Objets intelligents (2015)

(Nouvelle publiée dans le 194e numéro de la revue Solaris. Version légèrement révisée)

   Mon appareil photo est le plus intelligent du monde. On me l’a vendu comme ça. Il est tellement futé qu’il sait avant moi quelle photo j’ai envie de faire. Il sait si une photo est ratée et, si c’est le cas, il la jette aussitôt. Il est si intelligent que, quand il prend un cliché, il reconnaît les personnes qui sont dessus et il rend leurs visages flous si ce sont des gens qu’on n’a pas le droit de montrer pour une raison ou pour une autre. Il sait qu’un bâtiment de l’armée ou le yacht de tel milliardaire russe n’ont pas le droit d’être photographiés. Il les remplace par des formes noires qui font une découpe mystérieuse dans l’image. C’est assez joli. Mon appareil est tellement intelligent qu’il me dénoncerait si je me trouvais là où je n’ai pas à me trouver et si mon téléphone n’avait pas donné l’alerte avant lui. Il y a une petite compétition entre mon téléphone et mon appareil photo, en fait. Une compétition amicale, mais une compétition tout de même.
   Il faut dire que l’un et l’autre ont plus ou moins les mêmes fonctions, mais pas dans le même ordre, et chacun sait qu’il pourrait être remplacé par son collègue.
   Mon téléphone est très intelligent, mais il travaille peu pour moi. Il passe son temps à envoyer des trucs à Dieu sait qui : il signale où il se trouve, vers quoi il est orienté, quelles bornes, quels téléphones ou quelles puces RFID passent à sa portée. Il écoute tout ce qui se dit et il signale à qui de droit les mots-clés suspects tels que « terrorisme », « attentat », « anarchie », et aussi la plupart des mots de plus de trois syllabes, qui sont, dit-on, plus fréquents dans la bouche des gens qui préparent de mauvais coups. On a crié au flicage, on a protesté contre la suppression du mode « avion » et contre le droit d’enlever la batterie d’un téléphone, ou de le placer dans une pochette anti-ondes, mais quel est le problème ? Grâce à la surveillance autonome mobile généralisée, il n’y a pas plus qu’un attentat par semaine dans le métro : ce monde est dangereux, et il faut bien faire quelque chose pour qu’il reste sous contrôle, non ? Moi, je n’ai rien à me reprocher. Et vous ?
   Ma porte d’entrée est intelligente. Au centième de seconde, elle reconnaît celui qui veut l’utiliser et elle s’ouvre ou ne s’ouvre pas selon le droit de passage dont dispose le gars. Elle est capable d’électrocuter une personne qui chercherait à la forcer, mais elle tient quand même à la vie, enfin à la sienne, et la dernière fois que des cambrioleurs ont menacé de la torturer avec un chalumeau, elle a préféré s’ouvrir sans résistance que de souffrir. Elle m’a tout raconté ensuite. Elle n’est pas seulement intelligente, elle est sensible, et je ne lui en ai pas voulu de s’être montrée lâche : j’aurais fait pareil à sa place, comme elle me l’a si bien dit. Reste que mes cambrioleurs ont emporté avec eux la plupart des objets non intelligents qui me restaient.
   Ma voiture est intelligente. Quand j’entre dedans en rampant parce que j’ai trop bu et que je dis « à la maison », elle me ramène à la maison, toute seule. J’ai déjà essayé la même chose avec un taxi, autrefois, et ça n’avait pas du tout fonctionné. Enfin les taxis actuels, peut-être, sauraient le faire, ils peuvent toujours scanner leur passager pour savoir où se trouve sa baraque. Mais les taxis d’autrefois, avec un chauffeur, non, ils ne savaient pas le faire, ils se contentaient de laisser tourner le compteur tout le temps qu’on cuvait son alcool.
   Ma voiture sait où j’ai le droit d’aller, elle sait rendre ses vitres transparentes lorsque je veux profiter de la lumière du jour, ou les opacifier si les ultraviolets sont déchaînés, si je ne veux pas voir le paysage ou si je n’ai pas le droit de le voir. En ce moment, ma voiture a une voix de fille à la fois sexy et maternelle, elle me raconte des histoires drôles ou me donne les derniers résultats sportifs. Je me sens bien avec elle.
   Mon livre est intelligent. Il me propose des centaines de milliers de romans, d’essais ou de films que je peux consulter chaque fois que j’en ai envie. Il n’est pas, comme les livres de mon enfance, imprimé une fois pour toutes, mais il a tout de même l’odeur, l’aspect et le grain d’un livre imprimé. Mon abonnement à la bibliothèque est parfait : je n’ai rien à payer, je dois juste accepter que des noms de marques soient insérés dans les textes. La plupart du temps on ne le remarque pas, mais il y a quelques semaines, Coca Cola et Pepsi Co sont entrés dans une guerre publicitaire totale, ils ont claqué pour des milliards de crédits d’annonces dans les livres ou dans les films. L’amitié virile d’Achille pour Patrocle, les bordels des nouvelles de Maupassant, le Robin des bois d’Errol Flynn, le Journal d’Anne Frank et le parc d’attractions jurassique étaient saturés de références à des canettes de sodas.
   Boule de suif se servit un Coca et poussa un ahhh… de contentement : « C’est rafraîchissant ! Quand je pense qu’il y a des imbéciles qui préfèrent le Pepsi ! » Les puristes râlent, mais je trouve que ça modernise les textes. Mon livre sait ce que je lis ou ce que je visionne, il m’observe, et il peut même me donner des conseils : Tes yeux se ferment tout seuls, la fatigue te gagne, tu devrais peut être faire une pause et aller te servir un Coca. Quand il sait que je ne connais pas un mot, il le remplace par un autre que je connais. Et quand je trouve une phrase trop longue, il la raccourcit. Les anciens livres ne faisaient rien de tout ça.
   Ma télévision est intelligente, elle me montre ce que je veux voir. Si je veux un talk-show idiot dans lequel on humilie les invités, elle me le montre, et s’il n’en passe sur aucune chaîne, elle m’en fabrique un rien que pour moi à partir d’archives d’émissions qui m’ont plu. Si le film me semble trop long, elle accélère les scènes. Si je suis frustré, elle ajoute des séquences qui vont me plaire. Si je n’aime pas l’histoire, parce qu’elle est trop déprimante, par exemple, ma télévision se dépêche de changer le récit. Il paraît que ça déplaît aux auteurs, qui disent que leur œuvre est dénaturée… bon, mais il faut voir le point de vue du consommateur, aussi.
   Mon ordinateur est intelligent. Avec lui, je peux retoucher mes photos sans aucun effort, je n’ai qu’à lui demander d’arranger l’image, et il le fait. Parfois il me présente plusieurs propositions et je n’ai qu’à choisir, mais en général il se débrouille très bien sans que j’aie à décider de rien. Après tout, c’est lui le professionnel, pas moi. Mon ordinateur sait ce que je pense, et il écrit mes courriers sans avoir besoin de mon aide. Il sait quelles formules il faut utiliser pour s’adresser à une administration et quels mots il faut choisir pour écrire une lettre d’amour ou un poème.
   Mon ordinateur effectue ma comptabilité, il me propose des placements pépères sans risque ou d’autres un peu plus audacieux, plus périlleux mais peut-être plus lucratifs. Parfois, il ne me demande pas mon avis et il achète des actions ou il contracte des emprunts parce qu’il sait que c’est ce qui est le mieux pour moi à ce moment-là.
   Quand j’ai fini d’inspecter mes comptes, dans lesquels je ne trouve rien à redire, mon ordinateur me suggère souvent d’aller boire un Coca.
   Ma douche est intelligente. Elle vise chaque partie de mon corps, pour être sûre que rien n’est oublié. Elle y envoie le savon, le shampoing, l’après-shampoing ou la crème hydratante qu’il faut. La température est toujours idéale, les parfums qui sont vaporisés sont toujours agréables et l’ambiance sonore, impeccable. Ma cuvette de w.-c. est intelligente aussi, elle analyse tout ce que je lui envoie et prévient mon frigo si je montre le moindre signe de diabète ou de dérangement intestinal. Parce que mon frigo, bien sûr, est aussi intelligent que tous mes autres objets. Il sait ce que je mange, ce que j’aime, ce qui me manque. S’il faut faire du réassort en lait, en beurre ou en soda, il le dit aussitôt à la centrale d’achat, qui le livre en quelques heures. Chaque fois que j’ouvre mon frigo, il voit ce que je prends et débite mon compte en banque de la somme correspondante. Si je ne mange pas certains aliments, il les envoie à la poubelle et décide d’en commander moins souvent à l’avenir. S’il voit que j’oublie de consommer des produits qu’il juge appropriés à mon mode de vie, il me rappelle leur présence. Mon frigo me fait fréquemment découvrir des produits que je ne connais pas et organise des semaines commerciales à thème : nourriture asiatique ou mexicaine, par exemple.
   Hier, le temps a été très chaud et il y a eu un orage. Ma maison ne reçoit plus d’électricité ni de réseau et, par malchance, le générateur d’appoint semble incapable de démarrer. Ma porte ne peut plus s’ouvrir, et je n’ose pas la démolir, d’autant que je n’ai aucun outil pour cela. Mon portable intelligent est au garage, sur le pare-brise de ma voiture intelligente. Ma douche et mes w.-c. ne fonctionnent plus. J’ai demandé à mon livre et à mon appareil photo de prévenir quelqu’un que j’étais enfermé chez moi, mais ils disent que ce n’est pas leur rôle de s’occuper de ça. Pas sympa. Enfin, tant pis pour eux, leurs batteries seront bientôt vides, puisque je ne peux plus les recharger. Ils ne manquent pas complètement de fair-play puisqu’ils acceptent d’enregistrer mes réclamations au sujet de leur attitude, tout en me laissant entendre que je ne risque pas d’avoir gain de cause.
   J’espère que la centrale d’achat remarquera vite que mon frigo a cessé de lui passer des commandes. 


Gzouinnnngnngnn!

Gzouinnnngnngnn. J’ai eu toutes les peines du monde à me procurer une vibration de téléphone libre de droits, et c’est sans doute une des grandes victoires de ma vie. Les licences libres de droits, qui font, c’est vrai, du tort au commerce, sont à présent plus ou moins illégales, mais un contentieux entre trois sociétés et un petit vide juridique a permis de faire que celle-ci échappe pour quelque temps à la règle. Reste que quand j’entends ce son nasal, ce Gzouinnnngnngnn qui vibre dans ma poche, une petite boule me noue l’estomac : qui dit sonnerie par défaut dit appel non-identifié, publicité, ou relevé, et parfois les trois en même temps, parce qu’on doit souvent de l’argent à quelqu’un dont on n’a jamais entendu parler et qui a quelque chose à nous vendre. Cette fois, c’est mon relevé hebdomadaire de droits. La routine. Je ne comprends pas pourquoi il n’est pas envoyé à heure fixe, ça éviterait le sentiment de surprise. En même temps, ça serait peut-être stressant, chaque semaine, à telle heure exactement, d’attendre le couperet, comme un condamné à mort.

La première ligne m’a plutôt rassuré, car c’était une erreur manifeste. Il était noté que j’avais fixé du regard la pyramide du Louvre pendant quatre minutes au début du mois. Ce qui est vrai, d’ailleurs, sauf que j’ai regardé le bâtiment en m’y rendant, et puisque j’ai acheté un droit d’entrée pour le musée du Louvre ce jour-là, et mon droit de visionnage du bâtiment est inclus dans le prix du ticket. Tout le monde sait ça. Sans lire la suite, j’appuie direct sur « contester » et j’envoie la référence de mon laisser-passer. Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas gain de cause sur ce coup. N’empêche, la boite qui possède le droit de regard sur les bâtiments créés par Pei doit faire un fric inimaginable : six crédits, c’est un quart du prix du billet d’entrée au Louvre ! Multiplié par des millions de visiteurs chaque année,… Il faut dire que les œuvres des collections du musée sont anciennes et dans le domaine public, alors tout le monde se rue pour les voir. Gzouinnnngnngnn !… Fait ma réponse, quasi-immédiate : remise de six crédits confirmée, litige clôt, merci, cordialement, etc.
Si le musée avait été fermé pour cause de menace terroriste et que je n’avais pas pu acheter le billet, ça aurait été pour ma poche, je suppose.

Seconde ligne du relevé, une vraie bonne surprise : apparemment j’ai dit trois fois le nom d’une grande marque de chaussures sous contrat avec mon opérateur, avec naturel et pertinence. Ce placement contextuel de marque me rapporte un crédit et demi, quasiment sans rien faire. J’ai bien fait de prendre cet abonnement de support publicitaire. Il n’est pas gratuit, mais de temps en temps, on gagne trois sous. Il faut juste être très honnête : si on dit « Adidas » sans bonne raison, le système le sent, et on ne touche pas un quart de crédit. Et si on est jugé abuseur et récidiviste, si on fait du tort aux marques en les matraquant à des moments mal choisis, ou pire, si on les déprécie publiquement, on paie des pénalités ! Je suis prudent, ça ne m’est jamais arrivé.

La suite est plus pénible mais je m’y attendais. Deux crédits pour une chanson. Deux crédits pour rien. Je m’en souviens bien. Je pensais avoir tourné le dos dès que j’ai perçu qu’un problème allait arriver, dès que j’ai entendu la première mesure, mais trop tard pour moi, il a été détecté que j’ai entendu la chanson que sifflotait un clochard station Palais-Royal, en revenant précisément du Louvre. Quel con ce clodo ! Il a dû coûter deux crédits à une cinquantaine de personnes au moins. Si je l’ai entendu depuis le quai d’en face, alors tous les autres ont dû l’entendre aussi bien. Une femme lui avait hurlé d’arrêter, avait essayé de couvrir le son. Ça a marché en ce qui me concerne, je n’ai pas reconnu la chanson, mais le relevé dit : I follow rivers composé par Lykke Li, Björn Yttling et Rick Nowels. Je me rappelle bien de cette chanson, un air fait pour être siffloté, de la pop de l’époque. Je l’aimais bien, et j’aimais surtout bien la version ralentie et acoustique qu’en avait tiré un groupe belge,… mais il ne faut surtout pas que je m’en rappelle à haute voix. Ou pour mon anniversaire, je me ferai ce plaisir, j’écouterai cette chanson et quelques autres. Il faut que je note ça quelque part. La première fois que j’ai entendu cet air, c’était dans un bar qui s’appelait Trata, situé dans un petit port de l’Adriatique, il y a au moins vingt ans. On y passait de la musique en permanence. Les jeunes ne se rendent pas compte mais il y a une époque où on entendait de la musique partout et tout le temps. Même dans les boutiques ou dans les restaurants – c’était à un point pénible, parfois, même, on ne s’entendait plus, on ne sentait pas le goût des aliments dans les assiettes et on se faisait engueuler par les restaurateurs quand on leur demandait de baisser ou de couper le son : « Non monsieur, je paie un forfait pour avoir le droit de mettre de la musique, je ne vais certainement pas couper le son ». À présent, ce genre de chose n’est plus un problème.

La dernière fois que je suis retourné dans ce bar, l’endroit était silencieux, comme tous les bistros du monde. On n’ose même pas y passer de la musique classique, car rien qu’en entendant du son, les clients fuient, de peur de voir leur compte en banque vidé parce que ce qu’ils auront pris pour du Bach ou du Haendel était en fait l’intro d’un rap de merde.

Quatrième ligne : dix-huit crédits pour David Guetta. Normal. Je suis passé aux Halles, je suis allé Gare Montparnasse et passage du Havre, tous les pires coins, je n’ai pas pu éviter les « hommes-sono » qui se glissent dans la foule puis, dès qu’ils sont sûrs de pouvoir être entendus par au moins cent personnes, balancent subitement le « poum-poum-poum-poum » du dee-jay des années 2000. Je me demande combien ces mecs sont payés pour faire ce sale boulot, ça m’étonne toujours que le matraquage arrive à être une méthode rentable.

Cette semaine, je n’ai pas regardé l’éclairage de la Tour Eiffel, j’ai baissé les yeux lorsque l’ombre du dirigeable d’Anish Kapoor m’a caché le soleil, et je fais un détour de deux cent mètres chaque fois que j’ai soupçonné l’éventualité de tomber sur une exposition ou une manifestation artistique quelconque,… Pas d’autre droit de regard à payer, donc. J’apprends. Je progresse. Enfin je progresse, mais pas assez, je n’ai toujours pas pris le temps de faire annuler l’abonnement à cet épluche-légume offert par mes collègues, que je n’utilise jamais, et dont le brevet n’est pas payé par le fabricant, mais, tous les mois, par l’utilisateur. Chaque fois, je cherche vaguement à retrouver la société qui me débite, ça me semble impossible, ou difficile, et je remets ça au mois prochain, et puis j’oublie. Un crédit par mois, ce n’est pas la mort, ça passe tout seul. N’empêche, quand on se fait offrir ce genre de cadeau à un pot de licenciement, on se demande si les gens nous regrettent si sincèrement que ça, ou bien s’ils nous veulent du mal. Le plus vraisemblable, c’est que ce n’était pas cher, alors ça a semblé très bien aux collègues, qui ont négligé de vérifier s’il n’y avait pas une entourloupe. Et il y en avait une.

Je ne m’énerve pas sur les trente crédits de compensation des écoutes & regards frauduleux, tout le monde est à la même enseigne, c’est une taxe normale, il faut bien que les artistes vivent, non ? Mais je ne vois pas très bien comment on pourrait écouter ou regarder quelque chose aujourd’hui sans être dénoncé par son téléphone, ses lunettes et sa puce. À moins d’être un de ces clochards qui n’ont pas de téléphone et qui sifflent des mélodies aux frais des passants.

La vraie mauvaise surprise, c’est la ligne suivante : 600 crédits pour deux heures de concert. Le concert d’Erik Satie, où un pianiste a joué en boucle les trois Gymnopédies. Bercy était plein à craquer, les gens étaient détendus, deux heures de musique du domaine public, en « live », ce n’est quand même pas courant de nos jours. Un « live » très relatif, en fait, car la musique était jouée en play-back, mais on a tous fait comme si de rien n’était, savourant l’instant, une bière à la main. J’avais les larmes aux yeux et je n’étais pas le seul. Deux heures de musique. L’entrée n’était pas donnée : cinquante crédits ! Mais à présent, je suis à découvert, et même sans doute déjà endetté à 16% parce que la musique n’était, en fait, pas libre de droits du tout. Wikipédia dit pourtant qu’Erik Satie est mort il y a plus de quatre-vingt cinq ans, en 1925 précisément, alors quoi ? Est-ce que les organisateurs du concert ont modifié la page de l’encyclopédie en ligne pour tromper le monde ? En vérifiant le billet, je vois que la date de décès de Satie est écrite en aussi gros que son nom : 1925. C’est ce qui compte, de nos jours, non ? Une petite astérisque clignote à droite de « Satie ». Pas si petite, d’ailleurs, en y regardant bien. Comment est-ce que j’ai pu la rater ? À moins que le graphiste ait pris bien soin de ne la faire apparaître clairement qu’après le concert ?

L’astérisque que l’on découvre trop tard n’a qu’un sens, elle nous dit : tu t’es fait pigeonner. Tu as as cru au père-noël, et c’était le père fouettard. On n’a pas à être désolé pour toi, et tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.

J’appuie sur l’astérisque et j’ai la nausée en lisant le résultat : « nouveaux arrangements par Dow & Monsanto music, 2029 ». De nouveaux arrangements ! Donc de nouveaux droits d’auteur. Je ne comprends même pas tout à fait ce que signifie le mot « arrangement » et je ne vois même pas la différence entre ces « nouveaux arrangements » et les Gymnopédies que j’écoutais il y a vingt ans, quand écouter de la musique était un plaisir insouciant et pas un risque vital. Mais vingt ans, c’est long pour se rappeler avec exactitude.

Plus de boulot. J’ai rompu avec ma copine parce qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de fredonner des airs qu’elle aime, et que ça me coûtait les yeux de la tête. Mon compte en banque est plus qu’à sec. Je suis pauvre, seul, et je n’ai aucun moyen de me refaire, même pas assez de fric pour payer une licence publicitaire Metrobus qui me donnerait le droit de porter un vêtement publicitaire animé.

Le rêve, ça serait de devenir artiste, je pourrais écouter la musique que je compose, regarder les œuvres que je fabrique, faire ce que j’aime et aimer ce que je fais. Mais même pour ça, il faut payer une licence à Bayer, Dow, Universal, Lagardère ou Apple, et trouver l’avocat qui saura dire laquelle de ces boites est la moins malhonnête. Parfois j’ai envie de partir vivre à la campagne, ou bien de jeter mon téléphone et de devenir un de ces pirates qui dorment dans le métro et qui chantonnent ce qui leur plaît.

(nouvelle publiée dans Jungle Juice #3 (éditions Supernova) en novembre 2015)

Un sac à pain assez joli, sans plus

Alors je raconte. Je suis allé chez mon boulanger, acheter le pain, comme tous les jours. Je lui ai tendu mon sac à pain, comme tous les matins, en lui demandant d’y mettre deux baguettes. C’est un assez joli sac à pain orné du logo de l’enseigne. J’ai payé, le boulanger est parti dans l’arrière-boutique, enfin là où se trouve le four, je crois (hmmm, que j’aime le pain quand il vient tout juste d’être cuit !). Un autre homme est revenu en me rendant mon sac. Je l’ai saisi, mais il ne pesait pas lourd car à l’intérieur, aucune baguette, il n’y avait rien du tout ! Forcément, j’ai dit au gars qu’il avait dû oublier quelque chose. Il a regardé dans le sac et il m’a dit : « Il n’y a pas de pain dans ce sac ». Je lui ai dit que je savais bien qu’il n’y avait pas de pain dans le sac, et que c’est pour ça que je le lui avait rendu.
Il a à nouveau plongé les yeux à l’intérieur du sac vide, puis m’a regardé et m’a dit :

« — Donc si je résume, vous souhaitez du pain ?
— Ben oui, je veux du pain, évidemment, je veux deux baguettes !.
— Très bien. Pour deux baguettes, cela vous coûtera deux euros.
— Mais j’ai déjà payé !
— Ah, c’est curieux, est-ce que vous pouvez me donner votre numéro de téléphone, votre nom et votre adresse complète afin que j’effectue les vérifications nécessaires ? »

Je me suis exécuté. Il m’a fait épeler plusieurs fois mon nom et s’est trompé dans les chiffres mais ça a fini par fonctionner.

« — Merci de votre patience. Donc monsieur, je vois que vous êtes client chez nous.
— Oui, je suis client chez vous, je viens tous les jours depuis quinze ans
— Très bien monsieur. Alors pouvez-vous me décrire exactement la nature du problème que vous rencontrez ?
— Euh… Eh bien je vous ai demandé deux baguettes de pain et j’ai eu un sac vide à la place, c’est vraiment aussi bête que ça !
— Merci de votre réponse. Est-ce que vous avez acheté des croissants ?
— Non, pas du tout, juste deux baguettes.
— Parfait monsieur. Sur mon ordinateur, je vois que vous êtes client et que vous disposez d’un sac à pain que nous vous avons fourni. Est-ce que vous l’avez endommagé, troué, placé à proximité d’une source de chaleur ?
— Non non, mon sac à pain va très bien vous savez !
— Très bien monsieur, je comprends que vous dites que le sac à pain vous semble fonctionner correctement, mais cependant, quand vous êtes rentré chez vous, le pain et les croissants qu’il transportait avaient disparu, c’est bien cela ?
— Euh non non non, pas du tout !
— Donc vous les avez bien retrouvés ? Je vais donc clore l’incident, en vous remerciant et en vous souhaitant une excellente journée.
— Mais non mais non ! L’incident n’est pas clos du tout !
— Ah. Je vais devoir ouvrir un nouveau ticket-incident afin que vous puissiez m’expliquer votre problème. Au passage, je vous informe que vous pouvez télécharger l’application Ma boulangerie afin de suivre en direct l’évolution de votre dossier.
— Mais je veux juste mon pain !
— Reprenons. Donc vous avez perdu votre pain et vos croissants ?
— Je ne les ai pas perdus car je ne les ai jamais eu !
— Très bien monsieur. Donc une fois rentré chez vous, les croissant et les baguettes étaient tombées du sac. Est-ce que vous avez utilisé ce sac d’une manière particulière ? Est-ce que vous l’avez utilisé pour transporter le pain ou les chocolatines d’une boulangerie concurrente ?
— Je n’ai jamais eu de chocolatine !
— Très bien, vous avez donc perdu un croissant, deux baguettes, mais aussi une chocolatine.
— Non ! Non non non ! Je ne suis pas rentré chez moi ! Pas. Rentré. Chez. Moi.
— Donc c’est en vous rendant dans un autre lieu que votre domicile personnel que vous avez perdu le pain ? Je rencontre un petit problème, car en consultant votre dossier je vois que vous n’avez jamais payé les viennoiseries !
— Je n’ai pas acheté de viennoiseries !
— Très bien, j’ai noté que vous n’avez pas encore réglé le montant qui correspond à la valeur d’un pain au chocolat et d’un croissant. Notre service de facturation vous débitera de la somme correspondante sous huit jours ouvrés. Il est possible que nous rencontrions du retard car nous avons en ce moment beaucoup de dossiers à traiter. Si cela arrive, vous serez débité le mois suivant.
— Écoutez, c’est un cauchemar, vous ne comprenez rien à ce que je raconte ! J’aimerais parler à quelqu’un d’autre, à la personne qui était là la semaine dernière, et qui me connaît bien !
— Très bien monsieur, je vais vous transférer vers un service plus adapté à votre situation, afin de comprendre votre problème et de le régler. »

J’ai attendu dix petites minutes en écoutant une annonce sonore diffusée par les hauts parleurs de la boulangerie, qui vantait la qualité du pain et de l’accueil de la Société Fournil Royal. Je l’ai encore dans la tête : « ta—ta—tadam, tiin… ta—ta—tadam, tiin… ta—ta—tadam… ».

Un jeune adulte, ou peut-être même un adolescent, certainement un apprenti, est apparu. Il n’avait pas l’air bien finaud. Il m’a demandé :

« — Bonjour ! Société Fournil Royal, que puis-je faire pour vous ?
— Bonjour. Eh bien voilà, j’ai payé deux baguettes mais je ne les ai jamais reçues.
— Très bien monsieur, mais avant que vous m’explosiez votre problème…
— exposiez, pas explosiez !
— …J’aurons besoin que vous le donnez des renseignemonts pour procéder à une série les tests de vérifications.
— Hein ?
— C’est très bien monsieur, nous l’essayons tout les skiais en notre pouvoir pour améliorer la qualité car le service. Pourrez-nous à cet effet me rappeler votre nom et votre numéro de téléphone ? »

J’ai dû donner à nouveau mon nom et mon adresse, tout réexpliquer, mais le gamin est vite arrivé à la conclusion que j’avais sans doute tenté d’utiliser le sac à pain de la boulangerie pour acheter du pain dans une autre boulangerie. J’ai protesté mais il ne voyait pas d’autre explication.

« — Très bien monsieur, pouvez-vous me confier votre sac à pain afin que nous services techniques procèdent à une révision complète de sa qualité ?
— Le sac va très bien, le sac n’a rien du tout, le sac n’est absolument pas le problème ! » — Je me suis retenu de terminer ma phrase par un juron.
« — Exactement, monsieur. J’ai tout de même besoin de ce sac à pain afin de vérifier sans l’état et d’écarter certaines hypéthèses expliquant l’indice fonctionnement. »

À cet instant j’aurais pu sauter par dessus la caisse et frapper ce type qui ne comprenais pas un traître mot de ce que je lui disais, et que j’avais un peu de mal à comprendre moi-même, mais je me suis maîtrisé, me contentant de lui jeter le sac à pain d’un geste rageux et méprisant :

« — Le voilà votre sac ! Le voilà ! Écoutez, c’est simple, je vais quitter cette boulangerie, tant pis pour mes deux euros, c’est une histoire de fous, vous ne tenez aucun compte de ce que je vous raconte, vous ne comprenez rien ! Je vais voir ailleurs ! Adieu ! Vous comprenez ? Adieu ! »

Le mitron acnéique m’a regardé avec un air de désespoir infini et m’a dit, d’une voix atone, qu’il allait devoir me basculer sur le service clientèle de la boulangerie. L’attente n’a pas duré aussi longtemps que la première fois mais elle était toujours accompagnée d’un pénible jingle chanté en boucle : « ta—ta—tadam, tiin… ».
Une dame est apparue :

« — Bonjour monsieur. J’apprends avec regret que vous ne souhaitez plus faire partie de notre clientèle. Je me présente, je suis Séverine, du service des résiliations, et je suis à votre service. Bien que moi-même et l’ensemble de l’équipe soyons désolés que vous ayez décidé de tester d’autres boulangeries, nous respectons votre choix et nous mettrons tout en œuvre pour que la transition se passe au mieux. À cet effet, pouvez-vous s’il vous plait me rappeler vos coordonnées complètes ainsi que votre numéro de client ?
— Mon numéro de client ? Quel numéro ? Je ne savais pas que j’avais un numéro de client, on ne me l’a jamais dit ! ». Je lui ai juste donné mon nom.
« — Très bien monsieur. Je comprends que vous avez perdu ou oublié votre numéro d’abonné. Je vais devoir vous appeler sur votre téléphone portable afin de vérifier votre identité.
— Mais… »

Je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase, ni même de la commencer, ma poche s’est mise à sonner. J’ai décroché, c’était Séverine-du-service-des-résiliations. Je parlais au téléphone à une personne qui se trouvait face à moi, et qui me demandait de lui confirmer chiffre par chiffre le numéro de téléphone auquel elle venait de me joindre. Le processus fut un peu laborieux mais mon identité a finalement été établie de manière certaine : c’est pour la sécurité, m’a-t-on expliqué.

« — Très bien monsieur. Afin de compléter le processus de rupture de contrat-clientèle, vous devez nous rendre le sac à pain qui vous a été prêté et vous acquitter du règlement correspondant à l’achat de deux baguettes, d’un croissant et d’une chocolatine.
— Je vous ai déjà rendu le sac à pain !
— Merci monsieur. Je ne vois pas de traces de la restitution du sac à pain dans l’ordinateur. Vous devez impérativement nous le rendre, sinon nous devrons prélever sur votre compte un montant équivalent à sa valeur lorsqu’il est vendu séparément.
— Je l’ai donné à… au jeune qui m’a parlé avant… vous voyez qui ? C’est celui qui vous a appelé. Un apprenti ou quelque chose comme ça… Il m’a énervé, je lui ai jeté le sac !
— Merci monsieur, je comprends que vous souhaitez conserver cet équipement. Je remarque aussi que nous vous avons confié un autre sac à pain en deux-mille six, et que vous ne nous l’avez pas non plus restitué. Souhaitez-vous le conserver aussi ?
— Quoi ? En deux-mille six ? L’année je ne sais plus, mais je n’ai eu que deux sacs différents. Je me rappelle que vous m’aviez proposé d’échanger l’ancien sac à pain avec le nouveau quand vous avez changé de nom et de logo ! Je vous l’ai rendu aussi, le premier sac ! Pour avoir le nouveau il fallait rendre l’ancien. À quoi il vous servirait, au fait ? Il est obsolète depuis que vous avez été rachetés et que vous avez changé de logo, non ?
— Très bien monsieur. Il semble qu’aucun des deux sacs à pain que nous vous avons confié ne nous a été rendu. Vous allez donc devoir les rembourser.
— Mais je refuse ! Je ne vais pas payer pour des objets que je n’ai plus et qui vous ont été restitués !
— Parfait monsieur, vous n’avez à vous inquiéter d’aucune formalité, notre service comptabilité va s’occuper de ponctionner votre compte courant, et cela sans frais de dossier.
— Hein ? Mais comment ? Pourquoi ? Qui vous l’a permis ?!
— C’est très simple monsieur. Vous avez certainement signé un formulaire nous autorisant à prélever des sommes sur votre compte, par exemple lorsque vous avez souscrit au programme pratique et commode, fini les factures !. de votre abonnement Fidélité+.Vous êtes bien adhérent de ce programme depuis le deux août deux-mille douze, je ne me trompe pas, monsieur ? »

La tête commençait à me tourner et j’ai reculé, complètement hébété.
Jusqu’ici, j’aimais bien l’endroit, je n’y avais jamais rencontré de problèmes, alors pourquoi aller ailleurs ? Toutes les boulangeries sont à peu près pareilles, de nos jours, les prix, le service, la décoration, alors celle-la ou une autre, hein…

Je manquais d’air, j’ai tenté de sortir de la boutique mais son issue était désormais obstruée par une femme qui portait l’uniforme de la boulangerie.

« — Bonjour monsieur ! Vous êtes récemment entré en contact avec nos services afin de régler un problème technique ou commercial, et je souhaiterais que vous consacriez un bref instant à m’aider à évaluer la qualité de notre service, dans le but d’améliorer ses performances.
— Ah vous tombez bien parce que j’ai des choses à dire ! J’ai beaucoup de choses à dire !
— Parfait monsieur. En termes de qualité d’expression en langue française, quel note attribueriez—vous au conseiller ou à la conseillère avec qui vous avez eu un échange : cinq parfait, quatre très bien, trois suffisant, deux passable, un médiocre ou zéro très mauvais ?
— Euh… Lequel ? Quel conseiller ? J’ai eu plusieurs conseillers !
— Je suis désolé, je n’ai pas bien compris votre réponse !
— Quel conseiller ? J’en ai eu trois ou quatre !
— Très bien monsieur, je note que vous avez attribué la note quatre
— Mais… mais pas du tout !
— Je vous souhaite une excellente journée et je vous remercie d’avoir consacré quelques minutes de votre temps à cette étude qui sera très utile pour améliorer la qualité de notre service à l’avenir. »

Elle s’est éclipsée.
La vie était un peu plus simple avant que les boulangeries ne décident de s’inspirer du fonctionnement des société de télécommunication.

 

 

Sur une idée de Nathalie Mislov, Gabriel Lafargue et moi-même. Dédié à Patrick Drahi, Xavier Niel, et tous leurs collègues.

Le carrosse doré

(une conversation récente me donne envie de publier ici cette nouvelle, écrite il y a quatre ans à Kali, en Croatie, en même temps que je mettais la dernière main à mon livre Les fins du monde de l’antiquité à nos jours. Les revues auxquelles je l’ai soumise l’ont trouvée trop courte. Étant moi-même un lecteur lent, sinon fainéant, j’ai toujours adoré les micro-nouvelles)

Célestine de Beaulapin était une femme dont l’esprit et la beauté enchantaient la cour de Louis le quinzième. Elle tenait régulièrement salon et les plus grands intellectuels, les Diderot, les Rousseau, les Grimm, les d’Holbach et bien d’autres (dont elle ne retenait pas toujours les noms) se pressaient pour être invités à sa table et s’y illustrer dans des conversations philosophiques de la plus haute volée. Le roi lui-même n’aimait rien mieux que de fausser compagnie à son intrigante maîtresse, la Pompadour, pour aller s’oublier entre les satins et la peau douce et parfumée de Célestine. Elle n’était pas une fille facile, ça non, mais que peut-on refuser à un roi, et qui plus est, à un roi qui savait se montrer si délicat amant ? Il n’était même pas si vieux. Il l’emmenait à la tombée de la nuit dans un carrosse doré tiré par un équipage de huit chevaux, et ils se rendaient tous deux jusqu’à un parc charmant rempli de fontaines, de rocailles, de grands et beaux arbres et de statues imitées de l’antique qui regardaient les amoureux d’un air complice, éclairés par la lune et par les torches que tenaient des domestiques muets. Elle se donnait régulièrement à lui en ronronnant sur tous les tons des « oh, sire ! » qui signifiaient, selon les cas, que l’audace du monarque la faisait rougir, ou que sa vigueur la transportait sur les plus hautes cimes du plaisir,

La livrée de Célestine était impressionnante, des centaines d’hommes et de femmes dédiaient leurs journées à faciliter son quotidien : manger, circuler, faire salon, se lever, s’habiller, se déshabiller, se laver, il n’est rien de tout cela qu’elle aurait pu faire sans ses serviteurs. Sa toilette ne mobilisait pas moins de trois belles jeunes femmes, toutes fraîches, propres, parfumées, aux bonnes joues roses, aux rires enjoués et aux plaisanteries légères. Elle était aimée de ses gens, car elle savait les remercier de leur labeur d’un discret sourire, d’une caresse sur la joue, et parfois même d’une tape sur l’épaule, ce qui semblait toujours un peu surprenant de familiarité virile venant d’une frêle et belle jeune femme. Oui, Célestine était heureuse. Mais ce qu’elle aimait par dessus tout, ce n’était ni la fréquentation du roi, ni le commerce des grands intellectuels, ni même les parties de jeu où elle perdait avec fièvre des millions pour gagner avec dédain des milliers, ruinant par là son époux, un homme fade avec qui elle avait convenu depuis longtemps d’éviter les rencontres.

Ce qu’aimait vraiment Célestine, c’était ses trois meilleures amies, Barbara du Luxembourg, Émilie de l’Oise et Alison du Neuf-trois.

Toutes trois se voyaient généralement deux fois par jour. Celles qui s’étaient levées avant midi prenaient leur petit déjeuner ensemble, et aucune n’aurait manqué à leurs rendez-vous d’après souper, où elles bavardaient généralement jusqu’à ce que le sommeil les gagne et que chacune rentre chez elle. Leur grand plaisir était de médire sur toutes leurs fréquentations, ou d’échanger des ragots sur les grands noms du temps : « Savez-vous que le baron d’A* s’est entiché d’une danseuse de l’Opéra ? Il rampe devant elle, qui sait en profiter pour se faire offrir toutes les choses dont, pourtant, aucune fille du peuple n’a besoin. C’est d’un drôle ! ». « Madame de T** a quitté Paris pour six mois : son amant l’aura faite grosse et voilà qu’elle part enfanter à la campagne ! Songe-t-elle vraiment que Paris ne le saura pas ?».

Lorsqu’elles ne pouvaient pas se voir, elles échangeaient des billets, qu’elles confiaient à des porteurs. Célestine avait un forfait confortable qui lui permettait d’envoyer cent billets de 140 caractères chaque jour. Si elle dépassait le nombre, le serviteur refusait tout simplement de se charger du transport, sans risque de dépassement. La mère de Célestine avait décidé de souscrire ce forfait après une facture exagérée qui avait valu à la jeune femme une conversation aussi désagréable que banale : « je ne peux pas te faire confiance », « avec ce que je gagne à l’hôpital », « et puis ton père qui paie la pension quand ça le chante »« et sa pouffiasse qui trouve qu’il me donne déjà trop », « quand tu ne vivras plus sous mon toit et que tu auras un emploi stable, tu dépenseras ton argent comme tu le voudras », etc.

Elle savait qu’elle n’était pas à plaindre : ses trois amies avaient des forfaits plus restrictifs que le sien et leurs parents étaient plutôt plus sévères. Même s’il lui arrivait de piquer des crises et même si elle passait son temps à se plaindre de sa « daronne », elle savait bien que sa mère l’aimait beaucoup et que c’était pour son bien qu’elle s’inquiétait parfois de voir sa fille passer tant de temps au XVIIIe siècle et si peu à éplucher les journaux d’annonces d’emploi.

Surprise ! (1992)

(une nouvelle que j’ai écrit il y a vingt-trois ans, retrouvée, scannée, corrigée. Pour bien faire, il faudrait la reprendre et l’améliorer, mais ça sera pour une autre fois)

Je n’aime pas les surprises. Pas du tout. C’est pour ça que jusqu’ici, je n’avais eu aucune envie d’ouvrir la caisse. Le vieux du labo m’avait répondu : «vous verrez, vous serez drôlement surpris ! drôlement !». Il avait un air drôle, en me disant ça. J’avais demandé «c’est quoi cette surprise ?», mais le directeur avait fait un geste pour que le vieux se taise, avant de me dire à moi : «c’est une surprise et c’est top secret, top secret absolument !… Si on vous dit ce que c’est, ça ne sera plus une surprise, forcément».
Forcément.

Tout ce que j’en savais, c’était ça : on avait mis dans la navette une caisse qui s’ouvrirait deux cent jours exactement après le décollage. C’était il y a un peu moins de deux cent jours, et à en croire la minuterie, «ça» aura lieu d’ici une trentaine de minutes.

J’aime si peu les surprises que j’en deviens paranoïaque. Je ne sais pas pourquoi, mais la minuterie de la caisse me rappelle la minuterie d’une bombe. Évidemment, je vois mal pourquoi bousiller un programme de deux milliards avec une bombe, qui, à voir la caisse, pèserait au moins deux cent kilos

Je me sens complètement stupide à regarder cette caisse, du coup, ça me rappelle tout un tas de trucs idiots, mais d’un autre coté, je n’ai vraiment aucune envie de rigoler.

Réfléchissons : je teste un programme ultra secret, top secret, qu’ils avaient dit Une caisse de deux cent kilos, ultra secrète ? Une sonde spatiale ? ridicule ! je ne pourrais pas la faire sortir de la navette, il n’y a pas d’ouverture suffisante.

Ah… C’est dans douze minutes.

Nerveux. Je vais faire une partie de Pac-man. Ca ne me détendra pas, mais au moins, ça occupe.

Je me demande ce que c’est, ce jeu, Pac-man … enfin, je veux dire je me demande d’où ils la sortent, cette histoire d’enzymes gloutons, de labyrinthes, de pastilles jaunes et de cerises-bonus. Ça ne ressemble à rien de ce qu’on trouve dans la nature, du moins pas à notre échelle, parce que bien sûr, ça rappelle les globules, lymphocytes et tout le toutim.

Sept minutes J’ai trouvé ! Dans la caisse, il y a un Pac-man ! Pas exactement un Pac-man, évidemment, mais quelque chose du genre, je veux dire un monstre, ou plutôt, un robot, une machine programmée pour me mettre en pièces, pour me désintégrer, pour me réduire en compote. Pourquoi me faire ça mais c’est évident : pour tester leur robot-monstre en apesanteur, ou pour évaluer la résistance du corps humain devant…

Cinq minutes ! Je disais ça pour rire, en fait ; deux cent jours dans l’espace rend un peu fêlé ! c’est l’ennui, c’est normal Quatre minutes. J’ai les foies, j’y tiens plus. Trois. Je déteste. Deux. Je déteste, je déteste, je déteste les surprises. Une. Calmons nous un peu.

Le compteur indiqua : «Zéro», et «ça» eut lieu. J’eus tout juste le temps de m’écarter pour ne pas recevoir un des côtés de la caisse sur le pied quand elle s’est ouverte. Recroquevillé les genoux sous son menton, un robot en position de fœtus entourait ses jambes de ses bras synthétiques. Un robot Humanoïde ! bien sûr, on n’aurait pas pu le confondre avec un humain, mais tout était fait pour qu’il y ressemble, dans la forme globale en tous cas, mais pas du tout pour la texture : un amas multicolore de matériaux composites, silicone, rilsan et vinyle à vue de nez. On aurait cru un gag : ses yeux, subitement, émirent de la lumière rouge, exactement comme dans la science fiction des années quarante où l’on ne pouvait poser un pied sur mars sans être accueilli par des robots, qui, mauvais hôtes, vous donnaient le sentiment d’être des intrus en vous bombardant – par les yeux – de rayons cosmicosismiques.

Deuxième phase. Le robot déploie ses jambes et commence à se lever, très doucement. Je suppose que cette lenteur a été calculée pour qu’il garde les pieds sur le sol, et n’aille pas — micropesanteur oblige — traverser la soute. Les calculs étaient mauvais. Le robot, continuant sa lente élongation, quitta le sol ferme pour aller, lentement, très lentement, vers le plafond. Subitement, il émit une musique. Un extrait des quatre saisons rendu méconnaissable ici par un enregistrement déplorable et aussi parce que son synthé était de la dernière qualité, à tel point qu’on aurait cru entendre le répondeur téléphonique de l’imprimerie de mon père. Du coup, à voir ce robot débile monter lentement vers le plafond, clignotant des yeux et jouant très mal Vivaldi, je ne pouvais m’empêcher de penser à un ascenseur un de ces ascenseurs qui font de la musique.

Cela dit, j’adore Vivaldi. Le vieux du labo le sait. Le directeur le sait aussi. Je suppose donc que c’était pour me faire plaisir. Changement. La musique S’arrête net, exactement comme le fait un répondeur téléphonique, et d’une voix très forte et métallique, le robot lance : «JOYEUX ANNIVERSAIRE !» «JOYEUX ANNIVERSAIRE !» «JOYEUX ANNIVERSAIRE !»

Anniversaire ? C’est_ mon anniversaire ? J’essaye de me souvenir, je vérifie …. oui, c’est exactement le jour de mon anniversaire.

Juste avant de se cogner au plafond, l’automate demande : «Com-ment allez vous ? Bien j’espère …» il se cogne et entame une lente descente vers le sol «Je suis très heureux de vous avoir vu. Nous avons fait bon voyage, n’est-ce pas ? Eh bien, je crois que je vais retourner dans ma boite, à présent. Ma compagnie vous aura fait plaisir, je sup-pose ? Vous ne vous sentirez plus jamais seul, car je reviendrais souvent vous voir ! Voulez-vous m’aider à refermer ma boite ?…» En disant cela, le robot commençait à reprendre sa position accroupie. Il ne se rendait pas compte. qu’il était à deux mètres cinquante de sa boite. D’un petit coup de pied, je montai le chercher, et, comme il me le demandait je refermai sa boite. Juste avant que je pose le couvercle, il dit : «… au revoir, à bientôt. Merci de votre aide. Permettez qu’à nouveau je vous souhaite un joyeux. anniversaire !»

Ses yeux s’éteignirent et je refermai le couvercle. Quelques minutes plus tard, je reçus un message de la base spatiale : l’équipe au grand complet me souhaitait elle aussi un joyeux anniversaire et voulait savoir ce que j’avais pensé de la surprise, laquelle aurait coûté fort cher, m’apprit-on, si les chercheurs, ingénieurs, et ouvriers n’avaient spontanément décidé de ne pas facturer les heures qu’ils avaient consacrées à mettre au point et construire le robot. Touchant. je les remerciai vivement : j’avais vraiment les larmes aux yeux., et je n’osai donc pas leur parler des petits défauts de leur cadeau.

Le robot fit à nouveau parler de lui six semaines plus tard. Sans prévenir, il fit un petit bruit, un «ponk !» étouffé. Sa boite était coincée. De la lumière rouge perçait par les fentes, et en tendant l’oreille j’entendis distinctement la musique, puis sa voix «Joyeux Noël ! Joyeux Noël ! il est exactement Minuit ! Joyeux Noël ! …» puis, un peu plus tard : «…Voulez-vous bien m’aider à refermer ma boite, s’il vous plaît ? Merci, à bientôt».

J’essayai plusieurs fois de desceller cette satanée boite, mais à dire vrai, j’étais incapable de me souvenir comment je l’avais fermée. Depuis, à chaque anniversaire, jour de l’an, fête nationale, et dieu sait quoi, ce stupide robot, coincé dans sa caisse, se cogne la tête, joue mal Vivaldi et déclame des imbécillités. je ne le supporte plus ! J’ai bien eu l’idée de le balancer dans le vide, mais sa caisse est juste un tout petit peu trop grosse pour passer par le sas. Je n’ose pas dire à ceux d’en bas que le temps et le travail qu’ils ont dépensé pour moi réussit juste à me donner le cafard. Et ce n’est pas tout. Depuis hier, mon siège grince.

Le caillou, Jésus, le pape et tous les saints


caillou(en fouillant mes archives, je tombe sur ce court texte imprimé avec une imprimante matricielle et daté de décembre 1991. J’aurais pu changer la ponctuation et une partie du vocabulaire, qui ne ressemblent plus à ma manière d’écrire aujourd’hui, mais j’ai préféré laisser le texte tel qu’il a été écrit à l’époque. Je ne pense pas qu’il y ait un sens profond à chercher)

Un caillou sur le bord d’un chemin, et qui était persuadé d’être une montgolfière, vit passer près de lui le pape, Jésus Christ et tous les saints. Le caillou, croyant que ces hommes n’étaient rien d’autre que des hommes comme les autres, espérait secrètement que l’un d’entre eux déciderait de monter dans la nacelle – puisqu’une montgolfière a une nacelle – et qu’ainsi ils s’envoileraient. Ici, je dois m’arrêter pour signaler que les cailloux – celui-ci du moins – s’imaginent que ce qui fait voler une montgolfière n’est pas l’air chaud qui gonfle la toile mais l’homme dans la nacelle. Le miracle survint lorsque Jésus posa son doux regard sur le caillou qui venait justement de frapper (sans bouger, pourtant) l’ongle incarné du gros orteil du messie (Jésus marche pieds nus). Le sauveur prit le caillou dans sa main, puis le jeta le plus haut qu’il pût (Habituellement, on jette les cailloux horizontalement, mais pour Jésus, c’est vers le haut), au cri magique de « Père ! je veux des chaussures ! ». Le caillou retomba sur la tête de Saint-Pierre, qui en fut fâché, ce qui déclencha un débat musclé entre le sauveur, Saint-Pierre, le pape et tous les saints.

Le caillou réfléchit un peu. Tout, depuis sa rencontre avec le Messie avait changé. Il savait maintenant (lui le caillou des chemins peu fréquentés, lui par conséquent inculte et ignorant) que l’on pouvait voler sans qu’un homme montât dans une nacelle. Il suffisait donc de dire « Père, je veux des chaussures », et c’était tout. Il essaya de prononcer la phrase plusieurs jours et plusieurs nuits durant, mais rien n’y fit, les cailloux ne parlent pas. Il essaya bien de pleurer mais pas une larme ne coula sur les joues qu’il n’avait pas. Ce fut pour lui l’âge de raison. Il n’était qu’ un caillou, et enfin il le savait. il voulut prêcher, expliquer à tous les cailloux qu’ils n’étaient que des cailloux, mais il en fut incapable physiquement, et quand bien même il aurait pu le faire, les autres ne l’auraient pas écouté : ils n’écoutent qu’eux-mêmes et se persuadent en leur for intérieur qu’ils sont des montgolfières.
En fait, ce ne sont que des cailloux.