Ronger son frein, à nouveau

Il y a cinq ans, au second tour de l’élection présidentielle, j’étais allé voter contre Marine Le Pen. Et donc, pour son concurrent. Je l’ai fait parce que même si je ne souscrivais pas à la vision économique d’Emmanuel Macron (vision que l’on peut résumer à une évaporation progressive des services publics — processus qui est du reste « en marche » depuis 1986), je savais que celui-ci n’allait pas chercher à conforter le racisme, le sexisme ou encore l’homophobie, puisqu’il est un des candidats qui avait le mieux évité de se fourvoyer dans ces sujets. Avec le recul, je dirais que le bilan du président sortant est loin d’être totalement satisfaisant sur ces points, il s’est montré plutôt moins courageux pendant son quinquennat que pendant sa campagne, mais à sa décharge, la France entière a été soumise à une intense pression médiatique ultra-droitière, et on voit comment ça se traduit dans les urnes puisque plus d’un Français sur trois a voté pour des programmes assez ouvertement racistes. Et par ailleurs, le niveau de violence atteint lors des manifestations est vraiment problématique. Et ce n’était pas dans le programme.
Mais peu importe cette réalité, j’ai la certitude que, avec Marine Le Pen au pouvoir, les choses auraient été bien pires sur tous ces plans.

En 2017, les gens qui appellent « extrême » tout programme un peu plus à gauche que Manuel Valls avaient été nombreux à insulter les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, intimant à ces derniers l’ordre de voter Macron par force tout en continuant à les traiter de tous les noms (stalinistes, chavézistes, poutinistes, assadistes,…). On y percevait une revanche, il s’agissait de soumettre les Insoumis. J’en avais parlé à l’époque sur le présent blog.
Sans surprise, c’est reparti.

dessin par l’excellent Loïc Sécheresse

Mais cette fois-ci ce ne sont plus ses soutiens, c’est Emmanuel Macron lui-même qui se montre insultant. Le soir du premier tour, il avait fait applaudir ses concurrents. On pouvait juger ça « beau joueur », on pouvait juger ça condescendant, ou bien on pouvait se dire qu’il s’agissait de tendre la main aux électeurs de droite ou de gauche, car on sait que le résultat sera plus serré que la dernière fois. Dès le lendemain, l’ambition de rassembler avait vécu, le sortant expliquait que ses scores, meilleurs qu’il y a cinq ans, prouvaient par A et par B que les Français adhéraient massivement à son projet, et qu’il n’y avait pas, ni cette fois ni d’ailleurs la précédente, de « Front républicain » qui tienne, qu’il ne verrait pas le vote en sa faveur comme le fruit d’un non-choix imposé par des circonstances malheureuses mais au contraire, comme un blanc-seing pour sa politique à venir.
Ce n’est pas très malin de poser les choses comme ça, et sur Twitter, plus d’une personne a alors déclaré son intention de s’abstenir d’aller voter. Et parfois même son intention de voter pour la concurrence, « quoi qu’il en coûte ».

Dès l’annonce des résultats, Tatiana Ventôse, figure proéminente du Youtube de la gauche radicale (ex Parti de Gauche, qui a rallié le parti souverainiste de Georges Kuzmanovic, ancien membre de la France Insoumise) a appelé à voter Le Pen ! Petit séisme pour les gens qui la suivent, mais il s’en trouve pas mal pour la saluer et annoncer vouloir suivre son conseil.

Je suis un homme, j’ai la peau rose, les cheveux gris, un patronyme du Sud-Ouest, un double-prénom très chrétien, je gagne ma vie, j’ai un toit sur la tête, je ne suis adhérent d’aucun parti politique ou d’aucun syndicat, membre d’aucune organisation militante qui risquerait d’être située dans le viseur de l’extrême-droite, alors il est possible (mais non certain) qu’avoir Macron ou Le Pen à la tête de l’État ne change pas immédiatement mon existence quotidienne, ne nuise pas à mon petit confort.
Mais tout le monde n’a pas le luxe de voir les choses comme ça, ne soyons pas égoïstes. Par ailleurs je ne suis absolument pas dupe du caractère « progressiste » (féminisme, tourné vers le social) ou encore « populaire » du programme imprimé par Marine Le Pen. Son tract est habilement rédigé, mais qu’on ne s’y trompe pas : avec elle, notre pays se rangerait du côté de la Hongrie d’Orbán, avec un net recul des libertés individuelles, et tirant l’Union européenne toujours plus loin de ce qu’elle a de bien. Par ailleurs l’Histoire nous rappelle que les gouvernements de droite dure ont souvent deux faces : une face institutionnelle qui joue la respectabilité, et une autre, composée de « forces populaires » qui sèment la terreur, sans cadre mais encouragées par le régime. Miliciens, chemises brunes, et autres brutes paramilitaires.
Aux gens qui veulent d’une victoire de Le Pen pour « donner un coup de pied dans la fourmilière », tout casser pour tout reconstruire, je rappelle que la seule chose dont ils peuvent être sûrs, c’est de ce qui sera cassé, pas de ce qui sera construit ensuite.

Alors comme il y a cinq ans, je donnerai mon bulletin à quelqu’un dont le programme me semble pourtant détestable, et pire encore, à quelqu’un qui est en partie responsable de la situation dans laquelle nous sommes ces jours-ci, puisque le désespoir qui pousse certains à voter Le Pen, les cinq ans qui viennent de passer l’ont construit. Et pas seulement en vertu des décisions prises ou des décisions à venir, mais dans la méthode : des millions de gens dans la rue ? Une presse qui dénonce un niveau anormal de violences policières ?… Ce sont des faits qui naguère eussent fait sauter des ministres et des préfets. Aujourd’hui, rien, ça glisse, et une bonne partie de la population a l’absolue conviction de ne jamais être entendue.
Mais avouons-le : je m’attendais à ce résultat, je note que Jean-Luc Mélenchon (pour qui j’ai voté) obtient in fine un score honorable malgré son entêtement à refuser de coopérer avec des candidats aux programmes parfois très proches — espérons que contrairement à Emmanuel Macron, il saura reconnaître que s’il a rassemblé un cinquième des suffrages, c’est aussi à la faveur d’un « vote utile ».

Raphaël Enthoven préfère Marine Le Pen à Mélenchon, c’est son droit, il prend ses responsabilités, mais à présent il ordonne aux électeurs de Mélenchon de voter Macron contre Le Pen… Je ne comprends pas comment on peut à la fois mépriser des gens, et leur demander d’obéir à ses injonctions.

Ce qui va m’être pénible, pendant les dix jours à venir, ce n’est pas cette élection : ce sera pour moi une corvée parmi d’autres, comme de déboucher un évier, disons — il faut le faire, on le fait, et on oublie. Ce qui va me frustrer, c’est surtout de devoir un peu me taire, d’éviter d’expliquer à quel point je suis inquiet pour l’avenir des services publics, école, université, sécurité sociale, d’éviter de trop dire les reproches que j’ai à faire au président sortant.
Rattrapons-nous pour les législatives, et quelle que soit la personne élue le 24 avril, espérons que celle-ci sera forcée de composer avec un gouvernement de cohabitation.

11 réflexions sur « Ronger son frein, à nouveau »

  1. pixeltoo

    Je suis plutot d’accord avec ton texte. toutefois j’attends que Macron concède certaines mesures avant de me décider.
    Cependant je pense que tu te trompes sur un détail à propos de la volonté de ne pas coopérer de JLM.
    Mélenchon a tendu la main en 2018 à Hamon.
    https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/06/30/jean-luc-melenchon-tend-la-main-a-benoit-hamon_5323769_823448.html
    Il a proposé en 2019 la création le mouvement la fédération populaire. https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/04/25/melenchon-tente-d-unir-la-gauche-autour-de-lui-les-autres-partis-mefiants_5454749_823448.html

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @pixeltoo : je ne suis dans les petits papiers de personne mais je ne sais pas si Mélenchon a eu la meilleurs volonté du monde pour rassembler. Il s’est par exemple mis à dos le PCF en ne s’alliant pas correctement aux législatives… Après, il faut admettre qu’en menant un mouvement assez cohérent et uni, il n’a pas eu à écoper du passif et des problèmes internes du PS, d’EELV,… Et ça lui a clairement profité, puisqu’il dépasse les 20%.

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      1. Jean-no Auteur de l’article

        (mais bon, j’ai surtout écrit ça pour renvoyer un peu dans les cordes les électeurs LFI qui ragent contre EELV ou le PCF : l’union, ça ne peut pas être à sens unique, et les insultes de cette semaine vont laisser une marque !)

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        1. Jean-no Auteur de l’article

          Vu passer sur Twitter : La France insoumise est favorable à des discussions avec les autres partis de gauche pour les législatives à condition que le « regroupement se fasse autour du programme porté par Jean-Luc Mélenchon » et à la proportionnelle des résultats du premier tour, dit Manuel Bompard #AFP.
          En gros, ok pour l’union, mais bon…

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  2. stef

    > Ce sont des faits qui naguère eussent fait sauter des ministres et des préfets. Aujourd’hui, rien, ça glisse, et une bonne partie de la population a l’absolue conviction de ne jamais être entendue.

    … Quant à une autre partie de la population, et c’en est encore plus terrible, elle doute même que ces violences ont eu lieu. (« Ils en parleraient à la télé, quand même », ai-je entendu.)

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @stef je date le moment où les rapports entre police et manifestants (et notamment manifestants un peu tranquilles, je ne parle pas d’émeutes comme la crise des banlieues quand Sarkozy était ministre de l’Intérieur) se sont vraiment tendus comme jamais à François Hollande, pendant les « manif pour tous ». Vu que c’était pas mes copains du tout, je les trouvais assez ridicules à pleurer à la télé, mais je m’étais montré passablement insensible par incapacité à m’identifier à ces gens. Et j’ai peur que pendant longtemps, j’ai dit assez exactement ça : « Ils en parleraient à la télé, on n’est pas en dictature », C’est seulement une fois arrivé à « nuit debout », nettement plus proche de moi, que j’ai admis que quelque chose n’allait pas. Je note que l’actuel président et son prédécesseur avaient deux caractéristiques communes : d’une part, clairement aucun goût pour la négociation, le dialogue ; d’autre part, ce sont deux hommes qui ne sont pas respectés par leurs propres policiers — et qui ont clairement toujours eu peur de sévir lorsque la police sort du droit : dépendre de la police pour exercer sa politique, c’est comme devoir sa survie énergétique à Poutine, ça finit par se payer.

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  3. Enzo33

    Salut Jean-No,

    Dans cette histoire, je note une propension du PCF, du PS et d’EELV à vouloir négocier des investitures avec LFI pour les législatives. Je ne traiterai pas toutes les demandes de la même manière.

    Pour le PCF, ça peut s’entendre, je ne suis d’ailleurs pas de ceux qui en veulent au PCF d’avoir présenté un candidat. Je ne me fais aucune illusion sur le déchaînement médiatique qui aurait accompagné l’accession de Mélenchon au deuxième tour, c’aurait été bien plus violent qu’avec Marine. Et dans ce cas, pour le coup, je ne suis pas certain que le PS et EELV auraient été quémander des investitures chez Mélenchon plutôt que chez Macron…

    Pour le PS et EELV, les choses sont autrement plus compliquées, pour le dire poliment. Même en mettant de côté les noms d’oiseaux qu’ils s’échangent avec LFI (ces derniers n’ont pas été en reste), il y a un désaccord de fond qui ne me semble pas surmontable. Le quinquennat de Hollande est une démonstration chimiquement pure de l’impuissance d’un gouvernement de gauche quand il choisit de ne pas s’engager dans un rapport de forces avec les forces de l’argent. Ca donne Hollande, mais ça donne Macron, ça aurait donné Pécresse si elle avait été élue, ça donne un magma dans lequel, quoi qu’ils en disent, tous font la même chose – démanteler les services publics et accompagner la désindustrialisation du pays. Au Parlement européen, le PS et EELV ne font pas autre chose. Donc, si césure majeure il y a, elle est ici et pas ailleurs. A tous les étages de la politique, la gauche dite « de gouvernement » ou « responsable », qualificatifs qu’ils se donnent à eux-mêmes pour mieux en priver Mélenchon et ses troupes depuis de nombreuses années, pratique exactement la même politique que la droite, seul le discours accompagnant cette politique changeant de cosmétique. Ils ont bien le droit de quémander des sièges au Palais Bourbon, mais du point de vue de la cohérence idéologique, c’est à la porte de Macron qu’ils doivent frapper, et non à celle de Mélenchon.

    Venons-en à ce deuxième tour. Loin de moi toute idée de porter un jugement moral sur les décisions des uns et des autres. Je connais par cœur l’argumentaire destiné à ceux qui seraient tentés de voter Marine.

    Mais je reprends ton expression « une autre [face] composée de forces populaires qui sèment la terreur, sans cadre mais encouragées par le régime. Miliciens, chemises brunes, et autres brutes paramilitaires.  »

    C’est quand même très ennuyeux que Macron et son gouvernement aient laissé la Police nationale « semer la terreur », exactement comme l’auraient fait des Miliciens et autres Chemises brunes que tu évoques. Peut-être penseras-tu que j’exagère, mais les manifs des Gilets jaunes ont donné lieu à un gigantesque défoulement collectif de petits Nazillons de la Police, qui ont tabassé et gravement blessé des milliers de manifestants (y compris des personnes en fauteuil roulant, des femmes enceintes, des mineurs, etc.). Les cadres du ministère de l’Intérieur ont tout couvert, et donc tout encouragé. Le tout dans un climat absolument immonde où des reportages télé tentaient de nous faire croire à l’antisémitisme des Gilets jaunes. Je suis désolé de remuer toute cette mélasse, mais pour moi la faillite morale de Macron a été définitivement actée à ce moment-là. Pour faire pire que cela, un gouvernement de « droite dure », comme tu dis, devra faire preuve d’une sacrée imagination. Et pour le coup, quand un citoyen ne peut plus aller manifester sans risquer son intégrité physique, ça correspond, je crois, à un net recul des libertés individuelles.

    Donc pour résumer, tout ce que l’on nous promet si Marine est élue, c’est ce que nous vivons déjà depuis cinq ans avec Macron. Entre une candidate qui ne manquera pas de s’en prendre aux Musulmans et un candidat sans pitié avec les pauvres (rappelons qu’il a manié l’injure en plus de la matraque), mon cœur balance franchement, parce que la France compte plus de pauvres que de Musulmans.

    Je voterai blanc.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      Pour moi il est évident qu’entre la peste et le choléra, il y a forcément un mal pire que l’autre (apparemment la peste).
      Je me souviens des extraits du groupe whatsap de policiers de Rouen : racisme, sexisme, homophobie, antisémitisme… Et voyant tout sous l’angle d’une « guerre raciale »… Je ne suis pas pressé qu’ils se sentent au pouvoir https://soundcloud.com/arte-radio-1/gardiens-de-la-paix.

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  4. Enzo33

    @JeanNo,

    En relisant ton passage Hollande puis Macron avec la Police, je me dis que vraiment nous avons un gros problème. Quand un président n’ose pas sévir contre une institution supposément garante de l’ordre public, c’est que cette institution se comporte comme une milice autonome. Ce qui s’écarte en tous points de la feuille de route de la Police.

    Oui, nous avons un gros problème.

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  5. samuel

    « à sa décharge, la France entière a été soumise à une intense pression médiatique ultra-droitière ».
    Ça n’est pas complètement à sa décharge : quand il accorde un long entretien à Valeurs Actuelles, Macron ajoute lui-même de la visibilité et de la légitimité à ce journal.

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