Autre extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue (1884-1974).
Une semaine plus tard, ce fut pour mes camarades et moi le vrai départ. Combien d’entre nous devaient en revenir? Bien peu certes, je n’en connais aucun, peut-être ai-je été le seul. Je n’insisterai pas sur ce triste sujet, je raconterai seulement un fait entre bien d’autres :
Notre régiment se trouve devant un village occupé par les Allemands. Trois attaques de ce village faites par des régiments d’élite ont déjà eu lieu sans résultat autre que la destruction quasi totale de ces régiments. Nous étions arrivés pour les remplacer. Le soir de notre arrivée le commandant de la compagnie et moi-même (qui suis un caporal fourrier, seul grade que j’ai accepté) allons voir le colonel pour connaître ses ordres. Le colonel est dans un trou, c’est un homme intelligent, sympathique, très distingué ; il téléphone au général et celui-ci ordonne d’attaquer le village le lendemain matin. Protestation très vive du colonel qui rappelle que trois régiments ont déjà été détruits sans aucune perte du côté allemand, que nous n’avons pas d’artillerie et que l’attaque dans ces conditions ne peut avoir que le même résultat que les précédents. Le général qui est à une cinquantaine de kilomètres en arrière, maintient son ordre formellement. «C’est bien, dit le colonel, mais pour que mon régiment consente à l’attaque, je serai obligé de me mettre à sa tête pour entraîner les hommes, et ce qui arrivera est facile à savoir. J’obéis, mais je proteste contre un tel ordre».
Le colonel se retourne vers nous et nous dit : «vous avez compris, demain nous attaquons, mais vous deux, vous resterez en réserve avec une section [25 hommes]». Le lendemain matin, un peu avant l’heure prévue, le capitaine m’envoie en mission près du commandant, en cours de route, j’entends le crépitement des mitrailleuses allemands pendant une ou deux minutes, puis plus rien. A mon retour quelques instants plus tard, je constate que mon capitaine n’est plus dans notre trou commun. Son ordonnance m’explique: dès le début de l’attaque, le lieutenant qui devait entraîner les hommes est tué, les hommes ne sortent pas des tranchées, le capitaine, voyant cela, se met alors à leur tête et puis plus rien, mais avant de partir ce capitaine de réserve qui était pour moi un ami, dit à son ordonnance :
«surtout que Lafargue ne cherche pas à me suivre».
Toute la journée je suis resté dans mon trou, tout était calme, je ne voyais rien. La nuit venue j’ai été me rendre compte avec prudence car les Allemands toujours invincibles étaient à une cinquantaine de mètres. J’avais de la peine à éviter de marcher sur les cadavres, je sautai dans la tranchée de ma compagnie, je finis par réunir une vingtaine d’hommes effarés. Ceux qui étaient partis à l’attaque (une centaine) étaient tous étendus sur le terrain, morts. Je me rendis alors au poste de commandement du colonel, celui-ci avait été tué ainsi que 800 hommes du régiment. C’était là le seul résultat de l’attaque comme prévu par le colonel. Un autre régiment vint nous remplacer le surlendemain. Ce n’est qu’un épisode, comme bien d’autres, j’ignore si le général comprit, vraisemblablement pas, ce jeu de manœuvre devait continuer pendant plusieurs années. Les états-majors, bien installés dans des châteaux à bonne distance du front, ordonnaient : «En avant !», sans tenir compte de la situation locale, exposée par des colonels qui, eux, étaient sur place. Mon dégoût de l’armé, né lors de mon service militaire, se mua en haine contre ces chefs orgueilleux et stupides.
(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)