(Chaque jour Twitter me donne une bonne occasion de procrastiner en écrivant des articles consacrés à Twitter au lieu de m’occuper de tout ce que j’ai à faire vraiment, comme par exemple de préparer ma rentrée d’enseignant. Et j’ai mis tellement de temps à terminer cet article entamé « à chaud » qu’il est tout tiède, au point que j’ai hésité à le mettre à la corbeille. Je me consterne, mais bon, un dernier, allez, c’est le dernier, parole de blogolcoolique. Si l’article vous ennuie – et il y a de quoi -, filez directement à la fin)
Le contexte, très vite : il y a quelques jours, l’Amicale du refuge, liée à la très respectable association Le Refuge (qui prend en charge des jeunes victimes d’homophobie) a interpellé la journaliste et militante Rokhaya Diallo avec ce tweet sorti de nulle part :
« Vous prétendez être une militante antiraciste et féministe. Vous avez une force de frappe médiatique, votre parole donne à réflexion, questionne. Mais où étiez-vous pour dénoncer le racisme, la misogynie, le sexisme, & l’homophobie de Bassem Braiki ? »
J’aimerais comprendre, je suis un peu inquiet du projet qui sous-tend ce tweet.
Il commence par porter assez violemment le doute sur la sincérité de l’engagement de la jeune femme (« vous prétendez être… ») puis laisse entendre que son absence de réaction publique aux horreurs proférées par Bassem Braïki peut être considéré comme un silence complice.
Il est très étrange que ce soit elle, entre toutes les personnes qui s’expriment publiquement en France, qui écope d’un tel procès d’intention. Rokhadia Diallo semble penser que cette responsabilité qu’on lui confie est liée à sa couleur de peau : « Suis-je donc responsable de tout ce que disent les Arabes et les Noirs de ce pays même quand ils tiennent des propos racistes, sexistes et homophobes ? (…) Choquée d’être ainsi prise à partie @AmicaleRefuge qui me soupçonne d’étranges solidarités du seul fait de ma couleur de peau ». Je pense qu’elle se trompe sur ce point, ou plutôt que ce n’est qu’une partie du problème et que l’essentiel est plutôt à chercher dans son engagement, et notamment dans son travail avec l’association Les indivisibles dont elle était présidente au lancement des Y’a bon awards, une forme de prix négatif classant les pires saillies racistes qui est resté en travers de la gorge de beaucoup de gens puisqu’y ont été primés ou nommés de nombreuses personnalités des médias ou de la politique : Luc Ferry, Alain Finkielkraut, Ivan Rioufol, Pascal Bruckner, Christophe Barbier (qui a eu l’élégance de venir chercher son prix), Éric Zemmour, Robert Ménard, Jean-Paul Guerlain, Jean Raspail, Anthony Kavanagh, Caroline Fourest, Jean-Luc Mélenchon, Véronique Genest, Élisabeth Lévy, Philippe Val, Jean-Jacques Bourdin, Michel Sapin, Philippe Tesson, Manuel Valls, Natacha Polony, Richard Millet, Sylvie Pierre-Brossolette, Lionnel Luca, Benjamin Lancar, Sylvie Noachovitch, Jean-Marie Le Pen et plusieurs ministres de Nicolas Sarkozy, Nicolas Sarkozy lui-même, ainsi que son parti, l’UMP. De quoi se garantir un large spectre d’inimitiés, comme on le voit.
Curieuse défense ; « ils n’ont pas dit qu’elle était complice, et s’ils l’ont fait c’est pour une bonne raison ». Au moins c’est clair, ce sont ses « fréquentations », quoique ça veuille dire, qui sont reprochées à Rokhaya Diallo. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
Pour que l’Amicale des jeunes du Refuge s’en prenne à Rokhaya Diallo, on pouvait imaginer un passif ou des ambiguïtés dans le registre de l’homophobie, et c’est sans doute ce que retiendront les gens qui n’auront pas pris le temps de chercher. Mais sur ce plan, le dossier est vide, et au contraire, Rokhaya Diallo a notoirement défilé en faveur du Mariage pour tous.
C’est ce que j’ai fait remarquer, un peu scandalisé par les sous-entendus induits par le tweet de l’Amicale du refuge, qui me semble relever de la smear campain : une boule puante destinée à créer, sans lien avec une réalité objective, une réputation. Plus le temps passe et moins je crois en la bonne foi des auteurs du Tweet puisqu’ils n’ont fourni ni rectification ni excuses et se sont même enfoncés par la suite, à coup de retweets qui prouvent que, contrairement à leur affirmation première, ils n’avaient pas posé la question à Rokhaya Diallo comme ils auraient pu la poser à n’importe qui. À la rigueur, je peux leur laisser le bénéfice du doute en imaginant que c’est une fierté mal placée qui les pousse à persister dans la calomnie. Pas glorieux.
Au passage, je n’ai pas lu de prises de position de la part de l’Amicale du Refuge contre le dessinateur Marsault, autrement plus médiatisé que Bassem Braïki, et dont l’homophobie, entre autres peurs de l’autre dont il est bouffi, ne semble pas franchement ambiguë. Le jeu « vous n’avez rien dit », « votre indignation est sélective » peut aller assez loin et a un intérêt limité.
Je n’ai pas eu de réponse des gens de l’Amicale du refuge mais l’essayiste Fatiha Boudjahlat, elle, m’a répondu, en supposant tout savoir du contenu et des origines de mes convictions :
Bon alors je suis un « white savior » (?) et un « white gaucho » parce que je débarque de mon « nid » parishuitard. L’accusation qui prend pour preuve auto-référente le fait d’enseigner à Paris 8 est lassante et terriblement bête, j’avais fait le point sur le sujet dans un précédent article. Apparemment mon extraction sociale supposée (« bourgeois ») fait de moi un colonialiste condescendant, et la teinte de ma peau est pour cette personne un critère pour interpréter mes opinions. Et pour finir, elle me demande de ne plus suivre son fil Twitter. Eh oui, tant que nous n’interagissons pas, elle peut conserver ses préjugés et se convaincre de leur bien-fondé.
J’imagine que Fatiha Boudjahlat est une femme intelligente, dont les convictions sont éloignées des miennes mais dont l’histoire personnelle aussi est éloignée de la mienne : elle est une femme au nom d’origine algérienne, tandis que je suis un homme au nom bordelais. Elle oppose ce que lui a apporté l’universalisme de la République, dont elle est un agent (comme moi, du reste) à la culture patriarcale musulmane, et elle préfère parier sur l’excellence comme ascenseur social que sur les revendications antiracistes. C’est une position que je comprends, je connais plusieurs personnes « issues de l’immigration » (ou passées du prolétariat à l’aisance financière, c’est un peu la même mécanique) qui la partagent, qui croient dur comme fer à la méritocratie et qui l’opposent à ce que certains nomment « victimisation » et autre « culture de l’excuse ». Sans y souscrire, je respecte totalement cette vision des choses, qui relève non de l’analyse sociologique (qui confirme malheureusement la cruelle inégalité des chances qui a majoritairement cours) mais de l’image de soi : un refus de se voir en victime passive, incapable de prendre son destin en mains et se donnant avec complaisance ou résignation toutes les bonnes raisons d’échouer ou de mal agir.
L’inconvénient de cette vision des choses est qu’elle peut mener à refuser certains constats pourtant objectifs (indicateurs chiffrés, expériences en psychologie sociale) ou à refuser de comprendre les situations. Or comment remédier durablement à un mécanisme sans le comprendre ? Inversement, la position qui découle d’une focalisation sur le sujet du racisme peut mener à ne plus voir le monde qu’en termes de racistes et de racisés, de colons et de colonisés, ce qui est terrifiant car le racisé, comme le colonisé, sont nommés, et donc définis, par l’action de ceux qui les oppriment. Poussée au bout, cette logique mène au Parti indigéniste, qui prône la distinction entre les individus selon le groupe ethnique, culturel ou religieux duquel ils sont censés être issus, et qui ne voit toute personne qui ne se satisfait pas de ce cadre plutôt raciste comme « allié », « traître » ou « idiot utile ». La position des Indigénistes a aussi comme défaut fondamental d’être obnubilée par le passé. Or si le passé est important à connaître et à comprendre, l’endroit où nous allons ne pourra jamais être que l’avenir.
Le cas Rokhaya Diallo
Je suis sensible au cas de Rokhaya Diallo depuis son éviction du Conseil National du Numérique, sur foi d’accusations impunément calomnieuses et injustes. L’affaire m’avait particulièrement interpellé à cause de la manière dont l’encyclopédie Wikipédia avait été instrumentalisée à l’époque. J’en avais parlé dans un précédent article. Mais bon, je ne suis pas spécialiste de Rokhaya Diallo alors quand je vois pleuvoir comme autant d’évidences des accusations qui la concernent, j’essaie de me renseigner afin d’évaluer l’éventuel bien-fondé de ces accusations ou d’identifier les malentendus qui peuvent les expliquer. Et là, rien, moins que rien, aucune raison, et même, toutes les raisons de croire que les griefs sont à l’inverse de la réalité.
Ce que je connais le mieux du travail de cette femme, c’est sa bande dessinée Pari(s) d’amies (2015), scénarisée pour l’illustratrice Kim Consigny ((Kim Consigny a publié chez Sociorama/Casterman le remarquable La petite mosquée dans la cité, qui montre les enjeux et les ratées qui entourent la construction de lieux de cultes musulmans lorsque ceux-ci deviennent des enjeux politiques. )), qui raconte le quotidien de cinq amies aux origines et au parcours divers, qui bavardent, se lancent des vannes, et qui vivent parfaitement bien leurs différences, que celles-ci soient relatives à leurs origines, à leur positionnement, à leur niveau social ou encore de leur orientation sexuelle, puisque, oui, une des cinq jeunes femmes est une rappeuse et guitariste lesbienne.
J’ai du mal à imaginer que Daech en recommande la lecture même si une des héroïnes de l’histoire a une sœur jumelle qui porte le hijab.
Pari(s) d’amies, par Rokhaya Diallo et Kim Consigny (2015, Delcourt). Deux sœurs jumelles, l’une porte le voile, l’autre se prénomme Marianne (et non Mariame), à la suite d’une erreur administrative. Intéressante astuce scénaristique pour évoquer les conflits intérieurs relatifs à l’identité : subie, assumée, revendiquée, bien ou mal vécue,… La protagoniste principale du récit, elle, est métisse, autre situation qui amène à des conflits intérieurs semblables.
C’est une bande dessinée « bon esprit », qui n’hésite pas à se moquer de l’enthousiasme de l’engagement anti-raciste de l’héroïne, Cassandre (que l’on suppose être en partie un auto-portrait de la scénariste), qui tente de convaincre toutes ses amies aux cheveux crépus de cesser de les lisser ou de les tresser car après tout, personne ne doit se sentir honteux de ce qu’il est. Ce portrait d’une jeunesse contemporaine est certes émaillé de petits exemples de vexations racistes au quotidien (le fait notamment d’être régulièrement traité en étranger, sur la foi de son apparence), et parfois même d’astérisques pédagogiques dont, en tant que lecteur, j’aurais pu me passer, mais ce n’est pas non plus un tract ou un manifeste, ou s’il l’est, il est plutôt tourné vers les bonnes choses de la vie, vers l’absence de jugement ou d’injonctions, que vers le ressassement, les jérémiades et l’aigreur.
Bref, si on vérifie un peu, non, Rokhaya Diallo n’est pas spécialement une musulmane intégriste qui réclame le voile sur la tête des filles et la tête des toubabs sur une pique, c’est une jeune femme d’aujourd’hui qui juge injustes certains non-dits (ou mal-dits) de la société française concernant le sexisme et le racisme. Comme tous les gens engagés, elle court le risque de s’enterrer dans son engagement, de ne plus se définir que par celui-ci. Mais à qui la faute ? Qui l’invite pour parler d’animation japonaise (elle est co-fondatrice de la Japan expo !) ? Et lorsqu’elle est entrée au Conseil National du Numérique, qui a décidé qu’elle n’était pas compétente sur ces sujets et a réclamé qu’elle en soit évincée ?
Je suis un peu bête mais j’ai un certain sens de la justice : pour moi on ne peut pas reprocher à quelqu’un les propos de quelqu’un d’autre, on ne peut pas résumer ses convictions à une collection des biais de raisonnements (qui se ressemble s’assemble, qui vole un œuf vole un bœuf, y’a pas de fumée sans feu, si ce n’est toi c’est donc ton frère, etc.), et quand on constate que l’on s’est trompé, il faut avoir le courage de réviser les conclusions erronées auxquelles nous ont menées des informations fallacieuses.
Il faut écouter ce que les gens disent vraiment, examiner ce qu’ils ont fait effectivement, et éviter de leur reprocher les propos du voisin ou de leur intimer l’ordre de s’en désolidariser : chacun ne peut être responsable que de ce qu’il a dit ou fait.
Et ça vaut pour tout le monde, je trouve tout aussi absurde la facilité avec laquelle beaucoup de gens (amis notamment) associent confusément nos philosophes médiatiques : Raphaël Enthoven, Raphaël Glucksmann, Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Luc Ferry, Bernard Henri-Lévy… S’ils peuvent se rejoindre dans l’agacement que provoque leur étrange statut, ils n’en restent pas moins des personnalités différentes, avec des parcours différents, de bons et de mauvais moments différents.
Traiter chacun en individu pour ce qu’il dit, pense, fait, est la moindre des choses, y compris quand ces individus s’abritent derrière un groupe, d’ailleurs.
Je vais être honnête avec vous, cette image n’a aucun lien avec l’article. Elle représente la pendaison d’Herbert II de Vermandois.
Je sens un mauvais réflexe général : plus que jamais, laisser parler x ou accepter de l’écouter sans le bloquer ou le signaler est assimilé à un soutien ; garder son amitié pour quelqu’un ou acquiescer à une partie de son propos est vu comme une adhésion pur et simple… On ne se fait plus reprocher une position, on se fait accuser d’être « proche de », considération aussi vague qu’impossible à démontrer autant qu’à démonter. Ça me semble une insulte à l’intelligence que de voir les choses ainsi, il faut se forcer au contraire à juger chacun pour ce qu’il dit ou fait effectivement, pas juste en se disant : « elle parle au PIR », « c’est un philosophe médiatique », « c’est un catho », « c’est un prof à Paris 8 ».
Refuser les propos des gens avec qui on n’est pas d’accord est une autre insulte à l’intelligence, car ce sont justement des gens dont on ne partage pas toutes les vues que l’on a des choses à apprendre, par définition. Je ne dis pas que toutes les opinions se valent, ni même qu’elles sont toutes respectables, mais tous les parcours le sont, ou méritent examen : qu’est-ce qui amène untel ou untel à penser ceci ou cela ? Qu’est-ce que sa sensibilité particulière le pousse à voir que je ne vois pas ?
Je comprends bien les raisons évolutionnistes qui expliquent les jugements expéditifs et les catégorisations abusives, tout ça est, comme on dit, inscrit dans notre ADN (et je parle du vrai ADN), mais l’intelligence et la justice commandent au contraire d’être capable de distinction et d’apprendre à réviser ses opinions lorsque leurs bases s’avèrent caduques.
Bien entendu, on n’est pas forcé de s’intéresser à tout et à tout le monde, mais il n’est pas très rationnel (quoique ce soit courant) d’avoir une opinion tranchée d’une manière inversement proportionnelle à la connaissance que l’on a d’un sujet.