Je sors du bus au croisement de deux grandes routes dépouillées de vie dont les plaques de numérotation sont inscrites en milliers, comme en Amérique du Nord. Je suis dans La Mort aux trousses, mais il n’y aura pas de champ de maïs où se cacher. Je pense aussi aux limites des décors de certains jeux vidéo, là où les concepteurs ne se cassent plus trop la tête à faire joli ou compliqué, la fin du monde, littéralement. Je cherche le centre de gestion de la fonction publique territoriale à Bois-Guillaume, au dessus de Rouen, où on m’a convoqué afin qu’un jury me soumette à la question pour déterminer si oui ou non je mérite d’être titularisé. De devenir fonctionnaire. Je finis par tomber sur un discret bâtiment gris : c’est là. J’ai dix minutes d’avance, je me présente, on raye mon nom sur une liste, je patiente. Ceux qui vont me recevoir ont un peu de retard. B*, excellente collègue, sort d’une salle : son audition à elle est terminée. On se salue rapidement, sans même se demander comment se sont passées les vacances. Elle me dit qu’on lui a posé des questions inattendues sur la fonction publique : « toi tu sauras répondre » — « euh non c’est pas sûr ». Le moment n’est pas exactement gênant, mais il y a une ombre : nous sommes en concurrence, le nombre de postes est inférieur au nombre de concurrents. Je suis en compétition avec des collègues, des amis, la situation n’est pas très confortable : comment est-ce qu’on se regardera lorsque l’un ou l’une sera fonctionnaire et que ses collègues resteront contractuels ? Nous ferons toujours le même métier, mais certains verront leur salaire augmenter, et les autres non — puisque c’est de ça qu’il s’agit.
J’ai postulé parce que je savais qu’il n’y aurait pas d’occasion pour le faire avant bien longtemps, mais je l’ai aussitôt regretté : après tout mes amies B* ou V* me semblent le mériter ce succès plus que moi, elles sont dévouées et consciencieuses, et puis elles ont des enfants jeunes tandis que les miens sont tous adultes. Je ne sais pas qui sont les autres collègues en concurrence, mais il y en a sûrement plein qui méritent cette place mieux que moi, ne serait-ce que pour leur ancienneté. J’aurais dû renoncer. Un homme sort de la salle, demande à voir ma convocation et ma pièce d’identité, c’est mon tour.
Dans la salle, deux hommes que je ne connais pas et S*, le directeur administratif et financier de l’école. Face à ce jury détendu (après moi, la journée terminait, je crois) j’ai tenté d’être le moins crédible possible. J’ai fait preuve d’une méconnaissance quasi-exhaustive des institutions territoriales, du grade pour lequel je prétendais être titularisé et des enjeux juridiques afférents, et j’ai même raconté que les fonctionnaires du ministère où j’ai effectué mon service national m’avaient collé le cafard au point que je m’étais promis de ne jamais finir aussi mal qu’eux : « je ne serai jamais fonctionnaire ». C’est ce que je m’étais dit à l’époque. Et c’est vrai, ces gens m’avaient terrifié. C’étaient sans doute de bons fonctionnaires, selon les règles de l’administrations : ils connaissaient leurs droits et leurs devoirs sur le bout des ongles, savaient passer les concours, savaient calculer leurs congés, savaient combien de jours chaque année ils auraient le droit d’être malades (c’est un poncif, mais c’est vrai : ces jours, ils les prenaient sans faute et les considéraient comme une forme de congés payés), savaient réclamer tel ou tel avantage et pouvaient menacer de faire grève parce qu’un d’eux changeait d’étage. De bons fonctionnaires, mais des agents dysfonctionnants qui n’avaient aucune idée de leur mission, du but de leur journée, et qui s’en moquaient. Ils étaient sympathiques, bien sûr, mais ils ne savaient pas pourquoi ils se levaient le matin, et c’est une idée qui me fait horreur. Avec le temps, en en fréquentant d’autres administrations mais aussi des sociétés privées, je me dis que n’est pas leur statut fonctionnaire qui était le problème, c’était surtout la perte de contact avec la raison d’être de leur métier et leur absence de vision d’ensemble et de capacité à influer positivement sur quoi que ce soit. Travailler pour une école d’art est bien différent et je ne pense pas que la mentalité des enseignants diffère selon leur statut. L’emploi est plutôt gratifiant : on accompagne des projets, des vies, des œuvres à venir, un potentiel, on essaie d’ouvrir, de motiver, ou au moins de ne pas entraver, et on apprend beaucoup chaque jour. On ne perd (généralement) pas pied parce que l’école d’art est une institution à taille humaine, où on sait à peu près qui fait quoi et pourquoi, qu’elle s’inscrit dans une longue tradition historique et qu’on sait (ou en tout cas, qu’on croit, et c’est l’essentiel) que l’on aura une action sur le monde ou, au moins, que l’on s’inscrit dans quelque chose de grand et d’intéressant.
La demi-heure s’est bien passée. J’ai fait mon possible pour sembler incompétent et je-m’en-fichiste, puisque’il serait justice que ce ne soit pas moi, mais les bonnes personnes qui obtiennent cette titularisation — laquelle, au fond, ne m’intéresse que pour une assez piteuse question d’argent (raison qui fait que je m’imagine mal refuser la titularisation si, malgré tous mes efforts pour la repousser, elle me tombait dessus). Mais mon côté honnête et sympathique m’a joué plus d’un tour par le passé, rien ne dit que je sois parvenu à échouer. Tant que l’avis ne tombe pas, je peux savourer l’indécision entre deux déceptions un peu amères.