Faut pas prendre les avocats du diable pour des guacamoles au piment

Gérard Filoche a publié hier nuit un visuel complètement ahurissant montrant Emmanuel Macron au dessus d’une globe terrestre, avec un brassard rouge et blanc, à la mode nazie, mais où la svastika est remplacée par le sigle dollar. En dessous est écrit « En marche vers le chaos mondial ». Le tweet était accompagné du commentaire « un sale type, les français vont le savoir tous ensemble bientôt ». Le lien entre Macron, le dollar (nous le croyions europhile !), le nazisme et le chaos mondial est en soi très très très douteux. Mais comme beaucoup j’ai dû me pincer en voyant les autres détails de l’image, en filigrane : un drapeau américain (ok), des billets de banque (ouais), un drapeau israélien (ah.), et trois personnages : Jacques Attali, que j’ai reconnu, et deux autres personnes que je n’ai pas reconnues mais qui se sont avérées être Patrick Drahi, patron de SFR/Altice, et Jacob Rothschild, de la banque du même nom. En voyant ça, et avant même d’avoir identifié tous les personnages, j’ai bondi, et j’ai partagé mon effarement sur Twitter puis sur Facebook : quelle mouche a piqué Filoche ? Les références sentent à plein nez ce qui rapprochait, pendant la période d’entre deux guerres, une certaine gauche et une certaine droite. Et effectivement, renseignement pris, l’image émane du site d’Alain Soral, qui se dit « antisioniste » mais chez qui ce mot semble être un cache-nez pour « antisémite ».
Mais au fond pas besoin d’être averti de l’origine de l’image ou docteur en sémiotique pour percevoir un énorme problème, qu’on en juge :

Le lamentable tweet en question, retiré une heure plus tard environ. L’image est issus du site Égalité et réconciliation, tenu par Alain Bonnet dit Soral, et a valu ces derniers jours à son auteur une citation à comparaître au Tribunal de Grande Instance de Paris pour provocation à la haine envers une personne ou un groupe de personnes en vertu de leur origine.

Je suis ensuite allé voir mon épisode de la série Gaston Phébus : le lion des Pyrénées (1978) dont j’ai acquis le DVD et dont je tiens à dire qu’à part un acteur (Georges Marchal) tout le monde joue mal, à commencer par Jean-Claude Drouot (Thierry la Fronde), qui incarne Gaston III de Foix-Béarn. Quant à Nicole Garcia (Agnès de Navarre), elle fait ce qu’elle peut mais son rôle est écrit avec les pieds. Le récit tombe dans le grand n’importe quoi, sans aucun lien à ce qu’on sait de la biographie véritable du prince de Béarn.
J’ai profité de ce temps perdu pour réfléchir un peu au cas de Gérard Filoche. Je n’aime pas énormément ce monsieur1, je ne me sens pas lié à lui politiquement ou affectivement, mais je n’ai jamais décelé chez lui d’indices qui laissent croire à une proximité de vues avec Alain Soral, hors d’un petit dénominateur commun consistant à critiquer la finance mondialisée et à détester Emmanuel Macron bien entendu. Enfin bref, quelque chose ne collait pas, et, avec bien d’autres, j’ai réfléchi à des hypothèses : compte piraté ? Dans un commentaire de blog, Filoche a confirmé qu’il avait sciemment publié l’image, qu’il jugeait son tweet « pas terrible » et que, averti du tollé, il l’avait fait effacer :

oui je dormais, ça m’a réveillé alors que j’ai beaucoup bossé aujourd’hui
a ce que comprends, ils tentent d’interpréter un tweet pas comme il est, il y a un brassard dollars pas nazi bien sur
le tweet est pas terrible
mais y’a rien de tel de ce qu’ils prétendent y voir, le reste est leur cabale2
je l’ai fait quand même retirer aussitôt que j’ai su
ce genre de cabale vient de gens qui défendent macron plus qu’ils ne le combattent
a chaque fois ils essaient, je remarque que ce sont les mêmes, contre moi, ça tente de faire diversion, c’est leur complot à eux, pas a moi
quand on parle du fond, y a plus personne pour répondre,
haussez les salaires et baissez les dividendes !

On remarque qu’il ne parle que du brassard, et je me suis dit une chose : et s’il n’avait pas vu le reste ? Après tout, l’image est sombre, peu lisible, il suffit d’avoir la vue basse, d’utiliser un écran trop petit, par exemple celui d’un téléphone, ou juste mal calibré, et on peut rater des détails qui comptent. L’hypothèse qu’il ait diffusé l’image sans connaître son origine (elle circule hors du site d’Alain Soral), et sans en percevoir (littéralement) le contenu me semble au fond crédible, car le personnage est sans finesse dans son utilisation des images. Il est tout à fait du genre à publier « finance=SS », mais on ne l’a jusqu’ici jamais vu être dans le fielleux registre du sous-entendu-bien-entendu si typique à l’extrême-droite.

Alors ça c’est vraiment dégueulasse. Phébus (casque verte, teinture ni-faite-ni-à-faire, sur l’image de droite) s’est fait usurper le trône par son frère bâtard, lequel complotait avec le frère de l’épouse de Gaston qui s’était marié par vengeance mais c’est un peu compliqué à expliquer. Bon donc Gaston s’échappe de la prison du Châtelet, revient, et reprend son trône. Mais voilà que son oncle, le bâtard Corbeyran, décide qu’il doit se battre en duel contre son neveu imposteur : « ça doit se régler entre bâtards ». Même si je suis une personne de banlieue, c’est pas moi qui dis « bâtards » tout le temps hein, c’est dans le film. Bon, bref, Corebeyran est vieux mais il est vaillant, il réussit rapidement à prendre le dessus. Seulement voilà, l’autre profite d’un moment d’inattention de son oncle, le seul gars sensé de l’histoire et l’unique bon acteur du téléfilm, pour lui planter dans le cou une lame qu’il avait cachée dans sa manche. Et l’autre meurt, quoi. C’est vraiment dégueulasse.

Beaucoup ont été moins indulgents que moi et Filoche s’est fait traiter de tous les noms, notamment par tous ceux qui ne l’aimaient déjà pas du tout, ou qui sont opposés à tout ce qu’il a tenté d’incarner politiquement, à savoir une aile gauche du PS donnant des leçons à Hollande, Valls, Sapin, El Khomery ou Macron. Et même si je n’ai pas d’affection particulière pour Filoche, j’ai trouvé ça injuste : utiliser la suspicion d’antisémitisme comme dernier clou-du-cercueil, comme gale-qu’on-accuse-le-chien-d’avoir, comme flacon-qui-importe-peu-du-moment-qu’il-procure-l’ivresse, venant d’opposants politiques (comme Rachid Temal, mon sénateur PS, dont j’ai découvert l’existence à cette occasion3) je trouve ça petit. Et venant de gens de bonne foi, je trouve ça dommage.
Alors en idiot inutile que je suis, j’ai passé ma journée à défendre Gérard Filoche !
Une amie a fini par me demander :

Jean No, tu peux juste expliquer pourquoi tu essayes de pardonner son geste ?

Eh bien voilà ma réponse : je ne pardonne rien, mais tout bêtement, ici, je ne crois pas au crime, ou en tout cas, sauf preuve du contraire, je crois que le crime est plutôt de tweeter fatigué, voire en ayant un coup dans le nez, de poster une image sans l’avoir bien regardée. Mais surtout, je considère que la paranoïa complotiste antisémite est une question suffisamment grave pour ne pas la banaliser en en accusant quelqu’un avec légèreté juste parce qu’on n’aime pas sa tête. Sur cette question comme sur d’autres, j’ai tendance à me faire l’avocat du diable, et souvent précisément pour défendre des gens pour qui je n’ai pas de sympathie car j’essaie d’échapper contre moi-même au biais de confirmation et autre effet de halo illustrés et justifiés par des adages tels que « y’a pas de fumée sans feu », « si ce n’est toi c’est donc ton frère » et « qui vole un œuf vole un bœuf » qui reviennent tous à dire que l’on ne tient pour vrai que ce qui correspond à ce qu’on pensait déjà.
On tombe facilement dans ce genre de travers sans le vouloir, je ne pourrais pas me regarder dans une glace si je le faisais sciemment, et je suis, par extension, incapable de ne pas réagir si j’ai l’impression que c’est ce que d’autres sont en train de faire. Surtout si je les apprécie, hein.

Lire ailleurs : L’inquiétante étrangeté de la caricature antisémite, par André Gunthert/Imagesociale.fr.

  1. Gérard Filoche me semble un peu l’homologue de Nathalie Kosciusko-Morizet dans la crèmerie concurrente : le représentant d’une fallacieuse opposition interne au parti, qui affirme porter un discours « alternatif » pour rabattre les hésitants qui quitteraient le parti sinon, mais qui in fine, n’a aucune influence sur les orientations de son parti et vote pour l’essentiel avec lui : un apparatchik déguisé en refuznik ! Je le trouve excessif dans ses paroles (hier aussi il proposait la cour martiale pour Mélenchon pour crime d’avoir refusé de s’allier à lui…), et je ne me suis pas fait avoir deux fois à ses trémolos pour les retraités, les chômeurs, les travailleurs et qui vous voulez : c’est un camelot sans grande vision qui occupe un créneau. Enfin c’est ainsi qu’il m’apparaît, je ne sais pas si j’ai raison (je n’ai pas creusé plus que ça). Par ailleurs il ne m’a jamais répondu sur Twitter, c’est donc quelqu’un d’antipathique. []
  2. Je vous laisse imaginer ce qu’a pris Filoche pour avoir employé le mot « Cabale », qui vient de l’hébreu Kabbale. []
  3. Les sénateurs sont élus selon un processus non-démocratique, cette fonction sert à placer les cadres du partis, ils se sentent donc tout à fait dispensés de faire connaître leur existence à leurs administrés. []

2 réflexions sur « Faut pas prendre les avocats du diable pour des guacamoles au piment »

  1. Fouc

    Tout est clair, sauf une chose : Gaston Phébus. Que le truc soit nul était prévisible, je crois. Je me dis que la seule explication de cette passion soudaine (après Les Rois maudits) c’est que son nom a dû apparaître dans ton arbre généalogique qui remonte jusqu’aux aux rois fainéants. Parce que sinon, tu as encore Jacou le croquant et Thierry la fronde…

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Fouc : Hugues Affray descend directement de Gaston Phébus ! Mais pas moi. Par contre je descends (si mon arbre généalogique est fiable) directement de son père (la scène de conception de ses deux fils dans la série est assez comique) et par moult branches, de ses arrière-grands parents maternels.
      Mais enfin c’est vrai que si j’ai visionné cette série, c’est parce que la généalogie m’a amené aux rois maudits, qui m’ont donné la curiosité de Gaston Phébus, personnage que je rencontre par ailleurs souvent quand je vais chez mes parents, dans sa région, où j’ai visité plusieurs des châteaux où il a vécu : Mauvezin, Montaner, Moncade.

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