Critique cinéphile

Dans ma banlieue, en sortant du centre commercial je vais vers l’arrêt de bus. Deux types me précèdent. Ils ont la quarantaine. L’un des deux a le dos tout tordu. Arrivés à destination, ils discutent, ils cherchent à se rappeler d’un film.
Un troisième quidam qu’ils ne connaissent pas intervient spontanément

« — C’est Je suis une légende. Le film que vous cherchez, c’est Je suis une légende, c’est avec Will Smith, c’est lui qui joue dedans.
— Ah ouais c’est ça c’est avec Will Smith, il est bien dedans, et c’est une histoire vraie hein. Moi je préfère ça, les histoires vraies [note : I am Legend raconte l’histoire d’un homme, dernier survivant d’une Terre peuplée d’entités à mi-chemin entre zombies et vampires].
— Il était dans Independance days, Will Smith aussi
Independance days (il marque le s)
— Ah oui
— Enfin les films qui racontent des histoires vraies c’est mieux
— C’est comme Black Widow avec Scarlett Johansson
— C’est Black Panther en fait.
— Ah oui, ben ça j’ai aimé parce que c’est plus réaliste que les Marvel
— C’est un Marvel
— Ah oui mais c’est mieux, c’est comme les X-Man quoi
— C’est aussi des Marvel
— Oui oui mais c’est pas pareil… »

Un bus arrive, pas le mien, ils montent tous dedans.
Je ne saurai jamais la suite.

Exténuant

Nîmes-Paris.
Quand je monte dans le train, un gars occupe déjà deux places, dont la mienne, sur laquelle sont posées ses baskets. Il a dû monter à Avignon. Ou en Avignon, comme aiment le dire certaines personnes qui veulent qu’on sache qu’elles savent de quoi elles parlent. Il n’a pas l’air commode, un petit côté Joey-Starr-academy. Derrière son casque on entend une musique vaguement gitane auto-tunée sur un beat électronique fatiguant. Je lui signale qu’il est à ma place, il ne bouge pas, il ne m’entend pas. Je le tapote son épaule plusieurs fois, aucune réaction.
Je finis par me résoudre à m’asseoir à côté, mais le train est bondé et je me doute que quelqu’un va me réclamer la place, et ça ne rate pas.

Un couple se présente : non seulement je suis à la place du gars, mais mon endormi a les fesses posées sur la place de la fille et les pieds, donc, sur ma place à moi. Il semble qu’il n’ait rien à faire là.
On re-tapote sur l’épaule de l’endormi, et finalement il faut tirer sur son casque. Cette fois, il ne peut plus faire semblant de dormir en comptant sur sa mine patibulaire pour ne pas être dérangé. Il finit par se lever, récupère ses affaires en nous disant : « C’est exténuant ».
Le jeune homme qui l’avait forcé à bouger lui fait remarquer qu’il a oublié un énorme étui à lunettes — un étui presque assez gros pour loger des lunettes de réalité virtuelle. Il y a écrit Vuarnet, dessus. Il remercie : « C’est des lunettes à 1200 euros ! ». Cependant puisqu’il avait de luxueuses lunettes sur le nez, cet étui était sans doute vide.

Alors que le train arrivait à Paris, j’ai retrouvé le gars derrière moi dans l’escalier, nerveux, tapant un rythme sur la rampe métallique. Quand je suis sorti, six ou sept policiers costauds et barbus attendaient un peu loin sur le quai. En les voyant, je pense, il est re-rentré dans le train, pour sortir par une voiture plus proche de l’entrée du quai. J’ai vaguement l’impression que c’est pour lui que les policiers étaient là.

Lettre au président

Emmanuel Macron
Président de la République Française
Palais de l’Élysée, Paris

Monsieur le président.

Comme vous le savez certainement, je me trouvais, vendredi 8 juillet 2022, dans un restaurant du quinzième arrondissement de Paris pour un repas convivial avec deux amis. Enfin avec deux connaissances. Ou plutôt deux personnes que je croyais bien connaître. J’imagine que vous êtes d’ores et déjà au courant des propos qui ont été tenus à cette occasion. Ces deux individus ont, de manière répétée et insistante, reproché à votre gouvernement son inaction et son incompétence crasse sur les sujets écologiques et, notamment, sur la question du climat, mais aussi sur les sujets sociaux, qui est pourtant votre dada. Cette conversation m’a mis très mal à l’aise, car je n’aime pas que l’on critique l’action du président. Si j’ai semblé acquiescer quelquefois, ce n’était donc, croyez-le, que dans l’unique but de ne pas éveiller les soupçons quant à ma désapprobation du discours tenu par mes commensaux. Afin de supporter le stress causé par ma situation, je me suis même forcé à boire du vin. Si les vapeurs de l’alcool m’ont poussé à sembler épouser avec enthousiasme les vues des personnes avec qui j’ai partagé ce repas, c’est bien malgré moi. En effet, je tiens mal à l’alcool et, ainsi que je vous le disais précédemment, j’essayais de faire profil bas, ignorant si je courais un danger. Je sais en effet que les écologistes sont de plus en plus radicalisés et coupables d’actions violentes. Vous me connaissez, j’ai toujours montré des gages d’égoïsme, de pleutrerie, et surtout de résignation vis à vis de la situation politique de la France. J’espère donc que vous saurez fermer les yeux sur un écart apparent et passager.

Bref, monsieur le président, vous ayant exposé mon innocence, j’aimerais vous demander, vous implorer, de ne pas envoyer le préfet Lallement me frapper, me tazzer et surtout de m’éborgner à coup de flashball, car je tiens à la vue comme à la prunelle de mes yeux, du fait de ma profession. Je vous prie de bien vouloir agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération, etc.

Jean-no

(vaguement inspiré d’un dessin de Jean-Jacques Sempé)

Les anciens contre les Moderna

À l’accueil, j’explique que je n’ai pas réussi à avoir de rendez-vous sur le site Doctolib, car j’ai perdu mon mot de passe, j’ai droit à une erreur lorsque je demande à le réinitialiser (j’imagine que ça a un lien avec le fait que je n’ai pas de téléphone mobile) et pas le droit de créer un nouveau compte avec le même numéro de téléphone (fixe).

« — Aucun problème ! Vous venez pour du Pfizer ou du Moderna ?
— Euh, je sais pas, j’y connais rien. La dernière fois, j’ai eu
Pfizer »

La dame survole les deux tas de papier qui sont devant elle, sa main semble hésiter, elle me regarde, et finalement elle choisit la feuille qui indique Pfizer. Bon.

Je remplis ma feuille, cochant toutes les cases qu’il faut, et j’attends mon entretien avec le médecin qui doit vérifier que tout va bien et qui est chargé de répondre à mes questions médicales ou pratiques.

Ouais, je sais, aucun rapport

« — Vous avez été en contact avec des gens déclarés positifs il y a moins de quinze jours ?
— Oui oui, presque toute ma famille était positive après Noël.
— Mais ! Vous êtes cas-contact, vous ne devez pas sortir !
— Ah mais ça a changé, maintenant si on a été testé négatif quatre jours après, on peut aller travailler, c’est ce que j’ai fait cette semaine. J’ai fait quatre tests : un PCR et trois antigéniques.
— En auto-tests ?
— Deux en auto-tests, un officiel.
— Les auto-tests ça marche pas.
— Ah. Oui, il paraît. Mais bon.
— Vous êtes sûr que vous n’êtes pas cas-contact ?
— Selon les règles en vigueur depuis le trois janvier, je ne suis pas cas-contact.
— Le trois janvier, vous dites ? Je vais vérifier. »

Il se lève, va à la table voisine où une jeune médecin s’entretient avec un autre candidat à la vaccination. Il l’écoute attentivement puis revient.

« — Ah oui, vous avez raison, la règle a changé.
Mais dites-donc, vous avez demandé un
Pfizer ! Vous avez plus de trente ans, il fallait demander du Moderna, pourquoi on vous a donné le formulaire Pfizer !?
— Beuh je sais pas, la dame à l’entrée m’a demandé… J’ai dit que la dernière fois c’était du Pfizer… c’est tout… »

Le médecin, qui avait jusqu’ici l’air un peu au bout du rouleau, sans une étincelle d’énergie, me fixe avec un regard intense et me dit d’un ton grave, appuyant bien chaque mot :

« — Il n’y a presque plus de doses, vous savez ! »

Puis il me laisse filer, comme s’il me faisait un cadeau mais qu’il attendait que je me sente piteux comme celui qui a égoïstement pris l’ultime caramel de la boite des Quality Street sans demander si quelqu’un d’autre le voulait, comme celui qui finit la dernière bouteille, comme celui qui a mangé tous les bretzels, les olives et les cacahuètes, alors que d’autres n’en ont pas eu, comme celui qui demande les dix baguettes qui restent, alors qu’il y a la queue derrière lui à la boulangerie.
Comme un vrai salaud.

La norme et le bizarre

« — Une écrivaine avec qui j’ai dîné m’a dit que j’étais un peu autiste
— Tu m’étonnes.
— Non mais je te jure, elle a écrit plein de trucs là-dessus, elle avait l’air assez sûre d’elle.
— Quand je dis « tu m’étonnes » je rigole, Jean-No.
— Ah. »

(Forme de coming-out un peu impudique peut-être dont je signale par avance qu’il ne constitue pas un instant une manière de me faire plaindre, car sur cette Terre, peu de gens sont moins à plaindre que moi. C’est juste une façon, sans doute inappropriée, ça m’arrive souvent, d’essayer d’expliquer mon tempérament, qui peut être une source de malentendus)

Depuis tout petit, je vois bien que ma manière de discuter les choses (et même de moi-même) avec distance et naïveté est une source d’étonnement, et parfois aussi de fâcherie, soit parce qu’on a l’impression que je ne me sens pas assez concerné par les choses les plus graves, lorsqu’elles sont le sujet, soit parce que ma façon d’être est prise pour une forme artificielle de surplomb. Ma tentative d’être objectif et juste peut passer pour une absence d’engagement. Mon incapacité à haïr pour de la complaisance ou de l’indifférence.
De mon côté, depuis tout petit, j’ai au contraire l’impression que c’est le monde autour de moi qui est fou-furieux, et qui pense qu’il faut mettre le ton partout, mettre du drame dans tout ce qui est dramatique, avoir un ton comique pour dire une blague, être tragique quand on parle d’une tragédie, et crier, pleurer, enfin toutes ces choses que je n’ai jamais vraiment su faire autrement qu’à contretemps du nombre — ce qui fait que la foule m’a toujours terrifié.
C’est mon côté Uatu.

Je me demande si d’autres enfants que moi se sont déjà identifiés, comme super-héros, à Uatu, « Le Gardien », un type chauve avec une énorme tête qui ne fait qu’observer la marche de l’univers sans jamais intervenir mais qui, comme il aime bien les gens quand même, donne de temps en temps un coup de pouce. En fait assez souvent.

Inversement, et même si ça n’a fait que s’améliorer avec le temps (notamment parce que je m’impose d’enseigner ou de prendre la parole publiquement de diverses façons — et c’est de moins en moins une épreuve), je vois bien que mes moments d’intense émotion perceptible concernent rarement les questions que tout le monde juge supérieures. Ça peut être, par exemple, quand des gens braquent leurs yeux vers moi en attendant que je dise quelque chose de pertinent et que je ne comprends pas quoi ; quand je rougis de me sentir rougir ; ou, et c’est le pire, quand je veux exprimer quelque chose mais que je vois que ça n’arrive pas à être compris. Je constate que je suis souvent particulièrement maladroit. C’est mon coté Black Bolt.

Second des trois personnages de fiction auxquels je m’identifiais, enfant : Black Bolt (Flèche-Noire), qui dirige les « Inhumains » (je ne vais pas vous raconter, je vous laisse vous renseigner, mais je ne vous recommande pas la récente adaptation télé). Il est réputé d’une grande sagesse et souffre d’un handicap : il ne peut pas parler, car il ne maîtrise pas la puissance de sa propre voix, qui peut détruire une ville entière, ce qu’il n’a jamais envie de faire puisqu’il est, on l’a dit, plein de sagesse. Enfin ça lui prend parfois quand même.

J’ai vécu le peu d’événements tragiques de ma vie (douce en tout jusqu’ici) avec une certaine indifférence apparente et en n’en gardant d’ailleurs aucun souvenir émotionnel, alors qu’à l’inverse, je peux vivre des emballements très intenses pour des questions qui semblent futiles à d’autres et que je peux énumérer : le graffiti ; la programmation ; l’Histoire de l’art ; la peinture et le dessin ; internet (notamment les forums) ; la bande dessinée ; Wikipédia ; mes blogs ; le thème de la fin du monde ; la généalogie. Nathalie voit ça comme des « périodes » : je suis à fond dans un truc, et ça dure trois ans puis un nouveau truc me passionne, sans que j’abandonne jamais tout à fait les passions précédentes, mais en m’obnubilant clairement. Parfois je parviens à transmettre mon enthousiasme autour de moi, parfois je fatigue juste les gens avec mes marottes incongrues.

Enfin bref, voilà comme je suis. Je me voyais jusque récemment encore comme un grand timide et un cérébral, mais sans me dire que j’étais réellement bizarre, d’autant que je ne suis pas seul à être tel que je suis. Je me disais jusqu’ici que c’était dû à mon ascendance norvégienne.
Et puis un jour, une dame qui a des raisons familiales de s’y connaître et avec qui j’ai dîné un soir1 m’a donné son diagnostic sauvage : selon elle, j’entre dans le spectre autistique, je suis atteint du syndrome d’Asperger. Très légèrement, sans doute, mais suffisamment pour que ça lui saute aux yeux, non pas pour les traits de caractère que j’évoque ci-avant, mais, apparemment, pour des traits auxquels je n’aurais jamais pensé, comme ma manière de constamment baisser les yeux et autres tics, le décalage entre ce dont je parle et l’expression de mon visage, ma manière même de parler — tant dans le ton de ma voix que pour mon vocabulaire.
Je n’ai pas tenté de faire vérifier cette intuition par une personne dont c’est la profession, car au fond je ne vois pas ce que ça changerait, mais ça m’a éclairé sur mes naïvetés, mes moments « premier degré », ma prosopagnosie2, sur mon rapport au monde, à l’honnêteté3, à la bonne foi, à la justice.

Le troisième héros auquel je me suis toujours identifié : monsieur Spock, dans Star Trek, mi-humain, mi-vulcain, qui porte un regard étonné sur le manque de logique des actions ou des réactions de son entourage humain, comme envers ses propres sentiments.

À y réfléchir, donc, il me semble concevable que je souffre d’un très léger handicap social, aux franges du spectre autistique. Très léger car il ne m’a jamais empêché d’avoir des amitiés (nombreuses et soutenues), de travailler, d’être heureux. C’est juste une petite bizarrerie, quoi, qui fait que je suis nerveusement incapable de jouer à un jeu de société, et qui fait que je suis distancié, ne serait-ce qu’à mon propre sujet, ou encore que je me montre notoirement patient dans mes conversations4 et assez indifférent aux catégories ou aux positions d’autorité qui me semblent non-rationnelles5.

Bon, en attendant que j’arrive aux âges où on a des choses passionnantes à raconter sur ses problèmes de santé, je crois que vous savez vraiment tout sur moi !

  1. C’était en fait une journaliste et écrivaine invitée par mon école, j’avais la charge de lui montrer un peu la ville. []
  2. Apparemment, la prosopagnosie, c’est à dire la difficulté à reconnaître des visages, peut-être liée au syndrôme d’Asperger. []
  3. Lors d’un workshop consacré aux « fake news » à l’école d’art du Havre, trois étudiants m’avaient demandé de participer à une expérience sociale : je devais donner rendez-vous à tous les étudiants participants à une heure et un lieu précis, mais ne jamais m’y présenter. L’expérience consistait à observer (et filmer) la réaction des étudiants — lesquels ont été paraît-il très patients et ont inventé mille hypothèses bienveillantes pour m’attendre une bonne heure. J’avais accepté de me prêter au jeu, mais dans la douleur et la honte, car je n’aime ni mentir ni être en retard. Émotionnellement incapable de supporter la situation, j’avais quitté l’école pour aller sur la plage du Havre où je suis resté jusqu’au soir. J’en rougis encore en y pensant. []
  4. Je le dis, car c’est une chose qui revient très souvent, on me félicite pour ma patience alors que je sais que celle-ci n’a rien de forcé et ne me cause aucune douleur particulière. []
  5. Je ne vais pas développer ce que j’entends par là, c’est un sujet à part entière. []

Cinq choses sur moi

Apparu sur Facebook j’aime bien le jeu qui consiste à livrer cinq informations sur soi que les gens ignoraient. Dans mon cas, c’est difficile, car j’ai l’horripilante habitude de raconter ma vie sur le Net et il n’y a pas besoin de chercher beaucoup pour savoir absolument tout sur moi.
Essayons quand même :

  • J’ai joué le premier rôle dans un film de zombies.
  • J’ai fait partie des premiers graffeurs « hip hop » en France.
  • Aux Beaux-arts, j’étais peintre réaliste, mes modèles étaient Vermeer, Vuillard, et surtout mon voisin Jürg Kreienbühl. Je disais « je serai Vermeer ou rien », et j’ai réussi.
  • Mon orgueil n’a jamais dégonflé depuis le jour, il y a trente ans, où la première et seule fois que j’ai entendu Jean-François Debord (immense professeur de morphologie aux Beaux-Arts) dire du bien d’un dessin d’étudiant, c’était un dessin de moi. Après ça, c’est bon, je pouvais arrêter d’être artiste – ce que j’ai fait.
  • Mon orgueil n’a jamais dégonflé depuis ce jour de février 2017 où pendant une conférence l’immense philosophe Vinciane Despret a dit qu’un de mes textes lui avait fait réviser son opinion sur un mot.
    Après, c’est bon, je pouvais arrêter d’être intelligent – ce que j’ai fait.

Mouais, un peu vantard, tout ça, un peu dans le show-off.
Il me manque une anecdote piteuse. J’en ai sûrement plein mais ça j’oublie plus facilement !

Retour sur les lieux du délit

Je me suis amusé à retourner sur les traces de mes graffitis des années 1985-1990 (on peut lire mes souvenirs de cette période sur le site TwilightZoneCrew.com ) en tentant de retrouver les lieux à l’aide de Google Street view. Pas toujours facile, car nombre de ces lieux (abords des voies de chemin de fer par exemple) ne sont de toute façon pas accessibles aux véhicules qui effectuent les captations pour Google.
Mais ce n’est pas tout : de nombreux murs ont tout bonnement disparu. Ce n’est pas illogique puisque nous faisions nos graffitis sur des murs clairement abandonnés, dans des friches industrielles diverses…

Premier graffiti, sur un mur caché de notre collège. On avait découvert à l’occasion que de nuit, nos yeux ne distinguent plus vraiment les couleurs. Heureusement, nous n’avions que quelques bombes.
On ne peut voir ce mur depuis la rue, ou du moins pas sans approcher des grilles. Le collège a été entièrement refait depuis.

Rue Leblanc, vers Ballard, se trouvait un mur immense appartenant à la SNCF, qu’investissait le vétéran Epsylon Point. Il avait vingt ans de plus que nous et nous avait un peu pris sous son aile. On peignait en plein jour, sans aucun problème. Le voisinage trouvait cela plutôt sympathique. Aujourd’hui, le mur a semble-t-il été remplacé par un espace végétalisé.

En Angleterre à Farnborough j’avais repéré un parc au fond duquel se trouvaient quelques graffitis, mais qui n’était pas encore totalement investi. De nuit, l’endroit était désert. Je m’y suis rendu avec quelques bombes et j’y ai fait mon premier graffiti. Le lendemain, je suis venu le photographier, et je suis tombé sur une bande rivale. Après un petit moment stressant, on s’est bien entendus et on est restés amis depuis. Je leur ai proposé d’intégrer mon « posse », le Twilight Zone Crew, ce qu’ils ont accepté avec enthousiasme. Régulièrement nous nous envoyions des lettres avec les photos de nos dernières réalisations.
Le parc existe toujours, mais il n’y a plus de graffitis.

Un autre graffiti réalisé avec Won, Risk, Fred, et Epsylon Point, toujours dans son quartier. Des policiers s’étaient arrêtés pour vérifier ce que nous faisions, ils nous ont demandé si nous avions le droit de peindre ici, nous avons répondu que oui et ils sont repartis.
C’était comme ça, en 1986.
Le mur était bien moche, et derrière se trouvait une énorme friche industrielle qui servait de décor à des clips ou à des films tels que I Love You, par Marco Ferreri. Tout ça a disparu depuis longtemps, remplacé par le Parc André Citroën et par des habitations. Je serais bien incapable de déterminer l’endroit exact.

La rue Watt était un autre décor parisien assez formidable, du moins pour la partie qui passait sous les voies de chemin de fer, qui a inspiré des photographes, des cinéastes, ou encore Jacques Tardi.
Passée le tunnel se trouvait l’immense entrepôt Vichy-État qui lui aussi servait souvent de décor à des tournages. Je l’avais découvert en enregistrant l’émission des Enfants du Rock consacrée à la scène punk parisienne et intitulée Le dernier pogo à Paris, en 1986.
Aujourd’hui, la rue Watt existe toujours mais je serais bien incapable de reconnaître quoi que ce soit. L’entrepôt n’existe plus.

Dès 1984, un ami qui prenait cette ligne de métro m’a appris qu’entre les stations aériennes Stalingrad et la Chapelle, on pouvait voir un immense terrain vague au fond duquel se trouvait un très beau graffiti. Pendant cinq ans je suis allé y prendre régulièrement des photos du boulot de gens qui me semblaient très forts : Saho, Skki, Bando, Scipion… J’ai rarement osé engager la conversation.
Un jour, tout de même, je suis allé avec mes amis anglais et mon groupe parisien pour peindre un mur. Il n’est pas resté très longtemps, et a vite été recouvert d’inscriptions du genre « Anglais go home ». Au moins avons-nous quelques heures appartenu à la légende de ce lieu fondamental de l’histoire du Hip-hop français.

Un de mes tout derniers graffitis, à Auribeau-sur-Siagne en 1988, avec Bobo, Banga, Kay et Megaton. Le maire de l’époque (qui l’est toujours, apparemment) nous avait commandé une énorme fresque. Le conseil municipal avait décidé que nous devrions peindre Astérix, mais a vite déchanté en apprenant le tarif demandé par Uderzo : 10 000 francs (1 500 euros) le mètre carré. On nous a alors proposé une thématique « Livre de la jungle » version Disney, mais le tarif était le même. Finalement, le thème a été la préhistoire, et tant mieux car nous voulions peindre, pas recopier les dessins d’autres personnes.

En 1989, je préparais les Beaux-Arts de Paris. J’allais avec Bobo, Fred et Banga peindre les quais de la gare désaffectée Passy-la-Muette, sur la petite ceinture. La gare elle-même semble être devenue un restaurant, mais j’ignore s’il y a toujours des graffitis derrière.

Enguerrand-Eudes du Thaï d’en-dessous de Belleville

En remontant une rue du dixième arrondissement, dernièrement, j’ai distraitement regardé la carte d’un restaurant thaïlandais qui semblait engageant. Une passante m’en a spontanément fait la réclame : « je vous le conseille, c’est super bon, je viens souvent et d’ailleurs j’y retourne », et effectivement elle est aussitôt entrée dans le restaurant pour y déjeuner. Elle me l’a bien vendu, je l’ai imitée. Et j’ai très bien mangé.

Curiosité, indiscrétion, je suppose que ce n’est pas bien, peut-être même que c’est mal, mais j’ai pour manie d’écouter les conversations de mes voisins lorsque je suis seul au restaurant. À côté de moi se trouvaient deux jeunes hommes, dont l’un a dit à un moment qu’il avait juste trente ans. J’imagine que c’était aussi l’âge de son commensal. Ils se ressemblaient beaucoup : deux grands maigrichons aux cheveux assez ras, au nez pointu et aux lunettes à montures fines. Trente ans, ce cap faisait réfléchir le jeune homme : devait-il continuer sa relation avec A*, une jeune femme qu’il aimait profondément mais qui était une écorchée vive, quelqu’un de compliqué ? « Ma sœur m’a dit : tu es quelqu’un de très complexe, il faut que tu t’investisses dans une relation simple ». Cette fille, A*, a tout pour lui plaire : « quand tu la vois, tu lui donnes une particule, il n’y a pas de problème, elle est vraiment… ». Je n’ai pas entendu ce qu’elle était vraiment, mais j’ai compris que depuis son engagement dans le scoutisme, elle était devenue « catho-tradi ». Et même « très tradi », voire peut-être un tout petit peu trop. À moins au contraire que ça ait été sa qualité. Là encore je n’ai pas très bien entendu.

« — Mais dis-moi, toi, avec ton illumination de séminariste, est-ce que tu as un conseil à me donner sur la route que je devrais choisir ?
— Eh bien tout dépend de…
— Non parce que quand j’ai quitté le séminaire, ce n’est pas du tout comme ça que j’imaginais que ma vie allait évoluer. Si on m’avait dit à l’époque… Surtout après Ramallah
(inaudible)
— On ne peut pas changer les gens, tu sais, c’est une erreur de se dire qu’on va pouvoir le faire. C’est un travail qu’elle doit faire elle-même. Je ne sais pas si j’aurais la patience d’attendre. »

Je n’aurai finalement entendu que des bribes de cette conversation, mais je crois avoir compris que ces deux jeunes adultes étaient issus d’une aristocratie qui croit encore à l’aristocratie, qu’ils sont très catholiques, que l’un se dirige vers la prêtrise et que l’autre, qui semble capable de parler de lui-même pendant tout un repas, a envisagé la même vocation avant d’y renoncer. Celui qui a quitté le séminaire a pris un dessert.

Et puis subitement ils se sont levés, ils ont payé, et ils ont disparu, me laissant assez frustré, car j’aurais été curieux d’en entendre plus sur ces jeunes gens dont la culture, l’existence et les préoccupations sont sans doute bien éloignées de celles de toutes les personnes de leur âge que je suis amené à côtoyer.