Les fondements de la foi

Discuter de religion avec des croyants ouverts et disposant d’un haut niveau de connaissances en théologie et en philosophie est toujours assez intéressant, parfois déroutant : mettre autant d’intelligence au service d’une idée du monde qui ne pourra, par définition, jamais être prouvée, force le respect.

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Magique Croatie : Maja Šuput, la Madonna des Balkans se produisait pour la fête de Kukljica (Dalmatie), dédiée à Notre-dame-des-neiges.

Mais toute cette culture et cette astuce ne sont-elles pas qu’un vernis dédié à justifier et à rationaliser une croyance personnelle bien moins sophistiquée, plus enfantine, dont le fondement ne serait pas une foi sincère en une divinité, mais plutôt l’envie de croire en soi, en la famille, la culture, le pays dont on est issu ?

J’aime observer les étranges mélanges de genre, les télescopages qui se créent entre des religions à vocation universelle, telles l’Islam et le Christianisme, et la pratique effective de ceux qui s’en réclament.

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La fête de Saint Laurent1, dans le village de Kali en Dalmatie. Pendant les processions d’une figure taillée du saint patron du coin, les gamins achètent des armes en plastique. La tradition est ancienne, mais avant la guerre (finie en 1995), les armes étaient des jouets colorés. Aujourd’hui, il s’agit de répliques qui sembleraient pour la plupart très réalistes si elles pesaient un peu plus lourd.

L’essence de la religion ne se trouve pas dans les extases mystiques ou les traités de théologie, le fondement de la foi, c’est que des gens pensent que Jésus soutient le Hajduk de Split contre le Dynamo de Belgrade.
Ils ne croient alors en Dieu que parce qu’ils ont besoin d’imaginer qu’une puissance infinie a de la foi et de l’amour pour leur équipe de football, leur armée, eux-mêmes.

  1. Gardien des biens de l’Église au troisième siècle de notre ère, Saint Laurent a fâché l’empereur du moment, qui réclamait l’intégralité des biens de la papauté, en lui amenant des orphelins et en affirmant qu’il s’agissait là l’unique trésor de l’Église. L’astuce n’a pas fait rire l’empereur, qui a supplicié le saint sur un gril. []

Des arbres, des bateaux, un footballer

Sept cents migrants clandestins sont sans doute morts cette semaine après le naufrage du chalutier qui les transportait. D’autres naufrages ont causé la mort de quatre-cent cinquante autres personnes la semaine précédente. Ces gens viennent du Soudan, d’Irak, de Syrie, du Mali, ils fuient la guerre et la misère. Aujourd’hui sur Twitter, quelqu’un a ressorti les réflexions d’Étienne Chouard sur les frontières. Il explique en gros que tout organisme a une peau, une écorce, et affirme que de la même manière, un pays doit avoir des frontières, que les frontières protègent les pauvres et que l’absence de frontières favorise les multinationales.
J’ai du respect pour la manière donquichottesque qu’a Étienne Chouard de ne pas se laisser impressionner par des injonctions quant à ce qu’on a le droit de penser, ce dont on le droit de débattre, et avec qui on a le droit de le faire.
Mais ce qu’il raconte est ici assez idiot à plusieurs égards. Un organisme a, certes, des frontières, mais la métaphore trouve vite ses limites : un pays est-il un organisme ? Je trouverais plus pertinent de comparer un pays à une forêt : ce n’est pas un organisme, mais un écosystème. Quant à ses frontières, elles ne sont décidées que par ceux qui ont le pouvoir de la clôturer ou de supprimer les arbustes qui leur déplaisent au profit des essences qui leur servent.
Les frontières ne protègent pas les pauvres, comme le dit Chouard, elles permettent de les contenir et de les mettre en concurrence. Les multinationales n’ont rien contre les frontières, c’est justement parce qu’il existe des frontières qu’il existe des multinationales.

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Le Havre, hier. Un gigantesque porte-container qui arrive de Chine croise un paquebot haut comme un immeuble qui part pour Bilbao ou pour Zeebruge.

Si l’on est fortuné, on peut atterrir sur n’importe quel point du globe après une vingtaine d’heures d’avion au plus. Mais si on ne l’est pas, on peut mourir naufragé, en n’ayant parcouru que quelques milles nautiques entre deux clubs Med, pour avoir rêvé que l’on vivrait mieux ses rêves d’un côté de la Méditerranée plutôt que de l’autre. Ceux qui habitent dans des pays riches, même lorsqu’ils sont pauvres, croient dur comme fer à l’utilité des frontières pour les protéger de la misère, alors que ces frontières sont justement l’arme idéale de toutes les déloyautés du système économique : les ressources sont volées ici, le labeur est concentré là, la consommation ou le tourisme ailleurs, et le bénéfice financier de tout ça, dans d’autres lieux encore. Selon d’où on vient et où on va, on est migrant, immigré, clandestin, voyageur, touriste, émigré, réfugié, invité, expatrié,…
On peut, en France, croire qu’on est victime de l’apartheid israélien ou, à Tel Aviv et à Miami, croire qu’il y a chaque jour des pogroms en France. On peut, au Nigéria ou au Pakistan, manifester avec le slogan « mort à la France », parce que l’on a entendu parler d’un journal qui, dit-on, insulte un prophète, et qu’on ne sait pas qu’il existe des pays où tout ce qui est publié ne l’est pas par volonté expresse de l’État, ou en tout cas qu’il existe des pays où on trouve la censure plus choquante que le blasphème.

L’État islamique en Lybie brûle les instruments de musique occidentaux, car ceux-ci ne sont pas « islamiques », mais je doute que les auteurs du bûcher brûlent aussi leurs téléphones mobiles, leurs véhicules à moteur ou leurs kalachnikovs : leur refus de ce qui n’émane pas de leur champ culturel fantasmé ne va pas jusque là.

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Zlatan Ibrahimović, photo de Ben Sutherland, licence Creative Commons CC BY 2.0

Récemment, Zlatan Ibrahimović s’est plaint de l’arbitrage d’un match de football. Le football est un sport créé en Grande-Bretagne au XIXe siècle, inspiré d’un sport médiéval d’origine française, la Soule. Le suffixe « -vić » (prononcer « vitch ») d’Ibrahimović signifie « fils de » dans de nombreuses langues slaves, comme « -zoon », « -son » ou « -sen » dans les langues du Nord de l’Europe, ou les les préfixes « ben-« , « bin- » ou « ibn- » des langues sémitiques. Ibrahimović signifie donc « fils d’Ibrahim ». Ibrahim est le nom donné dans le Coran au patriarche juif Abraham. C’est aussi le titre d’une chanson d’Esma Redžepova, la légendaire reine tzigane macédonienne. Zlatan est une marque déposée par Zlatan Ibrahimović, qui en a l’exclusivité sur des gammes de produits telles que les vêtements et les chaussures. C’est aussi un prénom assez typique des Balkans, d’où est originaire la famille du Footballeur. Son père est un musulman de Bosnie et sa mère une catholique croate. Il est quant à lui né à Malmö, en Suède, pays dont il a, comme sa compagne et leurs enfants, la nationalité. Ce statut contrarie son souhait de jouer pour l’équipe de Bosnie-Herzégovine. Il a joué pour les équipes d’Amsterdam aux Pays-Bas, Turin et  Milan en Italie, Barcelone en Espagne, et depuis trois ans, Paris. Outre le football, il est titulaire d’une ceinture noire de Taekwondo, sport créé en Corée du Sud pour combattre la Corée du Nord mais aussi pour affirmer une fierté nationaliste retrouvée vis-à-vis du Japon, dont la Corée venait juste d’être libérée, et qui avait imposé au pays conquis ses propres arts martiaux, tels que le karaté.
Le mois dernier, Zlatan Ibrahimović a écopé d’un carton jaune en exhibant son torse couvert de tatouages, les prénoms de gens qui souffrent de faim quelque part sur le globe. Il a révélé par la suite que ces tatouages étaient factices et que le but  de cette exhibtion était de soutenir un programme de l’ONU contre la faim dans le monde.
Vêtu d’un maillot arborant le logotype d’une compagnie aérienne du Golfe persique, Zlatan Ibrahimović, énervé, a donc dit en anglais que la France était un pays de merde, provoquant la consternation de nombreux français jaloux du privilège d’être les seuls à dire et à penser le plus grand mal de leur pays – les partis politiques à succès sont ceux qui affirment que rien ne va en France.

Cela fait longtemps qu’il n’y a plus qu’un seul monde, une seule planète Terre, dont les frontières n’existent pas de la même manière pour tout le monde.

Combats mineurs, disent-ils !

« Ils » trouveront toujours que vos combats sont mineurs, anecdotiques. Mais quand « ils » vous disent qu’il y a d’autres priorités, c’est que vous dérangez, et c’est que vous êtes sur la bonne voie. Alors ne lâchez rien, et chaque jour, posez la question, jusqu’à obtenir la réponse :

– Pourquoi une feuille de laitue cuite sous le steak haché dans les brasseries ?
– Pourquoi on me retire toujours le pain sans me demander si j’ai fini ? Il va être servi à une autre table ?
– Pourquoi certaines personnes envoient-elles systématiquement des e-mails dont l’objet est leur propre nom ?
– Pourquoi mettre trois moules et deux crevettes jamais épluchées (et pire, parfois, des langoustines !), dans la choucroute de la mer, au restaurant ? Si on voulait des moules, on aurait commandé des moules !

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– Pourquoi ce minuscule traversin, sans oreiller, mais impossible à enlever du drap dans lequel il est entortillé, dans certains hôtels ?
– À quoi sert de recopier le mot de passe Wifi de vingt-quatre caractères, toujours à l’hôtel, si on sait très bien que la connexion ne sera jamais possible depuis le quatrième étage, où se trouve le client ?
– Pourquoi est-ce que le café est parfois fourni avec un petit chocolat, parfois avec un spéculoos, parfois avec rien, et parfois avec une fraise Tagada ? Pourquoi ils demandent pas ce qu’on préfère ?

Le jour du scam

Ce matin, je reçois un e-mail d’un collègue qui me dit :

Bonjour,
 Je ne te dérange pas j'espère. j'ai urgemment besoin de ton aide. Contacte moi par mail s'il te plaît c'est vraiment délicat.
 François

Là, pas de doute, c’est une arnaque : si je réponds, la personne m’expliquera qu’elle se trouve bloquée à l’étranger, sans argent (même si on s’est vus au Havre hier), dans un grand embarras qui l’empêche de faire appel à qui que ce soit d’autre que moi (même si le mail est adressé à « undisclosed-recipients ». Une heure ou deux plus tard, un message avertissait tous les enseignants de l’école du piratage de la boite mail de leur collègue.

Mais la journée n’est pas terminée ! Une amie, Géraldine, me demande en contact sur Facebook. L’opération m’étonne, puisque nous le sommes déjà, mais la photo est la même, et je ne remarque pas que le nom est légèrement différent — il y a deux « i » dans son prénom. En privé, elle m’explique qu’elle n’a plus accès à son ancien compte, l’ayant mal paramétré, et qu’elle a dû en créer un nouveau.
Comme Géraldine est assez geek et que je l’imagine mal se résigner après une erreur de paramétrage, je soupçonne rapidement une arnaque.

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Conversation privée à une fausse Géraldine…

Pendant la conversation, j’ai écrit à la véritable Géraldine, en train de faire son jogging à dix-sept mille kilomètres de Paris mais qui m’a répondu aussitôt. Déjà dix de ses amis se sont abonnés au compte fallacieux, et une autre personne a déjà alerté la victime de l’usurpation. Signalé à Facebook, le compte est apparemment détruit moins de vingt minutes plus tard.

Je me demande quel était le but exact de la démarche, de quelle manière une carte de recharge orange allait permettre de commettre un acte délictueux et lequel (l’argent a priori, mais peut-être autre chose ?).
Quelqu’un a une idée ?

Planté

Quand Jacques Faizant est mort, Jean Plantu a repris le flambeau du dessin gauchistophobe lourdement allégorique — à ceci près qu’il prend le parti de Hollande dans Le Monde et non celui de Chirac dans le Figaro. La frontière est mince. Partant sans doute, comme toujours, d’un bon sentiment, Plantu nous a infligé hier un dessin qui en fait bondir plus d’un. J’espère qu’il ne cherchait pas à rendre un hommage à « l’esprit Charlie »…

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Je dois dire que je trouve ce dessin passionnant à étudier, parce qu’il me met mal à l’aise sans que je comprenne bien pourquoi. Malgré l’outrance et l’absence de finesse du propos, le message pouvait constituer un regard défendable : le monde de la mode et la presse féminine contraignent et maltraitent le corps féminin. Pourquoi pas. Mais ici ça ne passe pas (et je ne suis pas le seul qui soit profondément gêné), alors j’aimerais bien comprendre quels détails rendent l’image problématique.
Car j’ai l’intuition qu’un dessin très proche dans son thème, mais dû à un auteur différent, changerait tout : le trait rondouillard qui s’accommoderait mal d’un propos brutal ? La manière au fond curieuse, peut-être condescendante, de prendre la défense des femmes, passives si ce n’est consentantes de l’oppression qu’elles subissent ? Même avec un propos caricatural et grossier1, le dessin est une affaire fine, et un détail, le regard d’un personnage, peut faire basculer le propos.

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Bien entendu, le problème peut justement être en premier lieu lié au fait que le dessinateur soit Plantu, qui est certes énervant quand il se veut gentil et consensuel, mais dont, comme les « mogwaï » du film « Gremlins », on redoute bien plus encore de connaître le vrai visage si d’aventure il buvait après minuit et se montrait violent, grossier, etc.

  1. Je cite l’ami David Vandermeulen, sur un réseau social : « on traduirait la majorité des cartoons en mots, on arriverait à du populisme consternant ». []

Les Lumières, c’est comme la confiture, parfois, faut enlever le moisi

Tout le monde déteste Philippe Val, chansonnier gauchiste des années 1970-1980 devenu patron de presse et éditorialiste atlantiste aux accents néo-conservateurs. Il est haï si fort qu’on aurait presque envie de le défendre. Mais là, impossible ! Il faut cependant reconnaître que l’extrait qui suit, issu de son nouveau livre, a une vertu : il énonce ce que beaucoup de gens croient de bonne foi, et c’est donc un bon prétexte pour répondre à certains clichés.

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Ici, Philippe Val fait des idées des « Lumières », et de tout ce qu’on met derrière ce nom, une propriété de « l’Occident ». C’est une grave erreur à deux titres. Tout d’abord, les principes « universels » n’ont de valeur que si ils appartiennent à tous ceux qui s’en réclament, quelle que soit leur origine géographique. Ensuite, si Montesquieu, Diderot, Rousseau, Voltaire, Locke, Hume, Kant ou Jefferson étaient effectivement « occidentaux », ils ne représentent ni les « occidentaux » de leur temps, ni ceux d’aujourd’hui ! Le fameux « occident » restera sans doute plus célèbre dans l’histoire pour avoir été le berceau du Nazisme que pour avoir été celui de la philosophie des Lumières.
Par ailleurs, si effectivement on trouve des gens pour rejeter, au nom de l’anticolonialisme, la démocratie (représentative ou non !), la laïcité, l’égalité, et autres valeurs associées aux droits de l’homme (je ne comprends pas bien ce que vient faire là la notion de « culture », mais passons), c’est bien parce que la colonisation n’a tenu aucune de ses promesses, elle a souvent utilisé les « Lumières » comme drapeau mais n’a semé que l’exploitation, l’oppression, le racisme.
Philippe Val commet une dernière erreur, mais il faut admettre qu’elle est souvent partagée par ses plus farouches adversaires. Et cette erreur, c’est de croire dur comme fer à la permanence des civilisations. Ce qui fait de ce défenseur de la « culture » un philosophe de l’histoire aussi avisé que Lorànt Deutsch. Mais on en parlera une autre fois.

Inexistant toute sa vie

J’aime manger seul au restaurant, et écouter d’une oreille les conversations de mes voisins. Hier, j’étais dans une brasserie du Havre, en attendant l’heure de ma séance de cinéma.

Le_havre_perretUne femme, la petite soixantaine, pas spécialement jolie mais grassouillette et avenante, dînait avec un couple du même âge, sans doute, mais d’apparence plus fatiguée. Elle parlait de son Jean-Claude, dont elle était à présent veuve, en disant de lui « c’est triste à dire mais il a été inexistant toute sa vie ». Elle reprochait à feu son époux de tout avoir donné à ses employeurs, sans avoir pris de temps pour lui-même et pour sa famille. Elle aurait aimé que sa fille porte son nom de jeune fille à elle : « c’est moi qui l’ai faite », mais à l’époque, rappelle-t-elle, « ça ne se faisait pas ». Elle est heureuse que sa petite fille ait un double patronyme. Je n’ai pas tout compris mais à un moment elle a utilisé le verbe « tilter » pour dire « comprendre ».
« Je veux vivre, m’éclater ! ». Il est clair dans le contexte qu’elle parle de sexe, peut-être même d’un sentiment de retard à rattraper dans le domaine. Son époux n’est sans doute pas mort depuis très longtemps, mais suffisamment pour qu’elle ait désormais envie de passer à une autre phase de sa vie et même, à une meilleure phase. Ses amis ne rebondissent pas directement sur ce qui était peut-être une proposition de partouzage, mais embrayent sur cette considération : ils n’auraient pas envie de vivre centenaires : « c’est beaucoup trop ». Elle, au contraire, s’y verrait bien, et même, c’est ce qu’elle se souhaite, à condition de rester « en bonne santé ».
Ils ont parlé de religion, aussi, enfin d’intrigues de paroissiens.

Tout le monde d’accord

Je vois fleurir des messages sur les réseaux sociaux qui affirment : « tout le monde est Charlie mais personne n’est Kenya », et autres pensées du même style qui pointent le fait que certaines tragédies pèsent plus que d’autres. Effectivement, le massacre des étudiants de l’université de Garissa ne semble pas avoir fait l’ouverture de beaucoup de journaux télévisés, tandis que l’attentat du musée du Bardo à Tunis avait eu plus d’effet médiatique : eh oui, pendant des heures on ne savait pas précisément combien de français étaient concernés !
Et bien entendu, l’exécution des membres de la rédaction de Charlie Hebdo avait été un choc brutal : ça se passait dans Paris, et on connaissait le visage et la voix de plusieurs des victimes. Je me souviens qu’il y a eu très tôt des gens pour râler parce qu’on parlait trop de Cabu, de Wolinski et de Charb mais pas des plus discrets Tignous, Maris et Honoré. Et puis on a râlé parce qu’on parlait trop des gens de la rédaction mais pas assez des policiers qui les défendaient, ni de l’agent de maintenance qui s’était trouvé là, etc. Et quand on a finalement parlé d’eux, que les « je suis Ahmed » ont fleuri, presque en opposition « je suis Charlie »1, d’autres se sont lamentés d’un supposé manque d’intérêt général pour les cinq morts de l’épicerie casher de la porte de Vincennes, et d’autres encore se sont plaint qu’on porte le deuil de policiers, finalement (entre temps ils se sont rappelés qu’ils n’aimaient pas les policiers), et les mêmes, souvent, ont fustigé l’apparente unité du pays : tous ces gens d’accord pour manifester leur émotion, c’était louche, forcément2.
Au secours !

...
Même le premier ministre est « Kenya ». Enfin kenyan. Donc on ne peut pas dire « personne ne s’y intéresse ».

Bien sûr, le « kilomètre affectif » est un phénomène bien connu : on s’inquiète plus pour ceux à qui on s’identifie immédiatement, on s’inquiète plus facilement pour les lieux que l’on connaît, fut-ce par l’imaginaire et les fictions3. Je suppose que l’espèce humaine n’existerait plus depuis longtemps sans cet intérêt un peu égoïste pour ce qui arrive dans son voisinage plutôt que pour ce qui se passe aux antipodes. Peut-être même qu’il est vaguement et honteusement rassurant, face à une histoire affreuse qui s’est produite en Afrique, de se dire « ça arrive là-bas et donc ça ne se passe pas chez nous ». Sans doute que « Je suis Charlie » avait, parmi ses mille et une significations, celle de dire : « Ça s’est passé chez moi, ça aurait pu être moi, j’ai peur ». Je trouve étrange que l’on réclame une égalité des morts : une personne anonyme tuée pour sa religion supposée et une personne publique tuée pour ses prises de positions, ont forcément un impact différent sur ceux à qui on transmet l’information.
Enfin je ne dis pas qu’il ne faut pas évoquer les iniquités, il est très bien de rappeler quand « tout le monde s’en fout », même si ce message là aussi est douteux, parce que d’une part il est partagé des centaines de milliers de fois sur Facebook4, et d’autre part, ce besoin de comparer une tragédie à une autre, de les soupeser, est plutôt étrange, à croire que pour certains, les Kenyans exécutés ne sont qu’un prétexte à se plaindre qu’on ait donné trop de place à d’autres exécutés. Mais enfin ce n’est pas un concours !
Chaque massacre ne doit pas servir de prétexte pour cracher avec mépris sur les victimes du massacre précédent !

Les victimes de Paris, Copenhague, Tunis, Garissa, sont liées. Elles doivent leur mort au même genre de meurtriers : des gens qui pensent que leur opinion à eux vaut plus cher que l’existence des autres.

  1. Le « Je suis Charlie » a, lui-même, lassé très tôt, lassitude qui s’est surtout traduite par des milliers de messages de gens jamais fatigués de dire à quel point le slogan les lassait. []
  2. On a aussi entendu beaucoup râler, et à juste titre, contre les dispositifs sécuritaires installés ou proposés dans la foulée de l’attaque de Charlie Hebdo, mais le « coupable » ici n’est pas la je-suis-charlite du public, mais l’opportunisme des dirigeants. []
  3. Si l’on n’a vu ni l’une ni l’autre de ces villes, New York nous parle sans doute mieux que Khartoum. []
  4. En admettant comme préalable que ceux qui disent « tout le monde s’en fout du Kenya » ne se comptent pas dans l’ensemble des gens qui s’en fichent, leur nombre est loin d’être négligeable, et le « tout le monde » peut être atténué et changé pour « un grand nombre de gens ». []