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Charlie, cinq ans

Cinq ans déjà.
J’étais au Havre, je venais de terminer mon cours, il était treize heures passées. Avant d’aller déjeuner, j’ai ouvert Facebook et je suis tombé sur ce post de David Vandermeulen :

D’abord incrédule — pourquoi, comment ce si jeune homme serait-il mort ? — je suis allé sur Twitter où j’ai pu en savoir plus : Charb était bien mort, oui, mais aussi Cabu, Wolinski, Tignous,… Onze personnes ce jour-là, dix-sept en tout, plus trois terroristes.
Un peu moins d’un an plus tard, le massacre du Bataclan allait malheureusement nous faire relativiser l’horreur de cet attentat, mais ce 7 janvier 2015, j’ai passé comme sans doute tout le monde la journée dans un état second, sonné : impossible de penser à quoi que ce soit d’autre.

J’ai connu Charlie Hebdo enfant, je raconte souvent que le premier dessin de presse que j’ai compris était celui que Reiser avait consacré à l’état de santé de Franco, en 1974. Je devais avoir sept ans ! J’ai ensuite adoré le Cabu du Grand Duduche que je lisais dans les reliures de Pilote offertes par un ami de mes parents. J’ai retrouvé Cabu comme animateur télé dans Récré A2. Au festival d’Angoulême, au milieu des années 1980, je me rappelle avoir vu Wolinski, seul à sa table : « il est inconsolable depuis que Reiser est mort », m’avait-t-on dit. Je n’ai jamais été un adorateur de Wolinski, mais ses scénarios pour Pichard étaient bons, et j’ai un grand souvenir de la courte période où il était rédacteur en chef du Petit Psikipat. À la télé, j’aimais bien les apparitions de Cavanna ou du Professeur Choron. Et puis il y a eu la guerre du Golfe, avec la sortie de La Grosse Bertha puis le retour de Charlie Hebdo. L’arrivé de Charb, qui était pion dans le lycée de mon frère et racontait des tranches de vie sur notre ligne de train. Les éditos de Val, un peu sérieux, mais pas très loin de ma vision social-démocrate vertueuse de l’époque. Et un jour, aussi, j’ai eu l’honneur de rencontrer le grand Willem.
Bref, j’ai une histoire avec Charlie Hebdo.

En rentrant à Paris le soir, sans réfléchir, je me suis rendu sur la Place de la République, où déjà on pouvait lire le célèbre slogan « Je suis Charlie ». Je me souviens que beaucoup arboraient le dernier numéro de Charlie — rapidement devenu introuvable —, et je me souviens aussi d’une femme, que je suppose musulmane, qui brandissait un écriteau disant #notInMyName : pas en mon nom. C’était un moment de communion, véritablement : tous étaient silencieux, et tristes, des artistes s’étaient faits assassiner pour une divinité qui, comme les autres du reste, semble assez bien s’accommoder, elle, du fait que l’on tue en son nom : on n’a jamais vu de dieux écrire dans le ciel Not in my name. Je sais pourquoi, vous savez pourquoi, tout le monde sait pourquoi, en fait, mais on est censé faire semblant de ne pas savoir : bien entendu, les dieux n’existent que par les actions de ceux qui se réclament d’eux.
Les dieux ne sont pas imaginaires, puisqu’ils font des morts.

Les jours qui ont suivi j’ai posté régulièrement des articles, tentant de suivre le cours de mes émotions : tristesse bien sûr ; besoin de comprendre, évidemment ; envie de rire, parfois ; envie d’expliquer ma vision du dessin de presse et du blasphème. Et puis révolte, non seulement envers les meurtriers mais aussi envers ceux qui, tout en se disant ennemis de ces derniers, semblaient étrangement satisfaits d’avoir enfin un prétexte pour insulter tous les musulmans de France et du monde. Il ne vient rien de bon de la peur, de l’insulte et du mépris.

En famille, nous sommes allés à la grande manifestation du 11 janvier. Pour moi, c’était un enterrement. Je trouvais risibles les chefs d’État en ligne qui pensaient nous guider, comme si qui que ce soit avait pu être dupe. Mais avec le recul, ce moment a été aussi l’entrée dans une France misérablement abêtie par la terreur, où « comprendre » c’est vouloir « excuser » ; où les pacifistes, les compatissants et les sociologues sont jugés complices et peut-être même coupables de la violence ; où on veut renvoyer les adolescents aux cheveux frisés qui gloussent pendant une minute de silence ; où le journal Charlie Hebdo, sans aller jusqu’à y voir le supplément illustré de Valeurs actuelles n’est plus ni joyeux ni anar ; où on peut passer l’été à s’écharper sur une combinaison de bain avec bonnet intégré que personne n’a vu sur aucune plage française ; où le mot « laïcité » est devenu le cache-nez d’un racisme de plus en plus évident ; et où la liberté d’expression n’est une valeur sacrée que pour certaines opinions.


Le numéro de Charlie Hebdo qui paraît demain s’en prend aux « nouvelles censures » et aux « nouvelles dictatures », apparemment constituées des malotrus qui osent utiliser les réseaux sociaux pour critiquer… Qui ? Je vais devoir acheter ce numéro pour le savoir, mais je redoute par avance ce que je vais lire.

Pour l’instant, j’ai peur que ce soient les « méchants » qui l’emportent : Ils sont morts et l’État islamique dont ils se réclament semble n’être plus grand chose, mais ils ont eu ce qu’ils voulaient, ou en tout cas, ils sont parvenus à nous changer.

Luc fait rire

Comme disent les médecins, pour rester en bonne santé, il faut s’énerver une fois par jour (c’est pas ça ?). Aujourd’hui ça tombe sur Luc Ferry, philosophe et ancien ministre.
J’admets que mon titre est un peu nul, mais bon, ce sont les vacances..

Les philosophes médiatiques savent prendre un ton raisonnable pour émettre des opinions qui ne sont pas toujours si raisonnables ou qui relèvent de la philosophie de comptoir, et pas toujours de la bonne philosophie de comptoir. Cette année, par exemple, Luc Ferry appelait les policiers à utiliser leurs armes contre les Gilets Jaunes et se demandait pourquoi le gouvernement ne déployait pas l’armée pour faire cesser ce mouvement, que par ailleurs il affirme soutenir, allez comprendre.
Et il y a quelques jours, Le Point a publié une interview de Luc Ferry où ce dernier reprend un de ses thèmes redondants : les écolos sont des fachos. L’interview contient plusieurs longues citations, j’en déduis qu’elle a été réalisée par écrit ou corrigée avant publication, et donc, que l’interviewé maîtrise ses propos et peut en être totalement jugé comptable.

Luc Ferry est une victime célèbre de l’autonomie des universités : ayant un budget serré à boucler, l’université Paris-Diderot avait fini par lui réclamer d’assurer les cours pour lesquels il était payé, ou au moins de rembourser les 4500 euros mensuels de son salaire. N’étant intéressé par aucune des deux solutions, il avait alors pris sa retraite.
(photo : Luc Ferry au Forum CB Richard Ellis – cliché CBRE France/Wikimedia Commons)

Le Point interviewe Luc Ferry pour lui demander s’il existe des liens entre écologie et fascisme. Sachant que le philosophe a écrit au siècle dernier un livre dont c’était la thèse centrale1, je doute que l’intervieweur s’attendait à une réponse mesurée. Un des prétextes de l’interview est que Patrick Crusius, auteur du meurtre de 22 personnes dans un supermarché d’El Paso, avait intitulé le texte dans lequel il justifiait le massacre Une vérité qui dérange, « comme le documentaire d’Al Gore », précise Le Point, qui n’a pas vraiment le sens de la nuance, car le titre du documentaire d’Al Gore est An inconvenient truth, tandis que le texte de Patrick Crusius est The Inconvinient truth. « La » vérité qui dérange et non « Une » vérité qui dérange. On ne peut pas écarter l’idée que l’auteur de la tuerie ait voulu faire une référence au titre de l’œuvre d’Al Gore mais si oui, c’est sans grand souci d’exactitude et sans semer d’indices allant dans ce sens. Si son texte mentionne quelques thèmes liés à l’environnement, il ne parle pas du tout de réchauffement climatique (le sujet d’Al Gore). Quant à la « vérité qui dérange » sur laquelle il essaie d’attirer l’attention, ce n’est pas le dérèglement du climat, c’est en fait la théorie d’un complot organisé notamment par les Démocrates (le parti d’Al Gore) pour favoriser l’invasion du Texas par des mexicains. Eh oui, car malgré son nom, la ville d’El Paso ne se trouve pas (enfin plus) au Mexique, mais bien aux États-Unis.
Du reste, si Crusius réagit aux menaces écologistes, c’est en affirmant que la solution n’est pas de changer de mode de vie, mais de se débarrasser d’un maximum de non-étasuniens pour que le mode de vie des étasuniens reste soutenable :

I just want to say that I love the people of this country, but god damn most of y’all are just too stubborn to change your lifestyle. So the next logical step is to decrease the number of people in America using resources. If we can get rid of enough people, then our way of life can become more sustainable.

Patrick Crusius, The Inconvenient Truth

L’un dans l’autre, il est un peu spécieux, voire assez malhonnête de faire un rapprochement entre ce texte raciste et les préoccupations écologistes d’Al Gore. Si on devait rapprocher ce qui motive le tueur de la pensée d’une autre figure politique des États-Unis, on penserait plus aisément au « The American way of life is not up for negotiations. Period » que George Bush père répondait aux écologistes du sommet de Rio en 1992.

« Marchez au lieu de rouler », sticker. Piqué sur le compte Instagram ActionMinimum. Aussi présent sur Twitter.

Revenons à Luc Ferry.
En introduction de l’interview, il prend la précaution de dire qu’il est tout à fait légitime de se soucier des problèmes environnementaux tant qu’il n’est pas question de s’en prendre au système capitaliste. L’obsession de la destruction du système capitaliste, dit-il, est le point commun entre l’extrême-droite et le gauchisme2.
La suite du texte est un brouet assez indigeste. Ferry rappelle par exemple que les premières lois votées par les Nazis concernaient la défense des animaux et de la beauté de la nature, préoccupation qui selon lui est directement tributaire de la contestation de la Révolution française et du rejet des Lumières par les Romantiques. Je ne suis pas historien des idées mais je trouve toujours étrange de présenter deux périodes successives comme adversaires. Ne peut-on voir des germes du Romantisme chez Jean-Jacques Rousseau — qui, sans contresens anachronique qui en ferait un précurseur de l’écologie politique, est bien le philosophe de la Nature —, ou chez Immanuel Kant, qui a théorisé la question du Sublime et la distinction entre beauté et utilité, notions centrales du Romantisme ?
Et il faudrait oublier que le Romantisme peut certes être vu comme une réponse aux limites du rationalisme, mais au moins autant comme une réaction à la Révolution industrielle qui commençait, ou aux guerres massives qui ont épuisé les peuples à l’entrée dans le XIXe siècle. Mais admettons, je me sens trop ignorant pour en débattre sérieusement.
En revanche, pour parler concrètement, si le régime nazi n’était resté dans l’Histoire que pour son attachement à la préservation de la Nature, si l’on n’avait que ce crime à lui reprocher, ça se saurait. Et si tout gouvernement d’extrême-droite (Jair Bolsonaro, en ce moment, par exemple) était fondamentalement écologiste, ça se saurait aussi.

« Décroissance ». Sticker. Piqué sur le compte Instagam ActionMinimum.

Le Point demande ensuite à Luc Ferry ce qu’il pense de l’objection des écologistes qui
considèrent que la récupération des thèmes environnementalistes par l’extrême-droite n’est qu’une forme de green-washing. Je ne me souviens pas avoir entendu souvent cette objection, personnellement. Les gens qui connaissent un peu l’histoire de l’écologie politique savent que celle-ci a plusieurs sources, dont une part est indissociable de valeurs réactionnaires : Ravage de Barjavel (qui place le retour à l’arrière-pays niçois comme alternative à la corruption de la ville, dans une ambiance bien pétainiste) ; l’Anthroposophie ; le très catholique et sexiste Lanza del Vasto ; Brigitte Bardot ; Pierre Rabhi… Mais il existe aussi une écologie politique plutôt humaniste, tiers-mondiste, féministe, progressiste, anarchiste : Thoreau, Reclus, Anders, Arendt, Illich… Et c’est justement celle que Ferry qualifie de « gauchiste ».
Je ne résiste pas à la tentation de citer l’intégralité de la réponse, en mettant en gras les parties qui selon moi mériteraient d’être soutenues par des rires enregistrés tant elles me semblent outrancières ou ridicules :

Il y a pourtant bien un point commun entre le brun et le rouge, à savoir l’anticapitalisme radical, la défense de la nature contre l’Occident libéral, un thème que l’on voit transparaître aussi bien dans un film à succès comme Danse avec les loups que dans la littérature néoromantique ou néomarxiste. Gauchos comme fachos veulent que nous renoncions à nos voitures et à nos avions, à nos climatiseurs et à nos ordinateurs, à nos smartphones, nos usines ou nos hôpitaux hi-tech, voire à nos enfants pour sauver la planète. Cet écologisme mortifère, punitif, à vocation totalitaire, n’est en réalité que le substitut des diverses variantes d’un marxisme-léninisme défunt associé pour l’occasion à quelques relents de religion réactionnaire. Après la chute du communisme, la haine du libéralisme devait absolument trouver une autre voie. Quand les maos ont été obligés de reconnaître que leur idéal sublime avait quand même entraîné la mort de soixante millions d’innocents dans des conditions atroces, il leur a fallu inventer autre chose pour continuer le combat contre la liberté. Miracle ! L’écologisme fit rapidement figure de candidat idéal. Nourri de constats plus ou moins scientifiques, il prit la place du Petit Livre rouge. Du rouge au vert, il n’y avait qu’un pas, bien vite franchi par ceux qui voulaient à tout prix réinventer des mesures coercitives pour continuer la lutte finale contre nos démocraties. De là le fait qu’on les appela des « pastèques » : verts à l’extérieur, rouge à l’intérieur.

Danse avec les loups (Kevin Costner, 1990).
Héros lors de la guerre de Sécession, John Dunbar vit planqué dans une cabane. Ses seuls amis sont un loup, un cheval et des sioux avec qui il échafaude un plan diabolique : détruire le monde occidental et la démocratie en empêchant Luc Ferry d’utiliser sa voiture.

La thèse de Luc Ferry est donc celle-ci : puisque le Communisme n’a pas fonctionné, il fallait trouver autre chose pour maltraiter les gens et les priver de leurs libertés. Le tri sélectif, la taxe carbone, les pistes cyclables, les ados qui deviennent subitement végétariens et les épiceries bio ! Il ne semble pas imaginable, pour Luc Ferry, que ce soit le souci de la pérennité de la planète qui préoccupe les écologistes, ce serait trop simple.
Il ne paraît pas avoir remarqué le fait que les communistes un peu radicaux (Trotskistes, Maoïstes) considèrent souvent encore, malgré l’urgence, que les questions environnementales (tout comme le féminisme, du reste) ne servent qu’à détourner les prolétaires du seul combat qui vaille : celui des travailleurs contre la bourgeoisie.

Revenons à la question de la surpopulation.
S’il est indiscutable que l’angoisse de la surpopulation est fondamentale dans l’histoire de l’écologie politique, et si elle est aussi au cœur des fantasmes des tenants de la théorie du « Grand Remplacement », c’est avant tout parce que la population mondiale augmente effectivement comme jamais dans l’histoire3, tandis que la Terre ne s’agrandit pas et que ses mers, ses sols, ses sous-sols s’épuisent. La Révolution verte et les progrès de la médecine l’ont permis, et humainement, on aura du mal à se plaindre de l’augmentation de l’espérance de vie et de la quasi disparition des famines aux causes non-politiques, mais c’est un fait, notre nombre augmente et nous en sommes tous suffisamment conscients pour nous demander s’il y a de la place pour tous, pour nous demander ce qui se passera lorsque le système craquera. Et cette angoisse peut avoir des effets bien avant que les vrais problèmes ne soient flagrants, comme le disait Claude Lévi-Strauss quelques années avant sa mort :

Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même, parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué.

Claude Lévi-Strauss, L’ethnologue devant les identités nationales (2005)

Le texte de Lévi-Strauss parle avant tout de la responsabilité que l’Humanité a vis à vis de l’ensemble du vivant, et appelle à s’intéresser aux civilisations qui ont cherché à maintenir un équilibre raisonnable entre l’Humain et la nature — et donc surtout pas la civilisation industrieuse née en Europe (mais devenue mondiale) à la Renaissance, fondée sur l’exploitation, la prédation, le gâchis. Certains l’ont lu à mon avis de travers, choisissant de croire qu’il appelait au repli nationaliste4.

« Travaillons moins », sticker. Piqué sur le compte Instagram ActionMinimum

Luc Ferry présente donc l’Écologie comme un moyen de nuire à « l’Occident libéral ». Si nombre de mouvances écologistes considèrent l’économie libérale comme une cause de l’accélération de nos problèmes environnementaux et entendent au minimum l’encadrer, il me semble qu’il est rare que les mêmes lient ça à un combat entre « Occident » et… Et quoi, et qui, au fait ?
Cette division de notre Monde, très « Choc des civilisations », très « eux ou nous », est précisément ce qui distingue les suprémacistes des tenants de l’écologie politique « gauchiste »5 qui scandalise Ferry.
En fait, en mentionnant « l’Occident libéral », Luc Ferry valide une grille de lecture d’extrême-droite6. L’interview ne dit pas ce que Luc Ferry propose, lui, en matière d’écologie. J’ai lu dans une ancienne interview qu’il soutenait le Transhumanisme — idéologie de la démesure pour laquelle les problèmes environnementaux trouveront une solution technologique, en tout cas pour l’élite qui saura en profiter —, et on se souvient qu’il a aidé Laurent Wauquiez (dont l’engagement écologiste est me semble-t-il minimal) à mettre au point son programme politique (mauvais cheval !). On sait qu’il est trouve la corrida cruelle et qu’il aime les chats, un peu comme tout le monde, quoi. On sait aussi, de par son livre, qu’il est contre l’écologie qu’il nomme « profonde », celle qui croit affirme la nature est un système et qui pense que nous avons le devoir de repenser la manière dont nous y participons.
Ce que d’autres nomment l’écologie, quoi.

  1. Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Grasset 1992. []
  2. Plusieurs fois dans l’histoire l’extrême-droite a affirmé s’en prendre au capitalisme, c’est vrai, mais une fois au pouvoir, je ne vois pas d’exemple flagrant qui montre que le projet ait été très sincère. Au contraire, l’interdiction de manifester ou de se syndiquer – mesures dont le capitalisme s’accommode assez bien – font partie des mesures habituelles de ce genre de régime. []
  3. La population mondiale a plus que doublé depuis l’année ma naissance (1968) et, malgré un léger ralentissement, elle augmente encore de plus d’un pour cent par an. On parle souvent du Phylloxéra, de l’écrevisse de Louisanne ou du Frelon asiatique comme autant d’espèces invasives qui perturbent l’éco-système, mais l’homo-sapiens techno-industriel motorisé n’est pas mal non plus dans le registre, il pend beaucoup de place et il n’a même pas l’excuse d’ignorer sa propre propagation. []
  4. Exemple : Identité nationale : Lévi-Strauss aurait fait bondir la gauche (Yves Thréard le 4 novembre 2009). []
  5. Je cite : « Beaucoup d’observateurs ont peur de discréditer un juste combat pour la protection de la nature en le rapportant à des idéologies funestes comme le fascisme, le nazisme, et j’ajouterai aussi le gauchisme dont on parle en effet moins, mais qui est l’arrière-fond idéologique dominant des Verts. » []
  6. Lire aussi la tribune Luc Ferry: «Sauver la planète ou détruire l’Occident?», parue début juillet dans le Figaro. []

De quoi le prénom est-il le nom ?

(Je trouve les titres en « de quoi… est-il le nom ? » presque aussi lourdingues que les « m’a tuer », mais bon, pour le prénom, ça me semblait pertinent. Ou plutôt assez idiot pour être drôle)

L’affreux Éric Zemmour, lors de l’enregistrement de l’émission Les terriens du dimanche a lancé à l’animatrice Hapsatou Sy que son prénom était « une insulte à la France », qu’il aurait préféré qu’elle fût prénommée Corinne, et qu’il regrettait la possibilité donnée aux parents depuis 1993 de choisir le prénom de ses enfants ailleurs que dans le calendrier, c’est à dire dans la liste des saints chrétiens1. Au passage, il se trompe, car la possibilité de choisir un prénom extérieur à la tradition catholique existait déjà dans le cas des enfants issus d’une filiation exogène : la mairie (qui en décidait) refusait a priori qu’on nomme son enfant Knut, mais l’acceptait si on était issu d’une famille d’origine scandinave. Et la preuve en est qu’Hapsatou Sy est née en France avant 1993. Bien entendu, certains prénoms exotiques ont toujours été permis, comme par exemple… Éric, qui est un prénom scandinave par excellence et qui a été peu attribué en France avant le début du XXe siècle. Inversement, je ne sais pas si toutes les mairies de France, avant 1993, auraient laissé passer (sauf à faire valoir une tradition familiale de vieille noblesse ?) des prénoms tels que Rixende, Scholastique, Marcibilie, Ildefonse, Adenordis, Gaillarde, Aigline ou Narde, qui sont pourtant de vieux prénoms français, Est-ce que j’aurais pu nommer une de mes filles « Aménaïde », qui est le prénom de ma grand-mère paternelle2, issue d’une vieille famille du Limousin ?

Nous avons prénommé notre aînée Hannah. Mais elle est née en 1990 et pour la mairie, ça n’allait pas du tout, on nous a proposé, plutôt, Anna (qui est dans le calendrier), mais aussi Annach, qui apparemment était présent sur une liste, mais qui ne semble pas très fréquent.
Avec une malhonnêteté crasse, nous avons fait remarquer à l’employée de la mairie que « Hannah » était un prénom hébreu, en lui demandant si elle avait un problème avec ça… Elle s’est aussitôt ravisée et le prénom a été validé. Quand nous avons parlé de « Marit » comme second prénom, elle nous a dit que c’était hors de question, qu’un prénom exotique était déjà bien suffisant : « Ah non, hein, c’est L’UN, ou L’AUTRE ».
Il s’agit du prénom de ma mère, et c’est une variante norvégienne de Marguerite, Margarit, Margret, Maaret, Magali,,.. C’est finalement passé.
L’unique chose dont je sois sûr, c’est que pour choisir ces prénoms, nous avons beaucoup réfléchi, nous avons réfléchi à ce que deviendrait notre fille (pianiste, cosmonaute ?), nous voulions qu’elle ait un prénom qui soit à la fois familier et rare (Nathalie se rappelle avoir eu jusqu’à huit homonymes dans sa classe, ça l’a marquée !), nous voulions qu’il nous plaise à l’oreille, qu’il sonne bien une fois associé à mon patronyme, et puis ça nous amusait qu’il soit palindrome — nous avions vingt-et-un ans, on est joueur à cet âge-là. Par son second prénom, nous voulions bien entendu rattacher notre fille à sa grand-mère norvégienne, et qu’il porte la mémoire de cette origine familiale.
Enfin nous avons pensé à absolument tout, mais à aucun moment nous ne nous sommes dit que ce prénom envoyait un message à la France, qu’il était destiné à cracher à la figure de notre mère patrie, à revendiquer notre part exogène (la moitié des grands parents de mes enfants ne sont pas nés en France, après tout).
À aucun moment nous n’avons pensé à ça, ni de près ni de loin.

Dans une autre émission, Éric Zemmour se plaignait qu’Hapsatou Sy se dise blessée par ses propos, expliquant que c’est lui qui est victime d’un préjudice, qui souffre. Je remarque pour ma part que les champions de la revirilisation du monde tels que Zemmour ou Marsault sont en sucre, un rien leur fait mal.

Zemmour est pour moi plutôt attendrissant, parce qu’il est complètement fou3. Comment peut-il reprocher à quelqu’un son prénom, c’est à dire le mot qu’on utilise pour l’appeler depuis sa naissance ? Un prénom, on ne le choisit généralement pas (mais on peut choisir d’en changer — et après tout on peut aussi changer de patronyme), on doit s’y faire, parfois on passe sa vie à lutter pour s’y habituer parce qu’on ne l’aime pas, parce qu’il sonne mal, parce qu’on a souffert des jeux de mots imprévus qu’il permet, parce qu’il est bizarre ou au contraire banal. Mais c’est notre prénom, on vit avec, alors reprocher son prénom à quelqu’un est une idée de dément.
Zemmour se défend à présent en disant que bien entendu ce n’est pas à la porteuse du prénom qu’il fait des reproches mais aux parents de celle-ci. Comment peut-on être assez fou, là encore, pour essayer de convaincre une personne dont on ignore tout que ses parents ont eu tort de choisir un prénom plutôt qu’un autre, et pour prétendre savoir mieux que cette personne quelles étaient les motivations profondes des auteurs de ses jours et quel est leur rapport à la France ?4 Comment peut-on être obsédé par le patriotisme au point d’être capable d’imaginer qu’une femme de ménage mauritanienne et un ouvrier sénégalais ont choisi le prénom de leur fille dans le but de faire un pied-de-nez à la France ?5
Et puis dire les choses en ces termes, c’est oublier cinq siècles de colonisation française et trois siècles d’esclavagisme : affirmer qu’un prénom africain n’a pas sa place en France, c’est un peu oublier que la France a su imposer sa place en Afrique et n’a d’ailleurs pas cessé de le faire. Hors tout débat sur le repentir post-colonial, c’est un fait : la France et l’Afrique de l’Ouest sont liées par l’histoire. Et comme d’autres l’ont fait remarquer à Éric Zemmour, on n’a pas pas eu jusqu’ici le culot de reprocher leurs prénoms aux tirailleurs africains qui sont morts par dizaines de milliers « pour la patrie » dans la gadoue des tranchées de la Meuse.

Le problème du discours de Zemmour à mon sens (et là je ne parle plus seulement de prénoms) ce n’est pas tant qu’il soit convaincant pour ceux qui ne sont pas déjà prêt à être convaincus, c’est que sa récurrence dans le débat public finit par porter les choses sur son terrain. On va se positionner pour ou contre, mais selon ses termes, alors qu’on pourrait parler de tant d’autres choses et autrement. Oui, j’admets que je suis tombé dans le piège encore une fois.

Le choix des prénoms est une affaire passionnante à tous les titres : sociologique, psychologique, ethnopsychologique6, historique, poétique, politique,… mais elle mérite plus de finesse et impose beaucoup de tact, car s’attaquer au prénom d’une personne, c’est s’attaquer à la première chose qu’elle sait d’elle-même, et pour certains, ceux qui souffrent d’une fragilité à ce sujet, ce sera d’une très grande violence. On sait tous la petite douleur que représente le fait d’entendre son prénom écorché ou confondu, alors le voir mis en question !…
Les travaux menés sur les prénoms par Baptiste Coulmont, collègue du département de sociologie à Paris 8, sont passionnants, car ils sont menés avec méthode et intelligence — mais ça n’empêche pas, chaque année7, que des gens se sentent blessés en apprenant que leur prénom est un possible marqueur social. Le dernier ouvrage de Baptiste sur le sujet s’intitule Changer de prénom (presses universitaires de Lyon 2016). En plein dans le sujet !

Pour oublier un peu Zemmour (quoique l’on revienne sur son autre sujet, les rapports entre hommes et femmes), j’ai vu récemment passer des nouvelles intéressantes quant au rapport qui lie le prénom au genre. Les parents d’une petite fille prénommée « Liam » et ceux d’un petit garçon prénommé « Ambre » ont été convoqués par un juge8 que gênait la possible confusion des sexes induite par l’usage inhabituel de ces prénoms. En théorie la justice n’intervient pour forcer des parents à changer de choix de prénom que lorsqu’elle les considère de nature à porter préjudice à l’enfant (par exemple, les prénoms « Nutella », « Mini-Cooper » ou « Titeuf » ont été refusés).
Et là, ce que disent en substance ces initiatives judiciaires, c’est surtout que le fait qu’avoir un doute sur le sexe d’une personne dont on lit ou entend le nom lui garantit un futur problématique. Ça m’a rappelé mon enfance : j’avais des cheveux longs (ce qui était plutôt à la mode, du reste), et certaines personnes en étaient choquées, j’entendais parfois des réflexions de personnes âgées telles que : « de nos jours, on n’arrive pas différencier les filles des garçons »  — c’était une allusion aux coupes de cheveux mais aussi aux vêtements puisque les femmes se mettaient alors massivement au port du pantalon.
Apparemment, le stress de la désorientation sexuelle opère dans les périodes de revendication d’égalité, en réaction je suppose. Car à d’autres époques, et des époques où la domination masculine était si évidente qu’elle paraissait naturelle à tous et à toutes sans discussion, les choses se posaient différemment, puisqu’établissant mon arbre généalogique je tombe régulièrement sur des « Marie », des « Anne », des « Claude », des « Philippe » qui sont indifféremment femmes ou hommes.

  1. Au fait, si l’on doit piocher les prénoms parmi les saints, faut-il en exclure les exotiques Bakhita, Kamel, Khalid, Eneko et Ainoha, qui se font tous attribuer un jour de fête dans le calendrier catholique Nominis ? []
  2. Aujourd’hui, « Aménaïde » est surtout le nom d’une marque de soins pour cheveux. Quand j’étais enfant, j’étais persuadé que c’était le surnom que ses amies donnaient à ma grand-mère, car ça sonnait comme « bizarroïde », et je n’avais jamais rencontré (ni n’en ai rencontré depuis) aucune autre Aménaïde. []
  3. Je me demande si les médias qui se délectent de la parole de Zemmour ne le font pas moins par sympathie pour ses idées que pour le plaisir malsain de voir quelqu’un s’enfoncer dans une forme de démence autodestructrice. Un lutin malingre aux origines juives maghrébines, au physique méditerranéen, qui défend Pétain et le virilisme, ça ressemble moins à un projet politique qu’à un problème psychologique. J’ai un mal fou à imaginer que sa pensée soit prise au sérieux par ses (nombreux, cependant) lecteurs. Mais je dois avouer que je ne croyais pas que les français puissent réellement voter Sarkozy en 2007, dont le principal argument politique était de vouloir être élu et qui promettait des choses inconciliables aux uns et aux autres, alors peut-être est-ce mon imagination qui n’est pas assez développée pour accepter la triste réalité des faits. []
  4. Bien entendu, il existe des gens qui comme les parents d’Éric Zemmour donnent à leur enfant un prénom dont ils espèrent qu’il les aidera à s’intégrer, ou qui comme certains asiatiques donnent un double-prénom à leurs enfants : Michel pour la mairie, et 米歇 (à la sonorité proche) pour la famille.
    J’ai un couple d’amis, lui fils d’algériens, elle marocaine, qui se sont creusés la tête pour trouver un prénom qui relie leur fils à ses origines tout en échappant à la connotation religieuse et, bien sûr, en étant plaisant à l’oreille. Et ils ont trouvé : Atlas. J’ai trouvé ça incroyablement futé.
    Toutes les attitudes sont respectables évidemment. []
  5. Bien entendu, ça peut exister. Il n’est pas inconcevable que les parents allemands qui avaient tenté de prénommer leur enfant « Oussama Ben Laden » en 2002 aient été animés d’une idéologie salafiste. Mais ce n’est pas l’étrangèrerté du prénom qui en fournissait l’indice, c’est plutôt l’intuition qu’il constitue une référence et un hommage précis à une personne et à son action. À noter, en France le prénom « Ossama » a eu un succès croissant entre la fin des années 1970 et l’an 2000… Après quoi il s’est brusquement démodé et n’a plus été attribué que de manière rarissime. []
  6. Je pense au traumatisme des prénoms d’esclaves affranchis dans les Antilles françaises, par exemple. []
  7. Baptiste Coulmont observe le rapport entre les prénoms et l’obtention de mentions au baccalauréat. Pour cette raison, chaque année les médias l’interrogent sur le sujet, résumant parfois ses travaux de manière simpliste et déterministe. []
  8. Peut-être le ou la même juge ? Les deux affaires ont eu lieu dans le Morbihan. []

Écouter ce que les gens ont à dire

(Chaque jour Twitter me donne une bonne occasion de procrastiner en écrivant des articles consacrés à Twitter au lieu de m’occuper de tout ce que j’ai à faire vraiment, comme par exemple de préparer ma rentrée d’enseignant. Et j’ai mis tellement de temps à terminer cet article entamé « à chaud » qu’il est tout tiède, au point que j’ai hésité à le mettre à la corbeille1. Je me consterne, mais bon, un dernier, allez, c’est le dernier, parole de blogolcoolique. Si l’article vous ennuie – et il y a de quoi -, filez directement à la fin)

Le contexte, très vite : il y a quelques jours, l’Amicale du refuge, liée à la très respectable association Le Refuge (qui prend en charge des jeunes victimes d’homophobie) a interpellé la journaliste et militante Rokhaya Diallo avec ce tweet sorti de nulle part :

« Vous prétendez être une militante antiraciste et féministe. Vous avez une force de frappe médiatique, votre parole donne à réflexion, questionne. Mais où étiez-vous pour dénoncer le racisme, la misogynie, le sexisme, & l’homophobie de Bassem Braiki ? »

J’aimerais comprendre, je suis un peu inquiet du projet qui sous-tend ce tweet.
Il commence par porter assez violemment le doute sur la sincérité de l’engagement de la jeune femme (« vous prétendez être… ») puis laisse entendre que son absence de réaction publique aux horreurs proférées par Bassem Braïki2 peut être considéré comme un silence complice.

Il est très étrange que ce soit elle, entre toutes les personnes qui s’expriment publiquement en France, qui écope d’un tel procès d’intention. Rokhadia Diallo semble penser que cette responsabilité qu’on lui confie est liée à sa couleur de peau : « Suis-je donc responsable de tout ce que disent les Arabes et les Noirs de ce pays même quand ils tiennent des propos racistes, sexistes et homophobes ? (…) Choquée d’être ainsi prise à partie @AmicaleRefuge qui me soupçonne d’étranges solidarités du seul fait de ma couleur de peau ». Je pense qu’elle se trompe sur ce point, ou plutôt que ce n’est qu’une partie du problème et que l’essentiel est plutôt à chercher dans son engagement, et notamment dans son travail avec l’association Les indivisibles3 dont elle était présidente au lancement des Y’a bon awards, une forme de prix négatif classant les pires saillies racistes qui est resté en travers de la gorge de beaucoup de gens puisqu’y ont été primés ou nommés de nombreuses personnalités des médias ou de la politique : Luc Ferry, Alain Finkielkraut, Ivan Rioufol, Pascal Bruckner, Christophe Barbier (qui a eu l’élégance de venir chercher son prix), Éric Zemmour, Robert Ménard, Jean-Paul Guerlain, Jean Raspail, Anthony Kavanagh, Caroline Fourest, Jean-Luc Mélenchon, Véronique Genest, Élisabeth Lévy, Philippe Val, Jean-Jacques Bourdin, Michel Sapin, Philippe Tesson, Manuel Valls, Natacha Polony, Richard Millet, Sylvie Pierre-Brossolette, Lionnel Luca, Benjamin Lancar, Sylvie Noachovitch, Jean-Marie Le Pen et plusieurs ministres de Nicolas Sarkozy, Nicolas Sarkozy lui-même, ainsi que son parti, l’UMP. De quoi se garantir un large spectre d’inimitiés, comme on le voit.

Curieuse défense ; « ils n’ont pas dit qu’elle était complice, et s’ils l’ont fait c’est pour une bonne raison ». Au moins c’est clair, ce sont ses « fréquentations », quoique ça veuille dire, qui sont reprochées à Rokhaya Diallo. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

Pour que l’Amicale des jeunes du Refuge s’en prenne à Rokhaya Diallo, on pouvait imaginer un passif ou des ambiguïtés dans le registre de l’homophobie, et c’est sans doute ce que retiendront les gens qui n’auront pas pris le temps de chercher. Mais sur ce plan, le dossier est vide, et au contraire, Rokhaya Diallo a notoirement défilé en faveur du Mariage pour tous.
C’est ce que j’ai  fait remarquer, un peu scandalisé par les sous-entendus induits par le tweet de l’Amicale du refuge, qui me semble relever de la smear campain : une boule puante destinée à créer, sans lien avec une réalité objective, une réputation. Plus le temps passe et moins je crois en la bonne foi des auteurs du Tweet puisqu’ils n’ont fourni ni rectification ni excuses et se sont même enfoncés par la suite, à coup de retweets qui prouvent que, contrairement à leur affirmation première, ils n’avaient pas posé la question à Rokhaya Diallo comme ils auraient pu la poser à n’importe qui. À la rigueur, je peux leur laisser le bénéfice du doute en imaginant que c’est une fierté mal placée qui les pousse à persister dans la calomnie. Pas glorieux.
Au passage, je n’ai pas lu de prises de position de la part de l’Amicale du Refuge contre le dessinateur Marsault, autrement plus médiatisé que Bassem Braïki, et dont l’homophobie, entre autres peurs de l’autre dont il est bouffi, ne semble pas franchement ambiguë. Le jeu « vous n’avez rien dit », « votre indignation est sélective » peut aller assez loin et a un intérêt limité.

Je n’ai pas eu de réponse des gens de l’Amicale du refuge mais l’essayiste Fatiha Boudjahlat, elle, m’a répondu, en supposant tout savoir du contenu et des origines de mes convictions :

Bon alors je suis un « white savior » (?) et un « white gaucho » parce que je débarque de mon « nid » parishuitard. L’accusation qui prend pour preuve auto-référente le fait d’enseigner à Paris 8 est lassante et terriblement bête, j’avais fait le point sur le sujet dans un précédent article. Apparemment mon extraction sociale supposée (« bourgeois ») fait de moi un colonialiste condescendant, et la teinte de ma peau est pour cette personne un critère pour interpréter mes opinions. Et pour finir, elle me demande de ne plus suivre son fil Twitter. Eh oui, tant que nous n’interagissons pas, elle peut conserver ses préjugés et se convaincre de leur bien-fondé.

J’imagine que Fatiha Boudjahlat est une femme intelligente4, dont les convictions sont éloignées des miennes mais dont l’histoire personnelle aussi est éloignée de la mienne : elle est une femme au nom d’origine algérienne, tandis que je suis un homme au nom bordelais. Elle oppose ce que lui a apporté l’universalisme de la République, dont elle est un agent (comme moi, du reste) à la culture patriarcale musulmane, et elle préfère parier sur l’excellence comme ascenseur social que sur les revendications antiracistes. C’est une position que je comprends, je connais plusieurs personnes « issues de l’immigration » (ou passées du prolétariat à l’aisance financière, c’est un peu la même mécanique) qui la partagent, qui croient dur comme fer à la méritocratie et qui l’opposent à ce que certains nomment « victimisation » et autre « culture de l’excuse ». Sans y souscrire, je respecte totalement cette vision des choses, qui relève non de l’analyse sociologique (qui confirme malheureusement la cruelle inégalité des chances qui a majoritairement cours) mais de l’image de soi : un refus de se voir en victime passive, incapable de prendre son destin en mains et se donnant avec complaisance ou résignation toutes les bonnes raisons d’échouer ou de mal agir.

L’inconvénient de cette vision des choses est qu’elle peut mener à refuser certains constats pourtant objectifs (indicateurs chiffrés, expériences en psychologie sociale) ou à refuser de comprendre les situations. Or comment remédier durablement à un mécanisme sans le comprendre ? Inversement, la position qui découle d’une focalisation sur le sujet du racisme peut mener à ne plus voir le monde qu’en termes de racistes et de racisés, de colons et de colonisés, ce qui est terrifiant car le racisé, comme le colonisé, sont nommés, et donc définis, par l’action de ceux qui les oppriment. Poussée au bout, cette logique mène au Parti indigéniste, qui prône la distinction entre les individus selon le groupe ethnique, culturel ou religieux duquel ils sont censés être issus, et qui ne voit toute personne qui ne se satisfait pas de ce cadre plutôt raciste comme « allié », « traître »  ou « idiot utile ». La position des Indigénistes a aussi comme défaut fondamental d’être obnubilée par le passé. Or si le passé est important à connaître et à comprendre, l’endroit où nous allons ne pourra jamais être que l’avenir.

Le cas Rokhaya Diallo

Je suis sensible au cas de Rokhaya Diallo depuis son éviction du Conseil National du Numérique, sur foi d’accusations impunément calomnieuses et injustes. L’affaire m’avait particulièrement interpellé à cause de la manière dont l’encyclopédie Wikipédia avait été instrumentalisée à l’époque. J’en avais parlé dans un précédent article. Mais bon, je ne suis pas spécialiste de Rokhaya Diallo alors quand je vois pleuvoir comme autant d’évidences des accusations qui la concernent, j’essaie de me renseigner afin d’évaluer l’éventuel bien-fondé de ces accusations ou d’identifier les malentendus qui peuvent les expliquer. Et là, rien, moins que rien, aucune raison, et même, toutes les raisons de croire que les griefs sont à l’inverse de la réalité.

Ce que je connais le mieux du travail de cette femme, c’est sa bande dessinée Pari(s) d’amies (2015), scénarisée pour l’illustratrice Kim Consigny ((Kim Consigny a publié chez Sociorama/Casterman le remarquable La petite mosquée dans la cité, qui montre les enjeux et les ratées qui entourent la construction de lieux de cultes musulmans lorsque ceux-ci deviennent des enjeux politiques. )), qui raconte le quotidien de cinq amies aux origines et au parcours divers, qui bavardent, se lancent des vannes, et qui vivent parfaitement bien leurs différences, que celles-ci soient relatives à leurs origines, à leur positionnement, à leur niveau social ou encore de leur orientation sexuelle, puisque, oui, une des cinq jeunes femmes est une rappeuse et guitariste lesbienne.
J’ai du mal à imaginer que Daech en recommande la lecture même si une des héroïnes de l’histoire a une sœur jumelle qui porte le hijab.

Pari(s) d’amies, par Rokhaya Diallo et Kim Consigny (2015, Delcourt). Deux sœurs jumelles, l’une porte le voile, l’autre se prénomme Marianne (et non Mariame), à la suite d’une erreur administrative. Intéressante astuce scénaristique pour évoquer les conflits intérieurs relatifs à l’identité : subie, assumée, revendiquée, bien ou mal vécue,… La protagoniste principale du récit, elle, est métisse, autre situation qui amène à des conflits intérieurs semblables.

C’est une bande dessinée « bon esprit », qui n’hésite pas à se moquer de l’enthousiasme de l’engagement anti-raciste de l’héroïne, Cassandre (que l’on suppose être en partie un auto-portrait de la scénariste), qui tente de convaincre toutes ses amies aux cheveux crépus de cesser de les lisser ou de les tresser car après tout, personne ne doit se sentir honteux de ce qu’il est. Ce portrait d’une jeunesse contemporaine est certes émaillé de petits exemples de vexations racistes au quotidien (le fait notamment d’être régulièrement traité en étranger, sur la foi de son apparence), et parfois même d’astérisques pédagogiques dont, en tant que lecteur, j’aurais pu me passer, mais ce n’est pas non plus un tract ou un manifeste, ou s’il l’est, il est plutôt tourné vers les bonnes choses de la vie, vers l’absence de jugement ou d’injonctions, que vers le ressassement, les jérémiades et l’aigreur.

Bref, si on vérifie un peu, non, Rokhaya Diallo n’est pas spécialement une musulmane intégriste qui réclame le voile sur la tête des filles et la tête des toubabs sur une pique, c’est une jeune femme d’aujourd’hui qui juge injustes certains non-dits (ou mal-dits) de la société française concernant le sexisme et le racisme. Comme tous les gens engagés, elle court le risque de s’enterrer dans son engagement, de ne plus se définir que par celui-ci5. Mais à qui la faute ? Qui l’invite pour parler d’animation japonaise (elle est co-fondatrice de la Japan expo !) ? Et lorsqu’elle est entrée au Conseil National du Numérique, qui a décidé qu’elle n’était pas compétente sur ces sujets et a réclamé qu’elle en soit évincée ?

Je suis un peu bête mais j’ai un certain sens de la justice : pour moi on ne peut pas reprocher à quelqu’un les propos de quelqu’un d’autre, on ne peut pas résumer ses convictions à une collection des biais de raisonnements (qui se ressemble s’assemble, qui vole un œuf vole un bœuf, y’a pas de fumée sans feu, si ce n’est toi c’est donc ton frère, etc.), et quand on constate que l’on s’est trompé, il faut avoir le courage de réviser les conclusions erronées auxquelles nous ont menées des informations fallacieuses.
Il faut écouter ce que les gens disent vraiment, examiner ce qu’ils ont fait effectivement, et éviter de leur reprocher les propos du voisin ou de leur intimer l’ordre de s’en désolidariser6 : chacun ne peut être responsable que de ce qu’il a dit ou fait.
Et ça vaut pour tout le monde, je trouve tout aussi absurde la facilité avec laquelle beaucoup de gens (amis notamment) associent confusément nos philosophes médiatiques :  Raphaël Enthoven, Raphaël Glucksmann, Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Luc Ferry, Bernard Henri-Lévy… S’ils peuvent se rejoindre dans l’agacement que provoque leur étrange statut, ils n’en restent pas moins des personnalités différentes, avec des parcours différents, de bons et de mauvais moments différents.
Traiter chacun en individu pour ce qu’il dit, pense, fait, est la moindre des choses, y compris quand ces individus s’abritent derrière un groupe, d’ailleurs. 

Je vais être honnête avec vous, cette image n’a aucun lien avec l’article. Elle représente la pendaison d’Herbert II de Vermandois.

Je sens un mauvais réflexe général : plus que jamais, laisser parler x ou accepter de l’écouter sans le bloquer ou le signaler est assimilé à un soutien ; garder son amitié pour quelqu’un ou acquiescer à une partie de son propos est vu comme une adhésion pur et simple… On ne se fait plus reprocher une position, on se fait accuser d’être « proche de », considération aussi vague qu’impossible à démontrer autant qu’à démonter.  Ça me semble une insulte à l’intelligence que de voir les choses ainsi, il faut se forcer au contraire à juger chacun pour ce qu’il dit ou fait effectivement, pas juste en se disant : « elle parle au PIR », « c’est un philosophe médiatique », « c’est un catho », « c’est un prof à Paris 8 ».
Refuser les propos des gens avec qui on n’est pas d’accord est une autre insulte à l’intelligence, car ce sont justement des gens dont on ne partage pas toutes les vues que l’on a des choses à apprendre, par 
définition. Je ne dis pas que toutes les opinions se valent, ni même qu’elles sont toutes respectables, mais tous les parcours le sont, ou méritent examen : qu’est-ce qui amène untel ou untel à penser ceci ou cela ? Qu’est-ce que sa sensibilité particulière le pousse à voir que je ne vois pas ? 

Je comprends bien les raisons évolutionnistes qui expliquent les jugements expéditifs et les catégorisations abusives, tout ça est, comme on dit, inscrit dans notre ADN (et je parle du vrai ADN), mais l’intelligence et la justice commandent au contraire d’être capable de distinction et d’apprendre à réviser ses opinions lorsque leurs bases s’avèrent caduques.
Bien entendu, on n’est pas forcé de s’intéresser à tout et à tout le monde, mais il n’est pas très rationnel (quoique ce soit courant) d’avoir une opinion tranchée d’une manière inversement proportionnelle à la connaissance que l’on a d’un sujet.

  1. J’ai dans mes brouillons des dizaines voire des centaines d’ébauches d’articles commentant telle petite phrase d’untel, tel fait politique, des centaines de milliers de signes saisis pour rien, qui ont juste l’intérêt, quand j’y retourne, de me rappeler mon indignation du [jour/moi/année] à propos de Nicolas Sarkozy ou autres sujets désormais oubliés. []
  2. Bassem Braïki est un blogueur communautariste maghrébin qui conseillait récemment aux homosexuels de se « soigner » en ingérant du cyanure. []
  3. Les Indivisibles sont souvent confondus avec le Parti des Indigènes de la République, organisation camarade de lutte mais néanmoins bien distincte puisque si les constats des deux associations convergent, leurs propositions pas du tout, les Indigènes fustigeant le métissage.  Le Slogan des Indivislbles est « Français sans commentaire ». Cette association pointe les cas où les origines exogènes de certains français les font traiter différemment des autres français. Pour faire mentir ce constat, sans doute, Nadine Morano a un jour qualifié Rokhaya Diallo de « Française de papiers », locution très connotée droite extrême, qui laisse penser qu’une jeune femme née en France, qui y a grandi et étudié, bénéficie pourtant d’une nationalité factice du fait de…? Ça elle ne l’a pas dit. []
  4. Elle peut être excessive. Dans un tweet du mois de février 2018, vite effacé, elle avait signalé « à tous les prédateurs » que « Rokhaya Diallo était un corps à leur disposition.
    Elle faisait allusion au fait que cette dernière, quoique musulmane, ne porte pas le voile, qui selon les islamologues des plateaux de télévision est censé être destiné à conjurer la lubricité masculine. []
  5. Au passage, on reproche à un journaliste ou un essayiste de se focaliser sur tel ou tel sujet politique mais personne ne se plaint quand des professionnels sont spécialisés dans des domaines tels que le sport, le droit, la culture ou les sciences,… []
  6. L’injonction à se désolidariser est bête ou malhonnête, car ce qui est demandé est souvent impossible : si on peut s’opposer à ses pères ou à ses camarades d’engagement à titre personnel, on ne peut pas le faire à la demande ou au bénéfice d’un ennemi de ses idées ! []

Humeur sombre et théorie de la relativité

Les gens comme Marsault dont je parlais ces jours-ci, Alain Soral, Éric Zemmour, Renaud Camus, mais aussi les Indigènes de la République, La Manif pour tous, Daech ou Donald Trump travaillent à un monde qui m’angoisse. Obsédés par la distinction, ils veulent (à quelques variations idéologiques et particularités locales près) que les blancs soient blancs, que les noirs soient noirs, et que les hommes prouvent leur virilité en imposant une place subalterne aux femmes. Toute personne un peu entre-deux (ou plus), métisse, androgyne, issue de plusieurs cultures, ou religions, qui ne peut pas ou ne veut pas se faire imposer une place binaire et définie, est leur ennemie, et comme ils sont — comme chaque personne sur Terre — eux aussi plusieurs choses à la fois, ils pourchassent le métissage en eux-mêmes, ils s’imposent une absurde pureté. Une telle manière de voir semble croître dans un monde plus  petit que jamais. Petit parce que nous sommes nombreux et qu’il ne grandit pas, mais petit surtout parce qu’il faut vingt heures au plus pour se rendre n’importe où sur la planète, parce qu’on s’informe et on communique bien au delà de ses frontières (mais pas sans frontières), on peut tout savoir de chaque mètre carré du monde, on a les mêmes marques de vêtements, les mêmes téléphones, on peut écouter la même musique, regarder les mêmes films, enfin on vit dans le même monde, non seulement on respire le même air, mais en plus, on le sait. Ce sont nos arrière-arrière-arrière-grands parents qui auraient un peu de peine à nous comprendre, pas les gens qui vivent à dix mille kilomètres.

La galaxie M83 contient environ 40 milliards d’étoles, elle est deux fois moins grosse que notre galaxie, la Voie Lactée. J’ai récemment lu une comparaison intéressante pour comprendre ce qu’étaient les millions et les milliards. Un million de secondes représente onze jours et demi. Un milliard de secondes représente trente-et-un ans et deux-cent-cinquante-et-un jours.

Au passage, beaucoup de gens cherchent leur « pureté » chez ces arrière-arrière-arrière grands parents, dans un monde qu’ils n’ont pas connu, où ils n’ont, en fait, aucune envie de se rendre vraiment à moins de pouvoir le faire comme les voyageurs temporels de science-fiction, c’est à dire à la carte, sans renoncer à tout ce qui leur a été donné par des siècles de progrès scientifique et technologique. Les défenseurs de la théorie de la Terre plate et ceux qui doutent qu’on envoie des satellites ou des astronautes en orbite ne jettent pourtant ni leur téléphone mobile ni leur GPS, qui ne sauraient pourtant fonctionner si leur croyance était fondée. Les djihadistes rejettent tout ce qui est moderne ou étranger, sauf les armes à feu, les automobiles ou les moyens de communication grâce auxquels ils peuvent diffuser leur propagande. Ils ne se demandent pas non plus si l’inventeur ou le fabriquant de la fibre synthétique du niqab de leurs épouses est musulman. Ceux qui rêvent des valeurs de la France bucolique du XIXe siècle n’aimeraient ni l’ambiance coercitive du village, ni le pouvoir du curé, ni l’absence d’eau courante ou d’électricité, et renonceraient difficilement à l’hypermarché où ils font leurs courses chaque samedi comme au véhicule qu’ils utilisent pour s’y rendre.
Tous ces retours au passé, à la simplicité, à l’ordre, sont bien entendu illusoires (quoi que l’on fasse on ne peut se rendre que dans l’avenir) et ceux qui font la promotion plus ou moins violente de la régression le savent parfaitement. Ce qu’ils cherchent est ailleurs. Et on va me juger paranoïaque, mais ce que cherchent volontairement ou non les nationalistes, les masculinistes, les traditionalistes, les intégristes, c’est à rassembler des camps, à fédérer des factions, car il est plus facile de diriger des gens lorsqu’on leur donne des ennemis communs, car il est plus facile pour faire naître un groupe de lui trouver un péril à craindre collectivement que de lui inventer un projet positif. Créer des inimitiés a même de tout temps été pour les chefs le plus sûr moyen pour se garantir la fidélité et l’obéissance de ceux qu’ils dirigent. Mais pour le faire bien, on ne peut pas se contenter d’exciter les gens avec des guerres à venir, il faut provoquer effectivement la guerre.

Les œuvres du chat, qui se rend vite compte qu’un oiseau ou une souris sont moins digestes que la pâtée qui lui est fournie par ses humains.

J’ai peur que beaucoup de gens, bien au delà du petit nombre des cyniques qui y œuvrent sciemment, préparent inconsciemment la guerre, parce qu’ils savent confusément que notre futur est sombre : le pétrole et l’uranium dont notre civilisation d’énergie ne peut se passer, le coltan et les terres rares indispensables aux équipements numériques, l’eau non souillée, la biodiversité et les terres cultivables nécessaires à notre alimentation, tout ces biens sont en quantités finies, en voie de raréfaction et leurs valeurs financières sont appelées à augmenter, leur contrôle est un enjeu géopolitique stratégique de plus en plus critique. Et comme toujours dans ce genre de cas, la solution est la guerre, et pour qu’une guerre se fasse, il faut avoir des ennemis, et si on veut attaquer en se donnant le beau rôle, il faut affirmer que c’est celui que l’on désigne comme ennemi qui nous veut du mal, ou trouver quelque autre raison supérieure qui permette de se sentir moralement légitime à attaquer le premier. L’autodéfense préventive. C’est le principe de beaucoup de blockbusters où l’on sait que le « méchant » est méchant parce que le « gentil » s’autorise à lui taper dessus. C’est le principe de la politique extérieure étasunienne depuis un certain temps, mais ils ne sont pas les seuls — ils en ont juste, en ce moment, plus les moyens que les autres.
À quatre-vingt dix sept ans, Claude Lévi-Strauss résumait la chose d’une manière puissante :

« Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué ».

(Claude Lévi-Strauss, en 2005)

Quant aux contes (l’âge d’or, la patrie, les divinités), ils permettent de donner un peu de noblesse, de hauteur, à des actions motivées par la peur ou l’égoïsme.
Malgré ces sombres pensées du jour, je suis d’un naturel assez gai parce qu’il m’en faut vraiment très peu pour être heureux, comme dit la chanson : de l’amitié, de l’amour, des choses intéressantes à apprendre ou à faire, et un petit verre de rouge de temps en temps. Je me méfie de la peur qui rend bête et de la bêtise qui rend mauvais, mais je sais que si la veulerie est partout, le courage aussi, et je crois (je crois car je suis à peu près incapable de les éprouver moi-même) que la haine, la soif de dominer, ne sont jamais qu’une manière de se défendre de la peur d’être abandonné ou d’être sans substance.

Il y a deux semaines, j’ai été invité par le festival d’Astronomie de Fleurance pour parler de l’histoire du cinéma, j’étais un des invités hors-sujet conviés pour détendre un peu le public au terme d’un marathon de conférences de douze heures.
Je suis resté sur place deux journées entière ensuite, et je n’y ai rien fait d’autre que d’assister à des conférences d’astrophysiciens, à des débats entre astrophysiciens, et même à un cours de mathématiques par Roland Lehoucq, qui calculait les poussées à faire et les directions à ajuster pour passer d’une orbite à une autre en dépensant le moins de carburant possible.
Malgré la canicule, physiquement éprouvante, ces deux jours ont été une bouffée d’air frais. Quand on réfléchit à l’échelle cosmique, en milliard d’années, en milliards d’années-lumières, en centaines de milliards de galaxies dont les plus petites sont formées de dizaine de milliards de soleils, quand on essaie de comprendre les trous noirs ou encore l’énergie sombre, quand on comprend à quoi sert d’envoyer une sonde vers le Soleil ou de créer des machines géantes pour détecter des ondes gravitaionnelles ou des particules, on est bien forcé d’admettre que la plupart des éléments de l’actualité politique qui nous occupent l’esprit quotidiennement sont bien mesquins. À l’échelle cosmique, on se fiche au fond un peu de connaître le montant de la facture de la piscine du Fort de Brégançon.

Il paraît que ce point rosâtre est la planète Mars, peuplée d’une forme de vie techno-poétique : des robots à roulette qui errent en attendant d’être bloqués par un rocher ou par un dysfonctionnement fatal de leurs panneaux solaires.

Sur les deux-cent quarante milliards de planètes que l’on estime exister dans notre galaxie (qui n’est qu’une parmi des centaines de milliards d’autres galaxies), nous n’avons de preuve d’existence d’une forme de vie que sur un seul et unique modeste caillou, le nôtre, notre Terre. Et les distances sont à ce point considérables que nous savons que si d’aventure un message émis par une forme de vie extraterrestre intelligente nous parvenait, ceux qui l’ont émis auront sans doute disparu depuis des centaines de milliers d’années à l’instant où nous accuserons réception : nous sommes tout seuls dans le noir, tout seuls et fragiles, et le tour que prend notre évolution rend improbable que nous ayons le temps (et sans doute est-ce pour le mieux) de diffuser un jour notre présence au delà du système solaire.
Ici, donc, nous avons de la vie, de l’intelligence, une capacité à nous émerveiller de la beauté et une capacité à en produire (ça va avec), c’est tout ça qu’il convient de sauver. Peut-être que notre planète est l’unique endroit de l’univers où existent des oiseaux, des insectes, des poissons, la poésie et la musique. Et peut-être aussi que vivons sur la seule planète où des pignoufs nationalistes se perdent en Méditerranée pour essayer de naufrager des gens qui fuient la guerre, ou qui font des selfies dans les Alpes dont ils ont décidé de défendre les frontières immatérielles (et toujours disputées entre la France et l’Italie !) contre quelques malheureux qui cherchent leur chemin pieds-nus dans la neige. Quelle pathétique petitesse, quelle perte de temps, d’énergie.

L’histoire est fausse : les cyclistes sont morts au Tadjikistan, à des milliers de kilomètres de la zone contrôlée par l’État islamique et ils ignoraient courir des risques. Rien ne prouve que leur randonnée ait eu pour but de prouver la bonté humaine, mais ils se félicitaient effectivement du chaleureux accueil dont ils bénéficiaient partout. L’histoire est fausse alors on retiendra surtout un fait : il existe des gens (comme l’auteur de ce tweet mais aussi nombre de ses amis) capables de se réjouir d’un meurtre perpétré par Daech. Cela fait des gens comme ce Richedy des alliés objectifs de Daech, rien d’autre.

Que l’on croie qu’il existe un sens supérieur à notre existence ou que l’on considère que c’est à nous d’inventer ce sens, comment peut-on être aussi minable ? Ne sommes-nous pas suffisamment minuscules et perdus comme ça ?

Think cosmically, act globally.

L’habit

La présence de Philippe Poutou lors du débat de mardi dernier a fait couler beaucoup d’encre : son naturel, a révélé le caractère artificiel de la posture de ceux qu’il refuse de nommer des « collègues », jusqu’à faire perdre à Jean-Luc Mélenchon l’image de bolchevique au couteau entre les dents que lui donnent les médias marqués à droite, et à faire apparaître le candidat de la France insoumise en présidentiable raisonnable et crédible — bel exemple de mathématique humaine où l’ajout d’un élément au comportement légèrement différent de ce qui est habituellement attendu modifie complètement le résultat obtenu. Je ne parle pas de mon ressenti de spectateur, je me fie aux tweets que j’ai vu ensuite, car à l’heure du débat j’étais au cinéma devant Lost City of Z, que je recommande, au passage.

Outre les propos de Philippe Poutou, ce sont son attitude, son langage familier et sa mise décontractée — tee-shirt et jeans — qui ont fait jaser. Certains s’en sont émerveillés, tel le britannique Luke Lewis sur Buzzfeed : « OMG and I’ve just noticed he’s wearing jeans. He’s amazing. You’d never get someone like that rising to this level of British politics ». Marion Maréchal Le Pen attribue le succès de Philippe Poutou à sa seule apparence« Je sais qu’il y a eu un enthousiasme généralisé parce qu’il est venu en pyjama et qu’il ne s’était pas rasé ». D’autres, comme les éditorialistes Anna Cabana et Bruno Jeudy, se sont indignés d’une attitude irrespectueuse, puisque le candidat à la présidentielle et ouvrier chez Ford ne se conformait pas à ce qu’ils jugent être la règle du jeu.

Dans ce registre, l’intervention qui me fascine est ce tweet de Luc Ferry :

Je ne suis pas spécialiste du vêtement, mais je note que Philippe Poutou n’était pas en Marcel, il portait un teeshirt à manche longue, boutonné devant, qui n’était « débraillé » que par la déformation produite par la fixation de micros. Un anglo-saxon, pour Buzzfeed, l’a décrit ainsi : « He looks like the guy you’d have a marvelous weekend affair with in the south of France ».

Mais peu importe, ce qui est intéressant c’est de voir qui en parle ! Luc Ferry se présente comme un philosophe, et il est bien philosophe de formation, il a enseigné la philosophie et écrit plusieurs livres sur de grands sujets philosophiques tels que le bonheur, l’amour, la sagesse, le beau ou la politique. Il a accédé à une certaine renommée au milieu des années 1980 en cherchant à déboulonner les idoles de la pensée française post-soixante-huitarde telles que Bourdieu, Deleuze, Derrida ou encore Foucault. Il est par la suite devenu ministre de l’Éducation nationale sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Pour l’anecdote, rappelons que ce soutien de François Fillon s’est, en son temps, vu reprocher d’avoir occupé un emploi fictif aux frais du contribuable1.

Ce que je remarque sur sa photo de profil, c’est qu’il est déguisé en pingouin :

Il porte le costume sombre et légèrement satiné du cadre ou du politicien. C’est son droit absolu, mais ce n’est pas comme ça que je me figure un philosophe, professionnel de la pensée que j’imagine soit totalement indifférent à la question, soit volontairement dédaigneux des apparences conventionnelles, soit capable d’en jouer. Ce costume, associé à une œuvre philosophique apparemment assez plate et à une carrière marquée par la compromission avec le monde politique dans ce qu’il a de plus navrant, me renvoie l’image un peu triste d’un philosophe dont l’unique rêve a toujours été de ressembler à un agent immobilier dont la fantaisie s’exprime par une la raie au milieu et un cheveu sagement fou.

Je comprends bien que dans certains quartiers, en France, au XXIe siècle, on ne soit pas autorisé à sortir habillé comme on veut sans se faire regarder d’un œil torve et traiter de tous les noms. C’est vrai, David Pujadas en parle souvent. C’est pourquoi, plutôt que de les accabler, il faut féliciter les gens qui, comme Philippe Poutou, osent se rendre à un débat de politique nationale sans porter de cravate et, fièrement, affirment que le ce n’est pas parce que l’on s’habille comme on en a envie que l’on ne mérite pas le respect. Bien entendu, il n’est pas question de forcer Luc Ferry à porter des pulls façon Gilles Deleuze ou à lui refuser de se présenter vêtu comme il l’entend dans l’espace public, il faut qu’il apprenne de lui-même à se libérer du carcan de la société traditionnelle qui lui impose son uniforme.

  1. Citons Wikipédia : « En juin 2011, Le Canard enchaîné et d’autres médias affirment que Luc Ferry, professeur à l’université Paris-Diderot, n’y assure aucun enseignement depuis quatorze ans et qu’il n’y est quasiment jamais présent : outre les périodes de fonctions ministérielles, où il était détaché et payé comme ministre, il a longtemps été dispensé, à sa demande, d’enseignement et mis à disposition afin d’accomplir diverses fonctions officielles. En 2010, avec l’autonomie financière, son université lui demande d’accomplir son service d’enseignement statutaire pour lequel elle le paye, ce qu’il ne fait pas ; l’université lui réclame donc le remboursement de ses rémunérations (environ 4500 euros mensuels selon la même source) ou d’assurer ces enseignements.
    Pour sa part, Luc Ferry, qui y voit les conséquences de ses propos tenus au Grand Journal [nota : Il avait accusé un ministre de pédophilie], déclare qu’il est en détachement de l’enseignement supérieur et qu’en l’absence de convention entre Matignon et l’université Paris-VII, cette dernière prend en charge son traitement de président du Conseil d’analyse de la société, comité rattaché aux services du Premier ministre. In fine, Matignon sera tenu de rembourser l’Université, conformément à la loi. Il décide alors de prendre sa retraite d’enseignant à la fin de l’année scolaire 2011″. []

Ce que j’entends par « racisme »

De nombreuses conversations auxquelles je participe sur Twitter, notamment, butent sur le mot « racisme », auquel je ne donne pas la définition la plus commune, ce qui enlise souvent la discussion dans des considérations lexicales plutôt que sur les faits dont j’essaie de parler. Je ne sais pas si le mot est bon (aucun de ses pseudo-synonymes tels que « exclusion » ou « xénophobie » ne me convient plus), mais afin d’y renvoyer mes interlocuteurs chaque fois que la question reviendra je vais tenter ici d’expliquer en détail ce qu’il recouvre lorsque je l’emploie.

Le racisme scientifique

Le racisme dit « scientifique » du compte de Gobineau, qui jugeait pertinent de distinguer les humains comme un zoologue le ferait, sur la foi de quelques caractères phénotypiques flagrants tels que la couleur de la peau, la nature du cheveu ou la forme caractéristique des yeux, du nez ou de la bouche, ne m’intéresse pas spécialement, ne me semble pas vraiment une question actuelle. Bien que l’on parle de racisme « scientifique », cette manière de classifier les humains est dépréciée tant d’un point de vue moral que du point de vue des biologistes, qui constatent une remarquable homogénéité de notre espèce comparément à bien d’autres, y compris au sein de notre famille, les primates : les différences génétiques entre un individu chimpanzé et un autre peuvent être bien plus importantes qu’entre deux humains1. Cette grille de lecture du monde très XIXe siècle a, certes, toujours ses amateurs, comme le directeur de radio Courtoisie Henry de Lesquen2, mais elles sont à mon avis plus une conséquence du racisme que sa cause, ce ne sont que des théories, elles sont destinées à valider et à rationaliser (au sens le plus fou du terme) une attitude assez universellement partagée de rejet de la différence. C’est la raison d’être de ces mécanismes de rejet qui m’intéresse, plus que les théories qui leur sont plaquées ensuite et que nous avons beau jeu de dénoncer à présent que plus personne de fréquentable ne les soutient.

Le racisme Koh-Lanta

Chaque année, l’émission Koh-Lanta fournit une illustration extraordinaire de la manière dont se fabrique ce que j’appelle le racisme : les participants à ce jeu sont placés dans des conditions assez extrêmes de survie et de compétition pendant quelques semaines. Ils sont tout à fait consentants et peuvent abandonner le jeu quand ils veulent, mais ils s’accrochent et, au passage, subissent la faim et le froid, maigrissent de manière impressionnante et vivent des situations humaines émotionnellement perturbantes : alliances, pactes, trahisons, cabales. Au début du jeu3, les participants sont répartis entre deux équipes, l’équipe rouge et l’équipe jaune.

Les deux équipes sont opposées avec comme enjeu une amélioration des conditions de vie (le moyen de faire du feu, ou une ration de nourriture, par exemple), et, en fin d’émission, la possibilité de rester au complet. Après vingt jours seulement, de nombreux participants ont quitté le jeu — exclus par ceux de leur propre équipe après que celle-ci ait été déclarée perdante à un jeu — et les deux équipes sont « réunifiées », c’est à dire qu’elles disparaissent, il n’y a plus ni « jaunes » ni « rouges ». En théorie du moins, car malgré la suppression des équipes, les participants persistent à s’identifier à leurs anciennes couleurs, et ceux qui y sont infidèles passent pour les pires traîtres. Les participants au jeu semblent parfois être devenus fous, car ils sont devenus patriotes d’une couleur qui leur a été attribuée arbitrairement et qui regroupe des personnes qu’ils ne connaissaient pas quinze jours plus tôt. Pas besoin, en voyant ça, de se demander comment fonctionnent les armées.
Même sans parler de guerre, cet « esprit d’équipe » mène à des horreurs, et notamment à refuser vigoureusement tout ce qui gomme les différences. Dans ma ville, dont le maire est étiqueté « divers droite », par exemple, on a pu voir le Parti socialiste local reprocher au maire de trop investir dans la culture et d’avoir aménagé un camp pour les gens du voyage, et le représentant au législatives du Parti de Gauche se plaindre que la mairie organise un événément autour de la permaculture. C’est à dire que les deux partis d’opposition « de gauche » de la ville ont reproché au maire de ne pas être assez à droite : leur engagement les a conduit à oublier le but qu’ils poursuivaient pour ne s’intéresser qu’à l’équipe à laquelle appartient untel ou untel. Sur Twitter en ce moment, on remarque de vifs échanges entre les partisans de Hamon, Mélenchon ou Jadot : une fois que les uns ou les autres ont pris parti, nombreux sont ceux qui semblent développer un rejet épidermique de ceux qui leur sont politiquement les plus proches. Mécanique étrange et contre-productive, du moins si le but d’une victoire électorale est bien d’imposer des idées et non juste une équipe.

Le racisme de chacun

Ce que j’appelle racisme commence quand on s’identifie à un groupe et que l’on oppose celui-ci à un autre groupe. Au niveau neurologique, on constate de manière assez dérangeante que le phénomène nous touche tous et qu’il se manifeste par un surcroît d’empathie envers ceux que nous identifions comme nos semblables, et un déficit d’empathie envers ceux que nous identifions comme « autres ». En pratique, un supporter du Paris Saint Germain qui assistera à l’agression d’un autre supporter de la même équipe par des supporters de l’Olympique de Marseille verra s’activer les parties de son cerveau qui prennent en charge la douleur. Inversement, ia douleur d’un supporter concurrent le laissera froid, ou pire, pourra activer des parties de son cerveau dévolues au plaisir ! Je me demande ce qu’il se passe si subitement des supporters de rugby se battent avec des supporters de football, toutes équipes confondues : est-ce que cela suffira à créer un lien empathique entre OM et PSG ? Je parie que oui. Après tout, rien ne sert mieux le sentiment d’appartenance à un groupe que le fait d’être agressé en tant que membre de ce groupe, et beaucoup de nations ne sont nées qu’en réponse à une agression. Je ne m’intéresse pas au football, mais j’ai un autre exemple qui me concerne directement : lorsque les gens de La prétendue Manif « Pour tous » se sont plaints des violences policières dont ils étaient victimes, je n’ai pas eu mal pour eux, je n’ai pas ressenti d’empathie particulière, je n’ai même pas cru à ce qu’ils disaient… Mais lorsque ce sont les « nuit debout » qui ont été gazés et tabassés, j’en ai été révolté. La différence entre les deux groupes, c’est qu’il y en a un dont je méprise les valeurs et un autre dont je me sens proche. Pourtant, la matraque est aussi lourde sur une tête que sur une autre.

Les évolutionnistes n’ont aucun mal à justifier ce phénomène, il sert avant tout à assurer notre survie et celle de nos gènes : les gens d’une même famille se soutiennent et s’épaulent, c’est normal. Pas forcément juste (il suffit de voir comme on reste fidèle aux siens lorsque ceux-ci sont attaqués, y compris lorsqu’ils sont dans leur tort), mais logique. La plasticité de notre cerveau, notre intelligence4 et la fertile imprécision de nos sens rendent la chose intéressante et moins mécanique que chez certains animaux capables, dit-on, de se détourner de leur propre progéniture si celle-ci n’a pas l’exacte odeur attendue. Une personne que nous fréquentons longtemps finira par devenir « nôtre » quand bien même elle nous est étrangère à divers égards — apparence physique, par exemple, mais aussi sexe, accent, vocabulaire, milieu social,… voire même mode d’existence : on peut être un homme blanc raciste et misogyne mais éprouver quelque chose comme de l’empathie pour un personnage noir féminin d’une série télévisée dont on sait tout à fait qu’il n’existe pas réellement, ou pour une chanteuse noire qui existe effectivement mais que l’on n’a pas rencontré et que l’on ne rencontrera jamais.
Je ne vais pas invoquer plus avant les neurosciences ou la psychologie pour expliquer le phénomène, car je commente et je résume ici de mémoire un article lu il y a un certain temps dans Science & Vie (et donc certainement réducteur, péremptoire et caricatural). Je n’en ai pas vraiment besoin, car au fond tout ça se constate facilement.

Moi, nous, toi, vous, eux

Le racisme tel que je l’entends, qui existe en chacun de nous et sert en quelque sorte à favoriser ceux qui nous ressemblent, devient vraiment dérangeant lorsqu’il glisse du besoin de soutenir ses proches à un rejet de l’autre, et que ce rejet prend la forme d’une négation de l’individualité de cet autre, lequel n’est plus vu que comme agent d’un groupe, à qui on prête des motivations et des réflexes qui ne sont plus ceux d’une personne mais bien du groupe entier et des clichés que l’on plaque caricaturalement dessus en fonction de représentations plus ou moins fantasmatiques — c’est ce qui explique qu’on soit terrorisé par les musulmans dans des villages perdus des campagnes alsaciennes et bien plus détendu sur le sujet dans les endroits où on connaît d’authentiques musulmans et où on sait, en conséquence, qu’ils sont bien des personnes, avec des opinions et des tempéraments divers.
Pour l’anarchiste que je suis, il n’existe pas grand chose de plus violent que de nier le statut d’individu d’une personne, de partir du principe que, puisqu’elle a été identifiée comme membre de tel ou tel ensemble plus ou moins arbitraire, est privée de pensée individuelle, ne pense et n’agit que pour le groupe dont elle est issue, comme une fourmi pour la fourmilière ou une abeille pour la ruche.
Une conséquence terrifiante de cette mécanique, c’est qu’elle est souvent assumée par ceux là mêmes qui en sont victimes, et pour une raison bien simple : l’union fait la force. Lorsque l’on se sent menacé ou brimé en tant que membre d’un groupe, il est assez naturel qu’on cherche la solidarité de ce groupe afin qu’il se transforme en un collectif, c’est une attitude qu’on peut difficilement condamner, mais elle peut mener ceux qui s’y conforment à réduire volontairement leur individualité, à se fondre dans le groupe, jusqu’à agir contre leur intelligence, contre leur sens de la justice et contre leurs intérêts. C’est comme ça que fonctionnent les religions, les groupes sectaires, les gangs, les partis politiques, et finalement, la société toute entière : chacun de nous doit constamment décider où placer le curseur entre ses goûts, ses idées, ses opinions, et ce que le nombre lui impose. Une société totalitaire, c’est une société qui ne nous laisse qu’une très petite marge de liberté à ses membres.
Les nationalistes et autres suprématistes de tous bord sont racistes non seulement envers ceux qu’ils considèrent comme « l’autre », mais aussi envers eux mêmes, puisqu’ils veulent se voir comme agents d’un groupe et non comme personnes, et puisque, s’ils voient l’autre comme non-eux, ils se voient aussi eux-mêmes comme n’étant pas l’autre. L’autre devient le pivot, la référence qui leur permet de se définir. Ou quelque chose comme ça.

Intellectuellement, j’arrive presque à comprendre qu’on puisse juger rassurant de ne plus être une personne, s’effacer dans le nombre, porter un uniforme, suivre un chef, suivre un dieu (enfin suivre ceux qui prétendent savoir ce que veut ce dieu), renoncer à son individualité. Mais je n’imagine rien sur Terre qui soit plus pathétique.

  1. De mémoire, le nombre de gènes qui distinguent deux individus chimpanzés est deux fois supérieur à celui qui distinguent deux individus humains. []
  2. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui qui se présente comme raciste — et qui affirme du reste le faire de manière « positive », c’est à dire sans méchanceté. []
  3. Chaque année, les règles de Koh-Lanta changent un peu. Cette année, je ne suis pas le programme mais on m’a appris qu’il y avait trois équipes. Le manque de méthodologie claire, le biais de sélection des concurrents, la forte scénarisation et la manière dont les événements sont guidés ne permet pas de faire de Koh-Lanta une expérience de psychologie exploitable, mais la manière dont certaines mécaniques se répètent d’une fois sur l’autre me semble extrêmement impressionnante.   []
  4. On a pu vérifier que lorsqu’une personne a l’esprit encombré par une tâche, par exemple retenir un nombre, elle a des réflexes plus racistes que lorsqu’elle peut utiliser ses ressources intellectuelles : le non-racisme a un rapport avec l’intelligence. Pas étonnant, et on sait aussi que le racisme a un rapport avec la peur (on dit « xénophobe » et ce n’est pas pour rien), or la peur bloque les fonctions cognitives, on est plus rapide, plus réactif, car plus con. Ne vous demandez pas à quoi sert l’angoisse que nous servent les chaînes d’information en continu… Une fois le spectateur effrayé par le matraquage d’une nouvelle anxiogène, ce dernier est si attentif et concentré qu’il accepte la solution rassurante qu’on lui propose : acheter les biens dont lui parlent les publicités qui ponctuent la journée de diffusion des nouvelles. On peut penser que j’exagère, mais tout ça a été largement démontré par la psychologie sociale. []

L’affaire Mehdi Meklat, suite

Je me dois de publier un complément à mon article précédent, qui était écrit à chaud, en découvrant l’affaire (et la personne) Mehdi Meklat. J’ai, depuis, participé à de houleuses conversations sur Twitter et lu les différentes réactions émanant de personnalités médiatiques ou politiques1, et les articles de presse que cette histoire a suscités2. Contrairement à ce que beaucoup ont cru en voyant que je ne participais pas à la joyeuse séquence de lapidation, je n’ai jamais voulu défendre ses tweets, et pas plus tenté d’en minimiser le contenu. Je n’ai pas non plus cherché à mettre en balance ces tweets avec d’autres erreurs ou horreurs commises par d’autres personnes censément opposées, car pour moi, une horreur commise par quelqu’un qui appartient à un camp, à une bande, et une horreur commise par quelqu’un qui appartient à l’autre bande, ça ne crée pas un équilibre, un match nul, ça fait deux horreurs. En fait, je pense même que toutes les erreurs appartiennent au même camp objectif, participent au même monde, malgré les oppositions culturelles, communautaires, idéologiques et autres. La seule chose qui m’intéresse, c’est de comprendre (non, comprendre n’est pas excuser !).
C’est ce qu’a voulu faire Claude Askolovitch, qui est allé rencontrer Mehdi Meklat, qu’il ne connaissait pas, et qu’il s’est proposé (finalement sans grand effet) de conseiller, car son brouillon de réponse (…) était mièvre. Il évoquait sa famille et ses bonnes actions, ses reportages auprès des éclopés du capitalisme. Il ne pouvait pas être mauvais, alors? «Ne vous abritez pas!» Je lui disais de prendre des risques. «La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir jusqu’où vous ressemblez à cette violence, et jusqu’où je peux la comprendre, voire la partager…». Plutôt que la comparaison à l’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde qui est venue à l’esprit de plusieurs commentateurs, Askolovitch établit un lien avec le golem du rabbin löw : le monstre qu’on crée pour se défendre mais qui échappe à tout contrôle.
Une autre tribune me semble apporter une ouverture, c’est Mehdi Meklat : Internet est un lieu encore plus compliqué pour les gens complexes, par Xavier de la Porte sur France Culture. Xavier fait une présentation des faits plutôt dépassionnée et juste qui se conclut par une réflexion sur nos vies numériques : « Il y a sans doute chez Mehdi Meklat une complexité qui nous échappe, et lui échappe aussi. Mais voilà, qui d’autre que lui peut le savoir, à condition que lui-même le sache ? Une seule chose est certaine dans cette histoire : avec sa capacité de mémorisation, avec les possibilités qu’il offre de jouer avec les identités, avec ce qu’il permet de cette parole mi-privée mi-publique, avec le sentiment d’impunité qu’offre cette parole, Internet est un lieu compliqué. Mais c’est un lieu encore plus compliqué pour les gens complexes ».

La palme du tweet incongru revient à celui-ci : une capture d’une page du premier livre de Mehdi Meklat et badroudine Saïd Abdallah censée être une « preuve » d’on ne sait quoi… Car c’est bien connu, aucun romancier n’a jamais mis en scène des personnages néfastes, des assassins, des crimes affreux,…

Je comprends les gens qui se sentent en colère, il y a de quoi. Je comprends que la colère leur rende insupportables, pour l’instant en tout cas, les tentatives de réflexion et de mise à distance. Enfin je ne sais pas si je le comprends mais je le constate, ceux qui s’y essaient se font copieusement insulter, reprocher une complaisance indigne ou irresponsable, etc. En trois jours, on m’a traité d’à peu près tous les noms, on m’a soupçonné d’être un inconscient, un futur collaborateur du califat de Daech-en-France, on m’a accusé, moi, athée laïcard, de soutenir une religion, on m’a reproché d’être pacifiste (je plaide coupable), on m’a asséné des cours sur l’histoire, sur les religions, sur la sourate numéro tant, on m’a juré qu’on n’enverrait jamais ses enfants à l’Université Paris 8 juste pour me punir puisque j’y enseigne, on a exhumé mes tweets honteux3, on m’a posé quinze fois la même question sans jamais accepter mes réponses, on m’a dit que je devais me taire (au nom de la liberté d’expression puisque je suis complice de ses ennemis, bien sûr), on m’a traité d’ignorant, on m’a dit que je faisais du deux-poids-deux-mesures4, etc., etc.
Sur Facebook, je bénéficie d’un environnement contrôlé : les gens avec qui j’y discute sont majoritairement des personnes que je fréquente dans le monde tangible, donc d’accord ou non, on peut discuter de manière civilisée. Sur Twitter, ça s’est avéré plus difficile, mais bon, je ne suis pas un nerveux, j’ai répondu patiemment, a priori toujours poliment, mais malgré tout un peu vexé de constater que mes contradicteurs ignoraient mes questions ou mes arguments lorsque ceux-ci dévoilaient l’incohérence de leurs raisonnements, et qu’ils ne consultent aucun des documents que je leur signale. Ceci dit, quand ils m’envoient sur leurs sites fascistes, je suis réticent à cliquer. Car mes contradicteurs sur Twitter, ces jours-ci, étaient souvent très très à droite, l’un m’expliquait par exemple le bien qu’il fallait penser du régime de Pétain, et la plupart me traitaient à chaque occasion de « gauchiste ». J’ai régulièrement répété que je n’étais pas de gauche, ce qui m’a valu quelques excuses — je me suis gardé de spécifier que si je ne suis pas de gauche, je reste infiniment moins de droite !

Sur Amazon, de courageux justiciers viennent descendre en flèche non le livre (que personne n’a lu) mais un de ses deux auteurs, à son tour insulté. Un exemple parmi d’autres du fait que le sentiment d’être dans le camp des gentils autorise un certain déchaînement de violence.

Une chose m’a intéressé : face à cette personnalité dissonante (le gentil Mehdi/l’affreux Marcelin), un Docteur Jekyll et Mister Hyde, comme beaucoup l’ont décrit, la plupart des gens choisissent de penser que la vérité de la personne est forcément le mauvais personnage, le Mister Hyde, et que cela entache et dénonce tout ce que le docteur Jekyll a pu produire de positif au cours de sa jeune existence.
Je vois deux raisons possibles à cette vision des choses. La première, c’est la peur que chacun a de laisser s’exprimer le Mr Hyde qu’il confine dans un coin de sa tête et espère contrôler.  C’est une peur que je comprends très bien car, sans doute, je la partage, je ne veux pas avoir d’indulgence envers mes propres pulsions. Ça ne vous arrive jamais de penser des horreurs, même de manière très fugace ? Moi, si, et pourtant mon surmoi (ou mon cortex préfrontal ventromédial, si vous préférez) veille au grain, c’est un calviniste pas commode, assez coincé et très sensible à la peur de se montrer injuste comme à celle d’éprouver de la honte.
L’autre raison m’inquiète beaucoup plus, parce qu’elle est ressassée sur toutes les ondes et dans les magazines d’information par les intellectuels médiatiques membres du « printemps républicain », par le discours d’une partie des journalistes, etc., et qu’elle trouve un fort écho populaire. Je parle de la peur panique qu’inspirent les musulmans : celui-ci, que l’on célébrait comme talentueux et bon-esprit mais qui expliquait refuser de s’excuser d’exister s’avère avoir été, plus ou moins en secret, un petit con ? Pataras, c’est tout ce qu’il représente qui s’en trouve sali, qui devient suspect, comme si on n’avait attendu qu’un domino en équilibre douteux pour que tout l’édifice s’écroule5.  Ce sont tous ceux qui l’ont aidé (Arte, France Inter, Le Seuil, etc.), qui deviennent les idiots utiles du plan machiavélique des Frères Musulmans ou de l’Arabie Saoudite. Bref, les musulmans sont intrinsèquement et irrémédiablement antisémites, sexistes et homophobes, leur livre saint les rend fous6, et ceux qui se refusent à ces généralisations sont des naïfs et des aveugles.

Le film Invasion of the Body Snatchers (Don Siegel, 1956) est souvent considéré comme une évocation de la psychose anticommuniste de son époque, même si on ne saurait dire si les humains « remplacés » sont censés être les communistes ou les macCarthystes. Le climat paranoïaque actuel m’évoque ce film.

Le problème que je vois dans cette opinion c’est qu’elle n’a qu’une issue : le choc des civilisations, la guerre. Une personne sur quatre dans le monde est musulmane, et parmi ces personnes, nombre sont croyantes et pratiquantes. Si on ne les considère pas comme des personnes douées de raison, à qui on peut expliquer son point de vue, avec qui on peut partager des valeurs, alors on n’a plus beaucoup de perspectives. Si on pense qu’un humain sur quatre est et ne peut être qu’un ennemi mortel, alors on ne peut vivre que dans la peur, et on devient l’instrument des projets de tous ceux qui ont intérêt à entretenir cette peur et à créer des occasions de l’exacerber. C’est pour préparer les batailles que l’on rassemble ses troupes, qu’on les excite, qu’on envoie de pauvres gens qui n’ont pas la moindre idée de ce que sont la pluralité de la presse et la liberté de caricaturer brûler des bâtiments diplomatiques français, ou qu’on réussit à provoquer des semaines de psychose au sujet d’une tenue de bain.
Les perspectives d’avenir que cela me suggère me font, à mon tour, très peur.

Les comptes parodiques sont nombreux sut Twitter. Certains sont très drôles, d’autres bien plus faibles. Certains, aussi, peuvent être soupçonnés d’émaner de partis politiques, tant ils sont systématiques à relayer leurs idées.

Revenons au cas de Mehdi Meklat. Qu’est-ce qu’on en fait, de ce jeune homme ?
Je ne vais pas essayer de récapituler la séquence des tweets et des erreurs fatales (conserver les tweets, supprimer les tweets) qui aurait permis de tenter de contextualiser l’ensemble au delà des « on dit que » dont la liste ne cesse de gonfler. Je dois tout de même rappeler qu’il n’a pas été « démasqué », comme Lorànt Deutsch en son temps, mais qu’il a plusieurs fois, et de manière très badine, évoqué ces tweets dans diverses interviews, Je ne vais pas non plus m’attarder sur la tradition très vive sur Twitter des comptes parodiques.
Les précisions de ce genre sont désormais inaudibles et passent pour des calculs byzantins. On veut voir perler le sang, le fautif doit expier.
La LICRA a décidé de porter l’affaire en justice. Pour moi, c’est une bonne et une mauvaise chose. Une bonne chose, car l’affaire va pouvoir être dépaysée, quitter le tribunal populaire pour être jugée dans un tribunal tout court, et on peut espérer voir le droit appliqué équitablement. Mais c’est aussi une mauvaise chose, car un procès se conclut par une transaction : on troque la faute commise et la culpabilité qui l’accompagne contre une amende ou une peine de prison. On paie sa dette. Mais est-on beaucoup plus avancé ?
Certains réclament la disparition médiatique de Mehdi Meklat : on ne doit plus vendre ses livres, sa maison d’édition doit le congédier, les médias avec lesquels il travaille doivent rompre toute collaboration. Une vengeance, donc, mais dans quel but exactement ? Qu’est-ce qui peut en ressortir ? Pourquoi lui refuserait-on le droit de faire ce qu’il sait bien faire au nom de ce qu’il a fait de mal ? Quel métier veut-on qu’il fasse ensuite ? Quand aura-t-il le droit de redevenir journaliste et romancier ? Est-ce qu’une partie du public aimerait — pour conforter ses préjugés — que Mehdi Meklat devienne fou et paranoïaque comme l’est devenu Dieudonné, qu’il choisisse de devenir le Mr Hyde qu’on l’accuse d’être ?
Personnellement (c’est encore mon intransigeant surmoi calviniste, voire zwingliste, qui parle), je ne crois pas au pardon, aucune mauvaise action n’est jamais lavée, elle a été commise, elle existe à tout jamais, chercher à en réparer les conséquences ne répare rien, c’est juste le minimum que l’on puisse faire. Et avec Internet, aucune mauvaise action ne pourra plus jamais être oubliée. Mais d’un point de vue pragmatique, que faire de Mehdi Meklat ? Qu’a-t-on prévu qu’il devienne ? Qu’est-ce que ses dix mille juges proposent ?

  1. Christiane Taubira, nettement visée dans l’affaire, réagit avec un texte clair qui condamne les tweets sans condamner le reste de l’œuvre. Pierre Siandowski, des Inrockuptibles, réagit avec fermeté mais aussi amitié et confiance.
    La réaction du jeune homme, publiée sur Facebook, est à lire aussi. Voici sa conclusion : « Pourtant, ces outrances n’ont rien à voir avec moi. Elles sont à l’opposé de ce que je suis et ce que je veux représenter. Je me souviens que Marcelin Deschamps, parfois, en une heure, pouvait ne jamais s’arrêter. Sa diarrhée verbale était son expérience ultime, comme un déversement sale et visqueux dans un monde qui peut l’être tout autant. Aujourd’hui, j’ai conscience que les provocations de Marcelin Deschamps, ce personnage pouilleux, étaient finalement leurs propres limites. Elles sont désormais mortes et n’auraient jamais dû exister ». []
  2. Notamment : Docteur Mehdi et Mr Meklat (Mediapart) ; Mehdi Meklat, jeune écrivain prodige, et son double antisémite et homophobe (Arrêt sur images) ; Le chroniqueur Mehdi Meklat rattrapé par ses tweets haineux (Le Monde) ; D’anciens tweets injurieux d’un chroniqueur du Bondy Blog provoquent un tollé (Le Figaro) ; Tweets outranciers : l’étrange cas du Dr Meklat et de M. Deschamps (Libération) ; Mehdi Meklat prétend que c’était son double maléfique qui tweetait (Rue89) ; Mehdi Meklat : “Avec Marcelin Deschamps s’est joué quelque chose de l’ordre de l’autodestruction” (Télérama).
    J’ai aussi lu des portraits et des interviews de Mehdi Meklat. J’ai été particulièrement intéressé par son passage, il y a moins d’une semaine, à La Grande Librairie où, avec son binôme Badroudine Saïd Abdallah, il fait figure de jeune homme posé, intelligent et intéressant, brillant pour son très jeune âge. Certains y avaient vu une « humiliation » de Philippe Val (lui aussi invité), ce que j’ai désespérément cherché, et depuis, certains interprètent l’impassibilité de « Mehdi et Badrou » lorsque Val ou Kamel Daoud s’expriment comme une muette hostilité, mais je pense qu’objectivement, rien ne démontre quoi que ce soit de ce genre. []
  3. Notamment un où je plaisantais sur le fait que la télé continentale appelait « régionalistes » les listes nationalistes corses… On n’a pas su m’expliquer le problème que posait cette réflexion. []
  4. On m’a par exemple dit que je n’aurais pas été aussi indulgent avec Lorànt Deutsch. Ce procès d’intention m’a posé deux problèmes. Le premier c’est que je n’ai jamais eu pour but d’être indulgent envers les tweets de Mehdi Meklat. Le second est que je ne voyais pas du tout de quoi il était question… Et puis on m’a rappelé les tweets de @Lacathelinierre, compte utilisé par l’acteur-historien pour couvrir d’injures toute personne le critiquant. Il se montrait furieusement misogyne, voyait en ses contradicteurs des « islamo gauchos » et des « bobos connos ». Enfin, il ironisait régulièrement sur le massacre du Bataclan. Il s’est défaussé en plaidant le compte piraté, ce qui a suffi à beaucoup et l’affaire n’a pas pris des proportions trop exagérées.
    J’ai cherché ce que j’avais dit à l’époque : j’avais ricané, j’avais relayé deux articles, et cela m’avait inspiré un article sans rapport avec les tweets en question. Mais je n’avais demandé la tête de personne, je n’avais pas écrit à l’éditeur de Deutsch pour lui demander de rompre son contrat, etc. Je ne pense pas souvent participer à des « lynchages » virtuels. J’emprunte sans doute les mêmes vagues et les mêmes courants que tout le monde, mais je n’aimerais pas me voir en piranha. []
  5. On peut voir comme cette histoire a ouvert la boite à fantasmes avec un article de l’écrivain (à compte d’auteur, mais peu importe) Arnaud Vauhallan, qui écrit : « Vous les bourgeois, c’est sans doute un univers qui vous fascine et vous imaginez sans doute des banlieues comme des endroits où les méchants policiers traquent les gentils jeunes en fonction de leur couleur de peau, en réalité c’est pas ça. Les violences dans ces endroits ne sont pas commises par les policiers et tout le monde le sait, sauf les bourgeois. C’est pas les policiers qui pissent dans l’ascenseur, qui dealent du shit dans le hall, qui fouillent les gens pour voir si c’est pas des flics avant de rentrer dans la cité, qui balancent de l’électro-ménager sur les voitures de l’Etat, qui font des tournantes, des braquages, qui brûlent des bagnoles, c’est pas les policiers qui font ça et tout le monde le sait. »
    … Sans souscrire à certains récits angéliques (mais qui y souscrit, au fait, qui y croit en dehors de ceux qui les dénoncent, comme ici ?), indiens contre cowboys, etc., les gens qui vivent dans les banlieues auront du mal à contresigner un tel ramassis de clichés ! []
  6. Comme je l’ai écrit de nombreuses fois sur ce blog et ailleurs, je ne crois pas du tout à l’hypothèse du livre qui dirige les actes : les gens choisissent dans les livres saints (ou maudits) ce qu’ils veulent bien en retenir. Croire que quiconque serait assez influençable pour être l’esclave d’un livre revient à exonérer de leurs responsabilités ceux qui agissent mal au nom des livres. C’est ce que je pense des religions en général : elles sont faites par les hommes, et ceux-ci obéissent à ce à quoi ils veulent bien obéir. Et quand elles servent à opprimer, ceux qui s’en réclament ne retiennent que ce qui les arrange.  Cf. mon article Il n’existe pas de religion de paix. []

Nos ancêtres les Gaulois

(oui, je me fais avoir en participant à la communication de type « une grosse connerie par jour » qu’utilise Sarkozy pour faire oublier l’existence de ses concurrents à la primaire, mais cette affaire là me semble soulever des questions intéressantes au delà de la présidentielle)

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Hier à Franconville, juste derrière chez moi, Nicolas Sarkozy est parvenu à faire du bruit (oui oui, j’y participe, j’en suis conscient) avec cette déclaration :

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«Si l’on veut devenir français, on parle français, on vit comme un Français. Nous ne nous contenterons plus d’une intégration qui ne marche plus, nous exigeons l’assimilation. Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont gaulois (…) [celui qui devient français doit se dire] J’aime la France, j’apprends l’histoire de France, je vis comme un Français».

On peut à mon avis lire pas mal de choses dans cette phrase, qui est moins risible qu’elle le semble de prime abord, et qui contient plusieurs tiroirs.

On peut y voir une affirmation indubitablement positive : peu importe ses origines lointaines (et c’est un fils de nobliau magyar qui a un grand-père maternel juif de Thessalonique qui la prononce, ce n’est pas indifférent), dès que l’on a une carte d’identité française, alors on est français. C’est le droit du sol (ou plutôt le droit des papiers) contre le droit du sang, quoi, c’est la Légion étrangère : la France est une idée, pas une lignée génétique.

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François Fillon (Sablé-sur-Sarthe, le 28 août 2016) : «la France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique».
Effectivement, le partage culturel est une belle et grande chose. Mais la littérature de François Villon, Molière, Voltaire et Victor Hugo n’est sans doute malheureusement pas le seul souvenir que nous ayons laissé aux Africains.

On peut y lire un clin d’œil au fameux « nos ancêtres les Gaulois » que les instituteurs de l’Empire colonial faisaient ânonner aux écoliers de toutes les latitudes, en Île-de-France, en Afrique de l’Ouest, au Maghreb, en Indochine, et même en Bretagne1. Les Gaulois, s’ils peuplaient bien une bonne partie de l’actuelle Europe, de la péninsule ibérique aux Pays-Bas, ont vu leur culture modifiée par l’invasion romaine puis, au cours des premiers siècles de l’ère commune, ont été poussés vers l’Ouest par la pression démographique, migratoire et militaire de tribus germaniques tels que les Burgondes, les Goths, les Alamans, les Alains, les Suèves, les Vandales, et bien entendu les Francs, qui ont donné son nom à notre actuel pays. Les Gaulois nous ont légué leur toponymie (Paris, Lyon, et des milliers de lieux-dits sont directement issus de noms gaulois2, parfois revenus après une période d’usage d’un nom romain — comme Lutèce pour Paris), un vocabulaire lié à l’agriculture et de l’élevage (mouton, bouc, ruche, oignon) ou aux descriptions de la nature (caillou, bruyère, chêne, mousse, érable,…). Ils nous ont aussi laissé une légende, celle de cet ancêtre mythique courageux et désordonné, et ayant désespérément besoin d’unité territoriale et de chefs indiscutés.
C’est pour des raisons idéologiques que la pédagogie de la IIIe république est allée chercher les Gaulois, qui ne sont ni les ancêtres des Français, ni ceux de la culture française, dont l’existence même en tant qu’entité est une construction, mais qui ont l’avantage d’être le premier ensemble de peuples connu sur l’actuel territoire français et de n’être liés à aucune religion ou lignée monarchique s’étant imposée depuis. Et ils ont l’avantage, surtout, de ne plus être là pour réclamer leur héritage3. C’est tout de même un peu gonflé d’aller les réveiller, ça reviendrait à dire « dès que l’on devient étasunien et qu’on salue le drapeau américain en mangeant des corn flakes, nos ancêtres sont Apaches ».

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À peine élu, en 2007, Nicolas Sarkozy avait envoyé en Libye son épouse Cécilia demander à Mouammar Kadhafi la libération de cinq infirmière bulgare et d’un médecin (bulgare aussi, mais d’origine palestinienne, ce qui lui a valu d’être nettement moins évoqué médiatiquement), accusés d’avoir diffusé le VIH en Libye. L’affaire fut conclue, sans doute à grands frais (contrats divers liés à l’armement, au gaz, à l’électricité, et à la libération d’un prisonnier libyen), contrairement à ce qui fut affirmé alors. J’avais été frappé par la réflexion de Nicolas Sarkozy, qui avait à l’époque dit « ces infirmières elles étaient françaises », non parce qu’elles avaient le moindre rapport avec la France, mais parce que la France s’est sentie liée à leur cas… Tandis qu’au même les Bulgares et les Roumains n’avaient pas le droit d’être des membres de l’Union européenne comme les autres… Cette idée variable de l’identité nationale m’avait rappelée la phrase de Goebbels à Fritz Lang, qui ne comprenait pas que le ministre lui propose de travailler pour lui alors que sa mère était d’origine juive et s’était vu répondre : « c’est nous qui décidons qui est aryen »

Plus problématique, on peut inscrire cette petite phrase parmi les mille et une autres de son auteur (ou de ses collègues à droite mais pas seulement) qui montrent un mépris de l’Histoire en tant que science : pour eux, l’histoire n’est pas un objet complexe et passionnant de recherche, c’est un outil de gouvernement, qui sert à fonder un mythe national destiné à légitimer un fonctionnement et des institutions. Ici, le mythe est assumé en tant que tel, il balaye tout nationalisme prétendant s’appuyer sur une base ethnique, et au fond, ce n’est pas moi (qui crois que les humains appartiennent tous à la même espèce) qui me plaindrais de l’intention, mais j’ai des réserves sur la forme, car elle cause du tort à une discipline scientifique qu’elle transforme en fabrique fictionnelle. Certes, c’est la croix que portent les historiens depuis toujours4 : leur science sert (consciemment ou non) à légitimer des pouvoirs, des dynasties, des religions, des valeurs, des rites,… et tout ceci se fait au détriment de toute quête sincère de vérité, et en s’appuyant sur des clichés construits il y a cent cinquante ans pour amener les écoliers de la IIIe République se faire zigouiller à Verdun. Le maniement ras-les-pâquerettes de références mythiques — les Gaulois, Charles Martel, Jeanne d’Arc, etc. — a pour inconvénient de s’auto-entretenir, elle ne pousse pas le public à creuser et à s’intéresser à la complexité de la marche du monde. Au contraire, il sert à rassurer les gens en leur disant de ne pas aller chercher trop loin à comprendre qui ils sont eux-mêmes.

gaulois

Il est triste que les responsables politiques utilisent si mal l’histoire et si peu à la science-fiction. L’histoire est passionnante pour elle-même, bien sûr, mais aussi pour comprendre comment s’est construit le monde dans lequel nous vivons. Or elle est souvent utilisée pour valider des oppressions, pour cristalliser des systèmes de dominations, quand ce n’est pas pour déclencher des guerres ! Ce que l’on dit en utilisant l’histoire comme instrument politique, c’est que notre avenir est conditionné à une lecture de notre passé, que notre futur est contenu dans nos origines, que celui qui maîtrise le discours sur les origines possède le droit à décider de ce que l’avenir pourra ou ne pourra pas être.
La science-fiction, elle, parle du caractère ouvert du futur — voire du caractère non-déterministe du passé, par le biais de son sous-genre l’Uchronie5. La politique devrait être consacrée à imaginer un futur nouveau, différent, qui aille au delà de ce que nous connaissons déjà, ou croyons connaître.

Pour finir, ce qui me gène dans le discours de Sarkozy sur l’identité, c’est qu’il dit aussi que « être français » est une situation bien fragile car conditionné à respecter ce qu’il considère comme relevant de la culture française. Lorsqu’il refuse « la tyrannie des minorités », ou dit  « Je n’accepterai pas les comportements moyenâgeux qui veulent qu’un homme se baigne en maillot de bain, quand les femmes sont enfermées [dans des burkinis] », et ajoute que « la seule communauté qui vaille est la communauté française », sa cible est claire, il veut dire que, quoiqu’en dise leur état civil, certains français doivent être considérés comme des étrangers dans le pays où ils sont nés et où ils ont grandi. Je suis curieux de savoir ce que sont les valeurs françaises selon Sarkozy : il dit qu’il faut aimer la France, apprendre l’histoire de France, vivre comme un Français, mais qu’est-ce que ça implique précisément ? Depuis quand existe-t-il des Français qui aiment la France ? Il y a peu de pays où l’on aime autant râler sur soi-même6. Depuis quand les Français apprennent-t-ils l’histoire, et quelle histoire veut-on qu’ils apprennent ? Enfin, vivre comme un Français, c’est quoi, exactement ? Regarder Jean-Pierre Pernaud à midi, puis digérer devant l’Inspecteur Derrick ? Arrêter de manger de la viande pendant une semaine chaque fois qu’Élise Lucet a diffusé un documentaire pour dénoncer le problème ? Avoir des meubles Ikéa ? Se plaindre des embouteillages depuis sa voiture ? Être persuadé que le voisin gagne plus et travaille moins ? Les témoignages d’étrangers qui tentent de définir ce qu’est l’identité française remarquent surtout un fort penchant pour la bonne nourriture. C’est aussi ce que je sauverais.

  1. La Bretagne est un duché annexé par la France il y a un peu moins de cinq siècles, qui est désormais célèbre pour son agriculture, ses problèmes de pollution liés à l’agriculture, ses stations balnéaires dédiées au tourisme familial CSP+. Avec le Pays de Galles, l’Irlande et l’Écosse, c’est en Bretagne que la culture celtique — c’est à dire gauloise — a le plus longtemps perduré, notamment par la langue. Langue qui valait aux petits bretons surpris à la parler d’être punis en étant forcés de porter le « symbole », un objet infamant quelconque qui prouvait leur crime et a fini par leur en faire perdre la mémoire. Car si « nos ancêtres » sont gaulois, leur langue a été interdite par la République qui se réclamait de leur filiation.
    Mise à jour du 21/09 : contrairement à des théories à présent réfutées, le Breton ne descend pas du Gaulois, cf. discussion plus bas, au temps pour moi. []
  2. Ce qui n’est pas le cas de Franconville (francorum villa), où Sarkozy a prononcé son discours. []
  3. Dans la chanson Faut rigoler, Henri Salvador se tord les côtes en se souvenant de son instituteur antillais qui parlait de « nos ancêtres les Gaulois », mais ce n’était pas plus absurde que dans le cas de la plupart des français de l’hexagone, surtout sachant l’importante présence bretonne aux Antilles françaises.  []
  4. Un exemple parmi d’autres : Avec son discours sur l’origine des Francs, en 1714, où il affirmait que la tribu de Clovis était d’origine germanique, l’historien Nicolas Fréret a indigné un de ses pairs, l’Abbé Vertot, qui l’a dénoncé et a obtenu que son collègue soit emprisonné à la Bastille pendant six mois ! []
  5. L’Uchronie médite sur ce qui eût pu être (et si Napoléon n’était pas parti à la conquête de la Russie ? Et si Christophe Colomb n’avait pas atteint les Antilles ? Des historiens emploient à présent ce sous-genre de la science-fiction comme outil de travail, cf. Écrire l’histoire avec des « si », Actes de la recherche à l’ENS #11, éd. rue d’Ulm 2015. []
  6. Les Belges, aussi, râlent beaucoup sur les Belges, mais avec plus d’humour. Comme le disait César, les Belges sont les plus braves des peuples de la Gaule. []

Veilsousveillance

Je découvre cette semaine le comique « stand-up » calme Fary Brito et je trouve très juste son intervention dans l’émission On n’est pas couché : « je suis contre les gens qui sont contre, parce qu’à cause de ces gens-là qui sont contre, nous on se retrouve à défendre le… burkini ! (…) je m’en fous du Burkini, c’est moche, moi je me retrouve à trouver des arguments pour des gens qui veulent se baigner eu duvet ». Mais comment se retenir de continuer à en parler, considérant le festival permanent de déclarations grandiloquentes ou mesquines, paranoïaques ou va-t-en-guerre (et souvent tout ça en même temps) auquel on assiste depuis des mois ?
Continuons notre chronique, que je publie à l’heure même où mes étudiants en Création Littéraire rencontrent en chair et en os Salman Rushdie, qui a récemment dit qu’il « faut se moquer de la religion, car la religion est absurde avant tout ». Amen.

La compétition présidentielle pousse à la surenchère, y compris des gens qui ne font habituellement pas de l’autorité leur cheval de bataille :

Ouille ! Cette semaine, Nathalie Kosciusko-Morizet lance une pétition contre les courants radicaux de l'Islam politique, au premier rang desquels le "Koufarisme", qui n'existe pas, d'autant que "kouffar" est le pluriel de "Kâfir", qui signifie "infidèle", ou "mécréant" (voir moi récent article au sujet de ce mot)..

Ouille ! Cette semaine, Nathalie Kosciusko-Morizet lance une pétition contre les courants radicaux de l’Islam politique, au premier rang desquels le « Koufarisme », qui n’existe pas, d’autant que « kouffar » est le pluriel de « Kâfir », qui signifie « infidèle », ou « mécréant » (voir moi récent article au sujet de ce mot). Est-ce qu’elle veut dire qu’elle condamne les musulmans non-croyants !?!

J’imagine que beaucoup de personnalités politiques sont persuadées (et sans doute à juste titre, il faut le déplorer) qu’en cette période d’incertitudes et de peur, tout discours qui se veut rassurant sera non seulement inaudible, mais insupportable, jugé épidermiquement indigne des enjeux du temps qui réclament, apparemment, une réduction volontaire des libertés et du niveau intellectuel général.

Ainsi, le fait que le pape François ait répondu au massacre du curé à Saint-Étienne-du-Rouvray en expliquant que le monde était bien en guerre mais qu’il ne s’agissait pas d’une guerre de religion, mais d’une question d’intérêts financiers, a profondément déçu nombre de catholiques, jusqu’à un journaliste polonais qui traite son commandeur des croyants de débile, et au bodybuilder et candidat ultra-catholique aux élections présidentielles Marian Kowalski, qui s’est senti ulcéré en voyant l’évêque de Rome laver les pieds de quelques migrants syriens1.
Tous ces bons chrétiens attendaient un discours offensif, un discours d’affrontement, pas un pape qui se demande si quand un chrétien bat son épouse cela relève de la « violence chrétienne ». J’ai bien ri en lisant le chapeau de cet article trouvé sur Causeur (mais dont je ne peux lire beaucoup plus que cet aperçu) qui reproche au souverain pontife d’être pontifiant, et de ne pas être réconfortant… à force de se montrer lénifiant (c’est à dire apaisant).

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Le souverain pontife qui pontifie, ça semble plutôt dans l’ordre des choses ! C’est même son métier. Mais c’est quoi cette femme voilée qui a écrit « I Love Jesus » sur son dos ?

Une tendance nouvelle émerge : filmer des altercations liées au port du hijab (et dérivés) dans l’espace public. Je propose d’appeler cette nouvelle forme de sousveillance la veilsousveillance.
C’est ce qu’ont fait deux femmes que le chef d’un restaurant de Tremblay-en-France refusait de servir au motif qu’elles étaient musulmanes et que « tous les musulmans sont des terroristes ». C’est  aussi ce qui est arrivé l’an passé (mais l’affaire, classée sans suite par la justice, refait surface cette semaine devant l’ordre des médecins) dans les Vosges, où la remplaçante d’un médecin a expliqué « ne plus vouloir de femmes voilées dans son cabinet » et même « en France » et a affirmé que le port du voile constitue un « acte de prosélytisme » et est « illégal ». Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est que la patiente, venue consulter à cause de son hypertension, a eu le droit a une consultation et à une ordonnance, la médecin n’a absolument pas refusé de faire son métier, mais la patiente a été mécontente de son traitement, jugeant l’auscultation bâclée, et refusant le médicament prescrit, qu’elle tolère mal, reprochant à la docteure d’avoir « bâclé en deux minutes » son fils lors d’une consultation passée, et, pour finir, en refusant de payer la consultation, tandis que la praticienne qui se trouvait en face d’elle déchirait l’ordonnance. Toute la partie de l’altercation pendant laquelle le médecin explique son rejet des musulmans a été filmé, avec son accord. Outre l’islamophobie (au sens strict : peur de l’Islam) ordinaire, ce qui se manifeste ici est aussi la modification des rapports entre le médecin et le patient : le patient sait ce qu’il veut, sait comment on doit le soigner, sait quel médicament il ne veut pas, et conteste l’autorité autrefois indiscutée du praticien, jusqu’à le faire sortir de ses gonds et, pour finir, exprimer le fond de sa pensée jusqu’à risquer d’être radié de l’ordre des médecins pour une consultation à vingt-trois euros.

Tout ça me fait penser à un signe mineur de la fin des temps dans l’eschatologie islamique : Les objets parleront aux hommes afin de les informer de ce qui s’est produit en leur absence2.

Prochaine étape : apprendre à filmer dans la largeur et pas dans la hauteur.

Prochaine étape : apprendre à filmer dans la largeur et pas dans la hauteur, car ça donne une petite image avec des marges, sinon.

On reproche au hijab d’être un vêtement sexiste, un signe de soumission et en même temps un instrument de prosélytisme. Tout ça n’est pas nécessairement faux, mais j’ai défendu cette semaine l’idée que l’on pouvait dire à peu près la même chose d’un vêtement tel que la cravate. Tout d’abord, la cravate est un vêtement plutôt sexiste : certes des femmes en portent, notamment avec certains uniformes (et ça prend sans doute un sens dans le rapport sexué à la domination), mais en général, c’est un ornement vestimentaire masculin qui est, je cite un article de l’Express, « un accessoire à la symbolique phallique, qui (…) a longtemps tenu lieu de caractère sexuel secondaire. Les plus chatoyantes rappellent la queue d’un paon ou d’un faisan. Cet appendice inutile et gênant tend à montrer le niveau hiérarchique de celui qui le porte » (l’ouvrier ne porte pas de cravate, le risque d’accident bête étant certain). La plupart des gens qui portent des cravates ne le font pas pour une raison personnelle, pour le plaisir, mais y sont contraints, et s’en débarrassent même avec plaisir lorsqu’ils rentrent du bureau.
Il est difficile de savoir quelle est la signification exacte du port de la cravate, car il en existe sans doute plusieurs3. À l’origine, c’était un signe d’engagement sentimental, les hussards croates qui ont donné leur nom à l’objet le portaient pour signaler qu’ils avaient une épouse ou une fiancée au pays — c’est une représentation de la « corde au cou ».
Je ne peux pas interdire aux gens de porter une cravate, je connais d’ailleurs des gens qui en portent avec plaisir, c’est leur choix et je le respecte. Mais je sais aussi que certaines personnes sont forcées d’en porter. Dans certains environnements professionnels, les personnes qui refusent de porter des cravates sont mal vus, et n’ont tout simplement pas le choix. À l’Assemblée nationale, les 422 hommes élus par le peuple pour voter ses lois et décider de leur propre salaire se voient refuser l’entrée dans l’hémicycle par des huissiers s’ils ne sont pas vêtus correctement, c’est à dire s’ils ne portent pas de cravate. Les services de l’Assemblée disposent de tout un stock de cravates à nouer au cou des étourdis.
Cette soumission à un code vestimentaire censé signifier le respect des valeurs républicaines est volontaire, ou presque, puisque ce sont les députés eux-mêmes qui valident régulièrement ce règlement. Mais il n’en est certainement pas de même dans tous les bureaux de la Défense, où la cravate et autres signes allégeance au monde du travail constituent des obligations.

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En 1347, après onze mois de siège, le roi Henri III d’Angleterre reçoit les clefs de la ville de Calais, apportées, comme il l’a exigé, par les six plus importants bourgeois de la ville, qui portent tous une corde au cou en signe de soumission : ils offrent leur vie pour sauver leur cité (l’histoire a longtemps retenu un sacrifice, mais des témoignages semblent laisser penser que ce sacrifice était juste symbolique).

Je sais que cette comparaison entre le hijab et la cravate ne pourra que choquer certains. Effectivement, il n’y a pas, derrière la cravate, de groupes de pression religieux qui font progresser ce vêtement à coup de scandales ou de polémiques. Mais je pense de mon côté que dans beaucoup de pays du monde — pas en France, certes, le hijab est un vêtement certes fortement codé, imposé par la société, mais qui n’est pas plus réfléchi ou théorisé par celles qui le portent que ne l’est la cravate de par chez nous.
Oublions la cravate. Oublions le tissu.
En France, en 2016, les musulmans, les juifs, et un certain nombre de personnes originaires d’Afrique subsaharienne (quelle que soit leur religion) pratiquent une mutilation rituelle sur des garçons, généralement après leur première semaine d’existence, où plus tard dans le cadre d’une conversion. Dans l’immense majorité des cas, cette mutilation traditionnelle n’est pas pratiquée sur des personnes consentantes, elle est tout simplement imposée à des nourrissons. Les justifications à cette opération sont diverses : alliance avec Dieu, appartenance communautaire, appartenance à la gent masculine ou encore hygiène (sans la moindre base scientifique). Même si cela semble rare, cette opération peut mal se passer, la mutilation peut s’accompagner d’hémorragies, d’infections, de nécrose, et d’accidents divers. Il semble que pour le nourrisson, la douleur soit intense. Si la sexualité des hommes circoncis, une fois adultes, n’est apparemment pas affectée, ce n’est pas toujours l’avis de leurs partenaires, dont certaines se plaignent d’avoir des difficultés à atteindre l’orgasme ou constatent plus de douleurs liées aux rapports sexuels4.
La république est très à cheval sur des pratiques ostentatoires mais réversibles, comme le fait de porter ou non un truc sur la tête, et refuse fermement une mutilation (incomparablement plus grave il est vrai) comme l’excision, mais ne dit rien sur la circoncision sans justification médicale, qui est pourtant théoriquement illégale en France autant que selon une récente décision du conseil de l’Europe, puisqu’elle constitue une violation de l’intégrité physique de l’enfant. L’actuel premier ministre Manuel Valls, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur (et des cultes) avait fortement pris position en défense de la circoncision et de l’abattage rituel Casher (ou Halal, c’est le même) :

La France, république laïque, s’est dotée d’un cadre juridique clair, qui garantit le libre exercice des pratiques religieuses. Il est donc hors de question de revenir sur l’abattage rituel et les pratiques traditionnelles. Je l’ai dit, je le répète : les Juifs de France peuvent porter leur kippa avec fierté. Ils peuvent manger casher et procéder à la circoncision. Le débat sur la » remise en cause » de la circoncision relève de la méconnaissance la plus totale de ce que sont l’identité et la culture juive. Une telle remise en cause est idiote et indigne. En France, la liberté de pratique vaut pour toutes les religions dans le cadre prévu par la laïcité. Un cadre qui impose notamment l’absence de signes religieux dans les écoles publiques et les services publics5.

…On ne comptera donc pas sur l’actuel premier ministre pour mettre en cause cette pratique archaïque6. Ni sur grand monde d’autre, les juifs comme les musulmans me semblent attachés à la circoncision, qui fait partie de leur identité collective, de leur histoire, et surtout, de leur biographie individuelle : difficile de vouloir que ses propres enfants soient exclus d’une tradition immémoriale, difficile d’admettre qu’on a subi une violence pour rien, et pire que tout, difficile d’admettre qu’on a infligé à sa propre progéniture une souffrance inutile.
Tout ça se comprend très bien, mais il serait tout de même normal que, comme les tatouages ou les piercings, la décision d’attenter à sa propre intégrité physique soit prise par les intéressés en connaissance de cause. Mais je sais bien que ce n’est pas facile, d’autant que plus la personne est âgée lors de sa circoncision et plus les complications médicales ou la souffrance psychologique sont nombreuses.

circoncision

Étant donné l’escamotage de son corps après son décès (canular dont les conséquences se font sentir deux mille ans plus tard !), il n’existe qu’une relique de Jésus : son prépuce. Enfin ses prépuces, car quatorze institutions religieuses ont affirmé en détenir un. On se demande si le brith milah a été réalisé par sections successives, jusqu’à obtenir quatorze prépuces, si le morceau de chair repoussait magiquement ou s’il a été débité après coup.
Lorsque les premiers chrétiens ont commencé à accueillir des non-juifs parmi eux, ces derniers ont été dispensés de la circoncision, qui les effrayait à juste titre. Puis la non-circoncision est devenue un moyen de distinguer les chrétiens des juifs, quoiqu’elle se pratique encore chez certains chrétiens, chez les Coptes d’Égypte et d’Éthiopie, notamment, mais aussi aux États-Unis, où l’opération est pratiquée de manière relativement générale, sans justification religieuse.

Le même Manuel Valls a en revanche commis un vibrant plaidoyer7 pour la liberté de ne pas mettre de fichu sur ses cheveux, voire de se promener le sein nu : « Marianne a le sein nu parce qu’elle nourrit le peuple ! Elle n’est pas voilée parce qu’elle est libre ». On remarque que le sein est ici au singulier, et c’est malin : les algorithmes pudibonds d’analyse d’image de Facebook détectent efficacement la présence de poitrines nues lorsque deux seins sont présents, mais ne perçoivent pas ce motif lorsqu’un seul tétin est présent. Ainsi, un sein unique reste compatible avec les valeurs de Facebook. Mais est-ce compatible avec les valeurs de la République ? La question est moins évidente, puisque montrer sa poitrine dans l’espace public peut-être (mais dans le cas des femmes seulement) puni comme « exhibition sexuelle » et valoir à la contrevenante une inscription au fichier des délinquants sexuels, ainsi que c’est arrivé à Éloïse Bouton, à l’époque membre des Femen, qui avait fait grand peur au curé de l’Église de la Madeleine en lui montrant sa poitrine découverte et taguée de slogans (et accessoirement en simulant un sanglant avortement à l’aide d’abats d’animaux).
Pas si claire, cette histoire de poitrine de la République.

Sur la présence du voile dans l’espace public, en tout cas, j’ai eu cette semaine une épiphanie, il me semble avoir compris les grandes différences de perception du phénomène selon les individus. En discutant, j’ai réalisé que pour les gens qui ont aujourd’hui vingt, voire vingt-cinq ans, le hijab a toujours existé. Tandis que pour les vieux comme moi, et a fortiori plus âgés et moins urbains, le voile est une nouveauté. Ce sera peut-être difficile à imaginer pour les plus jeunes, mais avant les années 1990, voire même 2000, le hijab n’existait pas en France. Les femmes musulmanes d’âge mûr se mettaient souvent un fichu sur la tête, mais c’était à peu près le même que celui de leurs voisines d’origine portugaise, italienne, yougoslave ou paysanne des campagnes françaises, et ce vêtement n’était pas identifié comme religieux ni, a fortiori, comme prosélyte. C’était un truc de femme âgée8. Cette apparition assez brusque d’un vêtement qui rend visible toute une population pourtant déjà présente, a clairement été vécue comme une invasion visuelle par beaucoup de gens en France, expliquant les tensions qui agitent tant le pays en ce moment.

  1. Si vous n’êtes pas familier du catholicisme et des Évangiles le lavement des pieds (notamment les pieds d’étrangers, de voyageurs ou de pauvres), est un rituel banal pour les papes. []
  2. Si je ne craignais pas une fatwa, j’écrirais une histoire de voyage dans le temps dans laquelle le prophète est projeté quelques jours à notre époque, observant sans comprendre le monde tel qu’il est 1400 ans après sa naissance, et en ramenant des visions de signes annonciateurs de la fin des temps : L’usure (les banques, quoi) se propagera – Le vin sera licite et sera largement consommé – Les forces de police seront multipliées (promesse de campagne) – Les vieux se feront jeunes – le salut ne sera adressé qu’à ceux qu’on connaît – Les bergers construiront des maisons de plus en plus hautes (Dubaï) – Les déserts seront construits – Les femmes seront habillées mais nues – Les saisons seront trompeuses,… []
  3. Lorsque Piet Mondrian peignait en costume et avec une cravate soigneusement nouée autour du cou, c’était clairement pour faire son punk, en signifiant que son travail abstrait géométrique était en rupture avec la tradition cradingue des Beaux-Arts. Les cravates fines que portent certains musiciens ont sans aucun doute un sens différent de celle des cadres ou des banquiers, etc. []
  4. Lire : Male circumcision and sexual function in men and women, 2011, par Morten Frisch1, Morten Lindholm1 et Morten Grønbæk, mais aussi
    The Foreskin: Why Is It Such A Secret In North America?
    , par Spoony Quine (2015), qui explique sa découverte de la sexualité avec un homme « intact » : « This frictionless appendage made me realize that sex doesn’t have to be painful or cause hazardous inflammation ». []
  5. Dans : Information Juive, Octobre 2012. []
  6. Une autre mutilation pratiquée sur les nouveaux nés n’est pas souvent mise en question, et est quant à elle récente : l’ablation de caractères sexuels ambigus (Intersexuation). Ici, la peur de l’ambiguité sexuelle pousse le chirurgien à assigner autoritairement une identité sexuelle à un enfant, non pas avec une connaissance de l’identité sexuelle qui prédomine dans son organisme, s’il y en a une, mais sur un critère esthétique, en privilégiant ce qui sera le plus discret. Théoriquement destiné à épargner à l’enfant des troubles psyshologiques, cette pratique peut en causer d’autres et sert surtout à rassurer la société entière sur la frontière imperméable qui sépare le masculin du féminin. []
  7. Colomiers, le 28 août 2016. []
  8. Une amie marocaine me dit que dans son pays, le hijab est récent aussi, et que pour elle, le tournant date d’il y a exactement quinze ans, avec l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center, qui a plongé les musulmans de nombreux pays du monde dans un sentiment de fragilité. Jusque lors, le hijab était un vêtement porté par certaines femmes particulièrement pieuses, et pouvait être comparé au voile des religieuses catholiques. Après le 9/11, c’est devenu un signe d’affirmation d’un attachement à la religion, et peu à peu, une injonction à affirmer son appartenance religieuse. []