« — Une écrivaine avec qui j’ai dîné m’a dit que j’étais un peu autiste
— Tu m’étonnes.
— Non mais je te jure, elle a écrit plein de trucs là-dessus, elle avait l’air assez sûre d’elle.
— Quand je dis « tu m’étonnes » je rigole, Jean-No.
— Ah. »
(Forme de coming-out un peu impudique peut-être dont je signale par avance qu’il ne constitue pas un instant une manière de me faire plaindre, car sur cette Terre, peu de gens sont moins à plaindre que moi. C’est juste une façon, sans doute inappropriée, ça m’arrive souvent, d’essayer d’expliquer mon tempérament, qui peut être une source de malentendus)
Depuis tout petit, je vois bien que ma manière de discuter les choses (et même de moi-même) avec distance et naïveté est une source d’étonnement, et parfois aussi de fâcherie, soit parce qu’on a l’impression que je ne me sens pas assez concerné par les choses les plus graves, lorsqu’elles sont le sujet, soit parce que ma façon d’être est prise pour une forme artificielle de surplomb. Ma tentative d’être objectif et juste peut passer pour une absence d’engagement. Mon incapacité à haïr pour de la complaisance ou de l’indifférence.
De mon côté, depuis tout petit, j’ai au contraire l’impression que c’est le monde autour de moi qui est fou-furieux, et qui pense qu’il faut mettre le ton partout, mettre du drame dans tout ce qui est dramatique, avoir un ton comique pour dire une blague, être tragique quand on parle d’une tragédie, et crier, pleurer, enfin toutes ces choses que je n’ai jamais vraiment su faire autrement qu’à contretemps du nombre — ce qui fait que la foule m’a toujours terrifié.
C’est mon côté Uatu.
Inversement, et même si ça n’a fait que s’améliorer avec le temps (notamment parce que je m’impose d’enseigner ou de prendre la parole publiquement de diverses façons — et c’est de moins en moins une épreuve), je vois bien que mes moments d’intense émotion perceptible concernent rarement les questions que tout le monde juge supérieures. Ça peut être, par exemple, quand des gens braquent leurs yeux vers moi en attendant que je dise quelque chose de pertinent et que je ne comprends pas quoi ; quand je rougis de me sentir rougir ; ou, et c’est le pire, quand je veux exprimer quelque chose mais que je vois que ça n’arrive pas à être compris. Je constate que je suis souvent particulièrement maladroit. C’est mon coté Black Bolt.
J’ai vécu le peu d’événements tragiques de ma vie (douce en tout jusqu’ici) avec une certaine indifférence apparente et en n’en gardant d’ailleurs aucun souvenir émotionnel, alors qu’à l’inverse, je peux vivre des emballements très intenses pour des questions qui semblent futiles à d’autres et que je peux énumérer : le graffiti ; la programmation ; l’Histoire de l’art ; la peinture et le dessin ; internet (notamment les forums) ; la bande dessinée ; Wikipédia ; mes blogs ; le thème de la fin du monde ; la généalogie. Nathalie voit ça comme des « périodes » : je suis à fond dans un truc, et ça dure trois ans puis un nouveau truc me passionne, sans que j’abandonne jamais tout à fait les passions précédentes, mais en m’obnubilant clairement. Parfois je parviens à transmettre mon enthousiasme autour de moi, parfois je fatigue juste les gens avec mes marottes incongrues.
Enfin bref, voilà comme je suis. Je me voyais jusque récemment encore comme un grand timide et un cérébral, mais sans me dire que j’étais réellement bizarre, d’autant que je ne suis pas seul à être tel que je suis. Je me disais jusqu’ici que c’était dû à mon ascendance norvégienne.
Et puis un jour, une dame qui a des raisons familiales de s’y connaître et avec qui j’ai dîné un soir1 m’a donné son diagnostic sauvage : selon elle, j’entre dans le spectre autistique, je suis atteint du syndrome d’Asperger. Très légèrement, sans doute, mais suffisamment pour que ça lui saute aux yeux, non pas pour les traits de caractère que j’évoque ci-avant, mais, apparemment, pour des traits auxquels je n’aurais jamais pensé, comme ma manière de constamment baisser les yeux et autres tics, le décalage entre ce dont je parle et l’expression de mon visage, ma manière même de parler — tant dans le ton de ma voix que pour mon vocabulaire.
Je n’ai pas tenté de faire vérifier cette intuition par une personne dont c’est la profession, car au fond je ne vois pas ce que ça changerait, mais ça m’a éclairé sur mes naïvetés, mes moments « premier degré », ma prosopagnosie2, sur mon rapport au monde, à l’honnêteté3, à la bonne foi, à la justice.
À y réfléchir, donc, il me semble concevable que je souffre d’un très léger handicap social, aux franges du spectre autistique. Très léger car il ne m’a jamais empêché d’avoir des amitiés (nombreuses et soutenues), de travailler, d’être heureux. C’est juste une petite bizarrerie, quoi, qui fait que je suis nerveusement incapable de jouer à un jeu de société, et qui fait que je suis distancié, ne serait-ce qu’à mon propre sujet, ou encore que je me montre notoirement patient dans mes conversations4 et assez indifférent aux catégories ou aux positions d’autorité qui me semblent non-rationnelles5.
Bon, en attendant que j’arrive aux âges où on a des choses passionnantes à raconter sur ses problèmes de santé, je crois que vous savez vraiment tout sur moi !
- C’était en fait une journaliste et écrivaine invitée par mon école, j’avais la charge de lui montrer un peu la ville. [↩]
- Apparemment, la prosopagnosie, c’est à dire la difficulté à reconnaître des visages, peut-être liée au syndrôme d’Asperger. [↩]
- Lors d’un workshop consacré aux « fake news » à l’école d’art du Havre, trois étudiants m’avaient demandé de participer à une expérience sociale : je devais donner rendez-vous à tous les étudiants participants à une heure et un lieu précis, mais ne jamais m’y présenter. L’expérience consistait à observer (et filmer) la réaction des étudiants — lesquels ont été paraît-il très patients et ont inventé mille hypothèses bienveillantes pour m’attendre une bonne heure. J’avais accepté de me prêter au jeu, mais dans la douleur et la honte, car je n’aime ni mentir ni être en retard. Émotionnellement incapable de supporter la situation, j’avais quitté l’école pour aller sur la plage du Havre où je suis resté jusqu’au soir. J’en rougis encore en y pensant. [↩]
- Je le dis, car c’est une chose qui revient très souvent, on me félicite pour ma patience alors que je sais que celle-ci n’a rien de forcé et ne me cause aucune douleur particulière. [↩]
- Je ne vais pas développer ce que j’entends par là, c’est un sujet à part entière. [↩]