Un extrait des souvenirs de mon arrière-grand-mère, Florence Adeline Chamier-Deschamps (1884-1972). Malgré son patronyme francophone (ses ancêtres, protestants de la Drôme, avaient quitté la France après la révocation de l’Édit de nantes), elle était britannique, ce qui explique certaines tournures et quelques bizarreries dans l’usage de la conjugaison.
Partis en vacances pour Gavarnie, des bruits de guerre arrivèrent jusqu’à nous confirmés hélas par la suite. Daddy pourvu d’un sursis d’un mois partit précipitamment pour regagner l’usine de St Denis emmenant avec lui notre petit Claude qu’il déposa à Cognac chez sa sœur. Je suis restée seule à l’hôtel, une fausse couche me retint au lit, conséquence des secousses sans doute de la montée à âne jusqu’à Gavarnie. Je fus très impressionnée en quittant ce lieu désert en voyant afficher la déclaration de guerre en l’année 1914.
Je regagnai St Denis au bout de 4 jours, la priorité fut donnée aux trains à destination du front. Enfin réunis à la Centrale Electrique, nous suivions les événements avec angoisse. Nous apprenions que les Allemands étaient à Villers-Cotterêts. En même temps le parrain de Claude nous faisait savoir du Ministère de la Marine que le gouvernement prenait le chemin de Bordeaux et qu’il me fallait quitter Paris immédiatement. En effet je pris le dernier train en partance. De son côté Daddy rejoignit son régiment, impatient de prendre part à la défense de son pays. On était persuadé à ce moment que la guerre serait de courte durée. Puis ce fut la terrible attente des nouvelles. Le hasard voulut qu’un certain Capitaine revenu du front, raconta son remords d’avoir envoyé à une mort certaine un de ses hommes porteur d’un message et qu’il fut possédé du regard de cet homme. En l’occurrence il s’agissait de Daddy. Heureusement peu de temps après, un télégramme m’arriva de ce dernier m’annonçant qu’il était hospitalisé à Niort. De suite, je partis pour cette ville accompagné de notre petit Claude. Notre revoir fut tout de joie malgré la forte température du blessé. Son voisin de lit fut un typhique qui réclama à corps et à cris à manger. L’infirmière lui servit des haricots malgré nos protestations. Le résultat ne se fit pas attendre, il mourut peu après. Cela fut pour nous un spectacle navrant qui nous éclaira sur la confusion qui régna dans cette salle d’hôpital. A mon blessé, atteint aux deux jambes d’une balle, le chirurgien mit un drain pour évacuer le pus. Auparavant il était resté 8 jours sans soin d’où l’infection des deux plaies. Pendant un mois sa forte température se maintint à 40°. Alors le chirurgien toujours débordé se décida à l’opérer sans me cacher le danger qui en résulterait. On lui enleva le drain et aussitôt la fièvre baissa et chaque jour apporta une amélioration à son état si bien que l’intervention n’eut jamais lieu. Sa convalescence fut cependant longue égayée par la présence du petit Claude très précoce qui prenait déjà goût à rassembler les syllabes du journal de Papa L’Echo de Paris à l’étonnement et à l’admiration de tout l’entourage. Il n’avait pas encore atteint sa deuxième année. Au bout de quelques mois de repos, notre blessé avait repris des forces mais il restait une certaine faiblesse dans la jambe la plus atteinte. Il boitait. Une commission de médecins arriva à l’hôpital, et je fus consternée de constater que bon nombre de blessés qui me semblaient des déchets humains, soumis à l’examen médical, repartait avec l’étiquette (Bon pour le front). Il est vrai à cette époque que les choses de guerre n’allèrent pas très bien pour nos combattants. Enfin ce fut le tour de mon mari pour se présenter devant la commission. A mon grand soulagement on lui trouva des adhérences qui expliquaient la défaillance de la jambe.
A partir de ce moment nous errions tous les trois de dépôt en dépôt jusqu’au moment où il fut appelé dans une usine à Issy les Moulineaux où on lui confia la construction de bâtiments pour la fabrication de magnétos. Chose étrange, seuls les Allemands en possédaient les secrets. En effet, mon mari trouva là un contremaître allemand de nationalité. Il ne faut s’étonner de rien en temps de guerre! Nous nous installâmes dans un petit appartement Rue du Hameau et là naquit notre petit André qui fut très pressé pour faire son entrée dans le monde. Nous avions pris toutes les dispositions pour expédier Claude au bord de la mer avec notre bonne très sérieuse et expérimentée mais le jour même prévu pour leur départ je donnai signe d’un accouchement, un mois d’avance sur le programme. Lorsque l’on me présenta l’enfant je ne le trouvai point beau, vieillot avec un menton peu apparent. Heureusement chez les nouveaux-nés les transformations se font très rapidement et devant l’œuvre accomplie se manifesta l’admiration des parents. Il faut vous signaler que notre 5ème étage se trouvait dans l’axe de la Grosse Bertha, un gros canon placé à une centaine de kilomètres de Paris, insoupçonné de tous -. La guerre est toujours riche en innovations. Notre brave concierge carillonnait à notre porte dès que les sirènes donnaient l’alerte, en pure perte, car notre décision fut prise. Mieux valut rester tous les quatre réunis que descendre dans les caves au risque de prendre du mal. « Advienne qui pourra » fut notre devise. La guerre a ceci de particulier: elle aiguise l’esprit de l’homme et le rend fertile, en inventions pour tuer et après guerre c’est le retour aux réjouissances dont on fut privé depuis 4 longues années. En attendant le retour à la paix nous pûmes suivre le développement de nos fils.
Cependant nous avons connu des jours d’angoisse à leur sujet. Claude contracta une scarlatine compliquée d’une pneumonie et voilà que notre Benjamin entra en même temps dans un état somnolent refusant toute nourriture. Bien entendu nous eûmes recours à la faculté. Deux pontifes furent appelés en consultation qui ne nous donnèrent que des hypothèses peu réjouissantes. Craintivement je suggérai une scarlatine ayant aperçu une furtive éruption de rougeurs. Cette suggestion fut repoussée dédaigneusement. Sa langue ne fut pas caractéristique de cette maladie. Le temps passa, nous plongeant dans les pires craintes puis un beau jour l’enfant s’agita en réclamant sa bouillie. A partir de ce moment tout rentra dans l’ordre sans que nous sachions le fin mot de cette mystérieuse maladie. Enfin le jour de gloire arriva le jour de l’armistice. Tout le monde descendit dans les rues se côtoyant et s’interpellant. Ce fut le délire. Malgré toutes ces manifestations débordantes combien de familles furent touchées par cette guerre longue et meurtrière. Combien de fils et pères de famille ne répondirent plus à l’appel désespéré des leurs! Par la suite nous avons visité les champs de batailles impressionnants et cruels à voir. Toutes ces vision hallucinantes furent fixées à tout jamais dans nos mémoires.
(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)