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Humeur sombre et théorie de la relativité

Les gens comme Marsault dont je parlais ces jours-ci, Alain Soral, Éric Zemmour, Renaud Camus, mais aussi les Indigènes de la République, La Manif pour tous, Daech ou Donald Trump travaillent à un monde qui m’angoisse. Obsédés par la distinction, ils veulent (à quelques variations idéologiques et particularités locales près) que les blancs soient blancs, que les noirs soient noirs, et que les hommes prouvent leur virilité en imposant une place subalterne aux femmes. Toute personne un peu entre-deux (ou plus), métisse, androgyne, issue de plusieurs cultures, ou religions, qui ne peut pas ou ne veut pas se faire imposer une place binaire et définie, est leur ennemie, et comme ils sont — comme chaque personne sur Terre — eux aussi plusieurs choses à la fois, ils pourchassent le métissage en eux-mêmes, ils s’imposent une absurde pureté. Une telle manière de voir semble croître dans un monde plus  petit que jamais. Petit parce que nous sommes nombreux et qu’il ne grandit pas, mais petit surtout parce qu’il faut vingt heures au plus pour se rendre n’importe où sur la planète, parce qu’on s’informe et on communique bien au delà de ses frontières (mais pas sans frontières), on peut tout savoir de chaque mètre carré du monde, on a les mêmes marques de vêtements, les mêmes téléphones, on peut écouter la même musique, regarder les mêmes films, enfin on vit dans le même monde, non seulement on respire le même air, mais en plus, on le sait. Ce sont nos arrière-arrière-arrière-grands parents qui auraient un peu de peine à nous comprendre, pas les gens qui vivent à dix mille kilomètres.

La galaxie M83 contient environ 40 milliards d’étoles, elle est deux fois moins grosse que notre galaxie, la Voie Lactée. J’ai récemment lu une comparaison intéressante pour comprendre ce qu’étaient les millions et les milliards. Un million de secondes représente onze jours et demi. Un milliard de secondes représente trente-et-un ans et deux-cent-cinquante-et-un jours.

Au passage, beaucoup de gens cherchent leur « pureté » chez ces arrière-arrière-arrière grands parents, dans un monde qu’ils n’ont pas connu, où ils n’ont, en fait, aucune envie de se rendre vraiment à moins de pouvoir le faire comme les voyageurs temporels de science-fiction, c’est à dire à la carte, sans renoncer à tout ce qui leur a été donné par des siècles de progrès scientifique et technologique. Les défenseurs de la théorie de la Terre plate et ceux qui doutent qu’on envoie des satellites ou des astronautes en orbite ne jettent pourtant ni leur téléphone mobile ni leur GPS, qui ne sauraient pourtant fonctionner si leur croyance était fondée. Les djihadistes rejettent tout ce qui est moderne ou étranger, sauf les armes à feu, les automobiles ou les moyens de communication grâce auxquels ils peuvent diffuser leur propagande. Ils ne se demandent pas non plus si l’inventeur ou le fabriquant de la fibre synthétique du niqab de leurs épouses est musulman. Ceux qui rêvent des valeurs de la France bucolique du XIXe siècle n’aimeraient ni l’ambiance coercitive du village, ni le pouvoir du curé, ni l’absence d’eau courante ou d’électricité, et renonceraient difficilement à l’hypermarché où ils font leurs courses chaque samedi comme au véhicule qu’ils utilisent pour s’y rendre.
Tous ces retours au passé, à la simplicité, à l’ordre, sont bien entendu illusoires (quoi que l’on fasse on ne peut se rendre que dans l’avenir) et ceux qui font la promotion plus ou moins violente de la régression le savent parfaitement. Ce qu’ils cherchent est ailleurs. Et on va me juger paranoïaque, mais ce que cherchent volontairement ou non les nationalistes, les masculinistes, les traditionalistes, les intégristes, c’est à rassembler des camps, à fédérer des factions, car il est plus facile de diriger des gens lorsqu’on leur donne des ennemis communs, car il est plus facile pour faire naître un groupe de lui trouver un péril à craindre collectivement que de lui inventer un projet positif. Créer des inimitiés a même de tout temps été pour les chefs le plus sûr moyen pour se garantir la fidélité et l’obéissance de ceux qu’ils dirigent. Mais pour le faire bien, on ne peut pas se contenter d’exciter les gens avec des guerres à venir, il faut provoquer effectivement la guerre.

Les œuvres du chat, qui se rend vite compte qu’un oiseau ou une souris sont moins digestes que la pâtée qui lui est fournie par ses humains.

J’ai peur que beaucoup de gens, bien au delà du petit nombre des cyniques qui y œuvrent sciemment, préparent inconsciemment la guerre, parce qu’ils savent confusément que notre futur est sombre : le pétrole et l’uranium dont notre civilisation d’énergie ne peut se passer, le coltan et les terres rares indispensables aux équipements numériques, l’eau non souillée, la biodiversité et les terres cultivables nécessaires à notre alimentation, tout ces biens sont en quantités finies, en voie de raréfaction et leurs valeurs financières sont appelées à augmenter, leur contrôle est un enjeu géopolitique stratégique de plus en plus critique. Et comme toujours dans ce genre de cas, la solution est la guerre, et pour qu’une guerre se fasse, il faut avoir des ennemis, et si on veut attaquer en se donnant le beau rôle, il faut affirmer que c’est celui que l’on désigne comme ennemi qui nous veut du mal, ou trouver quelque autre raison supérieure qui permette de se sentir moralement légitime à attaquer le premier. L’autodéfense préventive. C’est le principe de beaucoup de blockbusters où l’on sait que le « méchant » est méchant parce que le « gentil » s’autorise à lui taper dessus. C’est le principe de la politique extérieure étasunienne depuis un certain temps, mais ils ne sont pas les seuls — ils en ont juste, en ce moment, plus les moyens que les autres.
À quatre-vingt dix sept ans, Claude Lévi-Strauss résumait la chose d’une manière puissante :

« Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué ».

(Claude Lévi-Strauss, en 2005)

Quant aux contes (l’âge d’or, la patrie, les divinités), ils permettent de donner un peu de noblesse, de hauteur, à des actions motivées par la peur ou l’égoïsme.
Malgré ces sombres pensées du jour, je suis d’un naturel assez gai parce qu’il m’en faut vraiment très peu pour être heureux, comme dit la chanson : de l’amitié, de l’amour, des choses intéressantes à apprendre ou à faire, et un petit verre de rouge de temps en temps. Je me méfie de la peur qui rend bête et de la bêtise qui rend mauvais, mais je sais que si la veulerie est partout, le courage aussi, et je crois (je crois car je suis à peu près incapable de les éprouver moi-même) que la haine, la soif de dominer, ne sont jamais qu’une manière de se défendre de la peur d’être abandonné ou d’être sans substance.

Il y a deux semaines, j’ai été invité par le festival d’Astronomie de Fleurance pour parler de l’histoire du cinéma, j’étais un des invités hors-sujet conviés pour détendre un peu le public au terme d’un marathon de conférences de douze heures.
Je suis resté sur place deux journées entière ensuite, et je n’y ai rien fait d’autre que d’assister à des conférences d’astrophysiciens, à des débats entre astrophysiciens, et même à un cours de mathématiques par Roland Lehoucq, qui calculait les poussées à faire et les directions à ajuster pour passer d’une orbite à une autre en dépensant le moins de carburant possible.
Malgré la canicule, physiquement éprouvante, ces deux jours ont été une bouffée d’air frais. Quand on réfléchit à l’échelle cosmique, en milliard d’années, en milliards d’années-lumières, en centaines de milliards de galaxies dont les plus petites sont formées de dizaine de milliards de soleils, quand on essaie de comprendre les trous noirs ou encore l’énergie sombre, quand on comprend à quoi sert d’envoyer une sonde vers le Soleil ou de créer des machines géantes pour détecter des ondes gravitaionnelles ou des particules, on est bien forcé d’admettre que la plupart des éléments de l’actualité politique qui nous occupent l’esprit quotidiennement sont bien mesquins. À l’échelle cosmique, on se fiche au fond un peu de connaître le montant de la facture de la piscine du Fort de Brégançon.

Il paraît que ce point rosâtre est la planète Mars, peuplée d’une forme de vie techno-poétique : des robots à roulette qui errent en attendant d’être bloqués par un rocher ou par un dysfonctionnement fatal de leurs panneaux solaires.

Sur les deux-cent quarante milliards de planètes que l’on estime exister dans notre galaxie (qui n’est qu’une parmi des centaines de milliards d’autres galaxies), nous n’avons de preuve d’existence d’une forme de vie que sur un seul et unique modeste caillou, le nôtre, notre Terre. Et les distances sont à ce point considérables que nous savons que si d’aventure un message émis par une forme de vie extraterrestre intelligente nous parvenait, ceux qui l’ont émis auront sans doute disparu depuis des centaines de milliers d’années à l’instant où nous accuserons réception : nous sommes tout seuls dans le noir, tout seuls et fragiles, et le tour que prend notre évolution rend improbable que nous ayons le temps (et sans doute est-ce pour le mieux) de diffuser un jour notre présence au delà du système solaire.
Ici, donc, nous avons de la vie, de l’intelligence, une capacité à nous émerveiller de la beauté et une capacité à en produire (ça va avec), c’est tout ça qu’il convient de sauver. Peut-être que notre planète est l’unique endroit de l’univers où existent des oiseaux, des insectes, des poissons, la poésie et la musique. Et peut-être aussi que vivons sur la seule planète où des pignoufs nationalistes se perdent en Méditerranée pour essayer de naufrager des gens qui fuient la guerre, ou qui font des selfies dans les Alpes dont ils ont décidé de défendre les frontières immatérielles (et toujours disputées entre la France et l’Italie !) contre quelques malheureux qui cherchent leur chemin pieds-nus dans la neige. Quelle pathétique petitesse, quelle perte de temps, d’énergie.

L’histoire est fausse : les cyclistes sont morts au Tadjikistan, à des milliers de kilomètres de la zone contrôlée par l’État islamique et ils ignoraient courir des risques. Rien ne prouve que leur randonnée ait eu pour but de prouver la bonté humaine, mais ils se félicitaient effectivement du chaleureux accueil dont ils bénéficiaient partout. L’histoire est fausse alors on retiendra surtout un fait : il existe des gens (comme l’auteur de ce tweet mais aussi nombre de ses amis) capables de se réjouir d’un meurtre perpétré par Daech. Cela fait des gens comme ce Richedy des alliés objectifs de Daech, rien d’autre.

Que l’on croie qu’il existe un sens supérieur à notre existence ou que l’on considère que c’est à nous d’inventer ce sens, comment peut-on être aussi minable ? Ne sommes-nous pas suffisamment minuscules et perdus comme ça ?

Think cosmically, act globally.

L’habit

La présence de Philippe Poutou lors du débat de mardi dernier a fait couler beaucoup d’encre : son naturel, a révélé le caractère artificiel de la posture de ceux qu’il refuse de nommer des « collègues », jusqu’à faire perdre à Jean-Luc Mélenchon l’image de bolchevique au couteau entre les dents que lui donnent les médias marqués à droite, et à faire apparaître le candidat de la France insoumise en présidentiable raisonnable et crédible — bel exemple de mathématique humaine où l’ajout d’un élément au comportement légèrement différent de ce qui est habituellement attendu modifie complètement le résultat obtenu. Je ne parle pas de mon ressenti de spectateur, je me fie aux tweets que j’ai vu ensuite, car à l’heure du débat j’étais au cinéma devant Lost City of Z, que je recommande, au passage.

Outre les propos de Philippe Poutou, ce sont son attitude, son langage familier et sa mise décontractée — tee-shirt et jeans — qui ont fait jaser. Certains s’en sont émerveillés, tel le britannique Luke Lewis sur Buzzfeed : « OMG and I’ve just noticed he’s wearing jeans. He’s amazing. You’d never get someone like that rising to this level of British politics ». Marion Maréchal Le Pen attribue le succès de Philippe Poutou à sa seule apparence« Je sais qu’il y a eu un enthousiasme généralisé parce qu’il est venu en pyjama et qu’il ne s’était pas rasé ». D’autres, comme les éditorialistes Anna Cabana et Bruno Jeudy, se sont indignés d’une attitude irrespectueuse, puisque le candidat à la présidentielle et ouvrier chez Ford ne se conformait pas à ce qu’ils jugent être la règle du jeu.

Dans ce registre, l’intervention qui me fascine est ce tweet de Luc Ferry :

Je ne suis pas spécialiste du vêtement, mais je note que Philippe Poutou n’était pas en Marcel, il portait un teeshirt à manche longue, boutonné devant, qui n’était « débraillé » que par la déformation produite par la fixation de micros. Un anglo-saxon, pour Buzzfeed, l’a décrit ainsi : « He looks like the guy you’d have a marvelous weekend affair with in the south of France ».

Mais peu importe, ce qui est intéressant c’est de voir qui en parle ! Luc Ferry se présente comme un philosophe, et il est bien philosophe de formation, il a enseigné la philosophie et écrit plusieurs livres sur de grands sujets philosophiques tels que le bonheur, l’amour, la sagesse, le beau ou la politique. Il a accédé à une certaine renommée au milieu des années 1980 en cherchant à déboulonner les idoles de la pensée française post-soixante-huitarde telles que Bourdieu, Deleuze, Derrida ou encore Foucault. Il est par la suite devenu ministre de l’Éducation nationale sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Pour l’anecdote, rappelons que ce soutien de François Fillon s’est, en son temps, vu reprocher d’avoir occupé un emploi fictif aux frais du contribuable1.

Ce que je remarque sur sa photo de profil, c’est qu’il est déguisé en pingouin :

Il porte le costume sombre et légèrement satiné du cadre ou du politicien. C’est son droit absolu, mais ce n’est pas comme ça que je me figure un philosophe, professionnel de la pensée que j’imagine soit totalement indifférent à la question, soit volontairement dédaigneux des apparences conventionnelles, soit capable d’en jouer. Ce costume, associé à une œuvre philosophique apparemment assez plate et à une carrière marquée par la compromission avec le monde politique dans ce qu’il a de plus navrant, me renvoie l’image un peu triste d’un philosophe dont l’unique rêve a toujours été de ressembler à un agent immobilier dont la fantaisie s’exprime par une la raie au milieu et un cheveu sagement fou.

Je comprends bien que dans certains quartiers, en France, au XXIe siècle, on ne soit pas autorisé à sortir habillé comme on veut sans se faire regarder d’un œil torve et traiter de tous les noms. C’est vrai, David Pujadas en parle souvent. C’est pourquoi, plutôt que de les accabler, il faut féliciter les gens qui, comme Philippe Poutou, osent se rendre à un débat de politique nationale sans porter de cravate et, fièrement, affirment que le ce n’est pas parce que l’on s’habille comme on en a envie que l’on ne mérite pas le respect. Bien entendu, il n’est pas question de forcer Luc Ferry à porter des pulls façon Gilles Deleuze ou à lui refuser de se présenter vêtu comme il l’entend dans l’espace public, il faut qu’il apprenne de lui-même à se libérer du carcan de la société traditionnelle qui lui impose son uniforme.

  1. Citons Wikipédia : « En juin 2011, Le Canard enchaîné et d’autres médias affirment que Luc Ferry, professeur à l’université Paris-Diderot, n’y assure aucun enseignement depuis quatorze ans et qu’il n’y est quasiment jamais présent : outre les périodes de fonctions ministérielles, où il était détaché et payé comme ministre, il a longtemps été dispensé, à sa demande, d’enseignement et mis à disposition afin d’accomplir diverses fonctions officielles. En 2010, avec l’autonomie financière, son université lui demande d’accomplir son service d’enseignement statutaire pour lequel elle le paye, ce qu’il ne fait pas ; l’université lui réclame donc le remboursement de ses rémunérations (environ 4500 euros mensuels selon la même source) ou d’assurer ces enseignements.
    Pour sa part, Luc Ferry, qui y voit les conséquences de ses propos tenus au Grand Journal [nota : Il avait accusé un ministre de pédophilie], déclare qu’il est en détachement de l’enseignement supérieur et qu’en l’absence de convention entre Matignon et l’université Paris-VII, cette dernière prend en charge son traitement de président du Conseil d’analyse de la société, comité rattaché aux services du Premier ministre. In fine, Matignon sera tenu de rembourser l’Université, conformément à la loi. Il décide alors de prendre sa retraite d’enseignant à la fin de l’année scolaire 2011″. []

Ce que j’entends par « racisme »

De nombreuses conversations auxquelles je participe sur Twitter, notamment, butent sur le mot « racisme », auquel je ne donne pas la définition la plus commune, ce qui enlise souvent la discussion dans des considérations lexicales plutôt que sur les faits dont j’essaie de parler. Je ne sais pas si le mot est bon (aucun de ses pseudo-synonymes tels que « exclusion » ou « xénophobie » ne me convient plus), mais afin d’y renvoyer mes interlocuteurs chaque fois que la question reviendra je vais tenter ici d’expliquer en détail ce qu’il recouvre lorsque je l’emploie.

Le racisme scientifique

Le racisme dit « scientifique » du compte de Gobineau, qui jugeait pertinent de distinguer les humains comme un zoologue le ferait, sur la foi de quelques caractères phénotypiques flagrants tels que la couleur de la peau, la nature du cheveu ou la forme caractéristique des yeux, du nez ou de la bouche, ne m’intéresse pas spécialement, ne me semble pas vraiment une question actuelle. Bien que l’on parle de racisme « scientifique », cette manière de classifier les humains est dépréciée tant d’un point de vue moral que du point de vue des biologistes, qui constatent une remarquable homogénéité de notre espèce comparément à bien d’autres, y compris au sein de notre famille, les primates : les différences génétiques entre un individu chimpanzé et un autre peuvent être bien plus importantes qu’entre deux humains1. Cette grille de lecture du monde très XIXe siècle a, certes, toujours ses amateurs, comme le directeur de radio Courtoisie Henry de Lesquen2, mais elles sont à mon avis plus une conséquence du racisme que sa cause, ce ne sont que des théories, elles sont destinées à valider et à rationaliser (au sens le plus fou du terme) une attitude assez universellement partagée de rejet de la différence. C’est la raison d’être de ces mécanismes de rejet qui m’intéresse, plus que les théories qui leur sont plaquées ensuite et que nous avons beau jeu de dénoncer à présent que plus personne de fréquentable ne les soutient.

Le racisme Koh-Lanta

Chaque année, l’émission Koh-Lanta fournit une illustration extraordinaire de la manière dont se fabrique ce que j’appelle le racisme : les participants à ce jeu sont placés dans des conditions assez extrêmes de survie et de compétition pendant quelques semaines. Ils sont tout à fait consentants et peuvent abandonner le jeu quand ils veulent, mais ils s’accrochent et, au passage, subissent la faim et le froid, maigrissent de manière impressionnante et vivent des situations humaines émotionnellement perturbantes : alliances, pactes, trahisons, cabales. Au début du jeu3, les participants sont répartis entre deux équipes, l’équipe rouge et l’équipe jaune.

Les deux équipes sont opposées avec comme enjeu une amélioration des conditions de vie (le moyen de faire du feu, ou une ration de nourriture, par exemple), et, en fin d’émission, la possibilité de rester au complet. Après vingt jours seulement, de nombreux participants ont quitté le jeu — exclus par ceux de leur propre équipe après que celle-ci ait été déclarée perdante à un jeu — et les deux équipes sont « réunifiées », c’est à dire qu’elles disparaissent, il n’y a plus ni « jaunes » ni « rouges ». En théorie du moins, car malgré la suppression des équipes, les participants persistent à s’identifier à leurs anciennes couleurs, et ceux qui y sont infidèles passent pour les pires traîtres. Les participants au jeu semblent parfois être devenus fous, car ils sont devenus patriotes d’une couleur qui leur a été attribuée arbitrairement et qui regroupe des personnes qu’ils ne connaissaient pas quinze jours plus tôt. Pas besoin, en voyant ça, de se demander comment fonctionnent les armées.
Même sans parler de guerre, cet « esprit d’équipe » mène à des horreurs, et notamment à refuser vigoureusement tout ce qui gomme les différences. Dans ma ville, dont le maire est étiqueté « divers droite », par exemple, on a pu voir le Parti socialiste local reprocher au maire de trop investir dans la culture et d’avoir aménagé un camp pour les gens du voyage, et le représentant au législatives du Parti de Gauche se plaindre que la mairie organise un événément autour de la permaculture. C’est à dire que les deux partis d’opposition « de gauche » de la ville ont reproché au maire de ne pas être assez à droite : leur engagement les a conduit à oublier le but qu’ils poursuivaient pour ne s’intéresser qu’à l’équipe à laquelle appartient untel ou untel. Sur Twitter en ce moment, on remarque de vifs échanges entre les partisans de Hamon, Mélenchon ou Jadot : une fois que les uns ou les autres ont pris parti, nombreux sont ceux qui semblent développer un rejet épidermique de ceux qui leur sont politiquement les plus proches. Mécanique étrange et contre-productive, du moins si le but d’une victoire électorale est bien d’imposer des idées et non juste une équipe.

Le racisme de chacun

Ce que j’appelle racisme commence quand on s’identifie à un groupe et que l’on oppose celui-ci à un autre groupe. Au niveau neurologique, on constate de manière assez dérangeante que le phénomène nous touche tous et qu’il se manifeste par un surcroît d’empathie envers ceux que nous identifions comme nos semblables, et un déficit d’empathie envers ceux que nous identifions comme « autres ». En pratique, un supporter du Paris Saint Germain qui assistera à l’agression d’un autre supporter de la même équipe par des supporters de l’Olympique de Marseille verra s’activer les parties de son cerveau qui prennent en charge la douleur. Inversement, ia douleur d’un supporter concurrent le laissera froid, ou pire, pourra activer des parties de son cerveau dévolues au plaisir ! Je me demande ce qu’il se passe si subitement des supporters de rugby se battent avec des supporters de football, toutes équipes confondues : est-ce que cela suffira à créer un lien empathique entre OM et PSG ? Je parie que oui. Après tout, rien ne sert mieux le sentiment d’appartenance à un groupe que le fait d’être agressé en tant que membre de ce groupe, et beaucoup de nations ne sont nées qu’en réponse à une agression. Je ne m’intéresse pas au football, mais j’ai un autre exemple qui me concerne directement : lorsque les gens de La prétendue Manif « Pour tous » se sont plaints des violences policières dont ils étaient victimes, je n’ai pas eu mal pour eux, je n’ai pas ressenti d’empathie particulière, je n’ai même pas cru à ce qu’ils disaient… Mais lorsque ce sont les « nuit debout » qui ont été gazés et tabassés, j’en ai été révolté. La différence entre les deux groupes, c’est qu’il y en a un dont je méprise les valeurs et un autre dont je me sens proche. Pourtant, la matraque est aussi lourde sur une tête que sur une autre.

Les évolutionnistes n’ont aucun mal à justifier ce phénomène, il sert avant tout à assurer notre survie et celle de nos gènes : les gens d’une même famille se soutiennent et s’épaulent, c’est normal. Pas forcément juste (il suffit de voir comme on reste fidèle aux siens lorsque ceux-ci sont attaqués, y compris lorsqu’ils sont dans leur tort), mais logique. La plasticité de notre cerveau, notre intelligence4 et la fertile imprécision de nos sens rendent la chose intéressante et moins mécanique que chez certains animaux capables, dit-on, de se détourner de leur propre progéniture si celle-ci n’a pas l’exacte odeur attendue. Une personne que nous fréquentons longtemps finira par devenir « nôtre » quand bien même elle nous est étrangère à divers égards — apparence physique, par exemple, mais aussi sexe, accent, vocabulaire, milieu social,… voire même mode d’existence : on peut être un homme blanc raciste et misogyne mais éprouver quelque chose comme de l’empathie pour un personnage noir féminin d’une série télévisée dont on sait tout à fait qu’il n’existe pas réellement, ou pour une chanteuse noire qui existe effectivement mais que l’on n’a pas rencontré et que l’on ne rencontrera jamais.
Je ne vais pas invoquer plus avant les neurosciences ou la psychologie pour expliquer le phénomène, car je commente et je résume ici de mémoire un article lu il y a un certain temps dans Science & Vie (et donc certainement réducteur, péremptoire et caricatural). Je n’en ai pas vraiment besoin, car au fond tout ça se constate facilement.

Moi, nous, toi, vous, eux

Le racisme tel que je l’entends, qui existe en chacun de nous et sert en quelque sorte à favoriser ceux qui nous ressemblent, devient vraiment dérangeant lorsqu’il glisse du besoin de soutenir ses proches à un rejet de l’autre, et que ce rejet prend la forme d’une négation de l’individualité de cet autre, lequel n’est plus vu que comme agent d’un groupe, à qui on prête des motivations et des réflexes qui ne sont plus ceux d’une personne mais bien du groupe entier et des clichés que l’on plaque caricaturalement dessus en fonction de représentations plus ou moins fantasmatiques — c’est ce qui explique qu’on soit terrorisé par les musulmans dans des villages perdus des campagnes alsaciennes et bien plus détendu sur le sujet dans les endroits où on connaît d’authentiques musulmans et où on sait, en conséquence, qu’ils sont bien des personnes, avec des opinions et des tempéraments divers.
Pour l’anarchiste que je suis, il n’existe pas grand chose de plus violent que de nier le statut d’individu d’une personne, de partir du principe que, puisqu’elle a été identifiée comme membre de tel ou tel ensemble plus ou moins arbitraire, est privée de pensée individuelle, ne pense et n’agit que pour le groupe dont elle est issue, comme une fourmi pour la fourmilière ou une abeille pour la ruche.
Une conséquence terrifiante de cette mécanique, c’est qu’elle est souvent assumée par ceux là mêmes qui en sont victimes, et pour une raison bien simple : l’union fait la force. Lorsque l’on se sent menacé ou brimé en tant que membre d’un groupe, il est assez naturel qu’on cherche la solidarité de ce groupe afin qu’il se transforme en un collectif, c’est une attitude qu’on peut difficilement condamner, mais elle peut mener ceux qui s’y conforment à réduire volontairement leur individualité, à se fondre dans le groupe, jusqu’à agir contre leur intelligence, contre leur sens de la justice et contre leurs intérêts. C’est comme ça que fonctionnent les religions, les groupes sectaires, les gangs, les partis politiques, et finalement, la société toute entière : chacun de nous doit constamment décider où placer le curseur entre ses goûts, ses idées, ses opinions, et ce que le nombre lui impose. Une société totalitaire, c’est une société qui ne nous laisse qu’une très petite marge de liberté à ses membres.
Les nationalistes et autres suprématistes de tous bord sont racistes non seulement envers ceux qu’ils considèrent comme « l’autre », mais aussi envers eux mêmes, puisqu’ils veulent se voir comme agents d’un groupe et non comme personnes, et puisque, s’ils voient l’autre comme non-eux, ils se voient aussi eux-mêmes comme n’étant pas l’autre. L’autre devient le pivot, la référence qui leur permet de se définir. Ou quelque chose comme ça.

Intellectuellement, j’arrive presque à comprendre qu’on puisse juger rassurant de ne plus être une personne, s’effacer dans le nombre, porter un uniforme, suivre un chef, suivre un dieu (enfin suivre ceux qui prétendent savoir ce que veut ce dieu), renoncer à son individualité. Mais je n’imagine rien sur Terre qui soit plus pathétique.

  1. De mémoire, le nombre de gènes qui distinguent deux individus chimpanzés est deux fois supérieur à celui qui distinguent deux individus humains. []
  2. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui qui se présente comme raciste — et qui affirme du reste le faire de manière « positive », c’est à dire sans méchanceté. []
  3. Chaque année, les règles de Koh-Lanta changent un peu. Cette année, je ne suis pas le programme mais on m’a appris qu’il y avait trois équipes. Le manque de méthodologie claire, le biais de sélection des concurrents, la forte scénarisation et la manière dont les événements sont guidés ne permet pas de faire de Koh-Lanta une expérience de psychologie exploitable, mais la manière dont certaines mécaniques se répètent d’une fois sur l’autre me semble extrêmement impressionnante.   []
  4. On a pu vérifier que lorsqu’une personne a l’esprit encombré par une tâche, par exemple retenir un nombre, elle a des réflexes plus racistes que lorsqu’elle peut utiliser ses ressources intellectuelles : le non-racisme a un rapport avec l’intelligence. Pas étonnant, et on sait aussi que le racisme a un rapport avec la peur (on dit « xénophobe » et ce n’est pas pour rien), or la peur bloque les fonctions cognitives, on est plus rapide, plus réactif, car plus con. Ne vous demandez pas à quoi sert l’angoisse que nous servent les chaînes d’information en continu… Une fois le spectateur effrayé par le matraquage d’une nouvelle anxiogène, ce dernier est si attentif et concentré qu’il accepte la solution rassurante qu’on lui propose : acheter les biens dont lui parlent les publicités qui ponctuent la journée de diffusion des nouvelles. On peut penser que j’exagère, mais tout ça a été largement démontré par la psychologie sociale. []

L’affaire Mehdi Meklat, suite

Je me dois de publier un complément à mon article précédent, qui était écrit à chaud, en découvrant l’affaire (et la personne) Mehdi Meklat. J’ai, depuis, participé à de houleuses conversations sur Twitter et lu les différentes réactions émanant de personnalités médiatiques ou politiques1, et les articles de presse que cette histoire a suscités2. Contrairement à ce que beaucoup ont cru en voyant que je ne participais pas à la joyeuse séquence de lapidation, je n’ai jamais voulu défendre ses tweets, et pas plus tenté d’en minimiser le contenu. Je n’ai pas non plus cherché à mettre en balance ces tweets avec d’autres erreurs ou horreurs commises par d’autres personnes censément opposées, car pour moi, une horreur commise par quelqu’un qui appartient à un camp, à une bande, et une horreur commise par quelqu’un qui appartient à l’autre bande, ça ne crée pas un équilibre, un match nul, ça fait deux horreurs. En fait, je pense même que toutes les erreurs appartiennent au même camp objectif, participent au même monde, malgré les oppositions culturelles, communautaires, idéologiques et autres. La seule chose qui m’intéresse, c’est de comprendre (non, comprendre n’est pas excuser !).
C’est ce qu’a voulu faire Claude Askolovitch, qui est allé rencontrer Mehdi Meklat, qu’il ne connaissait pas, et qu’il s’est proposé (finalement sans grand effet) de conseiller, car son brouillon de réponse (…) était mièvre. Il évoquait sa famille et ses bonnes actions, ses reportages auprès des éclopés du capitalisme. Il ne pouvait pas être mauvais, alors? «Ne vous abritez pas!» Je lui disais de prendre des risques. «La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir jusqu’où vous ressemblez à cette violence, et jusqu’où je peux la comprendre, voire la partager…». Plutôt que la comparaison à l’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde qui est venue à l’esprit de plusieurs commentateurs, Askolovitch établit un lien avec le golem du rabbin löw : le monstre qu’on crée pour se défendre mais qui échappe à tout contrôle.
Une autre tribune me semble apporter une ouverture, c’est Mehdi Meklat : Internet est un lieu encore plus compliqué pour les gens complexes, par Xavier de la Porte sur France Culture. Xavier fait une présentation des faits plutôt dépassionnée et juste qui se conclut par une réflexion sur nos vies numériques : « Il y a sans doute chez Mehdi Meklat une complexité qui nous échappe, et lui échappe aussi. Mais voilà, qui d’autre que lui peut le savoir, à condition que lui-même le sache ? Une seule chose est certaine dans cette histoire : avec sa capacité de mémorisation, avec les possibilités qu’il offre de jouer avec les identités, avec ce qu’il permet de cette parole mi-privée mi-publique, avec le sentiment d’impunité qu’offre cette parole, Internet est un lieu compliqué. Mais c’est un lieu encore plus compliqué pour les gens complexes ».

La palme du tweet incongru revient à celui-ci : une capture d’une page du premier livre de Mehdi Meklat et badroudine Saïd Abdallah censée être une « preuve » d’on ne sait quoi… Car c’est bien connu, aucun romancier n’a jamais mis en scène des personnages néfastes, des assassins, des crimes affreux,…

Je comprends les gens qui se sentent en colère, il y a de quoi. Je comprends que la colère leur rende insupportables, pour l’instant en tout cas, les tentatives de réflexion et de mise à distance. Enfin je ne sais pas si je le comprends mais je le constate, ceux qui s’y essaient se font copieusement insulter, reprocher une complaisance indigne ou irresponsable, etc. En trois jours, on m’a traité d’à peu près tous les noms, on m’a soupçonné d’être un inconscient, un futur collaborateur du califat de Daech-en-France, on m’a accusé, moi, athée laïcard, de soutenir une religion, on m’a reproché d’être pacifiste (je plaide coupable), on m’a asséné des cours sur l’histoire, sur les religions, sur la sourate numéro tant, on m’a juré qu’on n’enverrait jamais ses enfants à l’Université Paris 8 juste pour me punir puisque j’y enseigne, on a exhumé mes tweets honteux3, on m’a posé quinze fois la même question sans jamais accepter mes réponses, on m’a dit que je devais me taire (au nom de la liberté d’expression puisque je suis complice de ses ennemis, bien sûr), on m’a traité d’ignorant, on m’a dit que je faisais du deux-poids-deux-mesures4, etc., etc.
Sur Facebook, je bénéficie d’un environnement contrôlé : les gens avec qui j’y discute sont majoritairement des personnes que je fréquente dans le monde tangible, donc d’accord ou non, on peut discuter de manière civilisée. Sur Twitter, ça s’est avéré plus difficile, mais bon, je ne suis pas un nerveux, j’ai répondu patiemment, a priori toujours poliment, mais malgré tout un peu vexé de constater que mes contradicteurs ignoraient mes questions ou mes arguments lorsque ceux-ci dévoilaient l’incohérence de leurs raisonnements, et qu’ils ne consultent aucun des documents que je leur signale. Ceci dit, quand ils m’envoient sur leurs sites fascistes, je suis réticent à cliquer. Car mes contradicteurs sur Twitter, ces jours-ci, étaient souvent très très à droite, l’un m’expliquait par exemple le bien qu’il fallait penser du régime de Pétain, et la plupart me traitaient à chaque occasion de « gauchiste ». J’ai régulièrement répété que je n’étais pas de gauche, ce qui m’a valu quelques excuses — je me suis gardé de spécifier que si je ne suis pas de gauche, je reste infiniment moins de droite !

Sur Amazon, de courageux justiciers viennent descendre en flèche non le livre (que personne n’a lu) mais un de ses deux auteurs, à son tour insulté. Un exemple parmi d’autres du fait que le sentiment d’être dans le camp des gentils autorise un certain déchaînement de violence.

Une chose m’a intéressé : face à cette personnalité dissonante (le gentil Mehdi/l’affreux Marcelin), un Docteur Jekyll et Mister Hyde, comme beaucoup l’ont décrit, la plupart des gens choisissent de penser que la vérité de la personne est forcément le mauvais personnage, le Mister Hyde, et que cela entache et dénonce tout ce que le docteur Jekyll a pu produire de positif au cours de sa jeune existence.
Je vois deux raisons possibles à cette vision des choses. La première, c’est la peur que chacun a de laisser s’exprimer le Mr Hyde qu’il confine dans un coin de sa tête et espère contrôler.  C’est une peur que je comprends très bien car, sans doute, je la partage, je ne veux pas avoir d’indulgence envers mes propres pulsions. Ça ne vous arrive jamais de penser des horreurs, même de manière très fugace ? Moi, si, et pourtant mon surmoi (ou mon cortex préfrontal ventromédial, si vous préférez) veille au grain, c’est un calviniste pas commode, assez coincé et très sensible à la peur de se montrer injuste comme à celle d’éprouver de la honte.
L’autre raison m’inquiète beaucoup plus, parce qu’elle est ressassée sur toutes les ondes et dans les magazines d’information par les intellectuels médiatiques membres du « printemps républicain », par le discours d’une partie des journalistes, etc., et qu’elle trouve un fort écho populaire. Je parle de la peur panique qu’inspirent les musulmans : celui-ci, que l’on célébrait comme talentueux et bon-esprit mais qui expliquait refuser de s’excuser d’exister s’avère avoir été, plus ou moins en secret, un petit con ? Pataras, c’est tout ce qu’il représente qui s’en trouve sali, qui devient suspect, comme si on n’avait attendu qu’un domino en équilibre douteux pour que tout l’édifice s’écroule5.  Ce sont tous ceux qui l’ont aidé (Arte, France Inter, Le Seuil, etc.), qui deviennent les idiots utiles du plan machiavélique des Frères Musulmans ou de l’Arabie Saoudite. Bref, les musulmans sont intrinsèquement et irrémédiablement antisémites, sexistes et homophobes, leur livre saint les rend fous6, et ceux qui se refusent à ces généralisations sont des naïfs et des aveugles.

Le film Invasion of the Body Snatchers (Don Siegel, 1956) est souvent considéré comme une évocation de la psychose anticommuniste de son époque, même si on ne saurait dire si les humains « remplacés » sont censés être les communistes ou les macCarthystes. Le climat paranoïaque actuel m’évoque ce film.

Le problème que je vois dans cette opinion c’est qu’elle n’a qu’une issue : le choc des civilisations, la guerre. Une personne sur quatre dans le monde est musulmane, et parmi ces personnes, nombre sont croyantes et pratiquantes. Si on ne les considère pas comme des personnes douées de raison, à qui on peut expliquer son point de vue, avec qui on peut partager des valeurs, alors on n’a plus beaucoup de perspectives. Si on pense qu’un humain sur quatre est et ne peut être qu’un ennemi mortel, alors on ne peut vivre que dans la peur, et on devient l’instrument des projets de tous ceux qui ont intérêt à entretenir cette peur et à créer des occasions de l’exacerber. C’est pour préparer les batailles que l’on rassemble ses troupes, qu’on les excite, qu’on envoie de pauvres gens qui n’ont pas la moindre idée de ce que sont la pluralité de la presse et la liberté de caricaturer brûler des bâtiments diplomatiques français, ou qu’on réussit à provoquer des semaines de psychose au sujet d’une tenue de bain.
Les perspectives d’avenir que cela me suggère me font, à mon tour, très peur.

Les comptes parodiques sont nombreux sut Twitter. Certains sont très drôles, d’autres bien plus faibles. Certains, aussi, peuvent être soupçonnés d’émaner de partis politiques, tant ils sont systématiques à relayer leurs idées.

Revenons au cas de Mehdi Meklat. Qu’est-ce qu’on en fait, de ce jeune homme ?
Je ne vais pas essayer de récapituler la séquence des tweets et des erreurs fatales (conserver les tweets, supprimer les tweets) qui aurait permis de tenter de contextualiser l’ensemble au delà des « on dit que » dont la liste ne cesse de gonfler. Je dois tout de même rappeler qu’il n’a pas été « démasqué », comme Lorànt Deutsch en son temps, mais qu’il a plusieurs fois, et de manière très badine, évoqué ces tweets dans diverses interviews, Je ne vais pas non plus m’attarder sur la tradition très vive sur Twitter des comptes parodiques.
Les précisions de ce genre sont désormais inaudibles et passent pour des calculs byzantins. On veut voir perler le sang, le fautif doit expier.
La LICRA a décidé de porter l’affaire en justice. Pour moi, c’est une bonne et une mauvaise chose. Une bonne chose, car l’affaire va pouvoir être dépaysée, quitter le tribunal populaire pour être jugée dans un tribunal tout court, et on peut espérer voir le droit appliqué équitablement. Mais c’est aussi une mauvaise chose, car un procès se conclut par une transaction : on troque la faute commise et la culpabilité qui l’accompagne contre une amende ou une peine de prison. On paie sa dette. Mais est-on beaucoup plus avancé ?
Certains réclament la disparition médiatique de Mehdi Meklat : on ne doit plus vendre ses livres, sa maison d’édition doit le congédier, les médias avec lesquels il travaille doivent rompre toute collaboration. Une vengeance, donc, mais dans quel but exactement ? Qu’est-ce qui peut en ressortir ? Pourquoi lui refuserait-on le droit de faire ce qu’il sait bien faire au nom de ce qu’il a fait de mal ? Quel métier veut-on qu’il fasse ensuite ? Quand aura-t-il le droit de redevenir journaliste et romancier ? Est-ce qu’une partie du public aimerait — pour conforter ses préjugés — que Mehdi Meklat devienne fou et paranoïaque comme l’est devenu Dieudonné, qu’il choisisse de devenir le Mr Hyde qu’on l’accuse d’être ?
Personnellement (c’est encore mon intransigeant surmoi calviniste, voire zwingliste, qui parle), je ne crois pas au pardon, aucune mauvaise action n’est jamais lavée, elle a été commise, elle existe à tout jamais, chercher à en réparer les conséquences ne répare rien, c’est juste le minimum que l’on puisse faire. Et avec Internet, aucune mauvaise action ne pourra plus jamais être oubliée. Mais d’un point de vue pragmatique, que faire de Mehdi Meklat ? Qu’a-t-on prévu qu’il devienne ? Qu’est-ce que ses dix mille juges proposent ?

  1. Christiane Taubira, nettement visée dans l’affaire, réagit avec un texte clair qui condamne les tweets sans condamner le reste de l’œuvre. Pierre Siandowski, des Inrockuptibles, réagit avec fermeté mais aussi amitié et confiance.
    La réaction du jeune homme, publiée sur Facebook, est à lire aussi. Voici sa conclusion : « Pourtant, ces outrances n’ont rien à voir avec moi. Elles sont à l’opposé de ce que je suis et ce que je veux représenter. Je me souviens que Marcelin Deschamps, parfois, en une heure, pouvait ne jamais s’arrêter. Sa diarrhée verbale était son expérience ultime, comme un déversement sale et visqueux dans un monde qui peut l’être tout autant. Aujourd’hui, j’ai conscience que les provocations de Marcelin Deschamps, ce personnage pouilleux, étaient finalement leurs propres limites. Elles sont désormais mortes et n’auraient jamais dû exister ». []
  2. Notamment : Docteur Mehdi et Mr Meklat (Mediapart) ; Mehdi Meklat, jeune écrivain prodige, et son double antisémite et homophobe (Arrêt sur images) ; Le chroniqueur Mehdi Meklat rattrapé par ses tweets haineux (Le Monde) ; D’anciens tweets injurieux d’un chroniqueur du Bondy Blog provoquent un tollé (Le Figaro) ; Tweets outranciers : l’étrange cas du Dr Meklat et de M. Deschamps (Libération) ; Mehdi Meklat prétend que c’était son double maléfique qui tweetait (Rue89) ; Mehdi Meklat : “Avec Marcelin Deschamps s’est joué quelque chose de l’ordre de l’autodestruction” (Télérama).
    J’ai aussi lu des portraits et des interviews de Mehdi Meklat. J’ai été particulièrement intéressé par son passage, il y a moins d’une semaine, à La Grande Librairie où, avec son binôme Badroudine Saïd Abdallah, il fait figure de jeune homme posé, intelligent et intéressant, brillant pour son très jeune âge. Certains y avaient vu une « humiliation » de Philippe Val (lui aussi invité), ce que j’ai désespérément cherché, et depuis, certains interprètent l’impassibilité de « Mehdi et Badrou » lorsque Val ou Kamel Daoud s’expriment comme une muette hostilité, mais je pense qu’objectivement, rien ne démontre quoi que ce soit de ce genre. []
  3. Notamment un où je plaisantais sur le fait que la télé continentale appelait « régionalistes » les listes nationalistes corses… On n’a pas su m’expliquer le problème que posait cette réflexion. []
  4. On m’a par exemple dit que je n’aurais pas été aussi indulgent avec Lorànt Deutsch. Ce procès d’intention m’a posé deux problèmes. Le premier c’est que je n’ai jamais eu pour but d’être indulgent envers les tweets de Mehdi Meklat. Le second est que je ne voyais pas du tout de quoi il était question… Et puis on m’a rappelé les tweets de @Lacathelinierre, compte utilisé par l’acteur-historien pour couvrir d’injures toute personne le critiquant. Il se montrait furieusement misogyne, voyait en ses contradicteurs des « islamo gauchos » et des « bobos connos ». Enfin, il ironisait régulièrement sur le massacre du Bataclan. Il s’est défaussé en plaidant le compte piraté, ce qui a suffi à beaucoup et l’affaire n’a pas pris des proportions trop exagérées.
    J’ai cherché ce que j’avais dit à l’époque : j’avais ricané, j’avais relayé deux articles, et cela m’avait inspiré un article sans rapport avec les tweets en question. Mais je n’avais demandé la tête de personne, je n’avais pas écrit à l’éditeur de Deutsch pour lui demander de rompre son contrat, etc. Je ne pense pas souvent participer à des « lynchages » virtuels. J’emprunte sans doute les mêmes vagues et les mêmes courants que tout le monde, mais je n’aimerais pas me voir en piranha. []
  5. On peut voir comme cette histoire a ouvert la boite à fantasmes avec un article de l’écrivain (à compte d’auteur, mais peu importe) Arnaud Vauhallan, qui écrit : « Vous les bourgeois, c’est sans doute un univers qui vous fascine et vous imaginez sans doute des banlieues comme des endroits où les méchants policiers traquent les gentils jeunes en fonction de leur couleur de peau, en réalité c’est pas ça. Les violences dans ces endroits ne sont pas commises par les policiers et tout le monde le sait, sauf les bourgeois. C’est pas les policiers qui pissent dans l’ascenseur, qui dealent du shit dans le hall, qui fouillent les gens pour voir si c’est pas des flics avant de rentrer dans la cité, qui balancent de l’électro-ménager sur les voitures de l’Etat, qui font des tournantes, des braquages, qui brûlent des bagnoles, c’est pas les policiers qui font ça et tout le monde le sait. »
    … Sans souscrire à certains récits angéliques (mais qui y souscrit, au fait, qui y croit en dehors de ceux qui les dénoncent, comme ici ?), indiens contre cowboys, etc., les gens qui vivent dans les banlieues auront du mal à contresigner un tel ramassis de clichés ! []
  6. Comme je l’ai écrit de nombreuses fois sur ce blog et ailleurs, je ne crois pas du tout à l’hypothèse du livre qui dirige les actes : les gens choisissent dans les livres saints (ou maudits) ce qu’ils veulent bien en retenir. Croire que quiconque serait assez influençable pour être l’esclave d’un livre revient à exonérer de leurs responsabilités ceux qui agissent mal au nom des livres. C’est ce que je pense des religions en général : elles sont faites par les hommes, et ceux-ci obéissent à ce à quoi ils veulent bien obéir. Et quand elles servent à opprimer, ceux qui s’en réclament ne retiennent que ce qui les arrange.  Cf. mon article Il n’existe pas de religion de paix. []

Nos ancêtres les Gaulois

(oui, je me fais avoir en participant à la communication de type « une grosse connerie par jour » qu’utilise Sarkozy pour faire oublier l’existence de ses concurrents à la primaire, mais cette affaire là me semble soulever des questions intéressantes au delà de la présidentielle)

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Hier à Franconville, juste derrière chez moi, Nicolas Sarkozy est parvenu à faire du bruit (oui oui, j’y participe, j’en suis conscient) avec cette déclaration :

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«Si l’on veut devenir français, on parle français, on vit comme un Français. Nous ne nous contenterons plus d’une intégration qui ne marche plus, nous exigeons l’assimilation. Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont gaulois (…) [celui qui devient français doit se dire] J’aime la France, j’apprends l’histoire de France, je vis comme un Français».

On peut à mon avis lire pas mal de choses dans cette phrase, qui est moins risible qu’elle le semble de prime abord, et qui contient plusieurs tiroirs.

On peut y voir une affirmation indubitablement positive : peu importe ses origines lointaines (et c’est un fils de nobliau magyar qui a un grand-père maternel juif de Thessalonique qui la prononce, ce n’est pas indifférent), dès que l’on a une carte d’identité française, alors on est français. C’est le droit du sol (ou plutôt le droit des papiers) contre le droit du sang, quoi, c’est la Légion étrangère : la France est une idée, pas une lignée génétique.

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François Fillon (Sablé-sur-Sarthe, le 28 août 2016) : «la France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique».
Effectivement, le partage culturel est une belle et grande chose. Mais la littérature de François Villon, Molière, Voltaire et Victor Hugo n’est sans doute malheureusement pas le seul souvenir que nous ayons laissé aux Africains.

On peut y lire un clin d’œil au fameux « nos ancêtres les Gaulois » que les instituteurs de l’Empire colonial faisaient ânonner aux écoliers de toutes les latitudes, en Île-de-France, en Afrique de l’Ouest, au Maghreb, en Indochine, et même en Bretagne1. Les Gaulois, s’ils peuplaient bien une bonne partie de l’actuelle Europe, de la péninsule ibérique aux Pays-Bas, ont vu leur culture modifiée par l’invasion romaine puis, au cours des premiers siècles de l’ère commune, ont été poussés vers l’Ouest par la pression démographique, migratoire et militaire de tribus germaniques tels que les Burgondes, les Goths, les Alamans, les Alains, les Suèves, les Vandales, et bien entendu les Francs, qui ont donné son nom à notre actuel pays. Les Gaulois nous ont légué leur toponymie (Paris, Lyon, et des milliers de lieux-dits sont directement issus de noms gaulois2, parfois revenus après une période d’usage d’un nom romain — comme Lutèce pour Paris), un vocabulaire lié à l’agriculture et de l’élevage (mouton, bouc, ruche, oignon) ou aux descriptions de la nature (caillou, bruyère, chêne, mousse, érable,…). Ils nous ont aussi laissé une légende, celle de cet ancêtre mythique courageux et désordonné, et ayant désespérément besoin d’unité territoriale et de chefs indiscutés.
C’est pour des raisons idéologiques que la pédagogie de la IIIe république est allée chercher les Gaulois, qui ne sont ni les ancêtres des Français, ni ceux de la culture française, dont l’existence même en tant qu’entité est une construction, mais qui ont l’avantage d’être le premier ensemble de peuples connu sur l’actuel territoire français et de n’être liés à aucune religion ou lignée monarchique s’étant imposée depuis. Et ils ont l’avantage, surtout, de ne plus être là pour réclamer leur héritage3. C’est tout de même un peu gonflé d’aller les réveiller, ça reviendrait à dire « dès que l’on devient étasunien et qu’on salue le drapeau américain en mangeant des corn flakes, nos ancêtres sont Apaches ».

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À peine élu, en 2007, Nicolas Sarkozy avait envoyé en Libye son épouse Cécilia demander à Mouammar Kadhafi la libération de cinq infirmière bulgare et d’un médecin (bulgare aussi, mais d’origine palestinienne, ce qui lui a valu d’être nettement moins évoqué médiatiquement), accusés d’avoir diffusé le VIH en Libye. L’affaire fut conclue, sans doute à grands frais (contrats divers liés à l’armement, au gaz, à l’électricité, et à la libération d’un prisonnier libyen), contrairement à ce qui fut affirmé alors. J’avais été frappé par la réflexion de Nicolas Sarkozy, qui avait à l’époque dit « ces infirmières elles étaient françaises », non parce qu’elles avaient le moindre rapport avec la France, mais parce que la France s’est sentie liée à leur cas… Tandis qu’au même les Bulgares et les Roumains n’avaient pas le droit d’être des membres de l’Union européenne comme les autres… Cette idée variable de l’identité nationale m’avait rappelée la phrase de Goebbels à Fritz Lang, qui ne comprenait pas que le ministre lui propose de travailler pour lui alors que sa mère était d’origine juive et s’était vu répondre : « c’est nous qui décidons qui est aryen »

Plus problématique, on peut inscrire cette petite phrase parmi les mille et une autres de son auteur (ou de ses collègues à droite mais pas seulement) qui montrent un mépris de l’Histoire en tant que science : pour eux, l’histoire n’est pas un objet complexe et passionnant de recherche, c’est un outil de gouvernement, qui sert à fonder un mythe national destiné à légitimer un fonctionnement et des institutions. Ici, le mythe est assumé en tant que tel, il balaye tout nationalisme prétendant s’appuyer sur une base ethnique, et au fond, ce n’est pas moi (qui crois que les humains appartiennent tous à la même espèce) qui me plaindrais de l’intention, mais j’ai des réserves sur la forme, car elle cause du tort à une discipline scientifique qu’elle transforme en fabrique fictionnelle. Certes, c’est la croix que portent les historiens depuis toujours4 : leur science sert (consciemment ou non) à légitimer des pouvoirs, des dynasties, des religions, des valeurs, des rites,… et tout ceci se fait au détriment de toute quête sincère de vérité, et en s’appuyant sur des clichés construits il y a cent cinquante ans pour amener les écoliers de la IIIe République se faire zigouiller à Verdun. Le maniement ras-les-pâquerettes de références mythiques — les Gaulois, Charles Martel, Jeanne d’Arc, etc. — a pour inconvénient de s’auto-entretenir, elle ne pousse pas le public à creuser et à s’intéresser à la complexité de la marche du monde. Au contraire, il sert à rassurer les gens en leur disant de ne pas aller chercher trop loin à comprendre qui ils sont eux-mêmes.

gaulois

Il est triste que les responsables politiques utilisent si mal l’histoire et si peu à la science-fiction. L’histoire est passionnante pour elle-même, bien sûr, mais aussi pour comprendre comment s’est construit le monde dans lequel nous vivons. Or elle est souvent utilisée pour valider des oppressions, pour cristalliser des systèmes de dominations, quand ce n’est pas pour déclencher des guerres ! Ce que l’on dit en utilisant l’histoire comme instrument politique, c’est que notre avenir est conditionné à une lecture de notre passé, que notre futur est contenu dans nos origines, que celui qui maîtrise le discours sur les origines possède le droit à décider de ce que l’avenir pourra ou ne pourra pas être.
La science-fiction, elle, parle du caractère ouvert du futur — voire du caractère non-déterministe du passé, par le biais de son sous-genre l’Uchronie5. La politique devrait être consacrée à imaginer un futur nouveau, différent, qui aille au delà de ce que nous connaissons déjà, ou croyons connaître.

Pour finir, ce qui me gène dans le discours de Sarkozy sur l’identité, c’est qu’il dit aussi que « être français » est une situation bien fragile car conditionné à respecter ce qu’il considère comme relevant de la culture française. Lorsqu’il refuse « la tyrannie des minorités », ou dit  « Je n’accepterai pas les comportements moyenâgeux qui veulent qu’un homme se baigne en maillot de bain, quand les femmes sont enfermées [dans des burkinis] », et ajoute que « la seule communauté qui vaille est la communauté française », sa cible est claire, il veut dire que, quoiqu’en dise leur état civil, certains français doivent être considérés comme des étrangers dans le pays où ils sont nés et où ils ont grandi. Je suis curieux de savoir ce que sont les valeurs françaises selon Sarkozy : il dit qu’il faut aimer la France, apprendre l’histoire de France, vivre comme un Français, mais qu’est-ce que ça implique précisément ? Depuis quand existe-t-il des Français qui aiment la France ? Il y a peu de pays où l’on aime autant râler sur soi-même6. Depuis quand les Français apprennent-t-ils l’histoire, et quelle histoire veut-on qu’ils apprennent ? Enfin, vivre comme un Français, c’est quoi, exactement ? Regarder Jean-Pierre Pernaud à midi, puis digérer devant l’Inspecteur Derrick ? Arrêter de manger de la viande pendant une semaine chaque fois qu’Élise Lucet a diffusé un documentaire pour dénoncer le problème ? Avoir des meubles Ikéa ? Se plaindre des embouteillages depuis sa voiture ? Être persuadé que le voisin gagne plus et travaille moins ? Les témoignages d’étrangers qui tentent de définir ce qu’est l’identité française remarquent surtout un fort penchant pour la bonne nourriture. C’est aussi ce que je sauverais.

  1. La Bretagne est un duché annexé par la France il y a un peu moins de cinq siècles, qui est désormais célèbre pour son agriculture, ses problèmes de pollution liés à l’agriculture, ses stations balnéaires dédiées au tourisme familial CSP+. Avec le Pays de Galles, l’Irlande et l’Écosse, c’est en Bretagne que la culture celtique — c’est à dire gauloise — a le plus longtemps perduré, notamment par la langue. Langue qui valait aux petits bretons surpris à la parler d’être punis en étant forcés de porter le « symbole », un objet infamant quelconque qui prouvait leur crime et a fini par leur en faire perdre la mémoire. Car si « nos ancêtres » sont gaulois, leur langue a été interdite par la République qui se réclamait de leur filiation.
    Mise à jour du 21/09 : contrairement à des théories à présent réfutées, le Breton ne descend pas du Gaulois, cf. discussion plus bas, au temps pour moi. []
  2. Ce qui n’est pas le cas de Franconville (francorum villa), où Sarkozy a prononcé son discours. []
  3. Dans la chanson Faut rigoler, Henri Salvador se tord les côtes en se souvenant de son instituteur antillais qui parlait de « nos ancêtres les Gaulois », mais ce n’était pas plus absurde que dans le cas de la plupart des français de l’hexagone, surtout sachant l’importante présence bretonne aux Antilles françaises.  []
  4. Un exemple parmi d’autres : Avec son discours sur l’origine des Francs, en 1714, où il affirmait que la tribu de Clovis était d’origine germanique, l’historien Nicolas Fréret a indigné un de ses pairs, l’Abbé Vertot, qui l’a dénoncé et a obtenu que son collègue soit emprisonné à la Bastille pendant six mois ! []
  5. L’Uchronie médite sur ce qui eût pu être (et si Napoléon n’était pas parti à la conquête de la Russie ? Et si Christophe Colomb n’avait pas atteint les Antilles ? Des historiens emploient à présent ce sous-genre de la science-fiction comme outil de travail, cf. Écrire l’histoire avec des « si », Actes de la recherche à l’ENS #11, éd. rue d’Ulm 2015. []
  6. Les Belges, aussi, râlent beaucoup sur les Belges, mais avec plus d’humour. Comme le disait César, les Belges sont les plus braves des peuples de la Gaule. []

Veilsousveillance

Je découvre cette semaine le comique « stand-up » calme Fary Brito et je trouve très juste son intervention dans l’émission On n’est pas couché : « je suis contre les gens qui sont contre, parce qu’à cause de ces gens-là qui sont contre, nous on se retrouve à défendre le… burkini ! (…) je m’en fous du Burkini, c’est moche, moi je me retrouve à trouver des arguments pour des gens qui veulent se baigner eu duvet ». Mais comment se retenir de continuer à en parler, considérant le festival permanent de déclarations grandiloquentes ou mesquines, paranoïaques ou va-t-en-guerre (et souvent tout ça en même temps) auquel on assiste depuis des mois ?
Continuons notre chronique, que je publie à l’heure même où mes étudiants en Création Littéraire rencontrent en chair et en os Salman Rushdie, qui a récemment dit qu’il « faut se moquer de la religion, car la religion est absurde avant tout ». Amen.

La compétition présidentielle pousse à la surenchère, y compris des gens qui ne font habituellement pas de l’autorité leur cheval de bataille :

Ouille ! Cette semaine, Nathalie Kosciusko-Morizet lance une pétition contre les courants radicaux de l'Islam politique, au premier rang desquels le "Koufarisme", qui n'existe pas, d'autant que "kouffar" est le pluriel de "Kâfir", qui signifie "infidèle", ou "mécréant" (voir moi récent article au sujet de ce mot)..

Ouille ! Cette semaine, Nathalie Kosciusko-Morizet lance une pétition contre les courants radicaux de l’Islam politique, au premier rang desquels le « Koufarisme », qui n’existe pas, d’autant que « kouffar » est le pluriel de « Kâfir », qui signifie « infidèle », ou « mécréant » (voir moi récent article au sujet de ce mot). Est-ce qu’elle veut dire qu’elle condamne les musulmans non-croyants !?!

J’imagine que beaucoup de personnalités politiques sont persuadées (et sans doute à juste titre, il faut le déplorer) qu’en cette période d’incertitudes et de peur, tout discours qui se veut rassurant sera non seulement inaudible, mais insupportable, jugé épidermiquement indigne des enjeux du temps qui réclament, apparemment, une réduction volontaire des libertés et du niveau intellectuel général.

Ainsi, le fait que le pape François ait répondu au massacre du curé à Saint-Étienne-du-Rouvray en expliquant que le monde était bien en guerre mais qu’il ne s’agissait pas d’une guerre de religion, mais d’une question d’intérêts financiers, a profondément déçu nombre de catholiques, jusqu’à un journaliste polonais qui traite son commandeur des croyants de débile, et au bodybuilder et candidat ultra-catholique aux élections présidentielles Marian Kowalski, qui s’est senti ulcéré en voyant l’évêque de Rome laver les pieds de quelques migrants syriens1.
Tous ces bons chrétiens attendaient un discours offensif, un discours d’affrontement, pas un pape qui se demande si quand un chrétien bat son épouse cela relève de la « violence chrétienne ». J’ai bien ri en lisant le chapeau de cet article trouvé sur Causeur (mais dont je ne peux lire beaucoup plus que cet aperçu) qui reproche au souverain pontife d’être pontifiant, et de ne pas être réconfortant… à force de se montrer lénifiant (c’est à dire apaisant).

pontifexpontifiant

Le souverain pontife qui pontifie, ça semble plutôt dans l’ordre des choses ! C’est même son métier. Mais c’est quoi cette femme voilée qui a écrit « I Love Jesus » sur son dos ?

Une tendance nouvelle émerge : filmer des altercations liées au port du hijab (et dérivés) dans l’espace public. Je propose d’appeler cette nouvelle forme de sousveillance la veilsousveillance.
C’est ce qu’ont fait deux femmes que le chef d’un restaurant de Tremblay-en-France refusait de servir au motif qu’elles étaient musulmanes et que « tous les musulmans sont des terroristes ». C’est  aussi ce qui est arrivé l’an passé (mais l’affaire, classée sans suite par la justice, refait surface cette semaine devant l’ordre des médecins) dans les Vosges, où la remplaçante d’un médecin a expliqué « ne plus vouloir de femmes voilées dans son cabinet » et même « en France » et a affirmé que le port du voile constitue un « acte de prosélytisme » et est « illégal ». Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est que la patiente, venue consulter à cause de son hypertension, a eu le droit a une consultation et à une ordonnance, la médecin n’a absolument pas refusé de faire son métier, mais la patiente a été mécontente de son traitement, jugeant l’auscultation bâclée, et refusant le médicament prescrit, qu’elle tolère mal, reprochant à la docteure d’avoir « bâclé en deux minutes » son fils lors d’une consultation passée, et, pour finir, en refusant de payer la consultation, tandis que la praticienne qui se trouvait en face d’elle déchirait l’ordonnance. Toute la partie de l’altercation pendant laquelle le médecin explique son rejet des musulmans a été filmé, avec son accord. Outre l’islamophobie (au sens strict : peur de l’Islam) ordinaire, ce qui se manifeste ici est aussi la modification des rapports entre le médecin et le patient : le patient sait ce qu’il veut, sait comment on doit le soigner, sait quel médicament il ne veut pas, et conteste l’autorité autrefois indiscutée du praticien, jusqu’à le faire sortir de ses gonds et, pour finir, exprimer le fond de sa pensée jusqu’à risquer d’être radié de l’ordre des médecins pour une consultation à vingt-trois euros.

Tout ça me fait penser à un signe mineur de la fin des temps dans l’eschatologie islamique : Les objets parleront aux hommes afin de les informer de ce qui s’est produit en leur absence2.

Prochaine étape : apprendre à filmer dans la largeur et pas dans la hauteur.

Prochaine étape : apprendre à filmer dans la largeur et pas dans la hauteur, car ça donne une petite image avec des marges, sinon.

On reproche au hijab d’être un vêtement sexiste, un signe de soumission et en même temps un instrument de prosélytisme. Tout ça n’est pas nécessairement faux, mais j’ai défendu cette semaine l’idée que l’on pouvait dire à peu près la même chose d’un vêtement tel que la cravate. Tout d’abord, la cravate est un vêtement plutôt sexiste : certes des femmes en portent, notamment avec certains uniformes (et ça prend sans doute un sens dans le rapport sexué à la domination), mais en général, c’est un ornement vestimentaire masculin qui est, je cite un article de l’Express, « un accessoire à la symbolique phallique, qui (…) a longtemps tenu lieu de caractère sexuel secondaire. Les plus chatoyantes rappellent la queue d’un paon ou d’un faisan. Cet appendice inutile et gênant tend à montrer le niveau hiérarchique de celui qui le porte » (l’ouvrier ne porte pas de cravate, le risque d’accident bête étant certain). La plupart des gens qui portent des cravates ne le font pas pour une raison personnelle, pour le plaisir, mais y sont contraints, et s’en débarrassent même avec plaisir lorsqu’ils rentrent du bureau.
Il est difficile de savoir quelle est la signification exacte du port de la cravate, car il en existe sans doute plusieurs3. À l’origine, c’était un signe d’engagement sentimental, les hussards croates qui ont donné leur nom à l’objet le portaient pour signaler qu’ils avaient une épouse ou une fiancée au pays — c’est une représentation de la « corde au cou ».
Je ne peux pas interdire aux gens de porter une cravate, je connais d’ailleurs des gens qui en portent avec plaisir, c’est leur choix et je le respecte. Mais je sais aussi que certaines personnes sont forcées d’en porter. Dans certains environnements professionnels, les personnes qui refusent de porter des cravates sont mal vus, et n’ont tout simplement pas le choix. À l’Assemblée nationale, les 422 hommes élus par le peuple pour voter ses lois et décider de leur propre salaire se voient refuser l’entrée dans l’hémicycle par des huissiers s’ils ne sont pas vêtus correctement, c’est à dire s’ils ne portent pas de cravate. Les services de l’Assemblée disposent de tout un stock de cravates à nouer au cou des étourdis.
Cette soumission à un code vestimentaire censé signifier le respect des valeurs républicaines est volontaire, ou presque, puisque ce sont les députés eux-mêmes qui valident régulièrement ce règlement. Mais il n’en est certainement pas de même dans tous les bureaux de la Défense, où la cravate et autres signes allégeance au monde du travail constituent des obligations.

A

En 1347, après onze mois de siège, le roi Henri III d’Angleterre reçoit les clefs de la ville de Calais, apportées, comme il l’a exigé, par les six plus importants bourgeois de la ville, qui portent tous une corde au cou en signe de soumission : ils offrent leur vie pour sauver leur cité (l’histoire a longtemps retenu un sacrifice, mais des témoignages semblent laisser penser que ce sacrifice était juste symbolique).

Je sais que cette comparaison entre le hijab et la cravate ne pourra que choquer certains. Effectivement, il n’y a pas, derrière la cravate, de groupes de pression religieux qui font progresser ce vêtement à coup de scandales ou de polémiques. Mais je pense de mon côté que dans beaucoup de pays du monde — pas en France, certes, le hijab est un vêtement certes fortement codé, imposé par la société, mais qui n’est pas plus réfléchi ou théorisé par celles qui le portent que ne l’est la cravate de par chez nous.
Oublions la cravate. Oublions le tissu.
En France, en 2016, les musulmans, les juifs, et un certain nombre de personnes originaires d’Afrique subsaharienne (quelle que soit leur religion) pratiquent une mutilation rituelle sur des garçons, généralement après leur première semaine d’existence, où plus tard dans le cadre d’une conversion. Dans l’immense majorité des cas, cette mutilation traditionnelle n’est pas pratiquée sur des personnes consentantes, elle est tout simplement imposée à des nourrissons. Les justifications à cette opération sont diverses : alliance avec Dieu, appartenance communautaire, appartenance à la gent masculine ou encore hygiène (sans la moindre base scientifique). Même si cela semble rare, cette opération peut mal se passer, la mutilation peut s’accompagner d’hémorragies, d’infections, de nécrose, et d’accidents divers. Il semble que pour le nourrisson, la douleur soit intense. Si la sexualité des hommes circoncis, une fois adultes, n’est apparemment pas affectée, ce n’est pas toujours l’avis de leurs partenaires, dont certaines se plaignent d’avoir des difficultés à atteindre l’orgasme ou constatent plus de douleurs liées aux rapports sexuels4.
La république est très à cheval sur des pratiques ostentatoires mais réversibles, comme le fait de porter ou non un truc sur la tête, et refuse fermement une mutilation (incomparablement plus grave il est vrai) comme l’excision, mais ne dit rien sur la circoncision sans justification médicale, qui est pourtant théoriquement illégale en France autant que selon une récente décision du conseil de l’Europe, puisqu’elle constitue une violation de l’intégrité physique de l’enfant. L’actuel premier ministre Manuel Valls, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur (et des cultes) avait fortement pris position en défense de la circoncision et de l’abattage rituel Casher (ou Halal, c’est le même) :

La France, république laïque, s’est dotée d’un cadre juridique clair, qui garantit le libre exercice des pratiques religieuses. Il est donc hors de question de revenir sur l’abattage rituel et les pratiques traditionnelles. Je l’ai dit, je le répète : les Juifs de France peuvent porter leur kippa avec fierté. Ils peuvent manger casher et procéder à la circoncision. Le débat sur la » remise en cause » de la circoncision relève de la méconnaissance la plus totale de ce que sont l’identité et la culture juive. Une telle remise en cause est idiote et indigne. En France, la liberté de pratique vaut pour toutes les religions dans le cadre prévu par la laïcité. Un cadre qui impose notamment l’absence de signes religieux dans les écoles publiques et les services publics5.

…On ne comptera donc pas sur l’actuel premier ministre pour mettre en cause cette pratique archaïque6. Ni sur grand monde d’autre, les juifs comme les musulmans me semblent attachés à la circoncision, qui fait partie de leur identité collective, de leur histoire, et surtout, de leur biographie individuelle : difficile de vouloir que ses propres enfants soient exclus d’une tradition immémoriale, difficile d’admettre qu’on a subi une violence pour rien, et pire que tout, difficile d’admettre qu’on a infligé à sa propre progéniture une souffrance inutile.
Tout ça se comprend très bien, mais il serait tout de même normal que, comme les tatouages ou les piercings, la décision d’attenter à sa propre intégrité physique soit prise par les intéressés en connaissance de cause. Mais je sais bien que ce n’est pas facile, d’autant que plus la personne est âgée lors de sa circoncision et plus les complications médicales ou la souffrance psychologique sont nombreuses.

circoncision

Étant donné l’escamotage de son corps après son décès (canular dont les conséquences se font sentir deux mille ans plus tard !), il n’existe qu’une relique de Jésus : son prépuce. Enfin ses prépuces, car quatorze institutions religieuses ont affirmé en détenir un. On se demande si le brith milah a été réalisé par sections successives, jusqu’à obtenir quatorze prépuces, si le morceau de chair repoussait magiquement ou s’il a été débité après coup.
Lorsque les premiers chrétiens ont commencé à accueillir des non-juifs parmi eux, ces derniers ont été dispensés de la circoncision, qui les effrayait à juste titre. Puis la non-circoncision est devenue un moyen de distinguer les chrétiens des juifs, quoiqu’elle se pratique encore chez certains chrétiens, chez les Coptes d’Égypte et d’Éthiopie, notamment, mais aussi aux États-Unis, où l’opération est pratiquée de manière relativement générale, sans justification religieuse.

Le même Manuel Valls a en revanche commis un vibrant plaidoyer7 pour la liberté de ne pas mettre de fichu sur ses cheveux, voire de se promener le sein nu : « Marianne a le sein nu parce qu’elle nourrit le peuple ! Elle n’est pas voilée parce qu’elle est libre ». On remarque que le sein est ici au singulier, et c’est malin : les algorithmes pudibonds d’analyse d’image de Facebook détectent efficacement la présence de poitrines nues lorsque deux seins sont présents, mais ne perçoivent pas ce motif lorsqu’un seul tétin est présent. Ainsi, un sein unique reste compatible avec les valeurs de Facebook. Mais est-ce compatible avec les valeurs de la République ? La question est moins évidente, puisque montrer sa poitrine dans l’espace public peut-être (mais dans le cas des femmes seulement) puni comme « exhibition sexuelle » et valoir à la contrevenante une inscription au fichier des délinquants sexuels, ainsi que c’est arrivé à Éloïse Bouton, à l’époque membre des Femen, qui avait fait grand peur au curé de l’Église de la Madeleine en lui montrant sa poitrine découverte et taguée de slogans (et accessoirement en simulant un sanglant avortement à l’aide d’abats d’animaux).
Pas si claire, cette histoire de poitrine de la République.

Sur la présence du voile dans l’espace public, en tout cas, j’ai eu cette semaine une épiphanie, il me semble avoir compris les grandes différences de perception du phénomène selon les individus. En discutant, j’ai réalisé que pour les gens qui ont aujourd’hui vingt, voire vingt-cinq ans, le hijab a toujours existé. Tandis que pour les vieux comme moi, et a fortiori plus âgés et moins urbains, le voile est une nouveauté. Ce sera peut-être difficile à imaginer pour les plus jeunes, mais avant les années 1990, voire même 2000, le hijab n’existait pas en France. Les femmes musulmanes d’âge mûr se mettaient souvent un fichu sur la tête, mais c’était à peu près le même que celui de leurs voisines d’origine portugaise, italienne, yougoslave ou paysanne des campagnes françaises, et ce vêtement n’était pas identifié comme religieux ni, a fortiori, comme prosélyte. C’était un truc de femme âgée8. Cette apparition assez brusque d’un vêtement qui rend visible toute une population pourtant déjà présente, a clairement été vécue comme une invasion visuelle par beaucoup de gens en France, expliquant les tensions qui agitent tant le pays en ce moment.

  1. Si vous n’êtes pas familier du catholicisme et des Évangiles le lavement des pieds (notamment les pieds d’étrangers, de voyageurs ou de pauvres), est un rituel banal pour les papes. []
  2. Si je ne craignais pas une fatwa, j’écrirais une histoire de voyage dans le temps dans laquelle le prophète est projeté quelques jours à notre époque, observant sans comprendre le monde tel qu’il est 1400 ans après sa naissance, et en ramenant des visions de signes annonciateurs de la fin des temps : L’usure (les banques, quoi) se propagera – Le vin sera licite et sera largement consommé – Les forces de police seront multipliées (promesse de campagne) – Les vieux se feront jeunes – le salut ne sera adressé qu’à ceux qu’on connaît – Les bergers construiront des maisons de plus en plus hautes (Dubaï) – Les déserts seront construits – Les femmes seront habillées mais nues – Les saisons seront trompeuses,… []
  3. Lorsque Piet Mondrian peignait en costume et avec une cravate soigneusement nouée autour du cou, c’était clairement pour faire son punk, en signifiant que son travail abstrait géométrique était en rupture avec la tradition cradingue des Beaux-Arts. Les cravates fines que portent certains musiciens ont sans aucun doute un sens différent de celle des cadres ou des banquiers, etc. []
  4. Lire : Male circumcision and sexual function in men and women, 2011, par Morten Frisch1, Morten Lindholm1 et Morten Grønbæk, mais aussi
    The Foreskin: Why Is It Such A Secret In North America?
    , par Spoony Quine (2015), qui explique sa découverte de la sexualité avec un homme « intact » : « This frictionless appendage made me realize that sex doesn’t have to be painful or cause hazardous inflammation ». []
  5. Dans : Information Juive, Octobre 2012. []
  6. Une autre mutilation pratiquée sur les nouveaux nés n’est pas souvent mise en question, et est quant à elle récente : l’ablation de caractères sexuels ambigus (Intersexuation). Ici, la peur de l’ambiguité sexuelle pousse le chirurgien à assigner autoritairement une identité sexuelle à un enfant, non pas avec une connaissance de l’identité sexuelle qui prédomine dans son organisme, s’il y en a une, mais sur un critère esthétique, en privilégiant ce qui sera le plus discret. Théoriquement destiné à épargner à l’enfant des troubles psyshologiques, cette pratique peut en causer d’autres et sert surtout à rassurer la société entière sur la frontière imperméable qui sépare le masculin du féminin. []
  7. Colomiers, le 28 août 2016. []
  8. Une amie marocaine me dit que dans son pays, le hijab est récent aussi, et que pour elle, le tournant date d’il y a exactement quinze ans, avec l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center, qui a plongé les musulmans de nombreux pays du monde dans un sentiment de fragilité. Jusque lors, le hijab était un vêtement porté par certaines femmes particulièrement pieuses, et pouvait être comparé au voile des religieuses catholiques. Après le 9/11, c’est devenu un signe d’affirmation d’un attachement à la religion, et peu à peu, une injonction à affirmer son appartenance religieuse. []

Mettre les voiles

(Contexte : la France de l’été 2016 se passionne pour le Burkini1, une tenue de bain féminine très habillée qui cache même les cheveux de celle qui le porte et a été conçu pour une clientèle musulmane. L’affaire a connu deux temps forts : d’abord, l’annonce de l’organisation d’une « journée burkini » dans une piscine privée puis, dans la foulée, l’interdiction municipale de porter ce vêtement sur la plage dans des villes telles que Cannes et Villeneuve-Loubet.)

Le burkini a fait beaucoup parler ces jours-ci, et j’ai envie de rassembler ici mes interrogations, mes observations et mes arguments au sujet des vêtements réputés musulmans, car la crispation qui les entoure me semble malsaine, mais en même temps, ne saurait disparaître simplement, et surtout pas en se contentant de renvoyer les gens que le voile inquiète à un supposé racisme — lequel existe bel et bien mais n’est qu’une partie du problème.
Désolé, cet article est à la fois long et décousu.

Des images volées sur un site de maillots de bains pour musulmanes. De manière assez troublante, on n'y voit aucun visage : certains sont floutés, d'autre remplacés par des formes géométriques.

Des images volées sur un site de maillots de bains pour musulmanes. De manière assez troublante, on n’y voit aucun visage : certains sont floutés, d’autre remplacés par des formes géométriques. Une manière de protéger les modèles ?

Ceux qui ont légiféré contre le voile intégral (Niqab, Burqa) en 2010 avaient un bon argument : le visage est au centre des rapports entre les êtres humains. C’est par lui que nous nous identifions, et c’est en grande partie par les expressions de notre visage que, comme les autres primates (et contrairement à la quasi totalité des autres animaux), nous exprimons de manière immédiate notre joie, notre dégoût, notre hostilité,… Nous disposons bien entendu d’autres moyens de communication, comme l’attitude corporelle et la parole, mais le visage tient tout de même une place à part chez les humains. C’est pour ça que les femmes déguisées en fantômes — autant que les automobiles occupées mais dont les vitres sont fumées, ou les personnes qui portent des masques, du reste —, nous inquiètent spontanément : celui qui cache son visage cache ses intentions, ne veut pas être reconnu, et a peut-être les pires raisons pour cela.

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La blogueuse Rana Jarbou, qui a porté le voile intégral en Arabie Saoudite (où c’est un vêtement minoritaire : les femmes doivent cacher leurs cheveux mais pas forcément leur visage) raconte dans l’article Arabie Saoudite: L’expérience d’être “sans visage” que ce vêtement lui conférait une forme d’invisibilité. Le revêtant, elle cessait d’exister en tant que personne. En regardant d’autres femmes au visage invisible, elle remarque que cela les rend même capables d’avoir un comportement habituellement réprouvé et donc, paradoxalement, de profiter d’une certaine liberté vis à vis des conventions : « Je me suis trouvée dans de nombreuses situations où une dame en niqab resquillait devant moi ou m’interrompait quand je parlais à un vendeur, caissier ou autre. j’ai aussi observé des femmes en niqab gâter leurs employés de maison en public. On aurait dit que le niqab leur donnait licence de se conduire à leur guise »

L’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public est entrée en vigueur il y a cinq ans, fort bien, c’est fait2, mais il fallait en rester là. Or ça n’a pas suffi, cette interdiction semble avoir au contraire donné à certains l’espoir d’une interdiction étendue à tous les indices de la présence de l’Islam en France, et tout particulièrement ceux qui concernent les femmes. En France, il est vrai, cela fait plus de vingt-cinq ans que des affaires de voile (et dernièrement, de jupes trop longues et de maillots de bain trop couvrants) sont médiatisées au delà du raisonnable. Il s’est installé dans de nombreuses consciences l’idée que le simple hijab, qui est porté sans y penser (comme le cadre porte une cravate) par des centaines de millions de femmes dans le monde, est une arme de propagande et d’oppression, est le signe d’une soumission plus ou moins volontaire à un ordre patriarcal qui impose aux gens des vêtements en fonction de leur sexe. Et ce n’est du reste pas faux, mais ce n’est qu’un cas parmi bien d’autres de vêtements sexués : il me serait difficile de porter une jupe dans l’espace public en France, alors même que j’ai de très belles jambes et que ça m’irait sans doute très bien.
Une autre idée s’est installée, celle qu’une femme qui porte le hijab aujourd’hui finira par porter le niqab un jour, comme s’il y avait une progression inéluctable. Qui vole un œuf vole un bœuf, qui porte le hijab porte le niqab.

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La France et les tenues de bain…

J’imagine que cette obsession locale n’est pas due qu’à notre attachement aux grands principes de laïcité et de droits de l’homme dont nous nous prétendons champions, mais est le résultat d’une blessure plus ancienne liée au passé colonial de la France et à la guerre d’Algérie. Lorsque l’Algérie était un département français (où malgré des avancées tardives, les musulmans étaient des citoyens de seconde classe), le fait pour les femmes de renoncer au voile était une manière de signifier leur envie de modernité et leur désir de séduire l’empire colonial.

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Une affiche de propagande pendant la guerre d’Algérie. Le voile, parfois ôté de force par les autorités3, est devenu un symbole de résistance.

Derrière la question de l’Islam en France, il y a la guerre d’Algérie, puis cinquante ans d’histoire de l’immigration maghrébine et, tout particulièrement, algérienne.
Il est intéressant de noter que c’est aussi parmi les gens de culture arabe ou maghrébine que l’on trouve les personnes les plus vigilantes à dénoncer tout progrès de l’Islam politique en France4 : des Kabyles, des libres-penseurs, des personnes issues d’un milieu social et culturel élevé, des personnes qui ont fui la guerre civile des années 1990, d’autres encore qui ont vu le voile revenir en force après 2001, quand il semblait relégué au statut de curiosité archaïque et folklorique. Si leur vigilance est plus que compréhensible, ils dramatisent lorsqu’ils annoncent un glissement général comparable à celui de pays comme le Maroc ou il n’a fallu que quelques années pour passer d’une marginalité du voile à une situation où les femmes qui ne le portent pas sont regardées en biais, et où le phénomène accompagne un net recul des libertés pour les femmes. Ils dramatisent, car la situation entre les deux rives de la Méditerranée ne sera jamais semblable : les habitants du Maghreb sont ultra-majoritairement musulmans, ce qui n’est pas le cas en France où la pression religieuse ne touche qu’une part de la population, et doit peut-être son succès au besoin qu’éprouve cette part de la population à affirmer sa présence : le même fait ne répond pas exactement aux mêmes situations. Je ne veux pas dire que je me lave les mains d’un problème qui ne touche que les musulmans, je veux dire que la raison d’être du problème est différente.

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Voilà ! Dire aux musulmans qu’ils doivent raser les murs à cause de récents attentats, tout comme leur demander de se « désolidariser », revient à leur demander d’accepter implicitement une part de culpabilité. Cela n’insulte et ne heurte que les innocents qui, mettez-vous à leur place, ne peuvent que refuser.

C’est ce qui expliquerait en tout cas ce curieux paradoxe d’un vêtement théoriquement motivé par un souci religieux de modestie, d’obéissance et de discrétion, qui s’avère en même temps ostentatoire, revendicatif, et qui, dans le contexte français actuel, est souvent vécu comme une forme de provocation.
C’est un uniforme, et qui dit uniforme, dit armée, l’uniforme est un moyen de se reconnaître et de se faire connaître, d’estimer et de montrer son nombre, de se distinguer de l’adversaire et de l’impressionner, et de faire pression sur ceux qui ne sont pas dans le rang.
Le communautarisme, si mal vu en France, constitue certes une rupture dérangeante dans la solidarité de la société (solidarité dont l’existence et le caractère harmonieux restent à prouver), mais c’est aussi un moyen de se protéger, parce que face à une menace, face à une exclusion, il est naturel de chercher la protection de son entourage immédiat, de ceux que l’on considère comme semblables, en se calant sur leur comportement, quitte à abdiquer une part importante de son libre-arbitre. Les sectes s’appuient sur ce réflexe grégaire, tout comme les nationalismes et comme bien d’autres phénomènes coercitifs humains ponctuels ou non, où l’on étouffe temporairement son besoin de liberté et son intelligence pour se placer sous l’aile d’un groupe.

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Nadine Morano, avec Éric Ciotti, fait partie des champions du mauvais usage du concept de laïcité. Il n’y a pas qu’à propos de ce mot que son éducation civique est à refaire, puisqu’elle pense qu’on peut priver de ses droits civiques une personne qui contourne un simple règlement municipal. J’ignore si sa bigoterie catholique est une construction opportuniste.

Mais comment savoir ce que les femmes qui portent le Burkini pensent exactement ? Dans cette affaire, les baigneuses sont traitées comme une abstraction : l’ensemble des personnes qui considère avoir quelque chose à dire sur le sujet l’avait fait avant que l’on voie passer un premier article donnant la parole à des personnes directement concernées : tout le monde a un avis sur elles, sur leur « radicalisation », sur l’influence qu’exercent sur elles le wahhabisme, le salafisme, les frères musulmans, voire Daech, mais personne ne cherche à confronter ces opinions à la réalité en allant tout bêtement poser la question.
Sont-elles nombreuses, au fait ? Il paraît que les ventes du costume de bain ont explosé depuis le début de la polémique.
Une autre chose me frappe : on parle d’elles comme si les femmes qui portent tel ou tel vêtement religieux en maîtrisaient l’histoire ancienne et récente, les implications philosophiques et théologiques, et qu’elles étaient conscientes et actrices de tous ces faits, qu’elles font de la propagande où, comme on l’a lu récemment, font « référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre » (Thierry Migoule, secrétaire général de la maire de Cannes), sont « un manifeste politique » (selon… un manifeste politique du « printemps républicain ») et sont « la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme » (Manuel Valls)… Tout en les considérant comme des victimes exploitées, brimées, soumises, forcées, manipulées… Il faut pourtant bien choisir. J’imagine que si l’on pensait sincèrement que les femmes qui portent des habits halal ne le font que sous la contrainte, le problème serait vite tranché : ce ne serait qu’un déguisement temporaire (comme la cravate du député à l’Assemblée ou la robe du soir des actrices au festival de Cannes), externe à la personnalité de celui ou celle à qui on l’impose. C’est bien parce que le voile est porté volontairement qu’il pose problème.

Le Hijab en France (résultat d'une recherche d'images avec Google)

Une chose me frappe dans l’iconographie des différents habits musulmans lorsque les médias en parlent, c’est qu’on ne montre que des femmes jeunes, sveltes, qui savent s’apprêter. On nous les montre souvent étudiantes, ou bien manifestantes et revendicatrices… Ou bien des photographies prises dans d’autres pays que la France. On ne nous montre que rarement les mères des immigrées de seconde ou troisième génération, ces femmes qui ont passé quarante ans à nettoyer des bureaux à six heures du matin, et qui portent aussi un foulard sur la tête : elles font partie des invisibles qui font fonctionner ce pays, elles sont pauvres, elles n’ont jamais réclamé à changer de statut social, elles ne constituent pas une menace, elles n’ont pas d’existence médiatique. On note au passage que, puisqu’il est difficile de reprocher aux musulmans qui vivent en France d’être trop riches, comme on le faisait avec les juifs dans les années 1930, on trouve des richesses à critiquer : l’économie du Halal ou les pétromonarchies du Golfe.

Les demandes d’interdiction sont tout aussi paradoxales : c’est au nom de la liberté des femmes à disposer de leur corps qu’on veut leur interdire de porter un certain vêtement de bain, et que l’on interdit de baignade celles qui ne veulent pas aller à la plage dans une autre tenue. Je répète pour que ce soit clair : on interdit quelque chose à des femmes au nom de la liberté, de la laïcité et du féminisme. Voilà qui semble résolument absurde, intenable, même en comprenant très bien les arguments de ceux qui voient dans l’injonction au port du voile un chantage phallocratique où les femmes sont d’avance jugées fautives des agressions qu’elles subissent, et coupables des manifestations de la libido des hommes. On peut inventer toutes les raisons du monde pour interdire les vêtements religieux, mais on n’a pas le droit de faire croire qu’une interdiction faite à une personne rend cette personne libre. Et si on tient absolument à rendre une personne plus libre qu’elle ne le veut elle-même, et selon des modalités qu’on a édictées à sa place, on n’a pas le droit de faire croire qu’on se soucie de son indépendance, car ce faisant, on nie sa capacité à décider de son propre sort, de son autonomie, elle est sous tutelle.
On entend couramment dire que le problème des vêtements halal, c’est la pression exercée par les hommes, qui imposent aux femmes une honte de leur corps, etc. Si c’est la question, est-il logique d’en faire peser le poids sur les femmes en les tracassant à coup d’amendes ?
Prive-t-on quelqu’un de béquille parce qu’on trouve  injuste qu’il souffre d’un handicap ?
Rien de tout ça n’a de logique.

contrastes

À ceux qui disent qu’on n’empêchera pas de sitôt des religieuses de se rendre sur des plages, ou que les tenues de surf couvrent aussi le corps, un chœur puissant répond : « mais ça n’a rien à voir, comment peux-tu comparer ? ». Et c’est juste, la situation est différente. Pourquoi est-ce que des bonnes sœurs à la plage sont sympathiques, folkloriques, tandis que des femmes portant des vêtements réputés musulmans ne le sont pas ? Il me semble important de ne pas inventer de fausses réponses à ces questions, comme d’invoquer la laïcité. Après tout, les moniales qui « prennent le voile » en s’imposant une vie chaste admettent implicitement l’idée que la vie d’une femme habituelle est impure : philosophiquement, ce n’est pas moins dérangeant qu’autre chose. Mais c’est leur choix. Du moins en 2016, puisqu’on se souvient que les couvent ont souvent servi de prisons pour des femmes que leur famille voulait voir disparaître.

Un argument assez amusant et passablement culotté (mais irrésistible) que de nombreux non-musulmans emploient contre les vêtements halal consiste à opposer aux musulmans le Coran et à leur dire ce qui est et ce qui n’est pas le « vrai Islam ». Il est curieux de demander aux gens de vivre leur religion telle qu’elle se pratiquait il y a 1400 ans, mais surtout, c’est peine perdue, car une religion n’est pas une quête spirituelle intime, c’est un fait social (si la recherche du divin était intime, personnelle, alors on n’aurait pas besoin de religion). Il suffit d’aller lire les forums où de jeunes musulmanes s’échangent des informations et des avis, souvent dans la surenchère, pour savoir ce qui est admis, obligatoire, etc. Elles invoquent bien les grands savants de l’Islam, et font une exégèse superficielle du Coran et des Hadiths, mais en les lisant, j’ai le sentiment qu’elles sont moins motivées par une recherche mystique, une forme de vérité vis à vis du Dieu auquel elles affirment croire5, que par le besoin d’approbation de leurs « sœurs », ou parfois par la vaniteuse envie de se montrer la plus intransigeante, la plus authentique, c’est à dire de donner des leçons de pureté6. Les conséquences à long terme sont différentes, mais le mécanisme est sans doute assez proche de ce que les gens de mon âge ont souvent vécu à l’adolescence lorsqu’ils affirmaient leur existence (plus que leur personnalité) en étant punks, rastas, grunge, heavy-metal, new wave ou hip-hop. Si vous avez vécu ce genre d’emballement, vous vous rappelez sans doute aussi de la valeur que vous accordiez aux avis que portaient là-dessus les représentants du monde adulte.

Un extrait de conversation sur un forum fréquenté par de (apparemment surtout) jeunes musulmanes.

Un extrait de conversation sur un forum fréquenté par de (apparemment surtout) jeunes musulmanes.

« L’Islam, ce n’est pas le voile ! », entend-on régulièrement. Effectivement, en dehors d’un hadith non-canonique, les textes n’indiquent pas clairement de vêtement obligatoire pour les femmes, enjoignant seulement ces dernières à la pudeur et à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qu’elles exposent de leur anatomie lorsqu’elles sont en présence des hommes. « Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de resserrer sur elles leur mante : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées. »« Dis aux croyantes de baisser les yeux et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge, de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement ». Le Coran, rédigé au septième siècle, est un texte difficile à traduire : comment savoir, par exemple, ce que tel ou tel nom de vêtement signifie précisément ? Ainsi, le texte parle du « Jilbab », mais ne définit pas le sens qu’avait le mot lorsqu’il a été écrit. Au cours des siècles, on a nommé « Jilbab » la robe qui couvre intégralement les femmes, c’est, si je comprends, l’usage qui donne son sens au mot, et pousse le traducteur à utiliser le mot « mante », issu du vocabulaire religieux catholiques.

À gauche, les maillots de bains en 1890 aux États-Unis. Quelques décennies plus tôt, en 1847, le maire d'Arcachon avait défini clairement les limites de la décence pour les baigneurs, obligeant les femmes à être vêtes "d’une robe prenant également au cou et descendant jusqu’aux talons, ou bien d’une robe courte mais avec un pantalon". Que des hommes et des femmes puissent se baigner côte à côte lui faisait craindre des paroles ou des gestes indécents.À droite, lorsque Louis Réard a inventé le Bikini, en 1946, aucun modèle ne veut défiler dans cette tenue, et c'est finalement une danseuse nue des Folies-Bergère, Micheline Bernardini, qui accepte de le faire.

À gauche, les maillots de bains en 1890 aux États-Unis. Quelques décennies plus tôt, en 1847, le maire d’Arcachon avait défini clairement les limites de la décence pour les baigneurs, obligeant les femmes à être vêtes « d’une robe prenant également au cou et descendant jusqu’aux talons, ou bien d’une robe courte mais avec un pantalon ». Que des hommes et des femmes puissent se baigner côte à côte lui faisait craindre des paroles ou des gestes indécents.
À droite, lorsque Louis Réard a inventé le Bikini, en 1946, aucun modèle ne veut défiler dans cette tenue, et c’est finalement une danseuse nue des Folies-Bergère, Micheline Bernardini, qui accepte de le faire.

L’Islam n’est pas le voile, mais le Christianisme, ce n’est pas le bikini ! En fait, l’exposition des cheveux des femmes était même un problème pour l’un des principaux inventeurs du Christianisme, Paul de Tarse : « Car si une femme n’est pas voilée, qu’elle se coupe aussi les cheveux. Or, s’il est honteux pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou d’être rasée, qu’elle se voile » (Corinthiens 11:6). C’est aussi ce que dit le Talmud, texte postérieur à la destruction du second temple de Jérusalem qui répondait à un besoin de préservation de la partie orale de la tradition religieuse parmi les juifs de la diaspora. Chez les juifs orthodoxes, il y a des femmes se rasent la tête et remplacent leurs cheveux par une perruque, et d’autres qui sont voilées avec un vêtement tout à fait semblable au niqab, la frumka — sur laquelle est parfois cousue une étoile juive pour éviter toute confusion, ai-je lu quelque part.

La célèbre mosaïque des bikinis de la villa Casale, en Sicile.

Une célèbre mosaïque de la villa du Casale, en Sicile, construite aux alentours du IIIe siècle. Mise au jour en 1959, elle fait immédiatement penser au Bikini, qui commençait alors tout juste à être considéré comme une tenue de bain acceptable (et un signe de modernité) dans la plupart des pays. Les femmes représentées sur la fresque ne sont pas à la plage, elle pratiquent des exercices physiques.

Comme bien des injonctions religieuses, les vêtements couvrants peuvent avoir une origine pragmatique. Dans toutes les campagnes du monde, les femmes se protègent les cheveux, généralement avec un fichu. Peut-être se protègent-elles du regard masculin (le cheveu est bel et bien un caractère sexuel secondaire et tertiaire7, et donc un « appât », comme on dit — quel vilain mot, si on y songe), mais elles se protègent avant tout de la poussière des champs et de l’agression du soleil. Dans de nombreuses cultures, on utilise des coiffes traditionnelles pour signaler les âges et le statut marital des femmes. Enfin, avant la très récente (et pas forcément durable, depuis qu’on en constate les effets secondaires) mode du bronzage, la séduction féminine passait par la pâleur de la peau : quelle que soit la latitude où elles vivent, entre le début de leur adolescence et l’âge de la ménopause, les femmes sont plus pâles (en fait, plus vertes) que les hommes du même âge qui partagent leur patrimoine génétique, dont la peau a une teinte plus caramel. Ce dimorphisme connaît son pic vers l’âge de vingt ans. Il est dû aux différences hormonales et constitue donc un caractère sexuel et un indicateur de fertilité. Un autre caractère sexuel qui distingue hommes et femmes est le contraste : les sourcils, les yeux, la bouche des femmes sont plus marqués que ceux des hommes. Même si la mélanine (le bronzage) n’a aucun rapport, on peut supposer qu’empêcher l’exposition solaire des femmes, et particulièrement de leur visage, est un moyen artificiel (parmi d’autres, comme le maquillage) pour leur donner une apparence plus juvénile.
Aujourd’hui, enfin, nous commençons à être vraiment conscients que le soleil n’est pas toujours notre ami. L’injonction au bikini, c’est aussi l’obligation d’utiliser en permanence de la crème solaire protectrice. Aheda Zanetti, l’inventeuse du vêtement, estime qu’entre 35 et 45% de ses clientes ne sont pas musulmanes et sont juste soucieuses de la santé de leur peau.

Chez Plantu, les musulmans sont presque aussi antipathiques que des syndicalistes CGT, c'est dire si les déteste !

Chez Plantu, les hommes musulmans sont souvent presque aussi antipathiques que des syndicalistes CGT, une de ses bêtes noires. Les femmes, elles, sont généralement présentées comme des victimes. Plantu n’est pas un éditorialiste avec un propos construit et un projet politique, ce n’est pas non plus un dessinateur d’humour (je ne me souviens pas avoir souvent ri), et j’ai même du mal à voir un lui un dessinateur tout court. Il est en revanche l’expression d’un certain air du temps. Avec ses yeux doux et son trait mou, on supposera qu’il n’est pas méchant, et au moins a-t-il le bon goût de ne pas être trop univoque dans ses représentations — je ne les ai pas reproduits ici mais il y a aussi des dessins où Plantu s’en prend à la polémique sur le burkini plus qu’aux femmes qui le portent. En tant que propagandiste, il n’impose pas sa vision du monde au Monde : c’est parce que son opinion suit (et avec sincérité bien sûr, sinon ça ne marche pas) le courant dominant qu’elle peut être publiée en première page du Quotidien-de-référence-paraissant-le-soir. C’est pourquoi il est très important qu’il s’exprime. Au delà du simple principe de liberté d’expression, Plantu est un indice précieux pour savoir ce que, à un instant donné, une majorité de gens pense, ou en tout cas, est capable de recevoir. C’est là son vrai talent, à mon sens, et de ce point de vue il n’a aucun égal.

Les gens qui défendent le droit à porter le burkini aujourd’hui au nom de la liberté ont raison. Mais s’ils ne sont pas capables de défendre aussi bien le droit à ne pas le porter, le droit à porter n’importe quel autre vêtement, alors ils sont bien hypocrites dans leur utilisation du concept de liberté.
Il convient d’être méfiants à l’endroit des religieux, car on sait que les religions ont une fâcheuse tendance à ne respecter la liberté de conscience, de parole et d’action des gens que tant qu’elles n’ont pas le pouvoir, et il existe d’innombrables exemples de l’ignominie des régimes où la religion dispose d’un grand pouvoir, et a fortiori, des régimes théocratiques ou justifiant un pouvoir temporel par une autorité spirituelle. Les religions ne sont sympathique que lorsqu’elles sont tenues en laisse et ne se mêlent pas de pouvoir.

Tends l'autre joue

Toute la classe politique a quelque chose à dire sur le Burkini, mais on attend toujours des réactions à l’agression d’un passant par un barbu patibulaire qui prie dans la rue (pourquoi Dieu veut-il qu’on s’agenouille, se prosterne, baisse la tête, s’il est si grand, au fait ?) et se prétend « soldat du Christ » — c’est à dire qui affirme suivre les pas d’un homme qui proposait de répondre à la violence par l’amour, si mes souvenirs du catéchisme sont encore bons. Le passant (dont on a du mal à croire que la peau noire ne soit pas liée au traitement subi) aurait « provoqué » ces bons chrétiens en diffusant de la « musique anarchiste » (le temps des cerises ?) sur son portable et en n’ayant pas répondu aux sommations… Mais tout ça se passe assez vite et en tendant l’oreille, on ne perçoit ni chanson communarde, ni discussion : c’est une agression et rien d’autre, j’espère qu’elle aura les suites judiciaires qu’elle mérite.
C’est le genre de scène qui me conforte dans l’idée que la religion n’a rien à voir avec la foi. Ici, il est juste question d’affirmer sa présence, sa capacité à la violence et, si on se fie aux commentaires, à prendre une revanche.

À présent, concluons.
Je n’ai pas de sympathie personnelle pour ce que symbolisent les vêtements halal : le devoir pour les femmes de se cacher pour ne pas être coupables d’attirer les regards concupiscents d’hommes dont on n’attend pas de savoir, eux, se tenir en société ; les provocations régulières orchestrées pour faire débat et forcer chacun à se positionner « pour » ou « contre » ; le chantage exercé envers certaines femmes qui doivent revêtir l’habit sous peine d’être mises au ban de leur quartier8. Tout ça est pénible.
Mais il y a en fait sur cette Terre des milliers de choses, de pratiques, de lubies, pour lesquelles je n’ai pas de sympathie. Il est heureux pour tout le monde que je ne dispose pas du pouvoir de les interdire. Et du reste, qui a dit qu’on devait interdire ce qu’on ne soutient pas, ou que ne pas interdire quelque chose revient à le soutenir ? J’ai l’impression que nous vivons une dérive inquiétante sur ce plan : de tous bord, les gens réclament avec une déconcertante facilité qu’on censure ce qui les dérange, ils ne veulent plus discuter ou comprendre, ils veulent que ce qui leur déplaît disparaisse de leur vue ou disparaisse tout court. Je soupçonne le phénomène d’être une réponse au caractère oppressant et angoissant de notre monde d’information, avec ses sujets montés en épingle et tournant en boucle jusqu’à la nausée9.
Les femmes qui portent des vêtements religieux ont des raisons diverses de le faire10. Une de ces raisons est sans doute le fait que cela fait réagir, que cela ne rend pas indifférent. C’est à l’évidence une manière de s’imposer dans l’espace public, de faire la démonstration de sa présence. Et alors ?

Les musulmans se sentent souvent victimes d’injustice et d’iniquité. La République ne peut que conforter ce sentiment si elle invente des lois qui les visent spécifiquement, et ne fait qu’insulter l’intelligence de tous si elle fait semblant qu’il s’agit de lois générales.
Le djihadisme essaie d’imposer l’idée que l’Islam est à jamais incompatible avec le monde occidental moderne. Ceux qui refusent la moindre once de visibilité des musulmans dans l’espace public, qui ne veulent pas savoir que plusieurs millions de français sont musulmans, ne disent pas autre chose et sont les alliés objectifs de ce qu’ils prétendent combattre.

  1. Le burkini n’a rien à voir avec la burqa afghane, et n’est sans doute pas un vêtement particulièrement promu par l’Islam wahhabite, puisqu’en Arabie saoudite, les femmes n’ont de toute façon pas le droit de se baigner du tout. Le burkini a été inventé en Australie, avec le soutien du grand mufti local. Dans certains pays musulmans, il est considéré comme indécent, car trop moulant et mettant les formes féminines en valeur. Dans d’autres endroits, comme dans certaines piscines marocaines, le vêtement est vu d’un mauvais œil pour des raisons d’hygiène. Le nom « burkini » contracte « burqa » et « bikini », mais la tenue n’est ni un bikini ni une burka.
    Hors de l’Islam, elle semble avoir du succès auprès des juives israéliennes ultra-orthodoxe, et auprès de femmes qui veulent protéger leur peau. J’ignore si on l’emploie en Chine (où de nombreuses femmes se couvrent pour échapper au soleil, notamment avec des masques étranges qui rappellent celui du Fantômas des années 1960, les « facekini »), mais l’immense supermarché en ligne Aliexpress, qui appartient au groupe chinois Alibaba, en propose des modèles. []
  2. J’étais contre, pour ma part, je jugeais le projet stigmatisant envers la communauté musulmane. []
  3. cf. les 20 000 photographies d’identité réalisées par Marc Garanger. []
  4. Exemples : Fatiah Boudjahlat, Fatiah DaoudiAalam Wassef, Waleed Al-Husseini… Mais je pense aussi à des amis ou à des connaissances. []
  5. Ma théorie personnelle est que la croyance en Dieu n’est pas vraiment sincère. Les gens aiment croire en leur croyance, avant tout, et croire en Dieu est surtout une manière de placer ses actions sous une autorité imaginaire. Je ne développerai pas ça ici. []
  6. Il me semble que les motivations des femmes musulmanes sont forcément séculaires, car cette religion laisse à la gent féminine assez peu d’espoir d’une existence intéressante après la mort. Si les femmes seront majoritaires au paradis, c’est uniquement grâce aux houris – des vierges divines sans rapport avec les femmes terrestres – fournies aux hommes méritants (deux minimum, et jusqu’à soixante-douze pour les martyrs). Les femmes terrestres iront pour la plupart en enfer, punies de leur ingratitude vis à vis de leur époux : « Allah m’a montré l’enfer et j’ai vu que la majorité de ses habitants était des femmes, car elles renient » – « Car elles renient Allah ? » – « Car elles renient les bienfaits de leurs époux et les faveurs qu’ils leur font. Tu peux être bienfaisant envers une femme toute ta vie. Il suffit que tu la contraries une fois pour qu’elle dise « Tu n’as jamais été bienfaisant envers moi » (Al-Bukhari). Quand aux rares élues à être sauvées (aussi rares que des corbeaux blancs, dit le prophète), le paradis qui leur est promis est un peu plat, leurs efforts ne semblant être récompensés que par le droit de continuer à être des épouses dévouées : « Si la femme entre au Paradis, Allah lui rendra sa jeunesse et sa virginité.» (Sulayman al-Kharashi). « Leur amour est canalisé sur leur mari, elles ne voient personne d’autre que lui. » (Ibn Qayyim al-Jawziyya). []
  7. On m’a fait remarquer que le cheveu n’était ni un caractère sexuel secondaire ni un caractère sexuel tertiaire. Il me semble pourtant possible de dire les deux. Les caractères sexuels secondaires sont des éléments qui différencient les sexes mais ne sont pas directement liés à la reproduction, comme la forme du crâne, ou la localisation des graisses. Les caractères sexuels tertiaires (notion désuète, semble-t-il), sont des accessoires qui ne font pas partie du corps mais mettent en valeur des caractères sexuels secondaires, et/ou constituent des codes culturels de différenciation sexuelle — en France, les hommes ne portent pas (ou pas dans n’importe quel contexte et sans conséquences) de robes à fleurs ou d’escarpins, par exemple. La grande différence entre le hommes et les femmes du point de vue capillaire est la manière dont les uns et les autres se dégarnissent : une perte de volume chez les femmes, la disparition de zones entières chez les hommes (en fonction de prédisposition génétiques mais aussi à cause de la testostérone qui, en accélérant la pousse, accélère aussi  le moment où les cheveux cessent de repousser). Enfin, il existe dans de nombreuses cultures des coupes de cheveux spécifiquement masculines et d’autres spécifiquement féminines, c’est ce qui me fait parler de caractères sexuels tertiaires. []
  8. un récent article de Nice Matin raconte l’histoire d’une dénommée Samira, qui envisage de prendre sa carte du Front National, persuadée que ce parti pourra la défendre de son propre frère et des amis de ce dernier, qui lui imposent le port du voile car ils sont persuadés que se promener tête nue, pour une femme, est déshonorant pour la famille et le quartier. J’ignore si cette jeune femme est une invention de journaliste, mais j’ai peur que ce genre de situation existe véritablement. []
  9. Je suis conscient que je participe au problème en écrivant cet article qui ne fait qu’ajouter une opinion au corpus de bavardages sur le sujet, mais comment faire autrement ? C’est ça, ou bien m’occuper de mon potager, mais pendant mon service on m’a appris à taper sur un clavier, pas à faire pousser des tomates ! []
  10. Lire Des voix derrière le voile, une enquête de Faïza Zerouala aux éditions Premier Parallèle, qui donne la parole à des femmes concernées. []

Traités de kouffars

Encore une semaine bien remplie de vide, avec la polémique sur le concert de « black M »1 à Verdun, avec le retour de la polémique sur Sexion d’assaut2, et bien entendu, avec la polémique sur la polémique. Pour ma part, considérant que la bataille de Verdun est un des plus abominables sommets de la pathétique absurdité humaine, il me semble que convoquer des rappeurs médiocres, à la mentalité merdique mais au grand succès public constitue un hommage tout à fait pertinent. Mais je ne suis pas prêt à me battre pour défendre cette conviction, je dois admettre que je m’en fiche un peu3.
Ce qui m’a intéressé en revanche c’est l’irruption du mot « kouffars » (parfois orhographié avec un « c », et avec un nombre variable de « f »). En auditrice attentive du groupe Sexion d’assault, Marion Maréchal Le Pen a remarqué ce mot et explique son sens dans le communiqué officiel qu’elle a publié pour protester contre le concert programmé à Verdun :

(…) Dans la chanson « Désolé », ce même « Black M » qualifie la France de « pays de kouffars », terme très péjoratif signifiant « mécréant », utilisé dans la propagande anti-occidentale de Daesh.

Kouffar est effectivement le pluriel de Kâfir, qui signifie « mécréant », « infidèle », et qui décrit de manière péjorative (mais pas spécialement par Daesh) les non-musulmans, du point de vue des musulmans. C’est un mot plus dépréciatif que « goy » pour les juifs, je pense, car il ne décrit pas une simple altérité, mais confère un statut d’ennemi à celui qui se voit qualifier ainsi. Le kâfir n’est pas seulement l’autre, c’est aussi souvent celui qui choisit sciemment de rester dans l’erreur4. Le mot aurait donné son nom au cafard. Je suis étonné qu’un tel substantif soit utilisé de manière péjorative par un groupe dont la plupart des membres ont des parents originaires d’Afrique subsaharienne, car pendant des siècles, le mot kâfir a aussi servi à décrire les noirs.

Scène de marché aux esclaves, dans le manuscrit illustré Harîrî Schefer, XIIIe siècle

Scène de marché aux esclaves, dans le manuscrit illustré Harîrî Schefer, XIIIe siècle

Entendons-nous : l’Islam, et c’est d’une modernité époustouflante, a fermement théorisé l’anti-racisme, par des sourates très claires sur la diversité de l’apparence des humains, ainsi qu’avec l’histoire du premier muezzin, Bilal, esclave affranchi, choyé et défendu par le prophète pour qui ce qui doit primer n’est pas la couleur de la peau d’une personne, mais la sincérité et l’étendue de sa piété5. C’est malheureusement pourtant aussi en se servant de la religion qu’a été théorisée la traite négrière par les Arabes, entre le VIIIe et le XXe siècle6, qui a entraîné la déportation de dix à quinze millions d’Africains subsahariens, et inspiré la création du système de traite raciste initié à la Renaissance par les pays européens. Une raison invoquée par les esclavagistes arabes pour légitimer leur commerce des noirs a été le fait que ces derniers sont, selon la tradition, les descendants de Cham, le fils maudit par Noé/Nouh7, ce qui leur conférait une infériorité fondamentale et justifiait qu’ils soient ainsi privés de liberté. Dès le début de la traite arabe, le mot « abid » (esclave) est d’ailleurs devenu synonyme de « noir ».
La seconde excuse donnée à la traite négrière était que les noirs étaient des mécréants, des Kouffars. On trouve une trace de ce fait dans un mot qui est encore utilisé aujourd’hui dans le Sud et dans l’Est de l’Afrique : cafre/caf à La Réunion, ou Kaffer/kaffir en Afrique du Sud, où le mot est équivalent au nigger des américain et peut, de la même manière d’ailleurs, être repris à leur compte par les intéressés.

Moralité : euh…

  1. Le pseudonyme complet de Black M est Black Mesrimes, où « Mesrimes » est un jeu de mot entre « mes rimes » et le nom de Jacques Mesrine, formé au meurtre par l’armée française lors de la guerre d’Algérie (et médaillé pour avoir, plus souvent qu’à son tour, été chargé de l’exécution sommaire de prisonniers algériens) et incompréhensiblement adulé pour son œuvre de braqueur ensuite. []
  2. Sexion d’assaut est le Groupe de rap favori de Marion Maréchal Le Pen, bien qu’elle ait pris position contre le concert de Black M à Verdun. Le nom n’est pourtant pas un hommage aux Sturmabteilung (la section d’assaut d’Ernst Röhm, « purgée » par les nazis qu’ils avaient amené au pouvoir lors de la « Nuit des longs couteaux », au prétexte notamment de l’homosexualité de Röhm), mais a vraisemblablement été choisi car il contient le mot « sex ». Au moins deux des anciens membres de ce groupe (Maître Gims et Black M) sont désormais célèbres pour avoir démontré que le rap était soluble dans la variété et sont les Frédéric François et les François Valéry d’aujourd’hui. Ils confirment aussi le caractère fondamentalement réactionnaire d’une bonne partie du hip hop mainstream, avec leur sexisme assumé et leur homophobie viscérale. Notons cependant que sur ce dernier point, ces chansonniers ont décidé de se taire, par pragmatisme hypocrite : « on nous a fait beaucoup de réflexions et on s’est dit qu’il était mieux de ne plus trop en parler parce que ça pouvait nous porter préjudice (…) On ne peut pas se permettre de dire ouvertement que pour nous, le fait d’être homosexuel est une déviance intolérable ». Je ne comprends pas toujours les paroles de leurs chansons, mais elles ne sont pas toujours bienveillantes, effectivement. Je cite : « j’crois qu’il est grand temps que les pédés périssent / Coupe leur pénis / Laisse-les morts, retrouvés sur le périphérique » (On t’a humilié, 2010). []
  3. Notons que Robert Ménard, maire de Béziers, s’est félicité de l’abandon du projet de concert en ces termes :
    Concert #BlackM à #Verdun annulé! L’union sacrée en 2016, comme en 14-18, ça paye !. Or l’union sacrée en France et son équivalent allemand le Burgfrieden décrivent le renoncement au pacifisme, et le début d’une guerre qui a fait vingt millions de morts quoique personne n’ait, à ce jour, réussi à expliquer de manière satisfaisante ce qui a pu la justifier. La référence est passablement consternante. []
  4. Dans l’interview où ils s’exprimaient sur l’homophobie, les membres de Sexion d’assaut avaient aussi fait part de leur vision de la religion : « Pareil pour les autres religions, on ne les attaque pas parce qu’on respecte quand même un minimum les autres et qu’on ne peut pas les forcer à être dans le vrai et musulmans comme nous ». Ils sont tolérants, parce qu’ils n’attaquent pas ceux qui, contrairement à eux, ignorent l’unique vérité. []
  5. Et même, le prophète n’hésite pas à dire qu’un esclave noir peut commander à des musulmans, comme dans ce hadith tenu pour authentique et issu du recueil de Boukhârî : « Écoutez et obéissez, même si on désigne pour vous commander un esclave abyssin, dont la tête ressemble à un raisin sec ». []
  6. Voire même le XXIe siècle, puisque des formes plus ou moins directes d’esclavage persistent en Mauritanie, au Soudan, mais aussi dans plusieurs monarchies du Golfe. []
  7. Cham a été maudit par Noé pour avoir vu son antipathique imbécile de père nu dans un fossé, complètement saoul. Notons que Cham est censé être l’ancêtre de tous les noirs, mais qu’il est aussi le père de Canaan, et donc l’ancêtre mythologique des cananéens, c’est à dire aujourd’hui, des Palestiniens.
    Une anecdote pour finir : j’ai raconté cette histoire sur France 24, RFI et la Chaîne Histoire. Chaque fois, la séquence a été coupée au montage : apparemment, la traite arabe ou la critique du patriarche-à-l-arche sont des sujets médiatiquement tabous. []

Israël

Sur son blog Image sociale, André Gunthert a produit une analyse un peu « à chaud » des événements récents et de leurs causes, intitulée Dépasser Charlie. Il s’y interroge, je résume à la louche, sur le décalage qui existe entre l’art de vivre revendiqué par les Français — Liberté, égalité, fraternité et apéros dans des cafés parisiens —, et la réalité de toute une autre France, qui se juge légitimement victime d’un Apartheid social. André rapporte notre cas à ce qui a cours en Israël, pays qu’il présente comme la version extrême d’une situation comparable.
Cet exemple me parle.

J’ai connu une veille dame israélienne, enfin franco-américano-israélienne, qui passait une partie de l’année à Paris, pour voir sa famille, une autre à Miami, et qui le reste du temps vivait à Tel Aviv. Avant guerre, elle avait connu la pauvreté et le rejet, ses parents étaient venus de Pologne et en France, personne ne voulait d’eux, parce qu’ils étaient juifs sans doute, mais aussi et surtout parce qu’ils étaient pauvres. J’ignore ce qu’elle a vécu pendant la guerre, qui elle y a perdu, mais elle avait un tatouage sur l’avant-bras. À près de quatre-vingt ans, en tout cas, elle semblait avoir la belle vie, et elle avait encore une assez bonne santé pour en profiter, elle donnait l’impression d’être une touriste de profession, un peu comme une veuve grande bourgeoise de la fin du XIXe siècle qui se baladerait entre stations balnéaires et thermales, mais dont la fortune, dans son cas, aurait surtout été d’avoir une famille nombreuse, accueillante et soudée.
L’époque était celle de la première guerre des pierres en Israël, et j’en ai parlé avec elle. Elle n’avait rien contre les Palestiniens, elle ne leur souhaitait que de vivre comme elle estimait — et de fait, elle était une survivante — avoir gagné le droit de le faire. Mais je sentais que cette bonté était toute théorique, et qu’en fait, les arabes d’Israël, de Gaza et de Cisjordanie n’existaient pas vraiment dans son paysage mental, et leur futur, encore moins. Elle ne leur voulait pas de mal, mais elle ne voulait pas connaître vraiment leur situation ni savoir s’il y avait quelque chose à faire pour changer cette dernière.

Pendant ces mêmes années, j’avais comme camarade d’atelier à l’Académie Charpentier un très grand type incroyablement baraqué, physiquement intimidant, une espèce de Rambo qui semblait complètement décalé parmi tous les apprentis-artistes que nous étions. Je l’ai soigneusement évité, mais un jour, j’ai appris son histoire. Il était israélien, il avait passé cinq ou six ans à faire son service militaire, parce qu’il y était obligé mais aussi par amour sincère pour son pays et par peur pour son avenir. Et puis un jour il a craqué, il ne comprenait plus à quoi ça servait de piloter un char au milieu de gosses qui lui jetaient des cailloux et de femmes qui l’insultaient, il trouvait la situation trop absurde. Il est alors parti à Paris, comme étudiant, ce qui lui a permis d’interrompre son service. Son but était de devenir antiquaire en France, ce qu’était déjà une partie de sa famille. Par lui, j’avais appris que les tableaux anciens sur lesquels on voit des vaches se vendent moins cher que des paysages sans vaches exécutés par les mêmes peintres.

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(un tableau de la grande Rosa Bonheur)

Quelques années plus tard, j’ai connu un palestinien, un mathématicien apparemment brillant (je ne saurais en juger, mais je sais qu’il avait passé très rapidement les échelons universitaires), qui lorsqu’on l’interrogeait sur le sujet disait qu’il voulait juste oublier les problèmes de sa terre natale, préoccupation qui le poursuivait en France. Il lui semblait que la plupart des acteurs de la situation étaient des débiles, qu’il y avait un énorme gâchis d’intelligence et de talent. Il rêvait de partir enseigner à Princeton.

Ce ne sont jamais que trois personnes, avec qui j’ai eu quelques discussions au début des années 1990 pour comprendre, et je ne doute pas qu’il existe bien d’autres façons que les leurs d’être israélien ou palestinien. Mais ces trois expériences directes m’avaient intéressé : une sorte de déni, de non-pensée, pour une personne, et une absence d’espoir, une fuite pour les deux autres. Dans tous les cas, aucun espoir de changement positif, aucune vision d’un avenir ou chacun aurait une place. La situation paraissait bien mal barrée. Quelques décennies plus tard, j’ai l’impression que tout ça a empiré, et j’ai même peur que le discours des uns et des autres aurait été moins bienveillant.

La France est un beau pays, les gens y râlent continuellement, mais il y fait vraiment bon vivre et bien manger. Du moins, pour un grand nombre de gens. Mais pas pour tous. Et il faut accepter de le voir. Il m’arrive certains jours de prendre mon train de banlieue de 5:00, et là, je le raconte souvent, je vois la réalité de la « France qui se lève tôt », et je constate que cette France parle surtout turc, arabe, serbo-croate ou quelque langue d’un pays d’Afrique que je n’identifie pas. J’imagine que les uns vont bosser dans la construction, les autres comme caristes dans des entrepôts, d’autres encore comme gardiens. Je parie qu’un grand nombre est employé au noir par des prestataires de prestataires, de ces boites qui disparaissent un jour sans verser les derniers salaires. Je suis juste sûr d’une chose : quand on prend le train à cette heure-là, c’est pour travailler.
Je vois que les femmes portent presque toutes le voile. Pas un voile qui véhicule un message de bravade adolescente, ni la coiffe étudiée et coquette de certaines, ni le look de bonnes sœur qu’ont d’autres, non, un fichu, un voile qui tient les cheveux et que personne ne pensera à leur reprocher quand elles passeront l’aspirateur dans les bureaux de la Défense, avant l’arrivée des employés de bureau.
Ce ne sont bien sûr pas ses gens-là qui deviennent terroristes, ils ont autre chose à faire. Mais il n’empêche : ils ont a priori une autre expérience de la vie en France que les gens qui étaient au café dans les X et XIe arrondissements vendredi soir. Ils sont invisibles, ignorés, non-pensés, non pris en compte. Et leurs enfants sont maltraités par un État qui ne se donne à aucun niveau (police, école, choix urbanistiques) les moyens d’être bienveillant et qui est le relais ou le vecteur d’une société passablement raciste1.
Alors que des gamins sont persuadés que leurs cheveux crépus et l’adresse de leur cité leur interdiront d’avoir du boulot, sont persuadés que la France n’est pas pour eux, est leur ennemie — alors qu’ils y sont nés et ne connaissent rien d’autre —, on a longuement débattu de savoir si on était d’accord pour que des femmes portent un foulard2 sur la tête — et au nom de la Liberté avec un grand L (mais il faut deux ailes pour être libre, non ?).
Ce qui est étrange, ce n’est pas que quelques gosses maltraités par la vie, souvent petits délinquants « rachetés » par des organisations religieuses, décident un jour de partir en Syrie.
Ce qui est miraculeux, c’est peut-être surtout qu’ils soient si peu nombreux à le faire dans le contexte d’une France qui soigne si mal ses enfants.
Bien sûr, il y a d’autres paramètres à prendre en compte : le fric qui finance le djihadisme, les méthodes d’embrigadement sectaire, la naïveté des révoltes adolescentes (rappelez-vous de vous-mêmes, vous m’en direz des nouvelles). Mais sur la justice de la société, en tout cas, il est possible d’agir. La question n’est pas d’obliger les barbus à se raser aujourd’hui, mais d’empêcher que dans quinze ans, des jeunes adultes trouvent l’idée de se faire exploser l’abdomen au milieu d’une foule plus désirable, plus glorieuse que de vivre.
Il faudrait cesser de se contenter de ne pas vouloir de mal aux gens, et commencer à se demander comment leur vouloir du bien, et surtout, comment faire pour que la République française leur veuille du bien et croit à leur avenir.

  1. Je cite André Gunthert : Un racisme qui n’a certes plus grand chose à voir avec celui de Gobineau, et qui se nourrit plutôt de rapports de force économiques. []
  2. Je comprends bien que l’on soit gêné par le foulard, lorsqu’on se souvient qu’il y a des pays où les femmes se le font imposer par la force. Mais je n’aimerais pas être dans un pays qui impose, par la force aussi, de ne pas porter tel ou tel couvre-chef. []

La philosophie dans le Drakkar

Le Point

Le Point, invité dans le magazine Onfray. Ou le contraire.

Non non non je ne fais pas une fixation sur Michel Onfray, je m’en fiche un peu. Mais depuis mon article d’hier, j’ai beaucoup échangé avec ses nombreux détracteurs comme avec ses nombreux défenseurs. Je note que ses partisans semblent motivés par un attachement affectif à Onfray, et que leurs arguments portent rarement sur le terrain des idées, mais plutôt sur le statut du personnage : il est en dehors du circuit académique ; il ne s’adresse pas à une élite intellectuelle ; il ose s’attaquer aux vaches sacrées ; etc. Ces éléments, qui sont avérés, sont tout à son honneur, nous sommes d’accord. En revanche, je m’étouffe un peu lorsque l’on m’en parle comme d’une sorte de victime que l’on voudrait faire taire : chouchouté par Le Point, diffusé chaque été depuis plus de dix ans par France Culture, bon client des médias, conférencier très actif et auteur régulier de succès de librairie, Onfray ne manque pas de tribunes où s’exprimer. Il est tout à fait incroyable que des gens tels que lui se présentent eux-mêmes régulièrement comme les victimes d’affreux universitaires pourtant sans accès aux médias et aux revenus nettement plus chiches. D’ailleurs Onfray est bien conscient du pouvoir que lui confère le label « vu à la télé », ainsi qu’il l’a montré en 2013 aux Rencontres du livre et du vin de Balma, qu’il avait menacé de quitter à cause de la présence de Michael Paraire, auteur d’un livre intitulé Michel Onfray, une imposture intellectuelle. Après que le jeune homme a été exclu d’un débat sur Camus par le maire de la ville, Onfray avait fait ce commentaire plutôt cynique — cynique au sens le moins philosophique qui soit, malheureusement :
« Qui remplit la salle, eux ou moi ? Ils sont rien (…) ils pissent sur des trucs pour pouvoir exister »1.
Onfray est en marge de l’institution universitaire, certes, mais n’est jamais loin des micros, des caméras ou des projecteurs, c’est à dire là où se trouve le véritable pouvoir.

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Comment Michel Onfray a fait interdire à Michael Paraire de débattre sur Albert Camus, tout en lui disant qu’il a tout à fait le droit de s’exprimer et en expliquant que c’est lui la victime.

Enfin bref, au fil de mes lectures, je suis tombé sur la chronique de Michel Onfray numéro 122, datée de juillet 2015, c’est à dire son dernier article. Le titre en est Viking & juif, donc français.

En introduction, l’auteur ironise sur le fait que l’Assemblée nationale a supprimé le mot « race » de la législation française2. Il ne reste plus, explique-t-il, qu’à supprimer les mots « cancer », « guerre », « meurtre » et « crime » pour que toutes ces choses se trouvent interdites. Puis il conclut : « Pour quelques cerveaux fantasques, le réel devrait obéir aux mots. Hélas, pour un cerveau normal, ce sont les mots qui obéissent au réel. Ça n’est pas la race qui fait le raciste et c’est le raciste qu’il faut combattre, pas la race ».
Une seule chose est très exacte dans ce propos : le crime, c’est bien le racisme. En effet, que l’on juge le concept de « race » valide ou non, ce sont bien les hiérarchies ou les exclusions racistes qui constituent un crime. Imaginons qu’un despote décrète que les gauchers ne doivent pas avoir les mêmes droits que les droitiers : c’est bien la hiérarchie qui est à combattre, et pas l’utilisation des mots « gaucher » et « droitier ».
Pour ce qui est de la subordination des mots au réel, en revanche, on peut discuter, et deux-mille cinq cent ans de philosophie, puis plus récemment la psychologie, la neurologie et les cultural studies, se sont penchés sur le sujet : oui, les mots, ou plus généralement les représentations, façonnent notre rapport au réel et peuvent même créer le réel : quand un juge du Texas annonce à un homme qu’il le condamne à mort, ses mots n’ont beau être que des mots, leur contenu n’en sera pas moins très concret pour celui à qui ils sont dits. Et la science, dont Onfray se réclame régulièrement, ne fait pas grand chose d’autre que de trouver des mots, des nombres et des théories pour rendre le réel intelligible, puis pour agir sur lui.

de_race_normande

La normande est une vache de taille moyenne à la robe blanche avec plus ou moins de taches brunes ou bringées. Sa viande est de qualité et son lait adapté à la production fromagère. Certains pensent qu’elle trouve ses origines chez les bovins amenés par les Vikings, mais elle est surtout apparentée à d’autres races anglo-normandes comme la jersiaise, elle-même issue de la fusion très récente de races régionales telles que la cotentine et l’augeronne. Les plus grands drakkars pouvaient, certes, transporter des chevaux, utiles à la guerre, mais on voit mal l’intérêt de braver les mers en transportant des troupeaux entiers de bovidés vers un pays qui ne manquait pas de bétail.
(photo de Ben23 sur Wikimédia Commons)

Onfray explique que l’université britannique de Leicester et le Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Anciennes et Médiévales de l’université de Caen effectuent actuellement des recherches sur les normands qui ont un patronyme nordique et dont les quatre grands parents sont originaires d’un périmètre restreint, dans le but de chercher, dans leur ADN, des marqueurs génétiques qui établiraient une parenté entre ces sujets et des scandinaves, afin de comprendre les effets du peuplement viking aux IXe et Xe siècles.
Ce genre d’étude sert à vérifier les mouvements de population qui ont pu avoir lieu en des temps mal documentés, et il sera très intéressant de savoir ce qui ressort de cette recherche : les hommes du Nord qui ont donné son nom à la Normandie l’ont-ils massivement peuplée, comme aiment à le croire les habitants de l’actuelle Normandie, ou bien se sont-ils contentés, comme le suggère la faible quantité de transferts culturels et d’indices archéologiques significatifs, de lui donner son premier duc, Rollon, et de l’exploiter comme les Français ont colonisé tel ou tel territoire africain dix siècles plus tard ? Après un millénaire, il est extrêmement difficile d’évaluer tout ça et la génétique est un excellent outil pour le faire.

Onfray résume tout ça avec une formule digne de la vulgarisation scientifique par la presse généraliste : « Autrement dit : isoler le sang viking ».
J’imagine que c’est un peu l’inverse, que l’on a déjà isolé les marqueurs génétiques caractéristiques des actuels danois (la principale origine des vikings de Normandie), et que l’on veut voir si on les retrouve dans le patrimoine génétique des actuelles populations normandes. Il ne s’agit pas de découvrir le « gène viking » chez des habitants du Cotentin, mais de savoir à quel point les vieilles familles normandes partagent des gènes avec les scandinaves.
Onfray, découvrant apparemment ce genre d’enquête qui me semble somme toute banale, interroge alors un de ses amis bordelais qui dirige un laboratoire de recherche d’ADN et qui lui confirme que, je cite : « on peut, effectivement, via l’ADN, savoir si l’on a du sang viking, bien sûr, mais également toute autre trace d’une autre origine. Ainsi, on peut déterminer si l’on a du sang Juif, s’il est ashkénaze ou séfarade, et en quelle proportion ! Des Juifs intégristes y recourent même pour certifier, comment dire ? la pureté de leur race. ». L’ami bordelais en question aurait aussi bien pu parler des émissions telles que Finding your roots, Faces of America et African American Lives, qui explorent le patrimoine génétique des américains afin d’en mesurer la diversité et d’établir des rapprochements inattendus, qui complètent les nombreuses émissions de généalogie classique aux États-Unis — celles qui ont par exemple permis de prouver que Barak Obama avait des ancêtres communs avec George Bush et Brad Pitt. L’ami bordelais aurait pu raconter aussi que c’est l’étude de l’ADN mitochondrial (qui ne porte que sur la filiation maternelle, au passage) qui a permis de confirmer une origine commune pour toute l’actuelle espèce humaine, en Afrique il y a 150 000 ans, et de comprendre selon quelle chronologie et selon quels circuits se sont produites les migrations3.

Les migrations

Les migrations humaines, depuis la vallée du grand rift l’Afrique jusqu’à l’Amérique du Sud.

Récapitulons : Onfray nous dit qu’il ne suffit pas de supprimer le mot « race » de la loi pour supprimer les races, puis nous apprend qu’on peut enquêter sur l’ADN et qu’il existe des services commerciaux qu’utilisent des juifs pour déterminer une soi-disant pureté raciale. Le lien entre ces différentes informations n’est pas explicité par l’auteur du texte, qui semble confusément penser et vouloir laisser penser que l’ADN démontre la validité biologique du concept de race. À aucun moment, Onfray n’explique ce qu’il entend par « race », un mot aux multiples acceptions. Le mot « race » peut être compris comme synonyme de lignée familiale (« la race des Bourbon »), comme synonyme de groupe ethnique, comme synonyme d’espèce en heroïc-fantasy, ou encore et surtout, comme sous-espèce animale produite par sélection (généralement) artificielle : bichon à poil frisé, bœuf charolais, mouton mérinos, poney shetland, poule chantecler, chat persan4. Le problème du concept de « race », appliqué aux groupes humains en fonction de caractères extérieurs (couleur de la peau, forme caractéristique des yeux,…), c’est qu’il sous-entend l’existence d’une possible intégrité raciale, d’un modèle de référence, et que tout entre-deux relève de la bâtardise, de l’impureté, ou, pour prendre un terme qui n’est (ici et maintenant) plus utilisé comme insulte, du métissage. C’est un mot chargé, à manipuler avec des pincettes, et que les scientifiques eux-mêmes aujourd’hui réfutent, préférant en employer de plus précis pour décrire les caractéristiques qui sautent aux yeux de tout un chacun telles que la pigmentation de l’épiderme, la nature du cheveu ou la forme d’éléments du visage tels que les yeux, le nez ou la bouche. Notons qu’Onfray ne prône à aucun moment la pureté raciale, d’autant qu’il se présente lui-même, on va le voir, comme le fruit d’un métissage. Mais cette idée n’en est pas moins contenue dans le terme depuis le Comte de Gobineau, du moins lorsqu’on l’emploie dans son acception biologique.

Sur la biologie, justement, Onfay poursuit :

« La mode est au refus de la biologie, de l’anatomie, de la physiologie, et, pour tout dire, de la nature. Bien penser, c’est croire que nous ne sommes que des produits de la culture. Nous serions une cire vierge à la naissance et nous deviendrions ce que la société ferait de nous. La gauche, qui (souvent) le croit, a tort.
Le contraire est tout aussi faux : nous ne sommes pas des produits d’une nature qui nous déterminerait absolument à être ceci plutôt que cela – les fameux gêne du pédophile, de l’homosexuel et du délinquant isolés par Nicolas Sarkozy dans un entretien que j’eus avec lui pour Philosophie-Magazine. La droite, qui (souvent) le pense, a elle aussi tort. »

On admirera ici la philosophie « normande », c’est à dire une philosophie du « p’tèt ben qu’oui, p’tèt ben qu’non », qui permet de mettre dos-à-dos deux idéologies et de s’en improviser l’arbitre. Deux idéologies qui n’existent pas forcément, d’ailleurs. Si la sociologie, et pas seulement gauchiste, s’intéresse à la manière dont se construit socialement l’identité, je doute qu’elle nie l’existence du corps, des hormones, des gènes, de la pigmentation, des organes de reproduction,… Elle essaie juste de placer adéquatement le curseur entre inné et acquis, biologique et sociologique. Tout ce que j’en sais, en tout cas, c’est qu’une personne née seule au monde sur cette Terre ne saurait jamais qu’elle est femme, homme, blanche, noire, grande ou petite. C’est l’interaction entre personnes, entre groupes, qui donne un sens à ces notions et qui peut, par exemple, transformer des faits biologiques sans importance en raison d’opprimer. Et s’il existe ici ou là des « communautés » gay, noires, juives, musulmanes, chrétiennes, végétariennes,.. ce n’est pas par une irrésistible propension biologique à se rassembler, c’est parce que les gens qui se sentent brimés pour une même raison ont tendance à s’unir pour se défendre et s’entre-aider.

En

Lorsqu’il parle de biologie, on peut supposer qu’Onfray cible implicitement la « Théorie du genre », locution qui décrit les études de genre et qu’utilisent surtout leurs détracteurs, dont Onfray fait partie. L’hypothèse qui fonde l’étude du « genre », qui est facile à vérifier, montre que nous avons un sexe biologique et un sexe culturel, qui ne sont pas toujours aussi étroitement liés qu’on pourrait s’y attendre.
Le genre est surtout étudié à partir du lycée, en cours de sciences économiques et sociales, mais il est pratiqué dès le premier jour d’école maternelle par tous les enfants, lorsque ceux-ci apprennent que l’agressivité masculine est positive et que ce sont ses victimes qui sont méprisables, lorsque ceux-ci se font inculquer que les pratiques sexuelles sont par essence passives et dégradantes lorsqu’elles sont le fait de femmes ou d’homosexuels, que toute éventualité de désir féminin ou homosexuel doivent être réprimés par des insultes diverses : « salope », « pute », « pédé », et j’en passe. Nous sommes tous des messieurs-dames Jourdain du « djendeur », nous le vivions sans le savoir… Et il ne suffit pas de supprimer le mot pour que ça n’existe pas5.

La fin du texte me passionne, car elle me semble éclairante sur le personnage lui-même, et le rend même un peu attendrissant :

« Quand l’idéologie ne fait plus la loi, mais le réel, on doit penser ce fait. Que dit le sang pour l’homme de gauche que je suis ? Moi qui suis viking par mon père et probablement Juif par ma mère, j’aime pouvoir dire que l’ADN prouve que la France est faite de sangs mêlés. Il ne faut pas avoir peur du réel. Car c’est quand on dit qu’il n’existe pas qu’il nous mord la main. »

Après une démonstration vaseuse qui tente de justifier le « bon sens » par son ennemie la science, donc, Onfray nous explique qu’il est « viking par son père » et « probablement juif par sa mère ». Il le dit pour ensuite se féliciter de la diversité du patrimoine génétique des français, ce qui est plutôt positif et bienveillant, mais qui, dans le cas, est avant tout la démonstration du caractère essentiellement imaginaire de l’identité : son père, brave ouvrier agricole normand, qui n’a jamais quitté son village natal et « n’a jamais manifesté de désirs, d’envies, de souhaits », devient un viking, c’est à dire un de ces marins, explorateurs, que Charlemagne avait violemment chassé de l’Europe chrétienne alors qu’ils y venaient en paisibles commerçants6, et qui y sont ensuite revenus en navires de guerre, terrorisant les populations du long de la Seine et pillant les trésors des édifices religieux qu’ils trouvaient sur le fleuve. Le nom qu’ils se sont donnés, Vikings, signifie « pirates ». Quant à sa mère, enfant trouvée, j’ignore sur quels éléments Onfray s’appuie pour émettre la supposition de sa judéité, mais cette seconde ascendance est tout aussi glorieusement fantasmatique que la première : les Juifs étaient déjà un peuple ancien quand les Romains ont envahi leur pays, ils sont les inventeurs du Dieu unique, ou en tout cas sont tenus pour tels par la plupart des gens, ils sont aussi le peuple des tragédies, mais encore celui qui a survécu aux tragédies, qui a survécu à la déportation à Babylone, à l’exil après la destruction du temple de Jérusalem, à l’ostracisme, aux pogroms, à la Shoah. C’est aussi le peuple de la Diaspora, le peuple sans terre, sans autre ancrage que le désir de continuer d’exister.
Victimes ultimes, survivants ultimes, voyageurs ultimes.

John McTiernan,

Le 13e guerrier, film de John McTiernan, d’après un roman de Michael Crichton. Un ambassadeur arabe, interprété par un acteur espagnol, devient un guerrier viking pour le compte du roi Goth-scandinave Beowulf, quant à lui interprété par un acteur Tchèque.

Quand les gens participent à des expériences parapsychologiques (transes, oui-ja, voyance…) pour remonter dans leurs « vies antérieures », ils ne tombent jamais sur une « Jeanne, cantinière » ou un « Martin, laboureur », mais sur une « Néfertiti, reine d’Égypte », et un « Napoléon, empereur des Français ». S’inventer un « sang » judéo-viking me semble un peu de même ordre : une évasion par l’imaginaire7.
Et pourquoi pas, d’ailleurs ? Peut-être faut-il s’être convaincu que son père est un vaillant viking et que sa mère est une juive mystère pour passer, comme l’a fait Onfray (qui a de quoi en être extrêmement fier), du statut de fils d’un employé de ferme et d’une femme de ménage issue de l’assistance publique, envoyé par ses parents dans un pensionnat qu’il nomme à présent orphelinat8, à celui de philosophe et essayiste médiatique.

  1. De la part de quelqu’un qui fait sa carrière sur le fait de déboulonner des idoles, c’est assez drôle. []
  2. Proposition de loi tendant à la suppression du mot « race » de notre législation, session du 16 mai 2013. []
  3. C’était le sujet d’un excellent documentaire, diffusé sur Arte il y a quelques semaines, l’ADN, nos ancêtres et nous. []
  4. On note que les races animales se façonnent par appauvrissement génétique, aboutissant à une moindre longévité. []
  5. On note au passage qu’Onfray fustige l’apprentissage de la programmation informatique à l’école, qui est pourtant bien rare et qui, figurez-vous, force à lire, écrire, compter et penser, activités qui ne sont, par ailleurs, pas devenues facultatives dans les programmes scolaires, a priori. []
  6. Charlemagne était persuadé d’avoir pour mission de christianiser l’Europe en en chassant les païens. Rappelons par exemple le massacre de Verden, en l’an 782, lorsque l’empereur franc a décapité 4500 personnes et déporté 12000 femmes et enfants qui refusaient le baptême chrétien. []
  7. Mise-à-jour 01/08 : Comme on me l’a fait remarquer ailleurs, il est extrêmement probable que Michel Onfray, comme vous et moi, ait de nombreux gènes venus d’anciens scandinaves ou de juifs. Chaque personne hérite des gènes de ses parents, à égalité (mais la moitié seulement de ces gènes seront exprimés, ce qui explique que nous ne soyons pas les sosies de nos frères et sœurs), donc à chaque génération, le nombre de gens dont nous pouvons hériter génétiquement est doublé. Si on compte quatre générations par siècle, nous sommes séparés de l’époque des vikings par quarante générations, ce qui nous donne 2 puissance 40 ancêtres ayant vécu en l’an mil. Soit 1.099.511.627.776, mille milliards ! Bien plus de gens qu’il n’en a jamais vécu sur cette planète, ce qui implique beaucoup de doublons. []
  8. Lire Les souvenirs d’enfance de Michel Onfray, par Patrick Peccatte, qui confronte ses propres souvenirs du pensionnat catholique de Giel à ceux d’Onfray. []