La truite

Le dimanche, j’aime bien manger des tranches de truite fumée. C’est bon, la truite, c’est moins gras que le saumon, c’est délicieux avec du citron. Ce matin, j’en ai acheté à la supérette. Un petit paquet de cent grammes. Deux euros et quelque.
La caissière, une très jeune femme qui je suppose n’est là que pour l’été, a le nez qui dépasse du masque. Elle scanne les articles et s’arrête sur la truite, qu’elle regarde avec un air suspicieux. Elle me regarde, re-regarde la truite, me re-regarde, re-re-regarde la truite, qu’elle approche de son nez et renifle avec une expression d’intense dégoût, perceptible malgré le masque. Ouille, cette truite a un problème. Elle inspirait pourtant confiance, bien orange, bien belle.

« Y’a un problème, ça sent hein, ça sent ! ». Elle croit qu’un truc a coulé, que ça poisse, et ses doigts, si ça veut dire quelque chose, ont l’air eux aussi d’exprimer une forme de de dégoût. L’emballage, une plaque sous vide, a l’air en très bon état mais la jeune femme insiste : « ça sent ! ».
Je dois dire que la truite qu’elle agite sous son nez avec répugnance me donne un peu moins envie qu’au moment où je l’ai prise dans son réfrigérateur. Enfin bon, je sors le nez de mon masque, j’approche, je renifle un grand coup. Est-ce que je suis enrhumé ? Trop éloigné ? Je trouve que ça ne sent rien du tout, aucune odeur suspecte, même pas de bonne odeur de truite fumée. Elle tourne la plaque, regarde la date : « Ah ben non, trois septembre, ça va ». Nathalie ne veut pas vérifier, elle a son masque, mais elle hasarde une explication : peut-être qu’un truc a coulé dans le frigo, que c’est pour ça que ça poisse… De mon côté, je parle de condensation, après tout l’objet sort du frigo. Bon. On paie pour nos courses, et la jeune femme nous explique « de toute façons, le poisson, je déteste ça ! ». Elle essaie de se rattraper ou d’être rassurante, enfin je n’ai pas bien compris, en ajoutant que tout ça n’est pas bien grave, que ça l’amuse elle-même de ne pas aimer le poisson. Il y a trente ans dans la même supérette, je me souviens d’une jeune femme qui tenait le rayon crèmerie mais qui détestait le fromage et le coupait, l’emballait et nous le tendait comme si on l’avait forcée à autopsier un rat mort depuis trois jours. Le rayon crèmerie a disparu.

Je dois dire que je n’ai eu vraiment confiance en cette truite qu’une fois que j’ai eu fini de la manger, noyée dans le citron.