Mois : janvier 2018
Testament du 24 janvier 2018
Je crois que quand je suis malade, je suis insupportable. Voilà pourquoi il est plutôt bien que ça ne m’arrive pas souvent.
Ça énerve les gens quand je le dis, mais je n’aime pas tomber malade. On me répond toujours : « ben évidemment ! Qui aime tomber malade ? Tu crois qu’on fait exprès ? ». Je n’ai pas de théorie, mais je constate que certaines personnes tombent malades et ont même développé une compétence dans le domaine, savent prendre un rendez-vous chez le médecin, se mettre en arrêt, souscrivent à des complémentaires santé, enfin toutes ces choses. Moi pas du tout : comme je ne vois des médecins que quand j’ai un problème, il me semble évident qu’éviter les médecins permet de rester en meilleure santé. Ça vous semblera absurde mais ça m’a bien réussi jusqu’ici, car aujourd’hui est la première fois de ma cinquantaine d’années sur cette Terre que j’ai signifié à un de mes employeurs que je devais être arrêté. J’évite les médecins mais j’évite aussi les malades et je sais que je me montre parfois impoli et peu compatissant avec ceux qui souffrent. J’ai lu une théorie basée sur des modèles statistiques qui affirmait que depuis toujours les hypocondriaques — je suis de ceux-là — permettaient aux communautés de survivre car ils fuient le contact avec les malades, contrairement aux médecins qui fréquentent des gens plein de miasmes (avec une excuse professionnelle il est vrai). Eh oui, s’il a resté des vivants après la Peste noire du XIVe siècle ou la Grippe du début du XXe, c’est peut-être grâce à la sagacité des des gens qui ont peur de la maladie et n’essaient pas du tout d’entrer en contact avec les malades.
Je m’arrange souvent pour n’avoir des rhumes qu’entre mes journées de travail ou pendant les vacances, et il ne m’est jamais rien arrivé d’autre qu’un rhume, si ce n’est que de temps en temps, quand un truc me gratte, me pince ou me gène, je regarde Doctissimo, j’apprends que j’ai probablement un cancer incurable ou une maladie rarissime quelconque et me voilà soulagé, apaisé : il n’y rien d’autre à faire que d’attendre la mort, avec flegme, sérénité et noblesse. Ce qui est le but de la vie, entre parenthèses.
Enfin ça se passait comme ça jusqu’ici, donc.
Ce week-end, j’ai vu venir un bon gros rhume, en parfaite simultanéité avec ma moitié. Il tombe mal car la semaine s’annonçait chargée : un gros travail à finir, un jour de cours, une conférence, et un voyage à Angoulême. Le rhume s’est avéré plus méchant que prévu, peut-être une grippe. Lundi, j’ai peiné à finir la rédaction de ma conférence prévue deux jours plus tard, et je me suis couché sans trouver le sommeil. Le lendemain, toujours pas endormi, j’ai éteint mon réveil avant qu’il sonne, à 5:00, comme tous les mardis. Je me suis levé, habillé, j’ai avalé mon café et je suis parti au Havre. Peu avant Rouen, un tunnel était inondé par la crue de la Seine, alors le trajet a duré une heure de trop. J’avais mal à la tête et j’ai essayé de prendre un fervex®, mais je n’avais comme gobelet pour préparer la décoction que le sachet de poudre lui-même. J’y ai versé un peu d’eau de ma bouteille, et j’ai vite vérifié qu’il était très difficile de touiller l’intérieur d’un bête sachet de ce genre et plus encore d’en boire le contenu. Je m’en suis un peu mis partout.
En sortant du train, la tête me tournait, je grelottais, je suais, mais j’ai malgré tout réussi à marcher jusqu’à l’école, mécaniquement. Tout le monde m’a trouvé bien malade, et j’ai pu voir ce que ça faisait quand les autres vous disent « ah ben t’approches pas de moi, alors ! ». Normalement c’est moi qui dis ça. Mes yeux me chauffaient et les sons me semblaient assourdis. On m’a dit que je m’exprimais lentement, de manière un peu incohérente et que je ne comprenais pas tout ce qu’on me disait, ce qui n’est pas loin de mon état habituel, finalement, mais cette fois, en pire. J’ai appris que d’autres dans l’école étaient dans le même état que moi et qu’ils n’étaient pas venus : « rentre chez toi ! ». J’ai écrit aux organisatrices de la conférence du lendemain pour leur dire qu’il était possible, considérant mon état, qu’on ne m’y visse pas.
À midi, j’ai juste mangé un peu de riz, sans faim, et puis j’ai fait ce qu’on m’a dit, j’ai repris le train pour Paris, la tête bourdonnante.
J’ai plutôt bien dormi une heure, puis je me suis réveillé avec à nouveau un bon mal de tête, localisé autour de l’œil droit. Même mes cheveux me faisaient mal. J’ai décidé de prendre une aspirine, mais les miennes sont effervescentes, et je n’avais toujours pas de gobelet.
Pas de gobelet ? Qu’à cela ne tienne, je ne manque jamais de papier et encore moins d’idées. J’ai donc déchiré une feuille de mon cahier afin de créer un récipient pour y dissoudre l’aspirine.
Le résultat ressemblait à ça :
Je ne l’ai finalement pas essayé, j’en ai juste fait un dessin parce ce que l’absurdité fonctionnelle de l’objet m’a fait rire. Je n’ai pas non plus tenté de mettre directement le cachet dans ma bouche car j’ai un souvenir médiocre du résultat, ayant tenté pareille manœuvre une fois. Tant pis, pas d’aspirine.
Arrivé Gare Saint-Lazare, je me rue sur la pharmacie de la salle des pas perdus pour acheter des remèdes de charlatan. Des trucs aux plantes. J’aime bien ça, ça a un goût de terre, de thym ou de sapin, ça rappelle les remèdes de sorcières que l’on prépare enfant en mélangeant de l’argile, des herbes de Provence et dieu sait quoi d’autre, et si ça ne soigne pas vraiment, au moins ça n’est pas dangereux. Puisqu’un un rhume ou une grippe ne se guérissent pas, puisqu’il faut juste attendre que ça passe, il faut bien se faire croire qu’on ne fait pas rien.
Le pharmacien a flairé le pigeon enrhumé : « ah, oui, vous avez un rhume… Ah mon pauvre… Alors tenez, donc voilà, vous prenez un cachet toutes les x heures ou x cachets deux fois par jours » (il écrit sur la boite des signes que je n’ai pas pu déchiffrer depuis) « ah vous êtes très pris, donc je vais vous ajouter des gouttes, tenez » (pas le temps de dire oui ou non, il était déjà en train d’écrire sur la boite de gouttes combien de fois je devais inonder mes narines) « oh et puis tiens, j’ajoute ce truc pour alléger la charge virale dans la région des sinus ». Je n’allais pas dire à ce brave homme de remballer ses remèdes de saltimbanque alors qu’il avait écrit des gribouillis illisibles sur chaque boite : ça ne se revend plus, une fois gribouillé, si ? Et puis il avait une blouse blanche et l’air de s’y connaître. Après tout il faut faire des études pour être pharmacien, non ?
Je savais que je me faisais rouler dans la farine, mais mes pensées étaient trop lentes, j’ai juste dit « ah quand même ! » quand le lecteur de carte bancaire m’a appris que je lui devais 44 euros. En sortant, j’essayais de calculer : 44 euros… En francs ça fait… ça fait trois-cent ? Trois cent francs ?
J’imagine le gars se frottant les mains avec satisfaction.
Peu après, dans le train qui me ramenait dans ma banlieue, perdu dans mes pensées, j’ai été réveillé par un son désagréable sorti de ma propre gorge, qui tentait d’imiter la voix de France Gall adolescente chantant Cet air-là.
« Il restera cet air-là-à-à-à-à, à jamais au fond de moi-à-à-à ». J’avais dû chanter fort car tout le wagon m’a regardé.
Arrivé chez moi, je constate que Nathalie est dans un état légèrement pire. Je me suis couché, levé, couché, levé. On a bu des grogs. Nathalie s’est méfiée de mes médicaments de bonimenteur herboriste, échaudée par un vieux dossier de tisane à l’artichaut qu’elle avait détesté. C’est ça le mariage : tu commets une erreur en 1992 et tu la paies encore en 2018 ! J’ai mangé les cachets (et finalement Nathalie aussi) en me rendant compte que, malgré les marques différentes, les deux produits ont la même composition : de l’échinacée, et puis quelques autres trucs que j’ai tous dans mon jardin. Je suis allé sur des sites de pharmacies en ligne, et j’ai constaté que le prix total de ces produits aurait dû être d’environ vingt-cinq euros. Donc si comme moi vous pensez qu’il est anormal qu’un pharmacien surfacture ses produits de vingt euros, vous saurez qu’il faut éviter les produits non-conventionnés chez le pharmacien de la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare. Je ne dis pas que c’est un voleur, juste que c’est le genre de commerçant français tel que le monde nous les envie depuis l’Occupation. Il a de la chance que je ne sois pas physionomiste, parce qu’un jour ou l’autre, je ne serai plus enrhumé.
Mes enfants, cruelle progéniture, se sont moqués de leurs pauvres parents emmitouflés grelottants sous leurs polaires. Après dîner, j’ai retrouvé un peu d’énergie, je devais avoir un peu faim, il faut croire, mais pas assez d’énergie pour m’imaginer prendre la parole pendant un colloque.
Aujourd’hui, ça va un peu mieux. J’ai un peu moins mal à la tête. Et j’ai le nez qui coule. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours pensé que c’était bon signe.
Tout ça pour dire que si ces lignes sont les ultimes que j’aurais écrites, si je meurs cette semaine d’une pneumonie, je compte sur vous pour jeter sans les lire tous mes manuscrits de romans inachevés. Comme Franz Kafka l’a demandé à Max Brod, par exemple. Enfin pas par exemple, mais exactement pareil. Hein, vous ferez comme Max Brod. On se comprend bien hein ? Pas de blague !
Ils se trouvent dans c:/jn/litterature/romans.
Le gars qui avait un ticket
La file n’avançait pas bien, le type qui venait de passer tentait de discuter avec la caissière. Il n’a pas bougé quand la jeune femme a fait passer les articles (heureusement peu nombreux) du client suivant. Il suait abondamment du crâne et faisait mine d’examiner avec la plus grande attention le détail de sa note, à la recherche d’une erreur ou avec l’espoir, peut-être, d’y voir apparaître un message d’amour. Il a gêné le client suivant, aussi, et puis notre tour est arrivé. Notre caddie était bien rempli, et le stationnement de ce type bizarre et de ses sacs au bout de la caisse allait poser un véritable problème. La caissière a sévi : « Vous pouvez faire ça un peu plus loin ? Ça va pas être pratique ! ».
Le type a eu un rire nerveux : « ah je dérange, hin hin, c’est ça ? ». Il a eu l’air un peu malheureux que la caissière et Nathalie, à l’unisson, lui répondent par un « ben oui ! ».
Ben oui, un peu que tu déranges, mon gars ! Déçu, il a emmené ses sacs ailleurs, faisant encore un peu semblant de lire le détail son ticket de caisse, les yeux vides et le cœur brisé par la jeune et jolie demoiselle avec qui il semblait espérer avoir noué un lien affectif et qui venait de le foudroyer en lui disant qu’il encombrait sa caisse.
Le jour où j’ai inventé les hipsters (2002)
Colette, concept-store parisien bien connu vient de fermer ses portes après vingt ans d’existence. Il semble que cette disparition soit imputable à l’intégrité de ses créatrices, Colette Roussaux et sa fille Sarah1, car la mère prend sa retraite, et dit le communiqué de presse, « Colette ne peut exister sans Colette ». Cette intégrité n’est pas feinte, car le succès de la boutique repose sur sa fidélité à la cohérence de ce projet : être un lieu parisien unique de trois étages dans la rue Saint-Honoré. Les propositions de cloner la formule à New York, DubaÏ ou Tokyo n’ont pas manqué, mais rien à faire, Colette n’a jamais dévié, n’a jamais voulu devenir une marque. L’endroit a très tôt été remarqué pour son bar à eaux, où l’on pouvait déguster des eaux minérales du monde entier, mais c’était surtout un endroit rempli d’objets de design rares et sélectionnés avec soin : livres d’art, vêtements, montres, vaisselle, chaises, appareils photo, gadgets électroniques, etc2. Au delà des objets, Colette était aussi avant tout un lieu de découverte de créateurs, dans un esprit syncrétique, puisqu’on y assistait à un télescopage bien moins évident à l’époque de la création du lieu qu’aujourd’hui entre mode, design, design graphique, street-culture, art contemporain et luxe. Parmi les créateurs qui ont collaboré avec le concept-store se trouvait Claude Closky3, grâce à qui je suis entré en contact avec Sarah-de-Colette, qui m’a embauché pour quelques travaux entre la toute fin des années 1990 et le début des années 2000, notamment un économiseur d’écran4 inspiré du personnage de Winney, par Kuntzel et Deygas, et des installations interactives. Ça n’a pas été une collaboration particulièrement soutenue, mais plutôt plaisante, en tout cas sur la plupart des projets.
Pour l’anniversaire des cinq ans de la boutique, le 13 mars 2002 exactement, j’ai été invité à réaliser un dispositif qui transformait les visages des gens en bouquets de fleurs, et un livre d’or interactif qui permettait aux invités de laisser des messages. L’installation s’est terminée un peu en catastrophe, alors que la fête démarrait. Je n’avais pas pu venir le jour précédent car j’enseignais toute la journée à Amiens. Quand je suis arrivé sur place, il y avait déjà une foule conséquente qui attendait que les portes ouvrent. Je me suis présenté devant la personne qui filtrait l’entrée avec un look assez mal adapté au lieu : cheveux trempés par la pluie, un vieux k-way sur la capuche duquel avait été cousue une peau de loup, et une barbe. À l’époque, la barbe n’existait pas, j’étais le seul à en porter une, ou en tout cas j’en avais l’impression. J’ai expliqué que je venais « réparer l’ordinateur », et ce sésame a suffi, j’ai eu le droit d’entrer tandis que tout un tas de jeunes gens à l’apparence sophistiquée allaient devoir attendre qu’on veuille bien examiner leur carton d’invitation lorsque ce serait l’heure. Nathalie m’a rejoint quelques heures plus tard, elle n’avait pas non plus de carton d’invitation, et elle n’était pas la seule dans ce cas : des dizaines de fashion-victims tentaient de négocier, de faire croire qu’ils connaissaient quelqu’un à l’intérieur, qu’ils n’avaient pas de carton mais que leur nom était forcément sur une liste, quelque part, etc. Elle portait une veste en peau de mouton rose vaguement hippie et un pantalon de velours, elle s’en souvient encore quinze ans plus tard car elle non plus ne collait pas à l’ambiance. Elle n’aurait jamais dû pouvoir entrer, et pourtant, il a suffi qu’elle explique qu’elle venait chercher son mari, « un barbu avec un k-way qui vient s’occuper des ordinateurs ». pour qu’on l’accueille, bien qu’elle ait justement dit qu’elle pouvait m’attendre dehors et qu’il suffisait qu’on vienne m’avertir de sa présence. « C’est bon, allez-y ». Le type n’avait visiblement eu aucun mal à se souvenir de moi.
Nous aimons bien nous dire pour rire, Nathalie et moi, que, allez savoir, j’ai peut-être involontairement lancé la mode hipster ce jour là, en prouvant qu’un barbu habillé n’importe comment et sans invitation pouvait entrer sans peine dans le temple de la hype parisienne5, comme s’il était Pharell William ou Karl Lagerfeld.
Une fois mes programmes installés et fonctionnels, nous sommes restés pour profiter de la soirée, qui fut très plaisante. Je me souviens d’avoir mangé des macarons à l’huile d’olive et d’avoir croisé, entre autres têtes médiatiques familières, celle d’Ariel Wizman.
Au moment de sortir, on nous a remis à chacun une pochette en papier métallisé, c’était le cadeau offert à tous les invités. Nous ne l’avons pas ouvert tout de suite et alors que nous marchions vers le métro, nous avons été poursuivis par un type qui n’avait apparemment pas pu rentrer et voulait absolument cette pochette : « allez, vous pouvez m’en donner une, vous en avez deux ! Je vous l’achète, je peux payer ! Pitié ! ». Je crois que j’aurais pu lui demander n’importe quoi en échange de cet objet, mais je crois aussi que s’il avait pu nous assommer pour nous le dérober, il l’aurait fait. La pochette ne contenait que quelques ephemera graphiques, rien de particulièrement précieux sans doute, mais pour ce jeune homme, c’était visiblement une preuve d’appartenance à une certaine communauté : avec sa pochette brillante, il pourrait au moins faire croire qu’on l’avait admis à faire la fête avec le tout-Paris. Moins par égoïsme qu’effrayés par les piteuses supplications, nous nous sommes laissés poursuivre cent mètres sans craquer : nous avons gardé les pochettes.
Ma dernière collaboration avec Colette ne s’est pas aussi bien déroulée que les précédentes. Je devais réaliser la programmation d’une borne placée dans la boutique physique et destinée à permettre aux chalands de consulter le catalogue complet, bien plus étendu que ce qui se trouvait en boutique. Pour cela il fallait que j’apprenne à interroger des bases de données en ligne, notamment, science qui m’échappait complètement à l’époque. Mais mon plus important problème n’était sans doute pas technique, il était humain. En effet, ce projet m’imposait de collaborer avec la minuscule agence (en fait une seule personne, je crois, plus ou moins artiste et dont la collaboration avec Colette allait au delà de la bête prestation de service) qui s’occupait du site Internet de la boutique. Or j’ai senti que ma présence était, pour cet autre prestataire, indésirable, ou en tout cas non-souhaitée. Peut-être pensait-t-il pouvoir faire la chose aussi bien que moi, peut-être lui avais-je sans le savoir ravi ce contrat en proposant un devis déraisonnablement bas (je n’ai jamais été doué pour fixer des tarifs corrects), ou peut-être avait-il juste peur que je cherche à me faire une place dans ce qu’il jugeait être son territoire. Quoi qu’il en soit, que ç’ait été intentionnel, conscient ou non, le partenaire à qui j’avais été imposé s’est avéré un peu récalcitrant, m’informant au minimum, répondant à mes questions techniques par des e-mails un peu cryptiques et parfois même, je crois, en ne disant pas les mêmes choses à son commanditaire qu’à moi. Comme je suis très lent à la détente avec ce genre de questions très humaines, j’ai mis un temps infini à comprendre la source de divers malentendus.
Mais je rencontrais aussi des problèmes techniques. À cette époque, les Macintoshs étaient en train de migrer depuis MacOS Classic vers MacOS X, où tout ce qui était prévu sur d’anciens Macintoshs s’exécutait de manière terriblement lente sous MacOS X. Comme je travaillais à distance, et comme j’attendais souvent deux jours la réponse à un simple e-mail, j’ai mis longtemps à réaliser que quand on me disait « c’est trop lent ! », ce n’était pas une question de goût, c’était qu’il fallait attendre deux secondes entre un clic et son effet6. Désolé si j’entre un peu dans les détails, tout ça ne doit pas être palpitant à lire.
Du côté de la boutique, les éléments tardaient à m’être transmis, les employés qui devaient effectuer des installations et des tests ne suivaient pas mes consignes de manière très rigoureuse, s’emmêlaient dans les fichiers. Quelles que soient les responsabilités (et les miennes sont sans doute grandes), le travail n’avançait pas. Il faut dire que je pensais tout pouvoir faire à distance, mais ce n’est pas toujours une bonne idée.
Un jour je me suis déplacé. Je me suis présenté à un vendeur, un jeune homme musclé qui portait un tee-shirt orange. Je lui ai dit : « j’ai rendez-vous avec Sarah », mais au lieu de me guider, il a penché la tête et arboré une moue de dégoût en disant d’un ton traînant : « j’crois paaas, non ! ».
Il avait fait de son mieux pour me faire comprendre à quel point il se sentait désolé que j’existe.
Interloqué, je suis sorti appeler Sarah depuis une cabine téléphonique pour m’annoncer moi-même. Bien plus tard, par e-mail, je lui ai raconté cette aventure, et elle m’a semblé confuse et fâchée, me disant que c’était grave et qu’elle ne voulait pas laisser passer un comportement pareil. Mais je n’ai pour ma part pas voulu que ça tourne au scandale, car l’attitude de ce jeune homme n’était pas une erreur : la boutique devait son succès à un certain snobisme. Non pas le snobisme de la patronne, que j’ai trouvé professionnelle, et même plutôt chaleureuse et sans-façons, mais de beaucoup de ceux qui l’entouraient et qui avaient à cœur de protéger le lieu en repoussant les intrus. Je parie que le jeune homme au tee-shirt orange vient d’une ferme du Berry ou bien d’une cité d’Aubervilliers, qu’il ne vit depuis son adolescence qu’avec le souci de quitter son milieu, et qu’être à la caisse chez Colette a représenté pour lui la première marche d’une ascension sociale dans le monde de la mode et de la branchitude. Je pense qu’il avait quelque chose à prouver, qu’il fallait qu’il me fasse sentir, par sa muflerie, qu’il m’était supérieur, ou en tout cas que je n’étais pas à ma place mais que lui, si.
J’aurais pu me contenter de trouver cette histoire amusante, mais je crois que ça m’a aussi un peu atteint, ou plutôt je crois que j’ai accepté le message : pour des raisons que je ne peux pas comprendre et qui tiennent à mon apparence, ma présence dans cette boutique de la rue Saint-Honoré était une incongruité, je n’étais pas dans mon monde. Bien entendu, l’attitude de ce vendeur est une anecdote, mais cet épisode a curieusement changé mon rapport au lieu et m’a sans doute un peu détaché du projet.
J’ai terminé ma tâche dans la douleur, avec un énorme retard et en me sentant entouré d’un frustrant climat d’insatisfaction, voire de suspicion, autant du côté de ma commanditaire que de celui des graphistes7. En fouillant mes e-mails de l’époque, je vois que j’avais fini par annoncer que je n’enverrai pas de facture, alors même que le travail avait bel et bien été terminé. On m’avait alors répondu que j’avais beaucoup sué et qu’il n’était pas question que je ne sois pas rétribué, et j’ai clôt l’affaire en répondant par un ferme merci-mais-non-merci auquel je me suis tenu. Pour finir, je n’aurai donc rien gagné d’autre dans cette affaire que des cheveux blancs et un sentiment d’échec. Je n’ai plus eu de contact professionnel avec Colette par la suite mais il m’est arrivé d’y passer8, toujours en ressentant une petite pointe de nostalgie.
- Je n’ai jamais rencontré que Sarah, qui, en ce qui me concernait, était la patronne de la boutique. En fait elle en était directrice artistique. [↩]
- Puisque je suis pingre, je dois avouer que je n’y ai jamais acheté que des livres, et un tee-shirt qui par miracle était vendu à un prix abordable [↩]
- J’accompagne Claude Closky sur ses projets numériques depuis 1997. Je me rends compte en l’écrivant que 1997 est l’année de la création de Colette ! [↩]
- Nathalie aussi a participé à ce travail. [↩]
- Amusant : à la même époque Philippe Nassif, journaliste à Technikart, publiait un livre intitulé Bienvenue dans un monde inutile : Les aventures de Jean-No, la fashion victime la plus sympathique de France, qui racontait l’existence un peu vide d’un deejay-graphiste précisément de mon âge… Un jour je lirai ce truc qui raconte le Jean-No d’un monde alternatif qui ne vit que pour la mode. [↩]
- Les changements majeurs de politique des éditeurs de système d’exploitation ou de logiciels font partie des événements qui m’ont fait le plus de tort, professionnellement parlant, et je dois dire que c’est ma plus grande raison de défendre le logiciel libre, où, certes, l’ergonomie n’est pas toujours soignée mais où la constance des outils prime. [↩]
- Kuntzel et Deygas, dont j’ai toujours apprécié le travail et que je n’aurai finalement jamais rencontré malgré deux collaborations. [↩]
- Par exemple pour le lancement d’un numéro de la revue Amusement, à laquelle j’avais participé. [↩]