cours des années 1980, les Schtroumpfs de Peyo ont été adaptés en dessin animé et sont devenus internationaux, sous le nom Smurfs. Les Témoins de Jéhovah ont jugé ces sympathiques personnages diaboliques et des légendes urbaines ont circulé parmi les dévots : des Schtroumpfs mordraient les enfants pendant leur sommeil, glousseraient diaboliquement, etc. J’ai bien aimé l’histoire qui suit, tiré d’une encyclopédie en ligne consacrée aux Témoins de Jéhovah (le titre est de moi) :

royaume_schtroumpf

La partie vraiment fantastique et invraisemblable de l’histoire, c’est qu’on ait laissé un enfant entrer dans la salle du Royaume avec un Schtroumpf en peluche.

Ce matin, à nouveau, des Témoins de Jéhovah étaient à ma porte. Deux femmes, cette fois, qui venaient me faire la publicité de leur site Internet. « Ah bon, on est déjà venu vous voir samedi ? C’étaient des personnes que vous voyez souvent, c’est ça ? »« euh, non, ils passaient, comme ça… ».
Sur le prospectus, se trouvait un photogramme issu de leurs animations pédagogiques en images de synthèse. Je leur ai dit que je trouvais terrible l’histoire culpabilisante dans laquelle un enfant doit jeter son jouet parce qu’il représente un magicien et que Jéhovah n’aime pas la magie. Elles m’ont répondu en me demandant si je ne trouvais pas traumatisant que l’on fasse croire au père Noël. J’y ai bien réfléchi : « Peut-être, mais un jouet n’est qu’un jouet, les enfants le savent très bien. En revanche, leur faire croire qu’il y a quelqu’un là-haut qui les regarde et qui est mécontent de ce qu’ils font, et qui est comme le père Noël : il n’existe pas… ». Les dames sont vite parties, face à tant de mécréance.

Mieux vaut croire une chose fausse que ne rien croire ?

Hier, en sortant chercher mon courrier, je vois dans la rue un couple, papiers en mains, qui semble être en train de chercher quelque chose. Par habitude, je sais ce qu’ils cherchent et je sais ce qu’ils ont trouvé : ce sont des Témoins de Jéhovah, ils ont trouvé Dieu et ils cherchent des pigeons. Impossible de les laisser passer sans leur lancer une pique, ou deux. Ce n’est pas bien raisonnable de ma part, car il est bientôt l’heure d’aller au marché, mais bon. Je les laisse approcher, je les laisse commencer à me demander, tout pleins de grands sourires, si je cherche le sens de ma vie, si je suis malheureux, ou si j’ai envie de comprendre ce qui va mal dans ce monde — j’ai déjà oublié leur entrée en matière. Je leur réponds que je sais qui ils sont, que je connais bien ce qu’ils représentent et que je ne suis franchement pas le bon client. Mais ce faisant, je sais pertinemment qu’ils vont insister, puisque si l’on est hostile, c’est que l’on a soi-même des convictions (que l’on a une autre église, notamment), et les gens qui ont des convictions religieuses sont, paradoxalement, ceux que l’on peut convertir : la foi entraîne à la foi, qui a cru croira, peu importe le contenu de ce en quoi l’on croit. Et puis l’hostilité exagérée peut être le signe que l’on a une peur, une fragilité, qu’on lutte contre ses propres sentiments. Comme le fumeur, le joueur ou l’alcoolique repenti qui se sent forcé d’être agressif envers ses anciennes addictions de peur d’y replonger. Un truc comme ça. Et il y a une autre raison à leur recherche d’adversaires rhétoriques : ils permettent aux « missionnaires » de renforcer leur propre foi, en ânonnant leurs arguments, et bien sûr en se surveillant l’un l’autre, puisque si les Témoins de Jéhovah, comme les policiers des séries américaines, vont par deux, c’est aussi pour se surveiller mutuellement.

Q

Les publications des Témoins de Jéhovah. Mention spéciale à la personne qui a eu l’idée de consacrer un dossier au manque de sommeil pour une revue intitulée « Réveillez-vous ». On croirait à un canular, mais non, il s’agit du numéro de février 2004.

Enfin quoi qu’il en soit, je sais d’expérience que s’il y a un moyen pour être sûr que des Témoins de Jéhovah aient du mal à partir, c’est de leur dire du mal de leur secte. Ne serait-ce qu’en utilisant le mot « secte », d’ailleurs, devenu un gros mot au point que même les associations « anti-sectes » l’évitent désormais. Bref, j’avais ferré le poisson, poisson qui était persuadé lui-même de m’avoir ferré, ou le contraire, bien sûr. Car au fond je ne sais pas très bien pourquoi j’éprouve cet irrésistible besoin de m’en prendre à ces pauvres gens — car ils ne sont pas riches, enfin en tout cas ceux qui font du porte-à-porte : contrairement à certaines sectes qui ont peu d’adeptes mais choisissent des proies riches, qu’elles ruinent puis sur-endettent en quelques années (je vous laisse trouver leurs noms), la Watchtower Bible and Tract Society of New York (une des quarante plus riches entreprises commerciales de la ville de New York !) et autres sociétés commerciales appartenant aux Témoins de Jéhovah, ont beaucoup d’adeptes vivant de peu, à qui ils n’imposent apparemment pas de paiement de dîme, mais dont ils exigent des heures et des heures de « mission » régulière : à ceux qui n’ont rien, ou pas grand chose, on peut au moins voler du temps — et un peu d’argent quand même, car les journaux ou les bibles qu’offrent les « missionnaires » sont payées de leur poche. Certains appelleraient ça de l’esclavagisme ou au moins de la corvée seigneuriale, mais pas les « missionnaires » qui croient, par un tour de passe-passe formidable, qu’être bénévoles signifie qu’ils ne rapportent d’argent à personne. Or les petits ruisseaux font les grandes rivières, et les huit millions d’adeptes de cette secte presque cent-cinquantenaire rapportent chaque année des milliards, et ils ignorent à quelles personnes cet argent profite. Des indices laissent penser que la poignée d’administrateurs de la secte vit sur un grand train.

...

Eh bien non, Dieu ne promet pas la richesse, et ce numéro de La Tour de Garde l’explique : la vraie richesse est ailleurs que dans les biens matériels.  Dans un numéro plus récent consacré à la réussite, « Timothy et Charlotte » expliquent qu’ils ont renoncé aux vacances de rêve et aux voitures de luxe. Mais une vidéo apparemment officielle (mais finalement supprimée), Anthony Morris III, un des dignitaires des Témoins de Jéhovah, a provoqué railleries et malaise car lorsqu’il bouge les mains pour expliquer la Bible, on voit distinctement qu’il porte au poignet une énorme montre en or (comme le type en couverture de La Tour de Garde) et a sur les doigts des chevalières du même métal précieux.

C’est toujours par là que j’attaque : « vous êtes exploités, vous rapportez beaucoup d’argent à un tout petit nombre de gens dont vous ignorez jusqu’aux noms ! ». Ce genre d’affirmation les trouble un peu, car l’organisation véritable de la société Watchtower est leur point aveugle, ce que m’a confirmé la dame en me disant d’un air de défi : « Comment ça se fait que vous sachiez des choses que nous on ne sait pas sur les Témoins de Jéhovah ? ». L’homme a changé de sujet avant que j’apporte une réponse ou une question, je suppose que cette dame, bien que plus âgée, était la moins expérimentée : les paires de Témoins de Jéhovah sont toujours composées d’une personne nettement plus expérimentée que l’autre. Une fois, j’ai tellement troublé (c’était palpable) une novice que, la semaine suivante, elle est revenue avec un autre partenaire, un homme âgé, quelqu’un d’important dans la hiérarchie locale, j’imagine, qui, pendant trois quarts d’heure, s’est en fait adressé de manière péremptoire, voire autoritaire, à l’ouaille qu’il voulait récupérer plus qu’à moi, qui n’étais là que pour être contredit. Je ne l’avais bien compris qu’après coup, mais j’en tire cette règle : le prosélytisme des Témoins de Jéhovah s’adresse autant aux personnes visitées qu’aux Témoins de Jéhovah eux-mêmes. Je ne me souviens plus comment on est arrivé sur ce terrain précis, mais la discussion a assez rapidement porté sur le créationnisme, qui ne me semble pas avoir été une fixette des Témoins de Jéhovah jusqu’il y a quelques années, mais qui revient beaucoup à présent. — « Est-ce que vous croyez vraiment que l’homme descend du singe ? » J’ai obtenu mon petit effet en répondant que non, pas du tout, l’homme ne descend aucunement du singe puisqu’il est un singe ! — « Vous croyez vraiment qu’un singe sait comment fonctionne un avion ? »« Vous non plus, vous ne savez pas comment fonctionne un avion ! »« C’est vrai, mais je peux l’apprendre »« Oui, l’homme est un singe qui possède un langage abstrait, on est un singe mais on n’est pas n’importe quel singe » Plus tard, l’homme a malgré tout tenté de me comparer à un chimpanzé, sans que je voie vraiment bien l’intérêt de l’intervention de notre sympathique cousin Pan troglodytes, en m’expliquant que si je suis athée, c’est par ignorance, c’est parce que j’ignore ce qui se trouve sous le capot de la création : — « Regardez, cette voiture, elle roule. Pourtant, un chimpanzé ne saura jamais comment elle roule, mais il voit bien qu’elle roule. Vous ne voyez pas Dieu mais vous voyez le monde, le monde n’est pas arrivé là par hasard ! Vous ne comprenez pas comment il existe, mais il existe ! »« Certes, mais on peut tous les deux démonter l’automobile et essayer de comprendre comment elle fonctionne. Dieu, on ne le voit pas, il n’y a aucun moyen de vérifier qu’il existe, puisqu’il n’existe que par les gens qui prétendent parler à sa place. ». J’ai sorti un des mes atouts préférés : — « Je suis athée parce que je sais que Dieu n’existe pas, mais je sais aussi que vous, au fond de vous-mêmes, vous savez aussi parfaitement qu’il n’existe pas ! ». Je vous recommande de tester cette phrase sur vos amis dévots d’une quelconque religion, vous verrez qu’elle en rend beaucoup complètement hystériques, car elle inverse les rôles et les responsabilités : ne me convainquez pas que Dieu existe, convainquez-moi que vous y croyez ! J’ai tenté d’expliquer au passage que la science et la religion avaient un rapport bien différent à l’ignorance : la science cherche, la religion a trouvé. — « Ça vous rassure, de penser qu’il y a une explication au monde ? Vous préférez croire en quelque chose de faux que de ne croire en rien ? »« Oui ! »… m’a répondu la dame avec une spontanéité intéressante. La discussion s’est assez naturellement portée sur la Bible : tout ce qu’il y a à savoir est dans le livre, mais les Témoins de Jéhovah sont les seuls à disposer de la juste traduction : — « Jésus, il parlait en Hébreu, donc la Bible a été traduite ! Et les traductions sont mauvaises ! Nous avons refait la traduction…. » Un peu énervés (victoire !), mes prosélytes, malgré leurs sourires, m’ont pas mal coupé la parole, ont changé de sujet rapidement et souvent, Je n’ai pas pu faire un point philologique : Jésus ne parlait pas hébreu, mais araméen (langue qui a donné le nabatéen qui lui-même est devenu l’arabe), et la Bible n’a pas été entièrement écrite en hébreu : une partie de la Torah (« ancien testament ») est écrit en araméen, et le nouveau testament (évangiles, actes, apocalypse) a été écrit en grec. Les cadres des Témoins de Jéhovah le savent, j’imagine (leur société étant théoriquement dévolue à l’étude de la Bible), mais ils racontent une histoire plus simple à leurs adeptes de base. Enfin c’est assez anecdotique, même si j’ai l’impression que les problèmes d’interprétation majeurs, dans la Bible, concernent plutôt l’ancien testament que le nouveau (du fait de la langue employée ?). Par ailleurs, les philologues ne prennent pas les parties en hébreu de la Bible comme un corpus cohérent et distinguent, par le vocabulaire et bien sûr les détails historiques, des époques et des provenances géographiques bien distinctes pour chaque partie, ce qui contredit quelque peu la doctrine des Témoins de Jéhovah, pour lesquels la Bible est la parole de Dieu, et est intégralement juste — ceci dit ça ne change pas grand chose pour moi : une religion peut se baser sur un texte littérairement cohérent puisque écrit d’une traite, comme le Coran, sans que ça me suffise à lui conférer une quelconque forme de vérité.

Les témoins de Jéhovah ne croient pas aux nationalismes et accueillent des gens de toutes origines, ce qui est peut-être l'unique point sympathique que je leur concéderais. On note en revanche que leur Jésus

Les témoins de Jéhovah ne croient pas aux nationalismes et accueillent des gens de toutes origines, ce qui est peut-être l’unique point sympathique que je leur concéderais. On note en revanche que leur Jésus sort d’un salon de coiffure, a les cheveux clairs et un type d’européen occidental, ce qui n’est pas forcément typique des habitants de la Palestine… Les membres du collège central, à une exception, sont des WASPs.

C’est à ce moment-là que Nathalie a battu le rappel, fini de jouer, il ne restera plus aucun commerçant au marché ! Mes missionnaires n’ont pas demandé leur reste : « Votre dame vous appelle, on va vous laisser ». J’aime à imaginer que je leur ai donné plus de fil à retordre que d’autres. On me jugera peut-être un peu ingrat, à me moquer, car après tout, lorsque je faisais la promotion de mon livre sur La fin du monde, des Témoins de Jéhovah m’ont envoyé plein de journaux en cadeau. Pour vous éviter de discuter avec ces braves gens, je peux faire un résumé de leurs croyances :

  • Ils détiennent la seule bonne traduction de la Bible. Enfin les bonnes traductions, puisqu’ils ont eux-mêmes traduit dans plusieurs centaines de langues leur traduction en américain — ce qu’ils nomment Traduction du monde nouveau pourrait s’appeler Traduction du nouveau monde !
  • Ils connaissent le vrai nom de Dieu (Jéhovah, donc : car il fallait trouver les voyelles à ajouter au nom hébreu YHWH) et ils en témoignent (d’où leur nom). Je me demande si ça signifie qu’on doit prononcer la marque LVMH « Lévéméhah ».
  • Le monde a été créé d’un coup, il n’y a pas eu d’évolution des espèces, la preuve : la Bible n’en parle pas.
  • La fin du monde est proche, seuls seront sauvés Jésus, ses copains, et les gens qui auront fait leurs heures de prosélytisme en tant que Témoins de Jéhovah. Comme dans le christianisme primitif, il n’y a pas de distinction entre le corps et l’âme : on meurt complètement puis, selon qu’on l’a mérité ou non, on a droit à une résurrection matérielle.
  • Après l’apocalypse, les survivants et les re-vivants se partageront le monde : tu as fermé la porte au nez d’une paire de Témoins ? Eh bien lui, c’est pas son problème : il t’aura prévenu, alors tant pis pour toi s’il récupère ton pavillon et ton 4×4 le jour où les bêtes sauvages mangeront dans la main des survivants.
  • Pendant longtemps, les Témoins de Jéhovah annonçaient des dates pour la fin du monde, mais ces prédictions se sont espacées puis ont fini par ne plus être précises : il y a eu pas mal de déceptions par le passé.
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Un point de doctrine, encore : Adam et Eve ont forcément existé car il le faut : si Adam n’avait pas existé, alors le sacrifice de Jésus n’aurait pas de sens, puisque Jésus s’est sacrifié pour libérer les hommes du péché qu’Adam avait fait entrer dans le monde. Donc si Adam et Eve ont existé, c’est que Dieu a créé l’homme d’un coup, et que la théorie de l’évolution est fausse. Logique. Un numéro de La Tour de Garde le dit bien : c’est une réaction en chaîne, si Adam et Eve n’avaient pas existé tels que la Bible le dit, alors tout est faux.

Quant aux rites, ils sont vite résumés aussi :

  • les adeptes passent un temps considérable à l’intérieur du groupe (interminables réunions dans la salle du royaume, prosélytisme). On a beaucoup critiqué la place des enfants : battus s’ils sont turbulents dans la salle du Royaume, exploités pour le prosélytisme,… Mais il semble qu’il y ait progrès sur ce point, en tout cas je n’ai pas vu d’enfant faire du porte-à-porte depuis des années.
  • Ils sont invités à payer la dîme, mais s’ils peuvent vraiment pas, c’est pas grave, enfin c’est pas cool mais ça ira pour cette fois.
  • La Bible ne parle pas de Noël, d’anniversaires, d’Halloween ou de 14 juillet, il est donc interdit aux adeptes de fêter quoi que ce soit du genre. On doit payer ses impôts pour ne pas être trop emmerdé, mais ne participer à aucun rite républicain, comme par exemple les élections. En fait, il faut éviter tout contact avec le monde à l’exception du temps consacré au prosélytisme.
  • La Bible dit qu’on ne doit pas manger de la chair humaine, il est donc interdit de recourir aux transfusions sanguines (curieusement, les Témoins comparent souvent leur « bénévolat » à celui de la Croix-rouge, mais au fond c’est logique : il y a concurrence !).
  • La famille est très fortement hiérarchisée : Dieu est au dessus des dirigeants de la secte qui eux mêmes sont au dessus des anciens (chefs régionaux, en gros) qui eux-mêmes disent ce qu’il a à penser au papa, lequel est, surprise, au dessus de la maman, qui elle-même doit être respectée par ses enfants. L’homosexualité est évidemment proscrite.
  • Les apostats doivent être punis en étant totalement coupés de leur famille. Une personne qui quitte les Témoins de Jéhovah, théoriquement, n’a plus le droit de voir aucun membre de sa famille resté dans la secte. C’est le point qui préoccupe les associations de défense contre les dérives sectaires, en priorité.

Les missionnaires du samedi matin qui tentaient de me convertir m’ont demandé quelle différence je faisais entre leur religion (« on a été déclarés religion, vous savez, on ne dit plus secte ! ») et d’autres cultes ayant pignon sur rue, comme le Catholicisme. De fait, je n’en fais pas tant que ça si l’on parle des doctrines religieuses, que je raille facilement, mais qui m’intéressent à titre historique, anthropologique, culturel. J’en fait déjà plus quant aux dégâts causés, qui sont souvent une question contextuelle et ne sont d’ailleurs pas une question de dogme : certaines religions, avec les mêmes textes et les mêmes rites, ont donné de belles choses ici, et d’abominables ailleurs, selon leur rapport au pouvoir temporel, selon leur emprise sur les adeptes et selon l’envie de profiter de cette emprise qu’ont eu tel ou tel gouvernement. Au moins, les Témoins de Jéhovah, en refusant toute collusion avec le pouvoir temporel, ne peuvent se faire reprocher aucune guerre, aucun meurtre, s’ils ne sont néfastes, ce n’est que pour leurs adeptes. Mais bon, je ne juge pas le moteur, l’envie de croire, car je vois bien que pour une partie des gens, c’est une chose irrésistible, au delà de la capacité à raisonner, quelque chose d’aussi impérieux et aussi incompréhensible pour qui ne l’éprouve pas que l’envie de se suicider ou le besoin d’avoir sa dose de telle ou telle substance psychotrope. Avec leur prosélytisme actif, et parfois fourbe (syllogismes bien rodés, exploitation des situations de faiblesse, endoctrinement constant), les Témoins de Jéhovah me sont plus antipathiques que d’autres, mais j’imagine que si des représentants du catholicisme, de l’Islam ou de qui vous voulez venaient frapper aux portes le matin pour vendre leur camelote spirituelle, j’aurais autant de plaisir à les taquiner.

Bonus :

La religion, un mal ?

Mona Chollet a publié un article intitulé « Oui mais quand même, la religion, c’est mal » – Montée de l’islamophobie et banalisation du fémonationalisme. Étayé par de nombreux éléments pertinents, cet article s’en prend d’abord au recours à l’anti-cléricalisme comme déguisement acceptable pour un rejet qui vise toujours les mêmes : les musulmans, voire les arabes.

...

à gauche, une militante Femen envoie un signe hostile aux éventuels supporters de l’équipe turque Galatasaray qui voudraient venir soutenir leur équipe à Lviv. La jeune femme qui pose nue, une couronne traditionnelle ukrainienne de fille à marier sur la tête, entourée de deux jeunes hommes aux poings serrés, porte le nom et les couleurs de son club, Karpaty, sur sa peau. Les Femen sont habituées au mélange des genres et aux protestations tous azimuths, mais ici, la revendication était (la photo date de 2010) clairement xénophobe et nationaliste. À droite, des supporters du Galatasaray, équipe actuellement entraînée par une femme, Duygu Erdoğan, situation qui est loin d’être banale dans le monde du football.

Effectivement, les Femens, Caroline Fourest ou Charlie Hebdo, qui se disent en croisade contre toutes les oppressions religieuses, semblent parfois focaliser leur combat sur l’Islam et sur les musulmans, renforçant sciemment ou non les théories de « choc des civilisations » en vogue, et ce en se réclamant de buts louables : liberté, féminisme, humanisme, lutte contre l’homophobie. Leur indignation parait souvent assez sélective. Par exemple, si un musulman commet une horreur en criant « Allah Akbar », ou profère une menace de mort, il représentera, selon certains, un milliard de personnes, tandis qu’un chrétien qui fait quelque chose de semblable se verra présenté comme un fou isolé ou soupçonné d’avoir été conditionné par un groupe sectaire. Ce qui est généralement vrai, du reste, mais pourquoi refuser la même grille d’analyse dès lors qu’il s’agit d’Islam ?
Depuis que les journaux télévisés parlent abondamment d’Islam fondamentaliste (depuis la guerre civile en Algérie, au début des années 1990 ?), on utilise le mot « modéré » pour qualifier tout musulman « normal », et ce mot « modéré » est un poison, car il sous-entend une retenue, une contention, et signifie donc que ce qui n’est pas « fondamentaliste » est, en quelque sorte, tiède, constitue une version diminuée d’une pratique religieuse dont l’essence brute serait l’extrémisme. Le « modéré », c’est celui qui est à deux doigts d’abandonner la foi, si l’on se fie aux écrits des premiers chrétiens1 comme, sans doute, au Coran. Il faudrait comparer méthodiquement le vocabulaire médiatique employé pour qualifier les fidèles de telle ou telle religion, mais je doute que l’on entende souvent parler de « chrétiens modérés » pour qualifier les gens qui vont à la messe tous les dimanches.
Les leçons d’histoire ou de théologie improvisées par ceux qui jettent un œil rapide à tel ou tel texte relèvent à mon avis de ce que les psychologues nomment le « biais de confirmation » : on croit ce qui va dans le sens de ce qu’on croyait déjà et on ignore ce qui contredit nos préjugés, ou même, on esquive toute occasion de confronter nos préjugés à une réalité opposée.

Entre autres « traitements de faveur » dont bénéficie la civilisation islamique, je trouve ahurissante la manière dont certains ignorants pontifient sur la non-originalité de la science arabe médiévale, qu’ils résument à une simple conservation de l’héritage grec, ignorant l’apport extraordinaire que constituent la médecine, l’astronomie et les mathématiques arabes, notamment. On crédite même le grand physiologiste Ibn Nafis (XIIIe siècle) de l’invention de la science-fiction, avec son roman le Theologus Autodidactus (dont je ne connais pas de traduction française). La science arabe a en réalité énormément pesé sur la naissance de l’université et de la science dans les pays chrétiens, où les velléités de progrès dans le domaine ont longtemps été bridées par les religieux, au nom de leurs certitudes ou de leurs tabous.

La vie de Mahomet

La vie de Mahomet, par Charb et Zineb, tome 2. En quatrième de couverture, Charb explique qu’il a été respectueux de l’histoire de Mahomet et s’est interdit tout humour ou recul critique. De fait, le scénario de cette bande dessinée intéressante est une bonne synthèse et ne peut choquer aucun connaisseur du Coran et des Hadiths, si ce n’est que le dessin, par lui-même, induit une distance puisqu’il est intrinsèquement comique — mais il est vrai que ce dessin ne constitue pas un traitement de faveur particulier, puisque Charb dessinera de la même façon n’importe qui. Reste qu’il n’a pas encore fait de « vie de Jésus » ou de « vie de Moïse », et le jour où il le fera, il sera difficile de penser que ça n’aura pas été pour donner le change face à cette critique précise.

On peut aussi créditer l’Islam des origines de l’établissement théorique d’une ébauche de droit des femmes (certes bien imparfait, douze siècles plus tard), ou de l’anti-racisme. Sur ce dernier point, même si des siècles plus tard, des musulmans ont utilisé l’histoire de Noé et de Cham comme prétexte religieux pour justifier la traite des noirs2, le prophète avait, lui, pris sous sa protection Bilal l’éthiopien, premier Muezzin, et affirmé à son sujet que l’arabe n’est pas supérieur au non-arabe, que le blanc n’est pas supérieur au noir, si ce n’est par la piété — affirmation qui est bien entendu à double-tranchant et relève du chantage, puisqu’elle impose la conversion à celui qui veut être l’égal de son prochain. L’Islam a aussi théorisé la co-existence avec d’autres religions (enfin avec les deux religions que Mahomet considérait comme ancêtres de la sienne), et plusieurs grands savants arabes sont en fait chrétiens ou juifs, mais ont pu travailler sous la protection de dirigeants musulmans, peu de temps après l’époque où Charlemagne faisait assassiner les non-chrétiens qui avaient le malheur de fouler la terre chrétienne dont il voulait préserver la sainteté. Pour l’anecdote, ce sont les conversions autoritaires et les massacres de païens par Charlemagne qui ont provoqué la colère des paisibles marchands scandinaves, devenus pillards (Vikings) pour quitter leurs fjörds à la belle saison et aller vider les abbayes et les églises situées sur le long de la Seine, de la Loire ou de la Garonne de leurs trésors, activité qui, a provoqué la circulation de fortunes jusqu’ici dormantes, offrant une subite vitalité économique au monde chrétien, devenu grâce à cela suffisamment dynamique pour construire une quantité énorme d’édifices religieux (le fameux « blanc manteau d’églises » évoqué par Raoul le Chauve), mais aussi pour se lancer dans l’aventure des croisades, lesquelles ont, en deux siècles, provoqué la fin de l’âge d’or islamique tout en permettant à la science des pays catholiques de profiter des découvertes des savants arabes. Malgré la prise de Byzance quelques siècles plus tard, le monde musulman a perdu toute la vigueur de ses premiers siècles au terme des croisades, et l’Islam (hors empire Ottoman sans doute) est devenu, dans l’imaginaire des colonisateurs européens en tout cas, la religion du « mektoub », d’une certaine résignation face au destin, une religion tournée vers le passé et les contes de féés (ou de djinns); vaguement soupçonnée d’être associée à des coutumes cruelles et, en tout cas, écartée de toute possibilité de se moderniser — vision des choses bien commodes pour établir la domination condescendante des colons européens. On peut imaginer l’intérêt ou l’espoir que représente, pour de nombreux musulmans, la vigueur et la fierté recouvrées de l’Islam revendicateur qui est né avec la décolonisation et les pétrodollars.

Les vrais historiens trouveront sans doute ma manière de faire le récit de plus d’un millénaire d’histoire humaine un peu cavalière, j’accepte par avance cette critique. Je voulais donner la vision que j’ai des choses pour expliquer que je trouve bien bête ce tweet de Richard Dawkins :

dawkins

J’aime beaucoup Richard Dawkins pour son Gène égoïste, et pour son invention de l’idée de mème, qui est au monde des idées ce que le gène est au vivant3. J’ai bien aimé son God Delusion (Pour en finir avec Dieu, en français) et je ne suis pas gêné par son athéisme militant, je fais même partie de ses centaines de milliers de followers sur Twitter — ceci dit, beaucoup desdits followers sont des adversaires déclarés du biologiste britannique et ne le lisent que pour le couvrir de tombereaux d’insultes ou pour tenter de lui démontrer que Dieu est partout puisqu’il n’est nulle part.
Mais en émettant une vérité cruelle sur le monde musulman, Dawkins n’est plus dans son combat contre l’irationnel, il affirme une supériorité des pays chrétiens sur les pays musulmans, en faisant de l’Islam la cause même de la faible vigueur des universités en sciences dures des pays musulmans.
Or la cause, la vraie, ce sont les croisades et la reconquista, c’est la colonisation, c’est la décolonisation et les régimes autoritaires et nationalistes qui ont été mis en place soit pour permettre cette décolonisation, soit pour qu’elle reste profitable aux ex-colonisateurs, selon les cas.
Quand Dawkins ajoute que le monde musulman tout entier a produit moins de prix Nobels que la seule université de Cambridge4, il n’évoque pas le fait que la prospérité britannique s’est construite sur le dos de ses colonies, protectorats, mandats et dominions (autant pour la France, bien sûr, l’autre grand empire colonial). Il ne se demande pas si les régions minières sinistrées de Grande-Bretagne ont produit autant de Nobels que les habitants des beaux quartiers de Londres. Il ne dit pas que le manque d’instruction a été encouragé dans de nombreux pays pour que l’on puisse en spolier les matières premières.
Mettre tous ces problèmes sur le dos d’une religion est un peu court, et l’exprimer par ce genre de phrases déterministes, plutôt insultant et pas vraiment digne de quelqu’un qui représente la science dans l’esprit du public.
L’insulte, le mépris, est bien la grosse erreur que peuvent commettre les athées, qui pensent que leur lucidité vis à vis d’entités divines imaginaires est la garantie chez eux d’une clairvoyance universelle.
Sur ce point, et bien que ce genre d’attitude me vienne facilement, je peux difficilement ne pas rejoindre Mona Chollet.

Le sanctuaire de Lourdes : tais-toi et prie ! (photo : bibi)

Le sanctuaire de Lourdes : tais-toi et prie ! (photo : bibi)

Mais en même temps, je persiste à considérer les religions avec hostilité, et notamment les religions monothéistes prosélytes à vocation universelle et exclusive5, à savoir le Christianisme et l’Islam.
En tant que systèmes de croyances, ces religions ne me gênent pas énormément : si les gens ont envie de croire que les hosties transsubstantiaionnent ou qu’il faut embrasser un aérolithe enfermé dans un cube géant après avoir effectué sept circumambulations pour faire pardonner ses pêchés, très bien. Mais une religion n’est pas qu’une somme de croyances, c’est aussi un outil de domination. On remarque que les dieux, et notamment les dieux uniques, que l’on ne peut contester puisqu’ils n’ont pas de concurrents, ont toujours des exigences précises sur les détails de la vie : mange pas ci ! debout ! fais pas ça ! assis ! porte ce chapeau : couché ! De manière assez rusée, les ordres les plus irrationnels sont enrobés dans une morale de bon sens (il ne faut pas tuer et ne pas voler) qui n’a évidemment besoin d’aucun support surnaturel irrationnel pour exister, mais que les religieux parviennent à faire ensuite passer pour leur invention — je suis toujours épaté par le nombre de non-croyants qui voient la religion comme un mal nécessaire pour inculquer une moralité aux esprits faibles. La morale n’a jamais eu besoin de Dieux, et au contraire, les Dieux sont souvent prompts à proposer des amendements à la morale élémentaire : ne mens pas, sauf à l’infidèle ; ne tue pas, sauf le mahométan ; ne vole pas ton prochain, mais pille les richesses des païens ; tous les hommes sont égaux, sauf ceux qui n’embrassent pas la même foi que toi.
Par les rites qui ponctuent l’existence, les religions servent à souder les sociétés, à relier les gens autour d’un système de croyances et de pratiques (y compris pratiques sociales, comme le degré de pudeur et les formules de politesse, ou encore les pratiques relatives à l’hygiène), et cela explique qu’il soit si difficile d’y renoncer, mais cela explique aussi que des religions théoriquement universelles puissent si facilement devenir un support au nationalisme ou au communautarisme — il existe des gens qui croient sincèrement que leur dieu veut faire gagner leur équipe de football, quand bien même il est aussi le dieu de l’équipe adverse. Dans l’idée de certains, dieu n’est que le principe immatériel et improbable qui fait exister une communauté en tant que telle. On peut être chrétien sans le moindre résidu de foi, mais parce qu’on ne s’imagine pas renoncer au mariage religieux, au baptême ou aux offices funèbres6, et qui bien entendu fêtent Noël ou achètent des cadeaux à Pâques. Je connais aussi des musulmans qui ne pratiquent pas leur religion, qui se décrivent comme agnostiques (manière polie de dire qu’on est athée, bien souvent) mais qui font le Ramadan, soit pour faire plaisir à leurs parents, soit par habitude, soit parce que la fête qui suit la rupture de jeûne n’a pas de sens sans jeûne, ou quelque chose comme ça. Je me souviens de l’histoire d’une fille qui mangeait une barre chocolatée dans la rue et qui a reçu une lourde claque de la part d’un inconnu qui l’a au passage traitée de prostituée parce qu’elle osait manger pendant le Ramadan. Cet homme avait jugé que la jeune femme, d’origine maghrébine, devait se conformer à la contrainte religieuse, parce qu’elle était, pour reprendre le mot si décrié de Nicolas Sarkozy, « d’apparence musulmane ». On voit dans cette histoire que la religion n’est pas pas qu’une affaire intime de foi et d’adhésion individuelle, mais bien aussi un outil pour constituer les identités communautaires, au détriment de l’identité individuelle.

En cas de grosse demande, il faut brûler un gros cierge à 150 euros (Lourdes, le sanctuaire, photo bibi).

En cas de grosse demande, il faut brûler un gros cierge à 150 euros (Lourdes, le sanctuaire, photo bibi).

C’est parce que la religion est rarement un véritable choix intellectuel qu’il faut s’en défier — si l’on chérit la liberté, et notamment sa propre liberté7 —, mais c’est aussi pour cette raison, paradoxalement, qu’il faut la respecter, parce que les croyants considèrent leur religion comme une partie d’eux-mêmes, qu’ils aient été convertis de fraîche date ou qu’ils héritent leur foi de leurs ancêtres. On ne fera jamais de mal à un dieu en l’insultant, ce sont ses fidèles qui prennent l’insulte pour eux, qui en sont fâchés ou qui se sentent humiliés. Par ailleurs, en disant à des croyants des vérités sur leurs dieux, on fait les affaires de leurs prêtres, qui savent que le martyre, la censure ou l’interdiction éprouvées, le crachat ou l’insulte reçus, sont autant d’outils de communication, de conversion ou de renforcement de la foi. Du reste, ce qui peut rendre l’Islam dangereux, ce n’est pas la fantaisie de ses textes fondateurs (lisez les autres, vous m’en direz des nouvelles) ni des croyances associées, mais bien le constant sentiment d’humiliation que ressentent ses adeptes, sentiment qui est justement provoqué par le manque d’estime ou de sympathie avec lequel on les traite.
Bref bref bref, la religion n’est pas toujours un bienfait, elle n’est pas logique, elle n’est pas fondée, mais il faut faire avec, sans pour autant se laisser trop faire. Ce n’est pas forcément incompatible, c’est un équilibre à trouver.

  1. Paul, dans la première épître aux Corinthiens, explique que l’important n’est pas de participer, mais bien d’être le plus zélé croyant : « Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu’un seul remporte le prix ? Courez de manière à le remporter ». Corinthiens I 9:24. Je pourrais citer aussi l’histoire affreuse d’Ananias et Saphira (Actes 5:1), assassinés car ils n’avaient légué à la communauté qu’une partie de leurs biens, et non la totalité, histoire qui est depuis utilisée pour expliquer que la foi n’existe pas à demi. []
  2. Cham, censé être le père de tous les noirs, a vu son père ivre et nu et est allé demander de l’aide à ses frères Sem et Japhet, qui ont recouvert Noé d’un manteau. Comprenant qu’on l’avait vu nu, Noé à demandé à ses deux autres fils qui avait vu sa nudité, et ceux-ci ont désigné Cham, qui a été maudit, avec sa descendance, pour ce crime. Noé a un côté « white-trash » assez sordide, pas étonnant qu’il reste le modèle des survivalistes américains. Cette histoire, plus que celle d’Adam et Eve, est la justification théorique de la pudeur dans la pratique du judaïsme et des religions qui s’en sont inspirées. []
  3. Malheureusement, le mot mème a été popularisé récemment pour décrire les vogues humoristiques sur Internet. []
  4. Il précise « Trinity college », le collège de la Trinité, dont le nom se rapporte clairement au Christianisme. []
  5. Il existe des religions non-exclusives, notamment en Asie : on peut être Shintoïste et et Bouddhiste, ou être Bouddhiste et un peu taoïste, un peu confucianiste, et pratiquer le culte des ancêtres de la religion traditionnelle chinoise. Si le Christianisme et l’Islam ne sont pas toujours bien vus en extrême-orient, et notamment en Chine, c’est parce que ces religions refusent la cohabitation avec d’autres dans le cœur du croyant. À ce sujet, on peut voir à Lourdes une quantité de d’hindous qui viennent déposer des cierges ou prier : ils savent qu’il s’agit d’un lieu catholique, mais ce qui leur importe est plutôt de se recueillir dans un lieu « saint », et il y en a peu de ce genre en Europe… []
  6. Je me souviens d’un ami juif qui râlait à l’enterrement civil d’un ami commun, en disant qu’il aurait fallu une messe, car les curés sont des professionnels de la mort. []
  7. La religion n’est pas seulement une menace pour la liberté. Elle serait aussi, si on en croit une méta-étude publiée par la Personality and Social Psychology Review qui synthétise une soixantaine de travaux réalisés sur près d’un siècle, adversaire de l’intelligence, au sens où la capacité à raisonner des croyants serait inférieure à celle des non-croyants. Entre autres explications proposées, les chercheurs avancent que les gens intelligents peuvent se sentir moins attirés par les explications du monde irrationnelles, ou que, accédant généralement à un meilleur milieu socio-culturel, les gens les plus intelligents ont plus d’estime d’eux-mêmes et ont moins besoin de religion. Bien entendu, s’il suffisait d’être athée pour être intelligent et si aucun religieux ne pouvait l’être, ça se saurait, et bien entendu, l’intelligence n’est pas une chose aisée à définir. []

Cachez ce voile…

Nouvelle proposition idiote de la semaine, qui émane du Haut conseil à l’Intégration : interdire le port du Hijab à l’université. Le Hijab c’est ce voile plus ou moins important qui cache la chevelure des femmes qui le portent1. Le Hijab déplaît, car beaucoup y voient le signe d’une pente fatale de la radicalisation de l’Islam en France et pensent qu’il indique une explosion du nombre des conversions2, qu’il mène forcément au Niqab (le voile intégral), qu’il est imposé par une pression communautariste inamicale dans certaines cités de banlieue, ou imposé par des pères, grands frères ou époux autoritaires, etc3.

(j'ignore l'origine de cette image)

Punk ou Hijab : deux moyens de faire peur juste par son apparence vestimentaire (image piquée à Carl Johan Heickendorf)

Je l’ai déjà dit souvent : je suis personnellement contre la religion, non pas parce que je sais très bien qu’il n’existe aucun dieu véritable nulle part, mais bien parce que je n’aime pas voir le goût du sacré, de la spiritualité, de la cérémonie, l’envie d’être ensemble ou la soif de transcendance (goûts qui peuvent servir à faire de si belles choses) être « hackés », comme autant de fragilités de la psyché humaine pour servir ceux qui savent les exploiter au bénéfice de leur appétit de pouvoir et d’argent. Car c’est la clef de toute religion : d’improbables entités surnaturelles servent à établir et instituer la domination de certains humains sur d’autres humains.

Mais les propositions régulières de légiférer le voile ne sont pas motivées par l’envie que l’homme s’émancipe de ses dieux, ce qui ne serait déjà pas une bonne idée4, mais plus vraisemblablement par la peur que suscite en France une partie de la population du pays : les enfants ou petits enfants d’ex-colonisés qui, contrairement, à leurs parents ou grands parents, ont des revendications, vivent comme une injustice d’être des citoyens de troisième classe, et ne veulent plus raser les murs. La logique que devrait comprendre le « Haut commissariat à l’Intégration », c’est qu’il est naturel que ceux qui se sentent exclus décident de se resserrer autour de communautés, en réinventant l’histoire ou la religion de leurs aïeux. De même que les martyrs montrent fièrement leurs stigmates, les victimes d’exclusion finissent par revendiquer ce au nom de quoi on les exclut, à savoir leurs origines fantasmées. Et les signes religieux ou les exigences liées à la religion sont un des moyens5 de revendiquer ces origines, un moyen d’autant plus puissant qu’il permet de se constituer en groupe. Tout ça est évident, et le jour où la société française ne fera pas de différence entre un Jean-Pierre et un Abdelkrim, le jour où on ne regardera pas un noir dans une librairie comme s’il s’était s’est trompé de magasin6, le jour où la télévision cessera d’avoir honte des accents régionaux, et le jour, bien sûr, où l’identité masculine ne se construira pas dans le mépris de ce qui est considéré comme relevant d’une identité spécifiquement féminine, on peut imaginer que beaucoup de tensions auront disparu, puisque les problèmes qui les auront causé auront disparu aussi.
On ne supprime pas une maladie en cachant ses symptômes, il faut trouver ses causes.

L’Université

L’Université a une certaine tradition de liberté. Lorsqu’elle a été véritablement inventée, au Moyen-âge, elle a été le lieu privilégié pour discuter de questions totalement taboues dans le reste de la société. C’est à l’Université qu’a été donné le privilège d’étudier le corps humain et son fonctionnement par la dissection. C’est à l’université aussi qu’on a eu le droit de débattre publiquement de questions théologiques, voire même de l’existence de Dieu, et de comparer les religions. S’il n’était sans doute pas possible de remettre en question trop violemment les fondements de la foi sans courir certains risques, des arguments plutôt subversifs pouvaient être exprimés au cours des disputationes scolastiques7. C’est à l’Université qu’on s’est penché sur d’autres cultures, d’autres langues, d’autres époques, où on a réfléchi à de nouveaux paradigmes scientifiques, et c’est peut-être même à l’Université qu’on a établi la supériorité de la recherche de vérité sur la vérité révélée ou établie, autant dire de la science sur la religion et l’absolutisme politique : il ne s’agit pas du lieu d’enseignement d’un savoir officiel, mais du lieu où s’élabore la connaissance. Il ne faut bien sûr pas se montrer trop angélique à ce sujet, mais l’Université a donc souvent été un lieu de la liberté de penser (souvent encadrée par les États, certes).
Refuser l’entrée à l’Université de certains vêtements, de certaines idées, de certaines personnes, c’est aller contre la vocation même de ces lieux qui ne sont par essence fréquentés que par des individus adultes, libres de leurs choix et libres de revendiquer leurs opinions et de les confronter à celles des autres. La liberté, ça ne se négocie pas. Bien entendu, le jour où une femme ne pourra plus se sentir bienvenue pour étudier dans une université française sans être déguisée en épouvantail saoudien (et que, donc, les conditions de la liberté ne seront plus réunies), il sera temps d’en reparler, mais nous n’y sommes pas et nous ne nous dirigeons pas de ce côté-là, quoi qu’en dise Élisabeth Badinter qui évoquait8 le cas d’universités françaises où des filles en voile intégral, occupant le premier rang des amphithéâtres terrorisent les enseignants et obtiennent de n’avoir que des femmes dans leurs jurys. Elle seule les a vues, mais où ? Élisabeth Badinter n’enseigne pas à l’Université, et, sauf erreur, n’y a jamais enseigné9.

L'Autentica

L’Autentica habita, une loi promulguée au milieu du XIIe siècle par l’empereur romain germanique Frédéric Barberousse qui protège les étudiants et institue leur droit à voyager librement. Cinquante ans plus tard, Philippe Auguste décidera à son tour d’instituer la liberté académique en soumettant les universitaires au jugement de leurs pairs et non à celui du prévôt. C’est de cette période que date le principe de « liberté académique » à l’Université.

Quand un étudiant porte un tee-shirt qui affirme ses positions politiques, ou porte des vêtements sur lesquels on lit des marques de produits manufacturés, parle-t-on de l’en empêcher ? Il fait pourtant de la propagande, à son insu ou non. Et quant au rapport entre émancipation des femmes et vêtement, il y a évidemment énormément à dire. La mission de l’Université n’est pas de décider qui peut y entrer, c’est de faire en sorte que chacun ait l’occasion d’y réfléchir et d’éprouver ses certitudes en tant qu’individu10.
La proposition d’y interdire le Hijab est idiote et ne sera vraisemblablement suivie d’aucun effet pour l’instant (elle n’est soutenue par la présidence d’aucune université), mais elle n’en est pas moins une preuve supplémentaire de la mauvaise compréhension de l’utilité et de la grandeur de l’Université : pauvre, certes, mais ouverte et, idéalement (malgré la raideur des tutelles), libre.

  1. Le Coran et les Hadiths contiennent quelques lignes, plutôt disputées par les traducteurs et les exégètes, qui recommandent aux femmes de ne pas exposer leur poitrine aux garçons pubères ni de trop dévoiler leur anatomie en général. Mais le voile sur les cheveux est surtout une bête tradition pragmatique des campagnes d’innombrables parties du monde : pour ne pas salir leurs cheveux avec la poussière des champs, les femmes qui y travaillent portent des fichus, des foulards, des chapeaux, ou autres couvre-chefs (ce qui confère au cheveu un caractère intime peut-être sulfureux…). Comme souvent, les prêtres ont transformé une tradition en obligation religieuse, faisant croire au bon peuple qu’il obéit à la religion qui lui ordonne de faire ce qu’il faisait déjà, et qui au passage encadre la pratique, la codifie, parfois l’extrémise, lui donne une raison d’être supérieure, et condamne la minorité qui ne s’y conforme pas. []
  2. Les statistiques ne semblent pas montrer une augmentation significative du nombre de conversions à l’Islam. Ce nombre est inférieur au nombre de conversions vers les cultes protestants évangéliques, pentecôtistes et sectes assimilées. Il semble qu’il y ait dans les banlieues plus de musulmans qui se convertissent au Christianisme que de chrétiens qui se convertissent à l’Islam.
    Les conversions font souvent peur, et pas forcément à tort car il s’agit d’un processus violent, souvent dirigé par des groupes sectaires qui encouragent voire organisent la rupture sociale et le radicalisme chez leurs adeptes. Mais, si spectaculaire qu’elle semble, cette question de la conversion ne concerne qu’une petite part des croyants. []
  3. Ça a été maintes fois souligné, mais faire payer des amendes à des femmes au nom de leur émancipation vis à vis d’hommes que l’on accuse de les forcer à porter un vêtement est un peu absurde et ressemblerait, si les raisons étaient justifiées (ça reste à prouver) à une forme de double-peine. []
  4. L’individu ne peut s’émanciper de la religion que par lui-même, pas par la loi. On a vu l’effet dramatique de l’athéisme imposé dans les républiques socialistes qui a abouti, comme un retour de flamme, à une bigoterie exacerbée qui a cristallisé et sacralisé des revendications politiques, identitaires, nationalistes et économiques. []
  5. Voir aussi la question de la « défrancisation » des noms et prénoms sur le blog de Baptiste Coulmont. []
  6. J’écris ça en pensant à une réflexion d’Hady Ba sur Twitter ce matin. []
  7. La théologie est une des matières historiques de l’Université, avec la médecine et le droit []
  8. sur Europe 1, cf. cet ancien article. []
  9. À ma connaissance, É. Badinter a seulement été maître de conférences à l’École Polytechnique, cadre très distinct de l’Université puisque sélectif et, à l’origine en tout cas, destiné à produire des hauts-fonctionnaires et des militaires en fonction des besoins spécifiques de l’État français. []
  10. Je vous renvoie à la charte signée par des centaines d’Universités pour le 900e anniversaire de la fondation de l’Université de Bologne, qui réaffirme ces principes. []

Ami croyant, soigne ton Dieu

Ami croyant, tu as un Dieu et tu te conformes à ses commandements : ne pas voler, ne pas manger certains trucs, faire certaines choses certains jours de la semaine, ne pas coucher avec certaines personnes, et ne pas tuer, excepté peut-être, ceux que ton Dieu n’aime pas, ou qui ne l’aiment pas, ou qui ne veulent pas vivre selon sa loi.

pinochet_videla

AUgusto Pinochet (gauche) et Jorge Videla (droite). Chacun a eu des milliers de morts sur la conscience, et chacun s’est réclamé du Christianisme.

Mais on ne va pas se mentir trop longtemps : ton Dieu n’existe pas, et non seulement je le sais très bien, mais toi aussi tu le sais. Enfin si tu y as réfléchi deux minutes, tu le sais. Et moi, je sais que tu le sais. La preuve que tu sais à quoi t’en tenir, c’est que tu me fais, à moi l’athée, la demande absurde de prouver que ton Dieu n’existe pas, tandis que tu refuses, toi qui affirmes pourtant que ton dieu existe, d’en fournir une preuve un tant soi peu sérieuse.
Oh, et puis toi et moi, on sait que s’il existait effectivement, ton Dieu n’aurait pas besoin de toi pour le défendre ou pour le prier.

Assassin-Londres

22 mai 2013, Michael Adebolajo et Michael Adebowale (j’ignore lequel est en photo) ont tué un soldat britannique, Lee Rigby, à Londres, « au nom d’Allah ».

C’est toi qui fais exister ce Dieu. En construisant en son nom, en détruisant en son nom, en agissant pour lui, tu permets à ton ami (maître ?) imaginaire d’avoir un effet réel sur notre monde. C’est un grand miracle, mais alors toi, le dévot, tu dois agir en conséquence, prendre tes responsabilités. Puisque c’est toi qui crées ton dieu, tu n’as pas le droit de te cacher derrière lui, tu n’as aucun droit de dire « je ne fais que suivre ses commandements », tu n’as aucun droit de te servir de lui comme excuse pour manipuler, dominer, aliéner, opprimer, détruire, y compris lorsque c’est à toi-même que tu fais du mal. Et tu n’en aurais pas plus le droit s’il existait, d’ailleurs : quel outrage à un Dieu que d’affirmer que l’on sait ce qu’est sa volonté et que cette volonté, comme par hasard, est justement la tienne ! Que ceux qui s’affirment croyant soient justement ceux qui commettent le blasphème de parler et d’agir à la place de leur Dieu prouve bien qu’ils savent qu’il n’existe pas.

...

Ce que tu fais, tu dois l’assumer, et le Dieu que tu crées, puisque c’est une émanation de toi-même, tu dois aussi l’assumer, tu es responsable de lui et de tout ce qu’il ordonne. Ce que tu fais en son nom, tu le fais en suivant ta propre volonté. Quand c’est quelque chose de beau et de grand — une aumône, un tableau, une mélodie —, aucune raison d’être trop modeste, c’est de toi-même qu’il faut être fier. Et lorsque c’est un meurtre, c’est toi qui dois être blâmé et puni. Ton Dieu te donne des forces pour faire ce que tu as justement envie de faire, cesse de t’abriter derrière son nom, tu es responsable de ses bienfaits comme de ses méfaits. Et si tu lui veux vraiment du bien, à ton dieu, ne fais pas de mal en son nom. Ou bien sois maudit. Même si ça ne veut rien dire non plus.

Rallumer les Lumières

Le neuf mai à trois heures vingt-cinq du matin, je ne suis pas couché, à la place je poste un article pour défendre Jean-Jacques Rousseau. Eh oui, comment me coucher alors que someone is wrong on the Internet ?

Note : les personnes dont j’ai relevé les tweets plus bas ne sont pas visés par cet article, ils ne sont ni les premiers ni les derniers à répéter les informations ou les rumeurs dont je veux dénoncer les motivations profondes.

Je suis tombé par hasard sur Twitter sur des bribes de conversation où était cité Jean-Jacques Rousseau. Et comme à chaque fois où Rousseau ou Voltaire (et parfois encore Montesquieu) est cité de manière positive dans un espace de conversation sur Internet, quelqu’un vient les dénigrer. Pour Rousseau, le premier angle, c’est bien sûr l’abandon de ses enfants, contre le vœu de leur mère, fait qui nous semble à présent terriblement choquant, surtout venant d’un auteur qui a tant réfléchi à l’enfance et à l’éducation1.

Bien entendu, c’est choquant. Mais il faudrait connaître mieux le contexte pour en juger : pour un intellectuel pauvre et sa compagne (avec qui il n’était pas marié), avoir des enfants n’était pas forcément une chose évidente, mais à l’époque, il n’existait pas vraiment de moyen de contrôler les naissances, en dehors d’avortements tardifs et dangereux. L’abandon d’enfants était une chose très répandue, pour de nombreuses raisons (unions illégitimes, pauvreté). Mais on ne s’en vantait pas. Rousseau, fidèle à son projet de tout dire sur lui-même2, et peut-être aussi forcé de le faire puisque la rumeur l’accablait déjà, a osé évoquer ce sujet. On le lui reproche plus de deux cent ans plus tard, mais peut-être pourrait-on faire ce même genre de reproches à nombre de ses contemporains si ceux-ci avaient été aussi loin que Rousseau dans l’exposition de ses fautes.

Si cette histoire d’enfants abandonnés nous choque, c’est peut-être précisément grâce à Rousseau, qui a fait comprendre à ses contemporains que l’enfant était précieux. À son époque, les femmes des villes n’allaitaient pas leurs enfants, elles les envoyaient à la campagne, chez des nourrices. Un tiers d’entre eux seulement y survivait.

Le second genre de reproche qu’on lit souvent depuis quelque temps, c’est le racisme supposé des philosophes des Lumières, parmi lesquels Rousseau. C’est une accusation étrange dans le cas de ce dernier car on serait bien en peine de trouver des citations douteuse émanant de lui dans ce registre3.  Mais la rumeur a du succès, et on va (cf. plus bas) jusqu’à l’accuser d’avoir cru en la « supériorité de la race blanche », rhétorique anachronique puisqu’elle rappelle l’époque coloniale de la France voire le nazisme : on n’utilisait pas ces termes au XVIIIe siècle.
Et si, comme le disent certains, les philosophes des Lumières n’ont pas franchement pris position contre la traite négrière, ils ne l’ont pas spécialement justifiée non plus : au pire, ils ont fait preuve de quelques préjugés. On peut peut-être plus légitimement taper sur Voltaire, qui adorait faire des théories sur les peuples, théories qu’on peut qualifier de racistes. En revanche le document qui l’accuse d’avoir investi de l’argent dans l’esclavagisme4 est, semble-t-il, un faux. Mais Voltaire est aussi l’auteur du monologue de l’esclave de Surinam5, qui parle sans détours de la cruauté de l’esclavagisme : « On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe (…) Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible ».
À mon avis, Voltaire était nettement moins entier, et plus conscient de ses ambiguïtés et de ses contradictions que Rousseau. Plus hypocrite, quoi. Et plus malin.

Je m’interroge sur cette propension récente à salir les philosophes des lumières. Leurs écrits datent d’il y a deux-cent cinquante ans, ils n’étaient que des hommes, avec des préjugés, des faiblesses, des contradictions, des compromissions, ils vivaient dans un monde qui a peu à voir avec le nôtre et on peut, me semble-t-il, relativiser — sans pour autant les occulter — un peu leurs défauts, lesquels ne pèsent pas grand chose si on les met en balance avec ce qu’ils nous ont apporté. Car ils ont quand même théorisé la liberté de l’individu face à la tyrannie et à l’arbitraire tout en réfléchissant à la citoyenneté, au fonctionnement de l’État, de la justice, à la séparation des pouvoirs, à la libre-circulation de la connaissance,… Nous leur devons énormément.

Mais voilà, Voltaire le théiste anticlérical, Rousseau le Chrétien suspect (converti au Catholicisme pour quitter la Suisse, il était croyant mais pas spécialement respectueux de la religion) et Diderot le matérialiste, ont (avec bien d’autres) ouvert la brèche du rejet de la religion, de l’athéisme et de l’anticléricalisme. Je pense que c’est cela, ainsi que leur réflexion sur l’universalisme, qui sont la raison de l’espèce de campagne qui est menée contre eux et que beaucoup, par manque de connaissance du sujet, relaient.
Je pense qu’il n’y a rien d’innocent dans cette cabale, qui sert moins à parler des philosophes en tant qu’individus qu’à disqualifier sans discussion leur pensée et leur postérité, et ce au profit de projets extrêmement réactionnaires.

  1. Lire Les Confessions, livre VIII : « Si je disais mes raisons, j’en dirais trop. Puisqu’elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres : je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu’elle fut telle, qu’en livrant mes enfants à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de père, et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d’une fois, depuis lors, les regrets de mon cœur m’ont appris que je m’étais trompé (…) Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l’être. J’aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l’ont été ». []
  2. « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi ». []
  3. Voir par exemple cet article de Respectmag, qui cherche des poux à Rousseau, Montesquieu et Diderot, mais de manière assez peu convaincante. []
  4. Mais aujourd’hui, ne peut-on pas reprocher le même genre de choses qu’à Voltaire à une personne qui a des actions dans une marque de sportswear qui fabrique ses vêtements dans les plus pauvres régions de l’Asie ou dans des sociétés de production énergétique qui pillent l’Afrique ? []
  5. Lire Candide ou l’optimisme, chapitre 19. []

Élisabeth Badass

J’ai entendu Élisabeth Badinter sur Europe 1, hier. Quelle femme ! Toujours aussi convaincante, droite, et digne quand elle raconte des idioties.
Son combat du jour, c’est d’appeler à créer une nouvelle loi sur les signes religieux : elle semble profondément affectée par le fait que le licenciement d’une employée de la crèche « Baby-Loup »,  à Chanteloup-les-Vignes, ait finalement été annulé par la cour de cassation, au motif que cette crèche relève du droit privé tandis que la loi qui interdit d’arborer des signes religieux dans les administrations publiques ne s’applique qu’aux administrations publiques, et que la loi sur le port du voile intégral dans l’espace public ne s’applique qu’au voile intégral.
Pauvre Élisabeth Badinter ! Elle veut une loi entre-deux, et elle est pour cela la première signataire d’une pétition défendue par des gens dont la signature n’est pas étonnante (Alain Finkielkraut,  Caroline Fourest, Harlem Désir), et d’autres un peu plus décevants (qui se reconnaîtront).

J’aimais bien Élisabeth Badinter, quand j’étais jeune adulte, il y a bien longtemps. Grâce à elle, j’ai découvert, par exemple que les hommes et les femmes appartenaient plus ou moins à la même espèce animale, que le sexe était une question largement sociale, que la virilité ou la féminité n’étaient pas des évidences. Merci madame Badinter pour ça, je n’en n’avais aucune idée, je n’avais pas lu Simone de Beauvoir, et votre manière très pédagogique d’expliquer tout ça était parfaitement adaptée à ma jeunesse d’alors. Peut-être que je prendrai un jour le temps de relire L’Un est l’autre et XY, de l’Identité masculine. Je me demande si je trouverais ça différent, car vingt ou vingt-cinq ans plus tard, j’ai sans doute évolué de mon côté. Par exemple, je ne me satisfais plus des positions droits-de-l’hommistes ultra-théoriques qui traitent les individus en faisant abstraction du contexte, de l’histoire, en ne cherchant pas à comprendre ce qui a mené à une situation avant de le juger et de le condamner, au nom de grands principes.
D’Élisabeth Badinter, j’ai beaucoup aimé aussi Les passions intellectuelles, qui parle si bien de la naissance de la science, mais c’est une autre affaire (quoique). Bizarrement, je n’en ai lu que le premier tome, mais il m’a captivé.
Puisque j’ai évolué, je suis aussi écologiste, et sans vénérer la mère-nature Gaïa (même si j’ai mon petit côté new-age, sans aucun doute : je lisais Actuel, voyez vous), je crois que l’allaitement maternel est plus adapté au régime alimentaire du nourrisson que le lait en poudre. Je rejoins Élisabeth Badinter lorsqu’elle dit qu’il ne faut pas culpabiliser les mères qui n’allaitent pas, mais le sentiment de culpabilité ne vient pas forcément des promoteurs de l’allaitement au sein, il vient d’une société contemporaine où l’enfant est devenu un investissement si précieux qu’on veut que tout, dans son développement, soit parfait, optimal, idéal, et qui nous pousse à culpabiliser pour chacun de nos manquements. C’est Élisabeth Badinter qui défend les idéaux plus que la pratique, pas moi. Et lorsqu’elle compare, d’interview en interview, les femmes allaitantes à des « guenons », il y a un problème. Ceci dit, en pensant insulter, elle oublie que les femmes sont bel et bien des guenons, puisque les humains sont des singes — enfin l’homme est génétiquement plus proche du chimpanzé que le chimpanzé n’est proche de l’oran-outang, alors si oran-outang et chimpanzé appartiennent à la même classe d’animaux, l’humain aussi.
Et puis je ne suis pas de la génération d’Élisabeth Badinter, ce qui crée un autre hiatus : pour elle, la conquête féministe du siècle (passé) c’était que les femmes deviennent des hommes, enfin qu’elles soient prises au sérieux dans le monde du travail avec des qualités « viriles » et en sacrifiant leur existence à leur vie professionnelle. Cette vision des choses, issue des trente glorieuses, ne tient à mon avis plus trop dans ce monde d’abondance et de gâchis dont les fondements économiques absurdes donnent raison à des « rêveurs » comme feu Ivan Illich plus qu’à tous les « réalistes » que le poste de télévision nous vend et qui nous jurent, les yeux emplis de terreur, qu’il faut s’approcher toujours plus près du précipice parce qu’il n’y a rien d’autre à faire.

Bon, revenons à la crèche « Baby-Loup ». Personnellement je n’aime pas le foulard, le hijab, et encore moins les voiles religieux plus couvrants, comme le niqab, parce que j’y vois la même chose qu’Élisabeth Badinter : une violence faite à l’égalité des sexes, souvent soutenue par un projet politico-religieux régressiste assez abject. On a vu les pays où ces vêtements, dont l’abandon avait été le signe de la modernisation des pays musulmans, revenir en force par l’Iran, puis s’imposer dans de nombreux pays comme « traditionnels », y compris dans les pays où ils n’avaient jamais existé, ou jamais été systématiques. Oui, ce que ça renvoie n’est pas très beau. Mais il n’y a pas que le refus de la modernité, il y a aussi le refus de la modernité occidentale et de toutes les promesses qu’elle n’a jamais tenues envers ses ex-colonies émancipées. Question dérangeante, mais qui doit nous faire réfléchir à notre (nous : européens bien nourris) propre responsabilité et aussi, à ce que nous pourrions améliorer dans notre rapport au reste du monde. Ce retour du religieux, c’est aussi une manière, pour certains, de répondre au crachat par le crachat. Je me comprends.
Que l’on soit d’accord avec cette analyse ou que l’on pense que le foulard est avant tout une sorte d’accessoire publicitaire pour encourager et cristalliser le communautarisme, je ne vois pas en quoi il est intelligent d’interdire à une femme qui porte le voile de travailler, c’est à dire de faire partie de la société. Le communautarisme se fait là où les gens ne se voient plus, ne se fréquentent plus. En quoi serait-il malin d’interdire des emplois aux gens en fonction de leurs positions religieuses ou politiques affirmées ? En quoi sert-on la condition de la femme en luttant pour que certaines femmes n’aient pas le droit de travailler ? Et si le hijab est sexiste, c’est aussi le cas de nombreux vêtements non-religieux mais imposés par le regard social, l’entreprise ou la publicité.
La publicité, on va y revenir.

Élisabeth Badinter se justifie en expliquant qu’on ne doit pas confier ses enfants à une femme dont on ne voit pas le visage. Je suis complètement d’accord avec elle ! Comme les chimpanzés, les humains communiquent beaucoup par le biais des muscles de leur visage et par leurs mimiques, il est capital de pouvoir se jauger et se comprendre par là, autant que par les gestes, la modulation de la voix et le discours intellectuel. Pour cette raison, je trouve très dérangeant que l’on accepte les vitres fumées sur les automobiles : quand je passe à proximité d’un véhicule occupé, j’aime bien savoir qui s’y trouve, et être un peu averti de ses intentions (ou même tout bêtement, savoir s’il m’a vu et s’il ne risque pas de m’écraser). Je ne vois pas très bien pourquoi quelqu’un qui n’a rien à se reprocher aurait une automobile dont les vitres sont teintées.
Mais, chère madame Badinter, ça n’a rien à voir avec le hijab, qui permet de voir le visage de la personne qui le porte. Une loi (aux motivations douteuses, à mon avis) interdit déjà le voile intégral (niqab, burqa) dans l’espace public, donc pour ce point précis, il n’y a pas besoin d’en rajouter. Demander une loi surnuméraire pour combattre autre chose que ce que l’on veut légiférer est absurde.
La philosophe explique aussi que la crèche « Baby-Loup » est victime de pressions (lesquelles ? De la part de qui ?), et que ses employés sont régulièrement forcés de déposer des mains-courantes (à quel sujet ?). Tout cela semble bien grave, mais là encore il existe des lois et des règlements : les menaces, les agressions, le harcèlement, ne font pas partie des choses admises.
Enfin, Élisabeth Badinter, toujours sur Europe 1, est partie dans une évocation terrorisante de « certaines universités » (on s’éloigne un peu des crèches), où des jeunes femmes qui portent le voile intégral (comment sait-on que ce sont des femmes, du coup, au fait ?) au premier rang impressionnent les autres étudiants et font la loi, en exigeant de soutenir leurs diplômes face à des examinateurs de leur sexe. Bon. Une telle chose est effectivement effrayante, mais ça se passe où ? Dans quelle université est-ce que les étudiants choisissent leur jury ? Personnellement j’enseigne dans une université de Seine-Saint-Denis, où on peut voir des jeunes femmes porter le voile et parfois même le tchador (vêtement iranien qui couvre tout le corps et ne laisse voir que l’ovale du visage et rappelle celui de certains ordres de bonnes-sœurs), mais je n’y ai jamais vu de niqab ou de burqa, et surtout, je n’ai jamais entendu parler de profs qui abandonnent le contrôle de leur salle de cours ou de leur méthode d’évaluation à des étudiants.
Pour ma part, j’ai eu une seule étudiante qui insistait pour garder un foulard sur la tête pendant les cours, malgré un gros problème de chauffage impossible à réguler. J’ai aussi des étudiants qui gardent des bonnets sur la tête. Je n’aime pas trop ça, en fait, comme je n’aime pas les pantalons qui se portent sous la taille, comme je n’aime pas qu’on se ronge les ongles, qu’on mâche des chewing-gums ou autres tics qui me rendent un peu vieux con. Mais ce sont des adultes, je n’ai pas à les éduquer, je suis là pour les ouvrir à un savoir.

Donc les raisons qui motivent la demande d’une nouvelle loi par Élisabeth Badinter n’ont rien à voir avec le point de départ : une femme qui se couvre les cheveux dans une crèche privée et dont la loi a estimé qu’elle pouvait conserver un emploi qu’on lui aurait sans doute refusé si elle s’était présentée à l’entretien d’embauche dans la même tenue.
Élisabeth Badinter est un personnage atypique car si on la connaît comme philosophe dix-huitièmiste, on ignore souvent qu’elle est aussi la propriétaire de plus de 10% de la société Publicis (qui possède Saatchi et Saatchi, qui contrôle Metrobus, etc.), ce qui fait sans doute d’elle la philosophe la plus riche du monde : 1031e fortune mondiale et 18e fortune française, selon le classement de la revue Forbes. En fait, avec près d’un milliard et demie de fortune estimée, elle pourrait rembourser la dette publique d’Haïti et même celle de la ville de Levallois-Perret, qui est supérieure.

L’actionnaire principale de l’agence de publicité qui si je ne m’abuse a le budget des laits en poudre Nestlé qui se bat contre l’allaitement maternel, c’est bizarre, non ? Une féministe-de-gauche qui tire ses rentes de l’industrie de propagande sexiste la plus odieuse qui existe, la publicité, ça pose encore question. Et une milliardaire féministe qui s’engage pour interdire son emploi à une femme, c’est curieux aussi, non ?
J’aimais bien, Élisabeth Badinter, il y a très très longtemps.

Contre la burqa, contre la loi

(Cette tribune est parue sur Owni le 19 mai 2010. Il s’agissait de réagir aux arrières-pensées qui soutenaient la loi « anti-burqa » votée une semaine plus tôt)

La burqa est le nom donné dans beaucoup de pays occidentaux à un vêtement féminin traditionnel, généralement de couleur bleue, que l’on porte en Afghanistan, où on l’appelle en fait tchadri.
Ce vêtement recouvre le corps de celle qui le porte et masque son visage par un grillage de tissu. La première incongruité de la résolution dite « anti-burqa », adoptée le 11 mai dernier à l’Assemblée, c’est que la burqa n’existe sans doute en France que dans des musées dédiés au costume traditionnel. En effet, les rares femmes d’origine afghane qui vivent en France ne portent pas ce costume puisqu’une femme musulmane de toute autre origine n’aura pas plus de raison de porter un costume traditionnel afghan qu’une chrétienne américaine n’aura de raison de s’habiller en paroissienne bigoudaine.

Ce que vise ce texte, et qui existe bel et bien, c’est le niqabun vêtement qui masque le visage de celles qui le portent et qui, malgré de nombreuses variantes morphologiques et chromatiques, prend en France la forme d’un vêtement noir assez lugubre qui ne laisse passer que le regard par une fente, fente parfois obstruée par un autre voile d’étoffe plus transparente.
Je suppose que l’on peut dire que la burqa et le niqab sont comme le dromadaire et le chameau : le premier est un cas particulier du second.

Le niqab générique n’est pas très beau, il est constitué de tissu synthétique et est, dit-on,  extrêmement inconfortable en cas de grosses chaleurs, contrairement aux niqabs ou aux tchadris traditionnels qui sont souvent faits d’étoffe assez épaisse apte à protéger des trop fortes températures extérieures.

Ce problème de dénomination s’est déjà posé lors des différentes affaires concernant le voile islamique qui ont secoué quelques collèges français depuis la fin des années 1980 : des jeunes filles voulaient se rendre à l’école vêtues d’un hijab, mais la presse ne parlait que de tchador.

Le hijab est un voile qui cache les cheveux et qui est extrêmement répandu dans le monde musulman, tandis que le tchador est un voile intégral, c’est à dire une sorte de niqab qui laisse néanmoins apparaître l’ovale du visage de celle qui le porte et qui est essentiellement utilisé en Iran. Le tchador ressemble à l’uniforme de certains ordres de sœurs catholiques, si ce n’est que les vêtements de ces dernières sont généralement composés d’au moins deux couleurs (du blanc et du noir, du blanc et du gris ou du blanc et du marron).

Tout ça a été dit et répété par une bonne partie de la presse, mais les politiques, les philosophes médiatiques et l’homme de la rue parlent tous de burqa et parfois même encore de tchador. La presse elle-même utilise donc le mot burqa en le sachant erroné.

La pseudo-loi (si j’ai bien compris, une « résolution » est une sorte de loi sans pouvoir de contrainte), votée par une assemblée atypique (cela faisait longtemps qu’un membre du parti communiste n’avait pas été applaudi par des parlementaires UMP !) ne parle évidemment pas de burqa, puisqu’un texte de la République ne saurait viser une religion, une ethnie ou une communauté en particulier.

Il s’agit juste d’affirmer que:

«les pratiques radicales attentatoires à la dignité et à l’égalité entre les hommes et les femmes, parmi lesquelles le port d’un voile intégral, sont contraires aux valeurs de la République ».

Déclaration qui feint d’être générale mais qui glisse tout de même le terme « voile intégral » et n’oublie pas de préciser qu’il s’agit de pratiques « radicales » (quoique ça signifie) et de distinction sexuelle, ce qui ne concerne pas, je suppose, les gens qui se déguisent en fantômes pour Halloween, les ninjas, les policiers du GIGN ni peut-être même les indépendantistes corses.
On s’étonne presque que le texte ne dise pas « excepté dans le cas des épouses de milliardaires saoudiens venus faire leurs courses sur les Champs-Élysées ».

Le premier pas pour établir une égalité entre hommes et femmes eût peut-être été d’abolir enfin la loi du 26 brumaire de l’an VIII qui force les femmes à réclamer une autorisation préfectorale lorsqu’elles souhaitent porter un pantalon. Cette loi n’est plus appliquée depuis longtemps, mais elle est toujours en vigueur, et régulièrement un député de droite ou de gauche propose de l’abolir, mais ça n’arrive pas : aucune urgence. Par contre pour le « voile intégral », il y avait urgence. Urgence à légiférer sur un vêtement dont on estime qu’il n’est porté que par quelques centaines de personnes en France.

Est-ce que les femmes qui portent actuellement le niqab resteront cloîtrées chez elles pour éviter une amende de plusieurs centaines d’euros, au nom de leur émancipation républicaine ? Affecter de défendre une personne en lui interdisant de circuler librement, ça peut sembler contradictoire, mais il est vrai que la France est un pays assimilationniste et non communautariste : comme dans la Légion étrangère, on doit abandonner son passé pour être accueilli.

La prohibition du voile peut finir par être efficace : quand leurs maris barbus en auront marre de faire les courses et d’aller chercher les enfants à l’école, les femmes concernées sortiront sans leur niqab. Enfin peut-être. On peut aussi imaginer que ces mêmes femmes sortiront de chez elles avec leur niqab, qu’elles écoperont d’amendes et parviendront à médiatiser leur cas plus que jamais jusqu’ici.

Mais qui se trouve sous ce vêtement fantômatique, au fait ? On nous parle de « pratiques radicales »… Effectivement, avant la révolution islamique iranienne (qui a imposé le tchador), la montée du salafisme (qui a popularisé le niqab) et la prise du pouvoir en Afghanistan (qui a imposé le tchadri), ces vêtements très couvrants concernaient essentiellement les habitants des campagnes les plus reculées des pays musulmans. Ils étaient pittoresques et, partant, ne gênaient personne.

En trente ans, tout a changé : soucieux de retrouver (c’est à dire de réinventer) une tradition, divers groupes politico-religieux ont imposé ces vêtements qui concernent à présent une population urbaine souvent constituée, en France, de personnes fraîchement converties. Les femmes voilées ne sont pas forcément d’origine magrhébine, on serait surpris sans doute de voir combien d’entre elles se prénomment Soizic et ont grandi dans une famille très catholique bretonne. Du peu que laisse apparaître le voile, on remarque aussi beaucoup de jeunes femmes à la peau très foncée, que l’on supposera originaires d’Afrique sub-saharienne.

Pourtant je ne pense pas que la loi en question vise les conversions brutales et les pratiques extrêmes. Les groupuscules politico-religieux à caractère sectaire sont généralement surveillés par les services de renseignement intérieur, avec discrétion, efficacité, et donc sans débats à l’assemblée. Ce petit monde souterrain reste gérable et on évite généralement de lui faire de la publicité.

Cette fois, il s’agissait au contraire de faire un maximum de bruit (Nicolas Sarkozy aurait menacé d’organiser un référendum si le conseil d’état continuait d’être défavorable à la loi) et les quelques centaines de femmes qui portent le niqab n’ont jamais été le sujet.

Les a-t-on entendues, ces femmes, au fait ? Leur a-t-on demandé d’expliquer si elles étaient forcées à se vêtir ainsi par leur époux, si elles s’y forçaient elles-mêmes par conviction religieuse, ou encore si elles portaient ce vêtement comme un drapeau, comme un symbole revendicateur, ou comme un épouvantail – avoir le pouvoir de faire trembler dans les chaumières juste en choisissant une apparence vestimentaire, on n’avait pas vu ça depuis la vague punk.

A-t-on vérifié si le niqab gênait la visibilité des conductrices qui le portent ? (ça me semble bien probable, mais encore faut-il expérimenter la chose pour le dire).

À titre personnel, je suis très contre le niqab, pour tout ce qu’il symbolise (une régression, une prison portable,…), mais je suis aussi contre cette loi.

Bien sûr, beaucoup de gens très dignes ont eu du mal à ne pas soutenir la « résolution anti burqa », par convictions humaniste ou féministe, mais je pense qu’ils se sont trompés de guerre, qu’il fallait au contraire garder son sang froid et porter le combat sur un autre terrain, car tout cela n’est pas si grave, le « voile intégral », ce n’est pas une mutilation rituelle comme l’excision ou la circoncision, ce n’est pas un meurtre irréparable comme les « crimes d’honneur » (terrifiant oxymore), c’est quelque chose de tout à fait réversible.

On peut porter un voile sur la tête un jour, comme on peut porter une coupe de cheveux ridicule ou un tee-shirt dont on aura honte… C’est embêtant, mais rien de tout ça n’est permanent. L’urgence ne me semble pas évidente, à moins que la vraie question soit ailleurs.

Et la vraie question, j’ai peur que ce soit toujours la même : pour la majorité des députés qui ont adopté la résolution, pour la majorité des gens qui l’ont soutenu, il s’agit d’un message dirigé vers l’ensemble des musulmans de France, les fameux « z’arabes » (qui peuvent être perses, turcs, kurdes ou berbères mais peu importe), c’est-à-dire trois ou quatre millions de gens, à qui on dit ici une fois de plus qu’ils doivent raser les murs, que leur nombre inquiète.

On vise officiellement une population négligeable avec une fausse loi faussement générale pour stigmatiser une population importante qui n’a aucun mal à comprendre que c’est à elle que le message est destiné…  très mauvais message, donc, car comment pourrait-il être reçu positivement ?

Beaucoup y verront un motif à se révolter ou à se laisser tenter par l’islam radical, un islam accueillant qui fonctionne comme une nasse à poissons : on y entre facilement et les appâts sont tentants. Sait-on par exemple que les groupes salafistes donnent du travail ? (dans des pizzérias, des kébabs, des boutiques de téléphonie…).

Dans certains endroits en France, la conversion à un islam plus ou moins radical est même un facteur d’intégration, de cette intégration que la République ne parvient plus ou ne veut plus assurer, de cette intégration que l’on achève à coup de décrets iniques.

Le jour où être un banlieusard (notamment d’origine maghrébine, mais pas seulement) n’empêchera pas d’obtenir un emploi correct, alors beaucoup de problèmes seront réglés.