La prosopagnosie

Ce matin sur le quai de ma gare, je vois une femme que je reconnais. Je ne l’ai pas vue depuis longtemps, c’est une amie de ma femme, elle n’habite plus la ville depuis une bonne dizaine d’années, mais je sais qu’il lui arrive de venir y retrouver des connaissances, il n’est donc pas absurde qu’elle se trouve là. Je suis un peu loin, elle regarde dans le vague et ne semble pas m’avoir vu, puisqu’elle ne me rend pas mon sourire. Je commence à douter : à la réflexion, elle ressemble à une autre amie, qui a plus ou moins les mêmes cheveux, ou plutôt, qui a à peu près exactement les mêmes cheveux, de la même couleur, sans doute habituellement de la même longueur, mais qui est généralement nettement plus mince. Je fais un effort mental pour me souvenir des visages des deux femmes que j’identifie à celle-ci, et même si c’est très difficile, ou en tout cas très imprécis, je constate que la femme que je pensais connaître, et que j’ai identifié successivement à deux femmes que je connais bien, n’est ni l’une ni l’autre. C’est une inconnue. Du moins j’espère.
Un peu avant ma vingtaine, je passais presque chaque soirée chez un voisin, avec notre bande d’amis, et notamment, l’amie d’une des sœurs. Cette jeune femme était un peu distante à mon égard, et j’ai fini par apprendre pourquoi : elle était mortellement vexée de me voir l’ignorer chaque fin d’après-midi, gare Saint-Lazare, alors que je lui achetais mon paquet de cigarettes. Pour elle, j’étais un type incompréhensible qui la dédaignait l’après-midi et qui tentait d’avoir une conversation amicale le soir, une sorte de cyclothymique, un demi-fou. En vérité, j’ignorais qu’elle travaillait dans le débit de tabac de la gare, et, hors-contexte, je ne l’avais tout simplement jamais reconnue.
Une autre fois, j’ai rencontré un nouveau client, à qui j’ai donné rendez-vous dans un café le lendemain. Arrivé tôt, j’ai guetté chaque visage qui se présentait : chauves, barbus, blonds, bruns, incapable d’avoir la moindre idée de la tête qu’avait ce client vu la veille. Et comme chaque fois, je scrute les visages, je cherche le contact visuel, un sourire, une réaction qui me prouverait que la personne m’a identifié et qu’elle est bien celle que je cherche.
Récemment, j’avais rendez-vous au restaurant avec deux personnes, et alors que je les attendais, c’est une troisième personne, dont j’ignorais qu’elle était aussi invitée, qui est entrée et s’est approchée de moi avec l’air de savoir qui j’étais, m’appelant par mon prénom,… Il s’agissait d’une jeune femme qui a étudié deux ans dans mon école et que je croise fréquemment depuis, mais puisque je ne m’attendais pas à la voir, je ne l’ai pas reconnue.

Oliver Sacks (reconstitution).

Il m’est arrivé des milliers de fois ce genre de mésaventure, provoquant embarras ou situations cocasses, mais curieusement, je n’ai jamais trouvé ça anormal, je me jugeais juste distrait. J’ai lu L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d’Oliver Sacks, mais je ne me sentais pas concerné, étant tout à fait capable de reconnaître mon épouse, que je vois chaque jour depuis vingt-huit ans.
Il faut que j’aie vu quelqu’un régulièrement pour que son visage s’imprime dans ma mémoire, et le processus est fragile : si le contexte est inattendu, il se peut que l’identification ne fonctionne pas, et si quelques années passent, l’empreinte s’évanouit peu à peu.  C’est le visage de face qui ne m’évoque rien. Le profil, la démarche, le langage corporel, la voix, la taille, la corpulence, la coupe de cheveux, les lunettes, le style vestimentaire, eux, me permettent bien plus sûrement de reconnaître les gens. En fait, je reconnais parfois mieux une personne de dos que de face.
Un jour, j’ai lu l’histoire d’un professeur d’université anglais qui vivait à peu près la même chose que moi — de manière à peine plus handicapante. C’est cet article qui m’a permis, à plus de quarante ans, de comprendre que mon cerveau ne fonctionnait pas très bien de ce côté là. Ce n’est pas une maladie, ça ne s’attrape pas, ça n’évolue pas, c’est un « trouble », un petit truc qui cloche. Grâce à l’article, j’en ai retenu le nom : « prosopagnosie ». Pour paraphraser Molière : il y a plus de quarante ans que je fais de la prosopagnosie sans que je n’en susse rien. Admettre qu’il s’agit d’une anomalie constitue un soulagement, je n’hésite pas à prévenir les gens que je rencontre que je risque de ne pas les reconnaître un jour. Parfois, je sens que ceux à qui je dis ça se demandent quel genre d’animal je suis, puisque je leur explique que j’ai toutes les peines à reconnaître des visages, ce qui leur est généralement si naturel (très souvent, on me répond : « moi j’ai souvent du mal avec les noms ») et que je leur dis franchement, alors que je viens à peine de les rencontrer, que je ne les reconnaîtrai pas demain. À présent je m’astreins à des exercices, je note mentalement des détails des visages : l’œil tombant, bovin, cerné ou écarquillé, les sourcils épais ou fins, la mâchoire qui avance, le maxillaire carré, pointu,… J’essaie de dessiner des visages — ce que j’ai toujours détesté lorsque je me voyais artiste, et que je préférais les arbres ou les natures mortes aux portraits que, c’est évident, j’avais beaucoup de peine à réussir.
Je remarque aussi que j’ai souvent la peur que les gens peuvent m’oublier. L’idée de changer d’uniforme (tee shirt + sweat à capuche) ou de coupe de cheveux m’angoisse : et si on ne me reconnaissait plus ?
Voilà, vous savez, je peux désormais renvoyer vers ce texte les personnes, nombreuses, à qui j’essaie de raconter mon modeste drame : si je ne vous vois pas, si je ne me souviens pas de vous, ne vous vexez pas, c’est mon cerveau qui ne fonctionne pas bien. Et souvent, du reste, je me rappelle très bien de tout ce que je sais d’autre d’une personne : son nom, son année de naissance, comment je l’ai rencontrée, ce qu’on s’est dit un jour sur Twitter, les amis que nous avons en commun, etc.

Le reste du monde, ce lieu angoissant

Le film Jason Bourne (dont je reparlerai en détail ailleurs) s’ouvre sur une scène de boxe brutale située dans la ville grecque de Tsamantas, non loin de la frontière albanaise. Vieux pick-ups, routes de terre désertique et poussiéreuse, inquiétants orientaux qui ne savent s’exprimer que par des aboiements inintelligibles et semblent surexcités à l’idée de faire des paris illégaux sur des costaux qui battent torse-nus.

Dans tout le film, les foules ne s’expriment qu’en aboyant et en gesticulant de manière erratique, à la manière des personnages non-joueurs des jeux vidéo, qu’elles se trouvent à Tsamantas, Athènes, en Islande, à Berlin ou à Londres. À Las Vegas ou à Washington, en revanche, les humains sont doués du don de parole ou au moins capables d’agir autrement qu’en essaim1.

Je dois dire qu’un des points que j’ai apprécié dans les deux premiers (et seuls bons) films de la série Jason Bourne (La mémoire dans la peau/La mort dans la peau) était le rapport entre des espions paranoïaques qui s’affrontent et le commun des mortels, complètement inconscient de côtoyer ce monde parallèle. Mais dans celui-ci, la situation se renverse . Les espions n’y sont plus des automates2 lancés à la poursuite du héros au milieu d’une foule innocente, mais des individus libres, dotés de motivations individuelles (survivre, se venger, contrôler, aider, découvrir une vérité,…) traversant un monde hostile ou personne d’autre qu’eux ne semble capable de penser par soi-même.

Revenons au village de Tsamantas (Τσαμαντάς). Celui-ci existe bel et bien. Sa population ne dépasse pas la centaine de personnes. Depuis ses montagnes on aperçoit l’Albanie, mais aussi, à l’Ouest, l’île de Corfou. Les photographies de Tsamantas que l’on trouve en ligne renvoient une image passablement différente de celle qui est véhiculée dans le film :

On trouve des plateaux arides dans les Balkans, mais ces scènes du film Jason Bourne a plus vraisemblablement été tourné en Espagne ou dans le Nevada (les deux lieux ont servi au tournage). Quand à la ville d’Athènes et ses émeutes anti-finance (ahurissantes : chaque coin de rue est occupé par des gens dont l’unique occupation est de jeter des cocktails Molotov), elle a été « reconstituée » à Santa Cruz de Tenerife, dans les îles Canaries.

Voici un film qui ne nous apprend rien sur les pays que son héros est censé traverser et qui nous offre l’image d’un monde indéchiffrable, barbare et menaçant, où les seules personnes capables d’agir de manière individuelle sont des étasuniens3.
Bien entendu, les Étasuniens ne sont pas seuls à se faire des idées absurdes sur le reste du monde4, et sans doute aussi sur les États-Unis. Mais à l’ère du « village global », on pouvait espérer un peu mieux.

  1. J’ai été frappé aussi par une scène située en plein-air, à Paddington Plaza (Londres), où le déclenchement de deux sirènes d’alarme dans les immeubles suffit à provoquer un mouvement de panique assez absurde. []
  2. Pour ceux qui ne sont pas familiers de la série, Jason Bourne fait partie d’un groupe d’agents spéciaux dont on a effacé la personnalité et la mémoire pour en faire des assassins aux capacités surhumaines et totalement dénués d’états d’âme. []
  3. Notons aussi la présence d’un hacktiviste Français — j’imagine, vu son nom — nommé Christian Dassault. Cet espèce de Julian Assange est un défenseur fanatique de la transparence, mais même s’il a quelques lignes de dialogue au cours du film, sa manière de réfléchir n’est pas très logique : après avoir tenté de convaincre Jason Bourne de se rallier à sa cause, il profite de la première seconde d’inattention de ce dernier pour tenter de le tuer, sans arme à feu, alors qu’il pourrait deviner facilement que ce mouvement mènera inéluctablement à sa propre mort. []
  4. Qu’on se rappelle de la guerre en Yougoslavie, illustrée au JT avec des vieux paysans des alpes dinariques montés sur leurs ânes… []

Quelle photo officielle ?

Nouveau président, nouvelle photo officielle. Comment renvoyer l’image d’un dirigeant moderne qui bouscule les codes et pousse mémé dans les orties en ruant dans les brancards ? J’ai quelques suggestions.
Si l’une d’entre elles est retenue, je veux percevoir des royalties :

– Photographe : Nan Goldin. Le président prend un bain, les yeux révulsés, l’air complètement défoncé. On devine qu’une femme est assise sur le bord de la baignoire.
– Photographe : Martin Parr. Le président mange un plat en gelée aux couleurs peu appétissantes dans un restoroute Jacques Borel. Le mobilier est en plastique moulé orange giscardien.
– Photographe : Charles Fréger. Déguisé en chamane traditionnel picard, le président se tient seul dans un champ de betteraves. Au loin, on devine la cathédrale d’Amiens.
– Photographe : Annie Leibovitz. Le président, habillé en Prince de contes de fées, se trouve sur un cheval blanc. Il y a de la brume, l’éclairage est artificiel et l’image abusivement retouchée.
– Photographe : David la Chapelle. Le président se tient debout, les bras en croix, vêtu d’une toge et augmenté d’une auréole.
– Photographe : Valérie Belin. Une série de photographies de sosies du président. Le spectateur ne sait s’il s’agit de véritables personnes ou de mannequins.

D’autres idées ?

Eurovision 2017

Pour vous, hier, j’ai regardé l’Eurovision.
Je déteste quatre vingt quinze pour cent de ce que j’y entends mais j’aime bien ce spectacle quand même, impossible de dire pourquoi. À titre professionnel, je m’intéresse au travail réalisé sur les décors, souvent très high-tech (mais plutôt moins impressionnants cette année que d’autres). Et pour je ne sais quelle raison, l’habitude, sans doute, la distribution finale des notes m’hypnotise.
Norway, one point. Norvège, un point.

Image faussement glitchée, masque de soudeur serti de diodes façon Daft Punk bricolé et mélodie pop sucrée,… La Norvège a tenté de faire quelque chose mais on ne comprend pas bien quoi, on a l’impression du résultat du travail de plusieurs personnes qui ne se seraient jamais consultées.

Un jour par an, on prend des nouvelles de tout un tas d’autres pays du continent (élargi à des contrées telles que l’Azerbaïdjan, Israël et l’Australie) qui malgré l’éloignement géographique et culturel s’avèrent capables de contribuer à une même culture musicale composée de chansons que (je crois) presque personne n’aurait l’idée de composer dans un autre cadre, où des bad boys tout droit sortis de publicités pour gels capillaires pédalent dans une soupe eurodance 1990 et où la chanteuse Azérie tente de ressusciter la new wave berlinoise d’avant la chute du mur sur une mélodie variétoche improbable. L’Eurovision est un lieu hors du temps ou les époques se télescopent et où chaque pays tente avec plus ou moins de succès de faire valoir son identité, parfois à coup de polyphonies folkloriques, de percussions traditionnelles ou de violons tziganes.
Je dois dire que quand la chanteuse roumaine au physique de Kylie Minogue, en duo avec un faux rappeur, s’est mise à lancer de virtuoses yodles tyroliens avec une voix à la Dolly Parton, sur des rythmes militaires, je me suis dit que j’aurais dû lire en détail le projet de Frexit de François Asselineau.

...
Freddy Mercury et Luciano Pavarotti ont enregistré un duo. Le chanteur qui représentait la Croatie parvient au tour de force d’incarner les deux chanteurs à lui tout seul, puisqu’il est leur synthèse physique, vocale et artistique — avec un petit quelque chose d’Elton John et la barbiche de George Michael. Il est célèbre pour son homophobie affirmée, puisqu’il a notamment dit que les gays et lesbiennes ne sauraient bénéficier des mêmes droits que les hétérosexuels car ce serait « un retour à Sodome et Gomorrhe ». Son pays, il faut le dire, n’est pas spécialement gay-friendly et a même changé sa constitution par référendum pour interdire par avance toute possibilité d’un mariage homosexuel. Avec la Russie, la Serbie (cf. l’excellent film La Parade) et l’horrible Tchétchénie, est-ce que tous les pays dits « de l’Est » ont cette même fixation malsaine et parfois mortifère ? (je me pose vraiment la question)

Chaque année, les commentateurs français se plaignent de voir que les points sont distribués par « blocs » : bloc slave, bloc adriatique, bloc caucasien, bloc balkanique, bloc scandinave, bloc anglo-saxon (désormais renforcé par l’Australie), bloc baltique, bloc Mitteleuropéen… Le bloc francophone n’est pas très soudé et il n’existe pas de bloc « crâneurs arrogants », alors la France se retrouve un peu isolée et n’a pas remporté la compétition depuis quarante ans. La dernière fois c’était l’année de la naissance d’Emmanuel Macron, avec la victoire de la franco-portugaise Marie Myriam. Moi qui n’ai pas de mémoire, je m’en souviens comme si c’était hier. Hier, justement, c’est le Portugal qui a gagné, avec une chanson atypique servie par la jolie voix retenue d’un jeune homme dont on nous a appris qu’il attendait une greffe cardiaque et que sa santé est si fragile que sa sœur a fait les répétitions à sa place.

Au moment de l’annonce des points remis par Israël, le présentateur a dit avec tristesse que cette quarante-quatrième participation de son pays à la compétition serait la dernière du fait de la décision du gouvernement de Benjamin Netanyahu de démanteler l’audiovisuel public israélien.

On ne parle généralement pas de politique à l’Eurovision. Mais cette année, la Russie s’est vue disqualifiée de la compétition puisque la chanteuse qui représentait l’empire avait donné des concerts en Crimée, territoire disputé par la Russie et par l’Ukraine, pays organisateur cette année. L’an dernier, l’Ukraine avait remporté le concours avec une chanson inhabituellement sombre qui évoquait la déportation des Tatars de Crimée en 1944.

Mon bilan de l’édition de cette année est globalement négatif, tout était assez mauvais, rien ne m’en reste, j’ai perdu une soirée à regarder des gens se dandiner sur de la mauvaise musique. La France avait envoyé un R’n’b vaguement orientalisant d’orchestre de mariage ou de bar mitzvah, plus facile à oublier que la chanson de l’année précédente, du même compositeur. J’ai tout de même bien aimé la voix de la chanteuse belge, celle, légèrement voilée, de sa collègue allemande, et peut-être bien aussi celle de leur concurrente polonaise mais je n’ai entendu qu’un extrait de sa chanson.
Oui, je sais, tout ça n’est pas très intéressant, mais il fallait que je le dise à quelqu’un. Et ce quelqu’un, ce fut toi, infortuné lecteur.

C’était Chloé F*

Le Havre. Mon train est à quai pour encore quelques minutes.
Une adolescente fluette d’une quinzaine d’années, aux cheveux très blonds, presque blancs, passe dans l’allée du wagon d’un pas décidé et lourd, étonnamment lourd, en fait, pour son gabarit, car je doute qu’elle atteigne quarante kilos. Je la vois sur la plate-forme qui crie quelque chose que je n’entends pas bien en direction d’une personne qui se trouve à l’extérieur. Elle passe le sas et continue à courir dans le wagon suivant. Je la perds de vue. Le train part. Quelques minutes plus tard, elle revient en sens inverse du même pas énergique et sonore et s’assoit juste derrière moi, devant les sièges d’une femme et de ses deux enfants. Elle leur parle, j’imagine qu’ils ont un lien peut-être familial. Je lis un peu puis je m’endors.

à Yvetot je suis réveillé par du chahut et beaucoup de confusion. Un bref cri de douleur, un « hé ! » ou un « aïe ! », et des insultes : « connasse ! pouffiasse ! t’es précoce ! ». L’adolescente fonce dans l’allée en faisant un doigt d’honneur, tournant finalement la tête pour crier « t’es une salope ! ». Elle sort du train qui repart presque aussitôt. J’essaie de l’apercevoir sur le quai mais elle a disparu.
En passant, elle a frappé la tête de la jeune fille qui se trouve derrière moi. Sa mère se demande surtout ce qu’elle a jeté : « C’est un papier ? C’est quoi ? Oh, c’est un préservatif ! Elle t’a jeté un préservatif ! ». Le fils, maigrichon avec une houpette blonde, des taches de rousseur et un survêtement noir synthétique, regrette son manque de présence d’esprit, il explique qu’il aurait pu faire un croche-pattes à la jeune malpolie, pour qu’elle tombe. Ni sa sœur ni sa mère ne relèvent son propos, alors il le répète plusieurs fois. La mère répète : « un préservatif ! ». Sa fille explique : « C’est Chloé F*, c’est une cassos, l’autre jour elle m’a traitée de cassos ! ».
« — Bon, vas sur Facebook ! Ça me plait pas trop, cette histoire ! Elle va voir ! Je ne vais pas en rester là, c’est moi qui te le dis ! Je vais la défoncer, j’ai pas dit mon dernier mot ! ».
Apparemment, Facebook ne fonctionne pas : entre Yvetot et Rouen on capte pas bien. Le garçon continue de regretter à voix haute de ne pas avoir pensé à faire un croche-pattes. À Rouen, la petite famille descend.

Nous les petits, les sans-grade

Je dois voter pour quelqu’un que j’aime pas afin de faire barrage à quelqu’un qui ne va pas passer. Donc je me dis bon okay cette élection c’est vraiment de la drouille, alors dimanche, oui, je vote comme on m’oblige, pour le bien de la démocratie, mais je noie mon chagrin dans l’alcool. Je précise que je suis un alcoolique léger, je ne bois jamais d’alcools forts. Enfin cette semaine j’ai trempé mes lèvres dans de la vodka à cause d’un concours de circonstances. On m’avait dit « goûte ! », alors j’ai goûté, pour la convivialité, pour avoir l’air cool, pour faire genre le mec qui a déjà bu de l’alcool fort, que ça fait pas tousser. Mais bon hein normalement je m’arrête au Porto ou au Martini. Et généralement c’est Martini (Rosso), plutôt, mais le Porto est très bien aussi, enfin certains sont un peu forts, faut dire ce qui est. Beaucoup de gens me disent : « le Martini, okay, mais le blanc ». Mais moi pas du tout. Je ne déteste pas le blanc, attention (sans vodka, par contre) mais je préfère nettement le rouge.
Alors l’autre jour je passe à Simply, et en prévision de dimanche, donc, je me dis : « Tiens je vais acheter une bouteille ». Seulement ils n’avaient que des bouteilles de 50 centilitres, apparemment tout le monde avait eu la même idée que moi. Forcément. C’est aussi ça la démocratie, tout le monde pense le même truc en même temps. Ébranlé par cette situation inattendue, et de peur que le lendemain j’aie encore moins le choix, je prends ce qu’on m’a laissé (on ne peut pas dire qu’on ait le choix de grand chose ces temps-ci, dis-donc), c’est à dire la petite bouteille. Ça me coûte six euros et quelques.

Cette image n’a aucun rapport. Ce sont les bulles produites par le lavabo du premier wagon du du train Intercités 3101 que je prends tous les mardis matin. Si vous cliquez vous verrez la vidéo.

Trois jours plus tard, c’est à dire aujourd’hui, je retourne à Simply mais pour complètement autre chose. Je ne vais pas rentrer dans les détails car ça a très peu d’intérêt dans mon récit, mais bon je passe souvent à Simply (chez Simply ? au Simply ?) quand je remonte de la gare car c’est sur le chemin. Ce n’est pas que je milite pour cette chaîne, j’y vais parce que c’est sur ma route, j’y allais déjà quand ça s’appelait Atac, et, il y a encore plus longtemps, à l’époque où ça s’appelait Unimag. Par curiosité, espérant voir qu’il n’y avait plus de bouteilles du tout (j’aurais pu me dire « j’ai été bien avisé d’être prévoyant » et sourire intérieurement en pensant aux autres qui n’auront pas eu ma sagesse), je passe quand même inspecter le rayonnage des apéritifs et là je vois qu’ils ont fait du réassort en Martini Rosso, et conditionné au litre, s’il vous plait ! Et au prix de huit euros et quelque, pour couronner le tout ! Si le prix au litre avait été le même quel que soit le conditionnement, la petite bouteille aurait dû être vendue quatre euros, ou la grande douze euros, mais là c’est n’importe quoi c’est pas cohérent, enfin c’est pas le même prix au litre, quoi. Inutile d’avoir fait polytechnique pour constater que je me suis bien fait avoir. Tout ça parce que j’avais cru à une pénurie, que je m’étais montré prévoyant. Puni d’avoir voulu trop bien faire.
« Trop bon trop con », comme disait le Mahatma Gandhi.

C’est vraiment horrible ce qu’on subit, nous les gens normaux. Et tout ça, les froids technocrates de Bruxelles qui nous voient comme des chiffres, comme du chômage, comme du PIB, comme de la confiance des ménages, ils s’en moquent bien de ce qu’on vit ! Ah ça, si elle passe, Le Pen, faudra peut-être pas s’étonner ! Je vous le dis ! Bon et d’ailleurs faut que je rachète une bouteille parce que là je viens de la terminer.