Le camelot du rayon bédé

De passage au rayon bandes dessinées de la Fédération nationale d’achats cadres des Halles, je jette un œil aux Petite Bédéthèque des savoirs disponibles. Les deux miens (L’Intelligence artificielle, avec Marion Montaigne, et Internet, avec Mathieu Burniat) sont présents dans l’étagère. Bien.
Je surprends une conversation au comptoir : un homme demande conseil pour l’achat d’un livre consacré à Internet. Il est accompagné d’un pré-adolescent qui semble être la cible de l’achat. La jeune femme qui tient le comptoir se creuse la tête puis décrète qu’il vaut mieux aller voir dans d’autres rayons : informatique, sociologie des médias, essais sur l’actualité.

N’y tenant plus, je déboule sans prévenir dans la conversation : « Mais en bande dessinée, il y a un truc très bien, c’est dans la Petite Bédéthèque, tenez !… ». D’un geste souple et assuré, je saisis, sans le chercher, l’exemplaire disponible du livre et je le tends aux clients à qui j’adresse en même temps un sourire victorieux. « Ah oui, c’est vrai », dit la jeune femme ; « La petite bédéthèque, ah oui, très bien, je vais y jeter un œil », dit l’homme. Tout en marchant vers la sortie, je leur lance « je suis le scénariste ! ». Et je m’enfuis. La séquence n’a sans doute pas duré plus de vingt secondes.

Je pensais mal dormir cette nuit, torturé par la certitude que je ne saurai jamais si ma réclame de camelot sans dignité et sans honneur a permis de vendre le livre (dix euros seulement ! Achetez !) ou non. Mais en rentrant chez moi, j’ai reçu un e-mail qui m’apprend qu’une version turque va bientôt sortir. Et j’en suis fort heureux.

L’humour est un phénomène quantique

Cette semaine, j’ai connu le plus cuisant échec de ma carrière de wannabe-humoriste. J’ai publié sur Scientists of America un article dont le titre évoquait des expérimentations sur des animaux, et qui était accompagné d’une photo de singe de cirque. Mais l’article ne parlait pas exactement de ça.
Il a été partagé par quarante-et-une personnes, ce qui n’est pas peu, mais hormis quelques amis qui connaissent l’esprit de Scientists of America, j’ai peur que les auteurs de ces partages n’aient rien compris au propos, comme en témoignent ces diverses réactions :

J’imagine que ces gens n’ont pas forcément lu. Qu’ils réagissent à un titre, à une photo, voire aux commentaires qui précèdent le leur, mais le résultat est là : c’est un échec, je n’ai réussi à amuser que moi-même, ou presque. Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, loin de là, mais je ne comprends pas complètement ce que j’ai raté. La photographie, sans doute, n’est pas bonne. J’aurais voulu trouver une photographie de singes dans une salle de classe. Le titre, peut-être, n’est pas un choix heureux et n’incite pas trop à cliquer : vivisection, abattoirs, pauvreté, réfugiés, guerres, sont autant de sujets qui nous indignent mais qui nous font aussi détourner le regard, on n’a pas besoin d’en savoir trop pour savoir que cela nous révolte.
Le texte, enfin, n’est sans doute pas assez explicite pour être efficacement lu en diagonale, et peut-être n’y a-t-il que moi (et mon latin approximatif) pour imaginer quel genre de singe peut être le Pan Glaberus Garritor. Eh oui, non seulement j’utilise les notions scientifiques n’importe comment mais je fais pareil avec le Latin !

Je répète souvent une réflexion émise par Marion Montaigne, alors que, me souviens-je, nous travaillions au livre L’Intelligence artificielle1 au café (au Père Tranquille, si vous voulez tout savoir). L’immense humoriste m’avait dit quelque chose comme : « s’il faut expliquer une blague, c’est qu’elle n’est pas drôle ». Cette réflexion, évidente quand on la rapporte à sa propre expérience du rire, fait de l’humour un phénomène « quantique » au sens du principe d’incertitude d’Heisenberg ou des histoires de chats de Schrödinger2, quelque chose de si délicat qu’on ne peut pas en même temps l’observer et l’apprécier.
Alors il ne sert à rien que j’explique mon article, si je le fais, il ne sera plus drôle.
J’ai raté mon coup.

  1. éd. Lombard 2016, dix euros seulement ! []
  2. J’ai le secret espoir d’apparaître dans une réédition future des Impostures intellectuelles, de Sokal et Bricmont, ouvrage qui dénonçait la légèreté avec laquelle certains post-modernes appliquaient aux sciences humaines des concepts issus des sciences dures. []