Parfois, même quand on ne veut de mal à personne, strictement personne, on risque de heurter des gens. Ces jours-ci, si on ne veut de mal à personne personne, strictement personne, on est certain de heurter des gens. Malgré tout, courons ce risque.
Sur Twitter, notamment, mais aussi sur les plateaux de bavardage télévisuel (pour les extraits que j’ai pu voir), les réflexes des uns et des autres face à la situation actuelle entre Israël et Gaza sont assez violents. Ce n’est désormais plus sur la perspective historique, sur l’analyse des faits ou sur les solutions proposées que les gens se déchirent, c’est sur l’empathie : ceux que le récit de l’attaque de civils israéliens par le Hamas le 7 octobre épouvante se voient aussitôt reprocher de n’avoir aucune sensibilité envers les Palestiniens de Gaza ; Inversement, ceux qui appellent Israël à épargner les civils gazaouis lors de leur opération de représailles se voient accusés d’être restés de marbre face à la terreur et à l’horreur semées par le Hamas.
Dans ce moment d’intense vulnérabilité face à l’avenir, le premier mouvement de chacun est grégaire : il faut se regrouper, et pour ce faire, être en résonance émotionnelle avec les autres membres du groupe auquel on s’identifie, et repousser ceux qui s’écartent de notre ressenti. Ceux qui n’ont pas condamné, ou qui n’ont pas utilisé le bon mot pour le faire ; ceux qui condamnent « toutes les violences », mais qui ce faisant semblent mettre sur un pied d’égalité l’agresseur et l’agressé ; ceux qui demandent à Israël de retenir ses bombes mais n’ont pas demandé au Hamas de rendre ses otages1 ;ceux qui ont mis trop de temps à émettre un communiqué ; ceux qui ont été silencieux2 ; ceux qui « pinaillent » en se demandant si tel récit particulièrement abominable est avéré3 ; etc.
Cette situation fait parfois émerger des propos que, je l’espère, leurs auteurs regretteront un jour. Certaines personnes jusqu’ici prudentes et humaines (au sens philosophique du terme), jusqu’ici capables de compassion ou de dialogue intercommunautaire, m’ont surpris et, je dois le dire, un peu déçu par la violence de leurs discours. En effet, ceux qui accusent « l’autre » de manquer d’empathie en viennent parfois à se montrer à leur tour particulièrement insensibles à la douleur de cet « autre ». La dissonance cognitive qui émerge du besoin de haïr « l’autre », d’une part, et du besoin de défendre l’innocent (un bébé est a priori innocent), d’autre part, pousse certains à une forme de négation active, comme cette jeune « influenceuse » israélienne qui se moque des femmes de Gaza :
Pour elle, on le comprend, la tragédie des gazaouis sous les bombes est une mise-en-scène. Ce qui n’est pas inexact à un certain niveau : les responsables du Hamas ont agi exactement dans le but de créer des martyrs et des images de destruction par l’armée israélienne, et il semble même exister des éléments pour penser qu’ils n’ont aucun état d’âme à tirer sur leurs compatriotes palestiniens lorsque ceux-ci cherchent à fuir Gaza. Mais était-il avisé de donner au Hamas les martyrs qui servent sa communication ? Pour les familles qui reçoivent effectivement des bombes, ou doivent quitter leur logement en sachant qu’il va être détruit, il n’y a pas de trucage.
De « l’autre » côté, on a vu de nombreuses personnes (qu’on ne s’attendrait pas à partager la même lutte : une enseignante en art Queer à New York ; des musulmanes voilées à Londres ; des jeunes femmes originaires d’Asie du Sud-Est à Boston…) arracher méthodiquement les affichettes qui donnent les noms et montrent les visages des israéliens enlevés par le Hamas, avec le même but que la péronnelle sus-citée, à savoir nier l’existence de la douleur de « l’autre » :
C’est paradoxal, donc, mais ceux qui s’indignent d’un manque présumé d’empathie à leur propre endroit (ou à l’endroit des gens auxquels ils s’identifient, aux luttes dans lesquelles ils se projettent de manière parfois imaginaire), peuvent se rendre coupables du crimes qu’ils condamnent, à savoir le refus d’admettre la réalité de la souffrance de ceux qu’ils voient comme l’ennemi, l’adversaire.
Loin de moi l’idée de désigner des « cibles » par les captures d’écran montrées ci-dessus, loin de moi l’envie de fournir au lecteur son lot de gens à détester, de dire « regardez cette méchante israélienne qui moque les gazaouies », « regardez ces méchantes filles voilées qui ne veulent pas voir les otages » : prenons toutes ces personnes comme des symptômes. Des symptômes de la peur, des symptômes d’un sincère sentiment d’injustice, les symptômes d’irrésolvables conflits moraux intérieurs.
L’insensibilité, le manque d’empathie, la difficulté à se mettre à la place d’autrui sont des notions bien étudiées par la psychologie sociale, et si elles sont parfois effrayantes4, il faut les accepter comme des faits.
Certains cas, liés à l’interprétation, peuvent constituer des cas vraiment intéressants pour sonder nos propres imaginaires. Par exemple l’affaire des étoiles de David peintes au pochoir dans plusieurs quartiers parisiens :
En voyant apparaître ces photographies sur mon fil Twitter, la première image qui m’est venue, c’est la Nuit de Cristal, ce sont les inscriptions antisémites sur les commerces et les habitations de juifs, sous le régime nazi en Allemagne et sous l’Occupation en France. Si c’est ce qui m’est venu en premier, c’est d’une part parce que ces images des années 1930-1940 font partie de mon imaginaire (plus que de celui de gens qui ont trente ans de moins que moi je pense, pour quoi la seconde guerre mondiale est aussi éloignée dans le temps que l’était la précédente pour moi), mais c’est aussi parce que dans le contexte actuel, c’est ce que j’étais préparé à voir. Et je n’ai pas été le seul, il suffit de voir tous les articles journalistiques qui ont imprudemment parlé de « graffitis antisémites ». Certaines personnes plus sagaces que Le Monde ou que moi-même ont en revanche remarqué que les graffitis étaient proprement peints, dans la couleur du drapeau israélien, et soigneusement disposés (sans lien avec l’appartenance ou non des propriétaires à la communauté juive), et pouvaient en fait constituer une forme de soutien à l’État d’Israël. Un couple de moldaves, auteur d’une partie de ces graffitis, qui a été arrêté, affirme avoir agi sur commande d’une personne basée en Russie, dont on ignore totalement les motivations. Nous en saurons peut-être plus ultérieurement, mais pour l’instant, ce qui est intéressant, c’est l’imaginaire convoqué par cette action, les réactions qu’elle suscite, et le fait que tout cela varie selon les personnes, leur culture visuelle et leurs attentes. Et s’il s’avère que ces graffitis constituaient une manifestation de soutien à Israël et/ou à la communauté juive, ce sera peu dire qu’ils ont été mal compris par le public, et mal maîtrisés par leurs auteurs.
Toujours dans le registre de la maîtrise approximative des symboles, les musulmans qui ont scandé des « Allahu Akbar » le 19 octobre sur la place de la République, lors d’une manifestation de soutien aux Palestiniens, ont assez mal mesuré l’effet qu’ils allaient produire.
En effet, si pour les Musulmans « Allahu Akbar » est une proclamation religieuse fondamentale (appel à la prière, prière, mais parfois même expression de liesse des supporters de football), ce n’est pas ainsi que tout le monde l’entendra. Le même 19 octobre, à Arras, on enterrait Dominique Bernard, professeur de français, égorgé six jours plus tôt par un ancien lycéen d’origine tchétchène au cri d’« Allahu Akbar ». Les manifestants de la place de la République auraient pu faire un léger effort pour se mettre à la place de ceux qui ne partagent pas leur religion : imaginons qu’un fou furieux assassine des personnes d’origine nord-africaine en criant « Dieu le veut », comme les croisés, comment vivraient-ils le fait de voir la place de la République reprendre la même profession de foi à l’unisson ?
J’ai peur que les manifestants aient, sans le mesurer, essentiellement fait la démonstration de leur indifférence aux meurtres de Samuel Paty et de Dominique Bernard, et montré que, s’ils ne sont pas solidaires de leurs assassins, ils ne se sentent pas plus concernés par le sort des deux professeurs.
Toujours dans le registre, ce projet de modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse est assez délirant, puisqu’il propose de condamner pénalement les offenses verbales faites à l’État d’Israël, en doublant des lois déjà existantes (appeler à la haine fait déjà partie des exceptions à la liberté d’expression) de dispositifs spécifiquement applicables à un pays précis. Au passage, la ligne qui motive la proposition évoque l’« antisionisme », notion relativement floue, puisqu’il faut déjà définir le mot « sionisme », lequel peut désigner, selon les contextes, une notion religieuse et spirituelle ; le projet par Theodor Herzl de la création d’un foyer juif ; la création de l’État d’Israël ; la colonisation de territoires palestiniens.
J’imagine mal que cette proposition, issue d’un fond de panier du groupe « Les Républicains », aboutira, mais par sa simple existence, elle semble justifier toutes les accusations d’un « deux-poids-deux-mesures » qui distinguerait iniquement les parties en présence dans le conflit israélo-palestinien.
Parfois, les procès en insensibilité sont l’occasion de régler des comptes tout à fait annexes et sans lien, ou qui brouillent inutilement les débats : des raisons de détester la philosophe féministe-queer Judith Butler ; des raisons de haïr la France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ; des raisons de détester l’Union européenne ou l’Onu ; des raisons de détester des organisations diverses comme la Croix Rouge ou l’Unicef ; des raisons de détester Dominique de VIllepin ; des raisons de détester Emmanuel Macron ; des raisons de détester tel footballeur, tel acteur. Des raisons de dire « ah je m’en doutais, je n’ai jamais aimé cette personne ». Des raisons, parfois, d’exprimer haut et fort sa xénophobie (xéno-phobie, la peur de celui qui vient d’ailleurs), sa peur panique que l’existence de l’autre ne se puisse qu’au détriment de son existence à soi. Beaucoup de digues s’effondrent. Comme un affreux jeu de domino, l’horreur semée par le Hamas produit d’autres horreurs, et ce n’est pas terminé.
Un échange que je trouve très intéressant : l’ancien socialiste Julien Dray, qui défend mordicus la politique israélienne depuis l’attentat du 7 octobre, se lance dans un petit concours de victimisation avec Rima Hassan, responsable d’une ONG consacrée à la défense des gens qui vivent dans des camps de réfugiés.
Ce que je trouve passionnant ici c’est que ces deux personnes échangent comme des arguments contradictoires des expériences effectivement similaires. Dans un monde de raison, ces deux personnes constateraient qu’elles partagent un vécu et découvriraient qu’elles peuvent peut-être se comprendre. Elles ne considéreraient pas que le drame de l’un équilibre ou justifie le drame de l’autre, elles sauraient que les horreurs ne s’annulent pas mais s’additionnent. Mais nous ne vivons pas dans un tel monde.
Nous vivons dans un monde ou face à quelque chose d’énorme et auquel on ne peut rien (aucun de nous ne va résoudre le conflit israélo-palestinien depuis son canapé, ni même en manifestant), trouver quelqu’un à haïr, quelqu’un sur qui se défouler, et si possible quelqu’un qu’on détestait déjà, c’est intellectuellement apaisant, ou plutôt ça permet momentanément de taire le stress un petit temps5. Mais ça n’arrangera rien aux faits qui nous angoissent.
Je ne fais pas partie des gens qui détiennent la solution au conflit israélo-palestinien, je ne vais pas dire s’il faut un État, deux États, aucun État, ni quelles sont les bonnes frontières à tracer. Et si je sais que l’Histoire permet de comprendre comment on en arrive à une situation, je ne pense pas qu’elle aide à la démêler, et surtout pas lorsqu’elle est essentiellement utilisée pour opposer des imaginaires. En effet, j’ai lu des gens dire qu’Israël n’a jamais existé (Israël, et donc les Israéliens)6, et d’autres que les Palestiniens n’ont jamais existé. Ces récits littéralement négationnistes, qui visent à disqualifier du droit à l’existence des personnes de chair et de sang, sont odieux et lourds de conséquences, car toute personne qui croit que le futur d’un groupe ne peut s’écrire que si l’autre groupe n’existe plus doit se préparer à commettre ou à justifier des crimes abominables.
L’objectif de tout un chacun devrait être le contraire : imaginer un avenir pour tout le monde. Facile à dire pour un petit-blanc athée de culture catholique et protestante (sans aucune allégeance au moindre groupe, donc), avec des origines extra-françaises mais un nom plus-que-français, qui vit assez confortablement et qui a un beau métier. Mais si ceux qui n’ont pas de raison immédiate, personnelle, existentielle, de haïr et d’être en colère ont un devoir, c’est de ne pas haïr ni être en colère. Je me permets de saluer ceux qui, bien que concernés et inquiets, de par leurs attaches familiales, parviennent à ne pas tomber dans ce piège qu’est la haine.
- Si les gens qui demandent à Israël de faire preuve de clémence envers les civils gazaouis n’ont pas forcément demandé au Hamas de rendre ses otages, ce n’est peut-être pas tant en prenant le parti du Hamas contre Israël que par simple conscience qu’il n’y a pas grand chose à attendre des perpétrateurs d’un abominable massacre, tandis qu’on peut en appeler à la raison d’un État de droit ! [↩]
- …Les silencieux ou ceux qui se sont fait reprocher leur silence, comme Amnesty International, qui a tout à fait et immédiatement condamné l’action du Hamas mais dont certains éditocrates persistent à dire que ça n’est pas le cas. [↩]
- Ma position personnelle : sans exactitude, sans discernement, on fonde son jugement sur ses préjugés, sur des manipulations,… Je ne vois pas comment il pourrait en sortir du bon. La justice, c’est aussi la vérité. Et se passer de vérification, au delà de la question « morale », c’est prêter le flanc à toutes ce que personne ne croie plus en rien ou y voie le prétexte à réfuter en bloc toute information qui l’indispose. [↩]
- On a pu vérifier expérimentalement que les « neurones miroirs », la forme neurologique que prend l’empathie, s’activaient lorsque l’on s’identifie à une personne qui éprouve de la douleur, mais qu’ils peuvent rester inactifs lorsque nous considérons la personne en question comme « autre ». Et pire, dans ce dernier cas, non seulement notre niveau d’empathie est faible ou nul, mais il est même possible que les circuits neuronaux du plaisir s’activent. Bref : si on est supporter de l’OM et que l’on voit un camarade portant la même écharpe recevoir un coup, on ressentira de la douleur, mais inversement, si c’est un supporter du PSG qui reçoit le coup, on n’éprouvera pas sa douleur et on ressentira du plaisir. Sans tomber dans le psychoévolutionnisme rapide, j’ai tendance à en déduire que la concurrence entre tribus s’est révélée être une bonne stratégie de survie et donc une bonne stratégie du point de vue de l’évolution. Mais ce qui vaut pour un petit groupe dans des conditions extrêmes ne devrait pas valoir aussi pour opposer des ensembles humains constitués de centaines de millions d’individus regroupés de manière plutôt artificielle (nation, religion, idéologie, football,…). [↩]
- Je renvoie le lecteur aux travaux d’Henri Laborit sur le stress. [↩]
- Au passage, j’ai vu dans une vidéo une jeune femme d’origine maghrébine défendre, depuis la France où ses parents se sont installés il y a quelques décennies, que les israéliens devaient quitter le territoire où ils vivent aujourd’hui puisque leurs arrière-grands parents viennent d’Ukraine, de Lituanie ou de Tunisie. J’aurais voulu l’avoir face à moi pour lui demander si elle mesure ce qu’on peut immédiatement lui répondre : si on ne peut habiter que là où nos grands parents sont nés, que fais-tu là, toi ? [↩]
C’est où qu’on signe ton texte ?