Archéologie des ruines d’un copier-coller

Le texte de Denis Diderot qui a été employé pour tracasser les élèves de première au bac de français cette année contenait une coquille : « lien » à la place de « lieu ».
Cette erreur un peu embarrassante laisse penser que l’extrait a été copié-collé sur Internet, et qu’il n’a pas été assez attentivement relu.

Cette faute, et l’endroit où commence l’extrait, ont permis d’identifier la source de ce dernier : il est issu de mon blog Fins du Monde, lancé en 2011 lors d’un workshop1 à l’école d’art du Havre. J’y compilais toutes sortes de références (visuelles, littéraires) de toutes époques sur les thèmes apocalyptiques2.
Même si je n’en ai pas de souvenir, je suppose que j’avais pris mon édition Hermann de Ruines et paysages : le salon de 1767, et que j’avais transcrit manuellement la partie qui m’intéressant dans le texte. Que mes doigts aient choisi d’écrire « lien » plutôt que « lieu » est tout à fait leur style. Vilains doigts !

La toute dernière phrase n’a pas été retenue dans l’extrait soumis aux aspirants bacheliers.

Vous avez bien lu : cette année, 400 000 malheureux élèves se sont vu soumettre un texte qui contenait une coquille dont je suis l’auteur involontaire. Je n’ose plus la corriger sur ma page, car après tout, ma version fait désormais autorité et fait même de moi un co-auteur de Denis Diderot. Bon, promis-juré, quand le sujet sera un peu oublié, j’irai rétablir le mot juste. Je le laisse tel quel pour l’instant afin de ne pas gêner les paléographes numériques dans leur enquête : on ne touche pas à la scène d’un crime, c’est bien connu !

Quelqu’un signalait cette source à l’enseignant Loys Bonod, dans un fil où ce dernier expliquait sa circonspection vis à vis du sujet retenu pour le baccalauréat de français 2023. Il a vu dans la découverte de l’origine de l’extrait un motif d’amusement, se rappelant d’un billet de blog publié sur le même serveur, où j’évoquais notamment le fait de recopier un texte sur Internet sans le comprendre :

Le texte en question, intitulé Le prof taquin, était ma réflexion au sujet d’une initiative pédagogique de Loys, et du traitement médiatique dont celle-ci avait bénéficié. Afin de décourager ses lycéens de recourir à des sources hasardeuses, il avait glissé intentionnellement sur Internet (Wikipédia, mais aussi un site d’aide aux devoirs) une référence à un personnage imaginaire qui eût pu éclairer l’œuvre du poète étudié, Charles de Vion d’Alibray. De nombreux médias avaient choisi de tirer de cette expérience de grandes généralités négatives sur les-jeunes-d’aujourd’hui comme sur l’encyclopédie Wikipédia — vous savez, cette encyclopédie libre que l’on oppose si fréquemment à celle de MM. d’Alembert et… Diderot.

Le jour même de l’épreuve, j’ai croisé une élève de première dont les parents m’avaient dit qu’elle passait le bac. Je lui ai demandé comment les choses s’étaient passé, et elle m’a répondu un peu piteusement qu’elle n’avait rien entendu au texte de Diderot, auteur dont elle n’avait visiblement jamais ouï le nom.

Les parents de l’adolescente en question m’ont transmis son brouillon. On perçoit une certaine hargne ! On remarque qu’elle avait repéré la coquille !

Curieux, je suis allé consulter les sujets du bac, et j’ai trouvé le texte choisi tout à fait compréhensible, tout en me disant, évidemment, qu’il était possible que son thème ne parle pas beaucoup à des adolescents actuels sous cette forme.
À présent, je réalise que si ce texte me semblait tout à fait bien, c’est que non seulement je suis familier du thème préromantique de la poésie des ruines, du style des écrivains du XVIIIe siècle, de l’institution que représentait « le salon » et de la peinture d’Hubert Robert3, mais aussi que je connais très bien cet extrait précis, et pour cause !

  1. Le « workshop », dans le jargon des écoles d’arts, désigne un atelier intensif. Ici, il s’agissait de consacrer une semaine à réfléchir sur le thème de la fin du monde et à produire des créations (éditions, installations, vidéos, performances, etc.) sur le thème. []
  2. C’est ce qui m’a plus tard mené à publier un livre sur le sujet, et à faire une tournée des plateaux de télévision pour en parler. []
  3. Au passage, même si l’extrait du texte de Diderot ne parle pas de la peinture elle-même mais de la méditation qu’elle lui inspire, j’aurais fait le choix d’illustrer le sujet, qui manque un peu de chair sinon. []

La truite

Le dimanche, j’aime bien manger des tranches de truite fumée. C’est bon, la truite, c’est moins gras que le saumon, c’est délicieux avec du citron. Ce matin, j’en ai acheté à la supérette. Un petit paquet de cent grammes. Deux euros et quelque.
La caissière, une très jeune femme qui je suppose n’est là que pour l’été, a le nez qui dépasse du masque. Elle scanne les articles et s’arrête sur la truite, qu’elle regarde avec un air suspicieux. Elle me regarde, re-regarde la truite, me re-regarde, re-re-regarde la truite, qu’elle approche de son nez et renifle avec une expression d’intense dégoût, perceptible malgré le masque. Ouille, cette truite a un problème. Elle inspirait pourtant confiance, bien orange, bien belle.

« Y’a un problème, ça sent hein, ça sent ! ». Elle croit qu’un truc a coulé, que ça poisse, et ses doigts, si ça veut dire quelque chose, ont l’air eux aussi d’exprimer une forme de de dégoût. L’emballage, une plaque sous vide, a l’air en très bon état mais la jeune femme insiste : « ça sent ! ».
Je dois dire que la truite qu’elle agite sous son nez avec répugnance me donne un peu moins envie qu’au moment où je l’ai prise dans son réfrigérateur. Enfin bon, je sors le nez de mon masque, j’approche, je renifle un grand coup. Est-ce que je suis enrhumé ? Trop éloigné ? Je trouve que ça ne sent rien du tout, aucune odeur suspecte, même pas de bonne odeur de truite fumée. Elle tourne la plaque, regarde la date : « Ah ben non, trois septembre, ça va ». Nathalie ne veut pas vérifier, elle a son masque, mais elle hasarde une explication : peut-être qu’un truc a coulé dans le frigo, que c’est pour ça que ça poisse… De mon côté, je parle de condensation, après tout l’objet sort du frigo. Bon. On paie pour nos courses, et la jeune femme nous explique « de toute façons, le poisson, je déteste ça ! ». Elle essaie de se rattraper ou d’être rassurante, enfin je n’ai pas bien compris, en ajoutant que tout ça n’est pas bien grave, que ça l’amuse elle-même de ne pas aimer le poisson. Il y a trente ans dans la même supérette, je me souviens d’une jeune femme qui tenait le rayon crèmerie mais qui détestait le fromage et le coupait, l’emballait et nous le tendait comme si on l’avait forcée à autopsier un rat mort depuis trois jours. Le rayon crèmerie a disparu.

Je dois dire que je n’ai eu vraiment confiance en cette truite qu’une fois que j’ai eu fini de la manger, noyée dans le citron.

La chambre chinoise et le football

(Si la dernière partie de ce billet de blog vous semble vaseuse, c’est normal)

Soirée au restaurant, au Havre, avec les membres de mon jury.
L’un d’entre nous, Aurélien, est partagé entre notre conversation et la consultation, sur son écran de téléphone, du match France-Portugal. Il n’est pas le seul à se sentir concerné par cette manifestation sportive. Les serveurs du restaurant en font autant entre deux plats, et à l’extérieur on entend régulièrement des clameurs liées aux buts et aux penaltys. Régulièrement, mais avec de curieux effets de différés, car personne n’assiste au match au même moment, du fait des différents délais liés à la transmission. Nous apprendrons plus tard que des gens de l’immeuble ont fini par descendre regarder le match dans un bar, excédés d’être avertis des buts par d’autres spectateurs une minute avant de pouvoir les voir.
Je ne connais pas grand chose au football. Aurélien m’explique que ce match n’a pas d’enjeu critique car la France est qualifiée quoiqu’il advienne, en mentionnant une histoire de poules au sujet de laquelle je n’ai pas osé poser de question.
Pourtant, précisait-t-il, il vaut mieux que la France l’emporte, car, je le cite, « Sinon on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ».
Par « Les Anglais », je pense qu’Aurélien voulait dire « l’équipe anglaise de football », et quant à Wembley, ça, je connais, c’est un grand stade des environs de Londres, où j’ai d’ailleurs eu la chance d’assister à UK Fresh (1986), un concert de légende qui réunissait la crème du Hip-hop de l’époque — notamment Run DMC, Afrika Bambaataa, Grandmaster Flash, et (déjà !), Dr Dre (mais je n’ai aucun souvenir de lui). Ce n’était pas le même stade de Wembley, cependant. Celui qui a accueilli le concert dont je parle a été rasé il y a une vingtaine d’années pour pouvoir construire à son emplacement un stade plus moderne, où nous risquons de devoir affronter les Anglais en cas de défaite contre les Portugais.
À la manière dont Aurélien en parlait, j’ai supposé que « les Anglais » était une équipe qu’il n’était pas souhaitable de rencontrer, qui était potentiellement difficile à défier, voire notoirement meilleure que l’équipe française. Je n’ai jamais bien compris pourquoi les équipes s’affrontent si l’une des deux est connue pour être supérieure à l’autre : donner d’entrée de jeu le point à la meilleure équipe ferait économiser beaucoup de temps, d’argent et d’énergie à tout le monde. Mais comme je le disais, je ne comprends pas grand chose aux subtilités de ce sport. Dans les grandes lignes ça va, hein, mais dans le détail je n’y comprends rien.

Bref.
Un des serveurs du restaurant passe, échange trois mots avec Aurélien au sujet de la diffusion du match, et affirme en passant qu’il ne sert à rien de trop se passionner, car ce match ne sera pas forcément passionnant. Je comprends à son expression dédaigneuse qu’il fait lui aussi allusion au fait que le match n’a pas d’enjeu fort. Je dois dire que je ne comprends pas trop pourquoi on joue un match s’il n’a pas d’enjeu, ça me semble une terrible perte de temps, une fois encore.
Mais dans un éclair de génie, j’apostrophe le serveur : « Ouais mais si on perd, on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ! ». Je ne le dis pas très bien, il est surpris, il ne comprend pas, je commence à redouter l’échec, mais j’insiste : « Si on perd on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ! ». Cette fois il comprend.

L’homme marque une pause, me fixe d’un air concentré, semblant réaliser la profonde justesse de mon observation, et il me répond un « ouais ! » aussi bref qu’intense, un « ouais ! » qui claque, dit à un volume sonore légèrement inapproprié à une discussion dans un restaurant. Puis il tourne les talons et reprend son service comme si, d’une certaine manière, j’avais dit tout ce qu’il y avait à dire.
Pendant une fraction de seconde, je me suis trouvé en communion avec un supporteur. J’ai été comme quelqu’un qui parle de football en comprenant de quoi il parle. Et du reste je pense que j’ai compris, dans les grandes lignes. Et j’ai savouré tout le plaisir de cet échange, j’ai ressenti un shoot de dopamine inonder mes circuits neuronaux de la récompense. C’était vraiment super. Je ne pense pas réessayer, de peur d’y prendre goût ou de peur de ne pas réussir aussi bien une autre fois (j’imagine que la phrase doit être adaptée au déroulement du tournoi et aux équipes en lice et perdrait son sens dans d’autres configurations), mais ce fut une expérience très intéressante, un de ces moments forts dont, au soir de sa vie, on caresse le souvenir. Comme la fois où une grande philosophe que la modestie m’interdit de nommer avait dit devant une large assemblée qu’elle avait beaucoup aimé un de mes textes.

Tout ça m’amène aux théories du philosophe étasunien John Searle1 qui affirmait dans les années 1980 qu’un programme informatique ne saurait jamais être capable de penser véritablement, et qui pour le prouver avait proposé une métaphore, ou plutôt une expérience de pensée, connue sous le nom de Chambre chinoise. Si une personne non-sinophone applique parfaitement les règles syntaxiques du chinois pour déchiffrer des questions et y répondre, explique Searle, cette personne pourra simuler la compréhension de la langue chinoise pour la personne qui échange des messages avec elle, mais elle n’accédera pour autant pas à une compréhension véritable de cette langue2.
Reste que je me demande si ma participation à une conversation sur le football n’est pas la preuve que Searle avait raison de dire qu’être capable de répondre à un message ne démontre pas qu’on en comprend le sujet ou en tout cas, qu’on s’y intéresse, mais qu’il avait tort de croire qu’une telle incapacité ne concerne que les conversations avec des machines.

  1. Qui s’est récemment révélé être un sale type, après qu’une subordonnée l’a accusé d’avoir diminué son salaire en punition d’avoir refusé ses avances, événement qui a ouvert la boite de Pandore d’une série d’accusation similaires de la part d’anciennes étudiantes. []
  2. Il me semblait qu’Alan Turing avait plus ou moins balayé le problème par avance en rappelant qu’il était délicat de définir la pensée, et que si une imitation artificielle de l’intelligence produit des réponses indiscernables de celles produites par une intelligence naturelle, alors on doit pouvoir dire que la machine pense, car après tout, lorsque nous disons que nous pensons, nous ne faisons que constater que nous effectuons une action qui ressemble à ce que nous nommons penser. Je raconte peut-être mal. []

L’affaire de la note-plancher

(La conversation qui se trouve ci-dessous est la reconstitution subjective de deux séries d’échanges d’e-mails tenus avec deux étudiants différents. Notez qu’ils sont une exception, tous les autres se sont montrés sérieux)

« — Bonjour. Le secrétariat ne comprend pas pourquoi je ne suis pas inscrit à votre cours et me dit de vous demander de lui communiquer ma note.
— Je viens de retrouver un mail que vous m’aviez envoyé. Il contenait un travail, mais visiblement réalisé dans le cadre d’un autre cours, sans rapport avec mon cycle de conférences. Je vous l’ai fait remarquer mais vous ne m’avez jamais répondu. Avez-vous assisté aux conférences ?
— J’ai assisté à toutes les conférences. Le thème était : “ La bande dessinée ”. Mais je ne comprends pas le rapport, je n’ai pas de travail à envoyer, du fait du confinement, j’ai droit à une note-plancher pour les cours auxquels j’étais inscrit.
— Je n’inscris les étudiants que quand ils m’envoient un travail ! Je comprends que cette année est compliquée et je comprends qu’il faille fluidifier les questions administratives, ne pas pénaliser les étudiants, mais quatre séances sur six ont pu avoir lieu avant le confinement ! Ce n’est pas comme si vous n’aviez pas eu un peu de temps pour travailler.
— Je vous envoie une capture qui prouve que j’avais bien demandé la pré-inscription à votre cours, je ne comprends pas pourquoi c’est si compliqué de me donner une note.
— J’ai rappelé ce que j’attendais de vous au début de chaque séance.
— Je comprends, cependant j’ai bien le droit de bénéficier de la note-plancher a l’instar de mes collègues. Vous devez écrire rapidement au secrétariat pour leur indiquer de m’attribuer la note-plancher.
— À quelles séances avez-vous assisté ?
— À toutes les séances. Le thème était : “ La bande dessinée ”.
— Mais encore ?
— Vous devez écrire rapidement au secrétariat pour lui communiquer ma note. »

Saint-Denis (Livres d’heures à l’usage des parisiens)

Confusion en jaune

(zapping entre CNews, BFMTV, LCI et France Info. Sous les images, des petits bandeaux citent les déclarations de Nicolas Dupont-Aignan et annoncent les décès de George Bush père, ex-président des États-Unis, et de l’actrice Maria Pacôme)

« — Donc la police essaie de contenir dans les rues adjacentes ces gilets jaunes, enfin ce ne sont pas des gilets jaunes, ce sont des casseurs, des gens qui sont venus pour en découdre, n’est-ce pas monsieur truc du syndicat policier ?
— Oui oui ce ne sont pas des vrais gilets jaunes, car quand on vient à Paris avec un masque de plongée c’est qu’on veut aller à l’affrontement, clairement.
— Donc ce ne sont pas des vrais gilets jaunes mais ils portent des gilets jaunes, on voit qu’ils brûlent des voitures, alors monsieur bidule est-ce que vous condamnez ces violences ?
— Oui tout à fait, en tant que gilet jaune je suis venu ici pour soutenir ce mouvement mais je condamne les casseurs, nous sommes un mouvement pacifiste [sic] enfin en même temps faut comprendre que les gens sont à bout et qu’ils vont rien lâcher. Notez que je suis aussi directeur du syndicat des gros parieurs hippiques et…
— Hein ? Excusez-moi je n’ai pas bien compris
— Directeur du syndicat des gros parieurs hippiques et à ce titre j’aimerais dire que dans le monde hippique il y a des courses qui se passent d’une manière que je qualifierais de pas jolie-jolie
— Mais qu’est-ce que vous demandez exactement ?
— Eh bien on a beaucoup de revendications, ça concerne les jeunes, les retraités, les chômeurs, les paysans, le gouvernement doit céder
— Alors je vous coupe tout de suite, place au direct, donc Lionel on voit que des feux d’artifice sont lancés autour de l’Arc de Triomphe alors qu’un journaliste vient d’être pris à partie par des gilets jaunes. C’est bien ça ?
— Oui, des gilets jaunes nous ont apostrophés, ils nous ont traités de menteurs, mais c’est très grave car si on s’en prend à la presse on s’attaque à la démocratie.
— Ah là vous en voyez qui sont plus pacifistes [sic] ils nous montrent leurs fesses, c’est une manière plus sympathique d’exprimer leur colère.
— Mais ça c’est à Paris. En régions ça se passe d’un manière complètement différente. Donc  à Marseille tout se passe bien, je crois ?
— Oui, c’est très calme, il y a… bon parfois il y a des gens qui nous insultent, mais en règle générale tout est très calme, les gens sont en famille, ce n’est pas du tout comme à l’Arc de Triomphe. Alors monsieur bonjour, donc vous, vous manifestez pacifiquement ? Qu’est-ce que vous réclamez exactement ?
— Oui on est pacifistes [sic], tout ce qu’on demande, c’est que ce soient pas toujours les mêmes qui paient. Il y a des gens qui n’en peuvent plus, alors la matraque fiscale ça peut pas être toujours pour les mêmes, vous comprenez ?
— Mais qui doit payer ?
— Eh bien il y a trois cent milliards de paradis fiscal rien qu’en France, ça c’est pas possible. Et par exemple en ce moment, l’homme est en train d’être remplacé par des machines. Par exemple aux péages y’a plus personne, c’est que des machines. Mais qui est-ce qui paie pour ça ? Personne ! Qui est-ce qui cotise à la retraite ?

— Donc à Marseille ça se passe bien ! On revient à Paris, et donc machin, vous êtes le porte-parole des gilets jaunes pour l’île-de-France…
— Oui et accessoirement je suis agent sportif
— Ah comme ça on connaît tout votre Curriculum vitae. Qu’est-ce que vous pensez de ces personnes qui s’en prennent aux journalistes, comme on l’a vu toute à l’heure sur les Champs-Élysées ?
— Alors le mouvement des gilets jaunes est un mouvement pacifiste [sic] et nous condamnons toute violence envers des institutions, que ce soit la police ou bien des journalistes, ce que nous voulons c’est être écoutés alors c’est normal qu’il y en ait qui perdent leur calme, on aimerait pouvoir parler devant des caméras, dire ce qu’on pense vraiment.
— Mais là vous êtes ici, sur ce plateau, vous pouvez parler
— Oui je vous en remercie. Mais par exemple quand on est allés à Matignon…
— Vous faites partie de ces gilets jaunes qui voulaient rester anonymes ?
— Oui tout à fait. Ah non en fait. Enfin. Enfin on n’écoute pas ce qu’on a à dire, on est allés voir le premier ministre mais les médias n’ont pas dit de quoi on avait parlé, ce qu’on avait dit.
— Vous n’avez parlé de rien !
— Ah ça c’est ce que les gens disent mais ils savent rien !
— Mais… C’est vous qui n’avez pas accepté d’entrer à Matignon pour rencontrer Édouard Philippe, non ?
— Oui c’est vrai. Mais ce qu’on veut dire maintenant à Emmanuel et à Édouard c’est qu’il faut qu’ils cèdent.
— Pour que ce soit clair, vous voulez parler d’Emmanuel Macron, le président de la République et d’Édouard Philippe le premier ministre.
— Oui, et pour les gens qui prennent le journal en route, je suis machin, porte-parole des gilets jaunes pour l’Île-de-France, et agent sportif.
— Nous allons demander à monsieur bidule qui est sociologue ce qu’il faudrait faire pour sortir de cette crise. Tout à l’heure Jean-Michel Aphatie nous disait que c’était une configuration entièrement nouvelle, que c’était une chance mais en même temps un risque. Et Christophe Barbier disait que ça n’allait pas être facile de sortir de cette situation. Qu’est- ce que vous pensez qu’il faudrait faire ?
— Je pense qu’il faudrait s’inspirer des États-Unis. Là-bas il y a plusieurs milliardaires qui n’ont pas gardé leur argent, ils l’ont reversé, enfin ils en ont reversé une partie à des œuvres pour dire qu’ils se sentent solidaires.
— Mais ça ne peut pas vraiment régler les questions de pouvoir d’achat à l’échelle de toute la société…
— Non c’est vrai mais c’est un geste, symboliquement c’est un geste fort.
— Tout de suite, on fait le point avenue Foch, où il y a une accalmie je crois… »

Primés

« — Alors quoi de neuf ?
— Eh bien ce week-end j’ai reçu un prix pour le li…
— Euh oui j’ai vu sur Facebook, j’ai vu. Et à part ça ?
— …vre que j’ai écrit avec Nathalie, Copain des..
— Oui oui tu en as parlé déjà
Geeks, chez Milan, et je…
— Bon allez salut hein, cool de t’avoir vu !
— …mais… Hey ! J’ai pas fini ! »

Le commentaire qui accompagne l’annonce du prix : « Séduisant tant par sa forme que son contenu, cet ouvrage très complet ouvre sur » l’arrière-boutique technologique » d’applications bien connues. Très instructif sur les plans historiques, langagier (vocabulaire technique), technologique, mais aussi applicatif, cette petite bible illustrée n’en aborde pas moins les questions sociétales sur le phénomène numérique qui bouleverse nos modes de vie et parfois même nos modes de pensée. Côté pratique les auteurs donnent de nombreux exemples de logiciels et d’applications variées. Apprendre avec envie et plaisir voilà ce que réussi à faire ce livre illustré destiné aux enfants mais qui ne manquera pas d’intéresser leurs aînés participant ainsi à la cohérence intergénérationnelle. »

Bon, bref, à présent vous savez quoi acheter pour votre nièce ou votre neveu, ou vos parents, à Noël.

Testament du 24 janvier 2018

Je crois que quand je suis malade, je suis insupportable. Voilà pourquoi il est plutôt bien que ça ne m’arrive pas souvent.
Ça énerve les gens quand je le dis, mais je n’aime pas tomber malade. On me répond toujours : « ben évidemment ! Qui aime tomber malade ? Tu crois qu’on fait exprès ? ». Je n’ai pas de théorie, mais je constate que certaines personnes tombent malades et ont même développé une compétence dans le domaine, savent prendre un rendez-vous chez le médecin, se mettre en arrêt, souscrivent à des complémentaires santé, enfin toutes ces choses. Moi pas du tout : comme je ne vois des médecins que quand j’ai un problème, il me semble évident qu’éviter les médecins permet de rester en meilleure santé. Ça vous semblera absurde mais ça m’a bien réussi jusqu’ici, car aujourd’hui est la première fois de ma cinquantaine d’années sur cette Terre que j’ai signifié à un de mes employeurs que je devais être arrêté. J’évite les médecins mais j’évite aussi les malades et je sais que je me montre parfois impoli et peu compatissant avec ceux qui souffrent. J’ai lu une théorie basée sur des modèles statistiques qui affirmait que depuis toujours les hypocondriaques — je suis de ceux-là — permettaient aux communautés de survivre car ils fuient le contact avec les malades, contrairement aux médecins qui fréquentent des gens plein de miasmes (avec une excuse professionnelle il est vrai). Eh oui, s’il a resté des vivants après la Peste noire du XIVe siècle ou la Grippe du début du XXe, c’est peut-être grâce à la sagacité des des gens qui ont peur de la maladie et n’essaient pas du tout d’entrer en contact avec les malades.
Je m’arrange souvent pour n’avoir des rhumes qu’entre mes journées de travail ou pendant les vacances, et il ne m’est jamais rien arrivé d’autre qu’un rhume, si ce n’est que de temps en temps, quand un truc me gratte, me pince ou me gène, je regarde Doctissimo, j’apprends que j’ai probablement un cancer incurable ou une maladie rarissime quelconque et me voilà soulagé, apaisé : il n’y rien d’autre à faire que d’attendre la mort, avec flegme, sérénité et noblesse. Ce qui est le but de la vie, entre parenthèses.

Enfin ça se passait comme ça jusqu’ici, donc.
Ce week-end, j’ai vu venir un bon gros rhume, en parfaite simultanéité avec ma moitié. Il tombe mal car la semaine s’annonçait chargée : un gros travail à finir, un jour de cours, une conférence, et un voyage à Angoulême. Le rhume s’est avéré plus méchant que prévu, peut-être une grippe. Lundi, j’ai peiné à finir la rédaction de ma conférence prévue deux jours plus tard, et je me suis couché sans trouver le sommeil. Le lendemain, toujours pas endormi, j’ai éteint mon réveil avant qu’il sonne, à 5:00, comme tous les mardis. Je me suis levé, habillé, j’ai avalé mon café et je suis parti au Havre. Peu avant Rouen, un tunnel était inondé par la crue de la Seine, alors le trajet a duré une heure de trop. J’avais mal à la tête et j’ai essayé de prendre un fervex®, mais je n’avais comme gobelet pour préparer la décoction que le sachet de poudre lui-même. J’y ai versé un peu d’eau de ma bouteille, et j’ai vite vérifié qu’il était très difficile de touiller l’intérieur d’un bête sachet de ce genre et plus encore d’en boire le contenu. Je m’en suis un peu mis partout.
En sortant du train, la tête me tournait, je grelottais, je suais, mais j’ai malgré tout réussi à marcher jusqu’à l’école, mécaniquement. Tout le monde m’a trouvé bien malade, et j’ai pu voir ce que ça faisait quand les autres vous disent « ah ben t’approches pas de moi, alors ! ». Normalement c’est moi qui dis ça.  Mes yeux me chauffaient et les sons me semblaient assourdis. On m’a dit que je m’exprimais lentement, de manière un peu incohérente et que je ne comprenais pas tout ce qu’on me disait, ce qui n’est pas loin de mon état habituel, finalement, mais cette fois, en pire. J’ai appris que d’autres dans l’école étaient dans le même état que moi et qu’ils n’étaient pas venus : « rentre chez toi ! ». J’ai écrit aux organisatrices de la conférence du lendemain pour leur dire qu’il était possible, considérant mon état, qu’on ne m’y visse pas.
À midi, j’ai juste mangé un peu de riz, sans faim, et puis j’ai fait ce qu’on m’a dit, j’ai repris le train pour Paris, la tête bourdonnante.
J’ai plutôt bien dormi une heure, puis je me suis réveillé avec à nouveau un bon mal de tête, localisé autour de l’œil droit. Même mes cheveux me faisaient mal. J’ai décidé de prendre une aspirine, mais les miennes sont effervescentes, et je n’avais toujours pas de gobelet.
Pas de gobelet ? Qu’à cela ne tienne, je ne manque jamais de papier et encore moins d’idées. J’ai donc déchiré une feuille de mon cahier afin de créer un récipient pour y dissoudre l’aspirine.
Le résultat ressemblait à ça :

Je ne l’ai finalement pas essayé, j’en ai juste fait un dessin parce ce que l’absurdité fonctionnelle de l’objet m’a fait rire. Je n’ai pas non plus tenté de mettre directement le cachet dans ma bouche car j’ai un souvenir médiocre du résultat, ayant tenté pareille manœuvre une fois. Tant pis, pas d’aspirine.

Arrivé Gare Saint-Lazare, je me rue sur la pharmacie de la salle des pas perdus pour acheter des remèdes de charlatan. Des trucs aux plantes. J’aime bien ça, ça a un goût de terre, de thym ou de sapin, ça rappelle les remèdes de sorcières que l’on prépare enfant en mélangeant de l’argile, des herbes de Provence et dieu sait quoi d’autre, et si ça ne soigne pas vraiment, au moins ça n’est pas dangereux. Puisqu’un un rhume ou une grippe ne se guérissent pas, puisqu’il faut juste attendre que ça passe, il faut bien se faire croire qu’on ne fait pas rien.
Le pharmacien a flairé le pigeon enrhumé : « ah, oui, vous avez un rhume… Ah mon pauvre… Alors tenez, donc voilà, vous prenez un cachet toutes les x heures ou x cachets deux fois par jours » (il écrit sur la boite des signes que je n’ai pas pu déchiffrer depuis) « ah vous êtes très pris, donc je vais vous ajouter des gouttes, tenez » (pas le temps de dire oui ou non, il était déjà en train d’écrire sur la boite de gouttes combien de fois je devais inonder mes narines) « oh et puis tiens, j’ajoute ce truc pour alléger la charge virale dans la région des sinus ». Je n’allais pas dire à ce brave homme de remballer ses remèdes de saltimbanque alors qu’il avait écrit des gribouillis illisibles sur chaque boite : ça ne se revend plus, une fois gribouillé, si ? Et puis il avait une blouse blanche et l’air de s’y connaître. Après tout il faut faire des études pour être pharmacien, non ?
Je savais que je me faisais rouler dans la farine, mais mes pensées étaient trop lentes, j’ai juste dit « ah quand même ! » quand le lecteur de carte bancaire m’a appris que je lui devais 44 euros. En sortant, j’essayais de calculer : 44 euros… En francs ça fait… ça fait trois-cent ? Trois cent francs ?
J’imagine le gars se frottant les mains avec satisfaction.

Peu après, dans le train qui me ramenait dans ma banlieue, perdu dans mes pensées, j’ai été réveillé par un son désagréable sorti de ma propre gorge, qui tentait d’imiter la voix de France Gall adolescente chantant Cet air-là.
« Il restera cet air-là-à-à-à-à, à jamais au fond de moi-à-à-à ». J’avais dû chanter fort car tout le wagon m’a regardé.
Arrivé chez moi, je constate que Nathalie est dans un état légèrement pire. Je me suis couché, levé, couché, levé. On a bu des grogs. Nathalie s’est méfiée de mes médicaments de bonimenteur herboriste, échaudée par un vieux dossier de tisane à l’artichaut qu’elle avait détesté. C’est ça le mariage : tu commets une erreur en 1992 et tu la paies encore en 2018 ! J’ai mangé les cachets (et finalement Nathalie aussi) en me rendant compte que, malgré les marques différentes, les deux produits ont la même composition : de l’échinacée, et puis quelques autres trucs que j’ai tous dans mon jardin. Je suis allé sur des sites de pharmacies en ligne, et j’ai constaté que le prix total de ces produits aurait dû être d’environ vingt-cinq euros. Donc si comme moi vous pensez qu’il est anormal qu’un pharmacien surfacture ses produits de vingt euros, vous saurez qu’il faut éviter les produits non-conventionnés chez le pharmacien de la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare. Je ne dis pas que c’est un voleur, juste que c’est le genre de commerçant français tel que le monde nous les envie depuis l’Occupation. Il a de la chance que je ne sois pas physionomiste, parce qu’un jour ou l’autre, je ne serai plus enrhumé.
Mes enfants, cruelle progéniture, se sont moqués de leurs pauvres parents emmitouflés grelottants sous leurs polaires. Après dîner, j’ai retrouvé un peu d’énergie, je devais avoir un peu faim, il faut croire, mais pas assez d’énergie pour m’imaginer prendre la parole pendant un colloque.
Aujourd’hui, ça va un peu mieux. J’ai un peu moins mal à la tête. Et j’ai le nez qui coule. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours pensé que c’était bon signe.

premier et, espérons, dernier arrêt de travail de mon existence. Comme je suis agent de l’État, il m’a coûté une journée de carence. Pour une journée de maladie. La prochaine fois, je resterai travailler, même si j’ai Ebola.

Tout ça pour dire que si ces lignes sont les ultimes que j’aurais écrites, si je meurs cette semaine d’une pneumonie, je compte sur vous pour jeter sans les lire tous mes manuscrits de romans inachevés. Comme Franz Kafka l’a demandé à Max Brod, par exemple. Enfin pas par exemple, mais exactement pareil. Hein, vous ferez comme Max Brod. On se comprend bien hein ? Pas de blague !
Ils se trouvent dans c:/jn/litterature/romans.

Des bonnes têtes de vainqueurs

Il faisait chaud dans la salle, je me demandais si je n’allais pas avoir soif : est-ce que ça allait être un problème pour parler ? Ma voix allait-elle me trahir ? Je trouvais ma déglutition gênée mais pas encore pénible. Mathieu, m’a dit plus tard qu’il avait eu plutôt froid. Sur le coup il m’a demandé s’il pouvait trouver quelque chose à grignoter car il avait subitement faim. L’un et l’autre nous étions semble-t-il victimes de trac, état qui produit ce genre de manifestations physiologiques incongrues.
Depuis quelque jours nous savions (avec défense absolue d’en parler) que notre livre Internet : au delà du virtuel était lauréat du Prix lycéen « Lire l’économie » spécial BD.

Je n’ai pas pu le faire pendant la cérémonie, mais je remercie les lycéens qui ont décidé de consacrer ce livre, ce qui est d’autant plus flatteur pour nous que la concurrence ne déméritait pas. Merci les jeunes !

J’avais insisté pour arriver en avance au ministère, où se déroulait l’événement, afin d’écouter les intervenants d’une table-ronde précédant la cérémonie et dont l’intitulé fleurait bon le camembert industriel pasteurisé : Quelle alternative européenne aux Gafa ?1. J’avais une bonne raison de vouloir assister à cette table-ronde : subir des discussions oiseuses et générales liées au sujet auquel j’ai consacré un livre ne pouvait que m’aider, par effet de contraste, à me sentir plus légitime dans mon rôle. Je n’ai pas été déçu sur ce point.

Mathieu a profité de quelques minutes libres pour avancer sur sa prochaine bande dessinée, qui va être vraiment géniale. Mais j’ai pas le droit d’en dire plus. Avec une éditrice super. Mais je n’ai pas le droit d’en dire plus. Et un projet étonnant.

Le déroulé de la cérémonie que l’on m’avait envoyé la veille était calé au poil près : à 16h46, une éditorialiste des Échos devait prendre le micro pour convoquer sur l’estrade une lycéenne en école hôtelière qui devait présenter les trois albums finalistes de la sélection « bande dessinée » ; à 16h47, une responsable du service presse d’EDF, partenaire de l’événement, devait surgir pour annoncer le nom des lauréats (nous !) et dire deux mots au sujet de leur (notre) livre. Enfin à 16h48, les lauréats (nous !) devaient prendre la parole. C’était la théorie. En pratique, tout le monde était en retard, et surtout le châtelain, dont l’absence était d’autant plus flagrante que sa chaise, vide, faisait face à la scène avec son nom écrit en gros : Bruno Le Maire.

L’imposant ministère de l’Économie, tout droit sorti du Brazil de Terry Gilliam, dessiné par Chemetov et Huidobro. L’entrée rappelle la sécurité des aéroports : effets personnels passés aux rayons X, portique qui bipe, agents qui nous scannent sous toutes les coutures, identité à donner,… Mais curieusement les agents de sécurité qui nous ont accueillis sont les personnes les plus chaleureuses que nous aurons rencontrées parmi les employés du ministère.

À un moment, nous avons entendu convoquer sur scène les lycéens du jury bande dessinée, mais aussi « Mathieu Burniat et Jean-Noël Lafargue » (encore nous) pour l’annonce des lauréats du prix. Nous avons échangé un regard circonspect : habituellement, on appelle les récipiendaires d’un prix après avoir annoncé leur succès, pas avant. Nous nous sommes levés timidement (et sans être remarqués, car on nous avait placés en périphérie) mais nous n’avons pas osé bouger vers l’estrade. La suite est un peu confuse, nous n’étions pas guidés, pas appelés, pas sûrs de ce que l’on attendait de nous, mais nous avons fini par monter sur scène et nous retrouver à faire tapisserie, peut-être pris pour des multi-redoublants, parmi une foule de lycéens décoratifs plantés derrière Marc Ladreit-Lacharrière2, puis derrière l’économiste lauréat du prix pas-bande-dessinée, et enfin derrière le ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer, qui dans un discours heureusement suffisamment soporifique pour que les lycéens n’entendent pas l’insulte, expliquait que les jeunes gens passés par les établissements dépendants de son ministère étaient bêtes à manger du foin, car ils n’avaient pas fait une dictée par jour. Il avait d’ailleurs lu une étude scientifique de tout premier plan qui démontrait par A et par B que les gens qui ne savent pas déchiffrer l’alphabet ont un mal fou à comprendre ce qu’ils lisent.

J’ai demandé à l’attachée de presse d’EDF qui était à côté de nous si elle savait ce que nous devions faire, dire, si nous allions tout de même avoir notre petit moment, et elle est obligeamment allée à la pêche aux infos, pour revenir nous chuchoter que nous allions finalement bien être présentés au public. Lorsque notre tour est venu nous avons avancé d’un pas, quand la dame au pupitre a dit quelque chose comme « et voici les auteurs qui ont fait la bande dessinée », ou quelque chose de plus vague encore, nous montrant du doigt sans nous regarder, avec un langage corporel qui ne nous engageait pas vraiment à nous approcher du micro à moins de deux mètres… Elle n’a pas ajouté « et maintenant cassez vous ! », mais je crois bien que c’est ce qu’elle pensait. Il n’y a donc pas eu de remerciements, on ne nous a pas donné de statuette ou de certificat attestant de notre prix (ni de chèque, le prix n’étant évidemment pas doté : c’est le ministère de l’Économie mais aussi des économies, je pense), nous n’avons pas bénéficié d’un geste poli, d’un sourire, d’un clin d’œil… Eh oui, quoi de plus inutile, de plus méprisable, de plus inintéressant, n’est-ce pas, que deux auteurs de bande dessinée ? J’ai eu un subit sentiment de lucidité : nous auteurs, le public lycéen, les jeunes adultes blondinets trop bien peignés à boutons de manchettes clones d’Emmanuel Macron, les personnalités du monde de l’économie, les organisateurs, les pauvres jeune femmes dédiées à l’accueil (malgré sans doute des études brillantes), tout ce monde n’était là que pour le ministre, mais le ministre, lui, n’était pas là3, provoquant un stress général.

Mathieu Burniat, né en 1984, est un jeune auteur de bande dessinée au grand talent, et qui en plus a une bonne tête (cf. photo). Passé par le design industriel, il a décidé de se lancer dans la bande dessinée avec la série de science fiction Shrimp, saluée par les amateurs mais passée sous le radar du public, puis avec La passion de Dodin-Bouffant, adaptation d’un roman gastronomique (une des passions de Mathieu). Son talent est enfin largement salué avec un best-seller, l’extraordinaire Mystère du monde quantique, écrit avec le physicien Thibault Damour. J’ai pas le droit de dire ce que sera son prochain livre mais il va vous étonner et vous passionner. Le dessin de Mathieu peut s’apparenter à celui de plusieurs auteurs des années folles, comme Gus Bofa.

Lorsque nous avons quitté la scène, ce n’étaient plus simplement des vieux notables qui se congratulaient de ci ou de ça, mais carrément un mort : Jean d’Ormesson, avec une vidéo filmée deux ans plus tôt au même endroit : « Quand on m’a demandé de faire un discours pour le prix du livre d’économie, ça m’a bien étonné car je ne connais rien à l’économie (rires) et d’ailleurs mes maîtres à l’école me parlaient de latin, de grec, et ils étaient souvent communistes (rires), ils ne parlaient pas d’économie… ». 

Ça fait deux jours que je cherche une contrepèterie à partir de « Jean d’Ormesson » qui mélangerait les paroles de la chanson Louxor j’adore de Philippe Katerine (« et je coupe le son… et je remets le son ») et la phrase « j’endors mémé ». Mais c’est dur. Le contrepet est une science.

À la descente de l’estrade, une seconde dame d’EDF m’a attrapé pour me serrer la main en me disant qu’elle était un peu navrée de la désorganisation générale, et en nous assurant qu’elle était très fière que notre livre ait été récompensé, ce qui, croyez le ou non, m’a fait chaud au cœur : dans sa position, elle ne pouvait pas le dire ainsi, mais elle semblait profondément désolée par la cérémonie. Ceux qui étaient restés assis — Sophie4, Nathalie5, David6 — fulminaient, car ce qu’ils avaient vu, avec le reste du public, était encore plus choquant que ce que nous avions vécu. Ils nous ont vus, un peu bêtes sur scène, subir une rebuffade scandaleusement humiliante. Ce qui aurait dû être une célébration a surtout apparu comme un camouflet méprisant.

« écoute, j’ai pas vraiment pris de photos parce que les bras m’en sont littéralement tombés… alors bon j’ai pris ces chaises sans le vouloir » (Nathalie). David, lui, a commencé à filmer notre triomphe avant de s’arrêter face au fiasco.

David a eu du mal à desserrer les dents : il avait pris le train depuis Bruxelles, tout comme Mathieu, pour vivre cet instant pathétique — et du reste, moi aussi j’avais pris ma journée, abandonnant mes étudiants havrais. David a fini par dire qu’il devait sortir prendre l’air, d’un ton qui voulait surtout dire qu’il comptait sortir du ministère, et que ce serait tant pis pour le cocktail. Nous l’avons suivi7 pendant que sur l’écran, Jean d’Ormesson continuait à raconter à des lycéens indifférents les souvenirs qu’il avait des instituteurs de sa jeunesse — je me demande s’il y a eu une séquence avec Johnny Halliday ensuite8.

David, Mathieu, Nathalie, sur le départ.

À la sortie de la salle, Sophie a discuté un certain temps avec quelqu’un de l’organisation. Il faut dire que pour les éditions du Lombard, cette cérémonie avait constitué un vrai investissement : deux billets de Thalys, une personne mobilisée, l’impression de bandeaux qui n’ont pas servi… Il faut dire aussi que le ministère nous avait presque harcelés pour que nous soyons présents, laissant entendre que le prix ne serait tout simplement pas annoncé si nous n’étions pas présents pour le recevoir.
Nous nous sommes demandés ce qu’il fallait exiger du ministère en dédommagement et nous nous sommes finalement mis d’accord sur le fait que Bruno Le Maire devrait, pendant un mois, porter un tee-shirt faisant la publicité de notre livre.

Bruno Le Maire recommande « Internet : au delà du virtuel », éd. Lombard 2017, coll. Petite bédéthèque des savoirs. Dix euros seulement ! T’achètes un autre truc et hop, tu ajoutes ça au caddie, c’est quasi symbolique comme tarif, on le sent pas passer. Tu peux d’ailleurs en ajouter un autre, comme par exemple l’ahurissant Les Zombies (Charlier/Guérineau ), sorti récemment.

Nous sommes partis boire quelques bières dans le bar qui se trouve en face du palais omnisports de Bercy9.

Mathieu et moi avons alors appris que les lycéens avaient eux aussi été scandalisés de la manière dont on nous avait traités, ils avaient tous le livre en main, certains espéraient peut-être une dédicace, ou en tout cas échanger avec nous : ils ignoraient qu’ils étaient les faire-valoirs d’un pince-fesse ministériel, ils venaient rencontrer les auteurs !
Un peu désolé pour eux.
Mes amis belges auront eu la confirmation que la France est un pays de baltringues où le prix de la bière est anormalement élevé, et ils en ont été choqués, mais pas moi puisque je suis suffisamment imprégné d’identité nationale réelle (le fameux « pays réel ») pour ne pas pouvoir être surpris du manque de professionnalisme et de la grossière courtisanerie qui a cours lors des événements officiels10, du mépris institutionnel, ni du prix des bières.

Photo : Nathalie Mislov

« Ah il va nous manquer, Johnny », a dit le barman alors qu’on entendait le mythique interprète du jingle Wuopti-deumihileu chanter avec des choristes à la Elvis-Presley-période- Vegas son « wooooh fini, fini pour mwaah ». Voyant nos demi-ébauches de sourires polis et constatant que nous n’allions pas réagir de manière plus volubile à sa prédiction quant à l’effet de manque qu’allait à coup sûr produire l’absence de Johnny Halliday, il nous a demandé si nous voulions une autre bière.
Et nous en voulûmes.

  1. Les GAFA, ce sont Google, Amazon, Facebook et Apple, c’est une manière de décrire les géants technologiques californiens. Les intervenants étaient Frédéric Mazzella (Blablacar), Thierry Philipponnat (BlablaInstitutFriedland) et Valérie Rabault (BlablaPartiSocialiste). []
  2. Qui fut directeur de la Revue des deux mondes, et à ce titre généreux employeur de Pénélope Fillon, qui est le fondateur d’une société de notation financière, mais qu’en tant qu’enseignant en art je connais surtout comme créateur de la Fondation Culture et diversité, dont j’ai pu voir les effets bénéfiques tangibles (mais qui me semble ralentir ses activités). []
  3. Il paraît qu’il a fini par arriver mais je ne l’ai pas vu. []
  4. Sophie de Saint-Blanquat, attachée de presse des éditions du Lombard. []
  5. Nathalie Mislov, ma moitié et ma « plus un ». []
  6. David Vandermeulen, directeur de La Petite Bédéthèque des savoirs. []
  7. En fait c’est plus compliqué que ça. David et Mathieu ont fait tout le tour de la salle pour atteindre la porte par laquelle nous étions entrés, tandis que je me renseignais pour savoir si la porte qui se trouvait de notre côté était aussi une sortie. Elle l’était. Je l’ai empruntée en pensant être suivi par Nathalie et Sophie, mais pas du tout, elles avaient suivi les deux autres. Et pour tout arranger je me suis perdu parce que par cette sortie il a fallu que je fasse un détour impossible en changeant d’étage pour rejoindre mes amis. C’est intéressant comme anecdote, hein ? []
  8. Pas loin ! On m’a appris depuis que Bruno Le Maire était passé dire bonsoir pour clore la séance, mais qu’il y avait en plus un authentique VIP : le youtubeur Cyprien, qui est d’ailleurs représenté dans notre bande dessinée. []
  9. Non, Palais omnisports de Bercy, je ne t’appellerai pas de ton nouveau nom, qui sonne comme une mauvaise pub et qui ne me rappelle rien des bons moments que j’ai passé chez toi. Je pense tout particulièrement au concert de Prince pour la tournée Sign-o’the-times en 1987 et au concert de James Brown en 1986, concert incroyable où le public avait patienté une heure à écouter les musiciens chauffer la salle avant l’entrée en scène du godfather of soul : celui-ci s’était rattrapé en terminant la représentation bien après l’heure du dernier métro, forçant le banlieusard que je suis à marcher plusieurs heures dans la nuit, fatigué mais émerveillé. []
  10. Ce n’est pas une fatalité. Il y a quelques mois, Nathalie et moi avons été invités pour un prix similaire (nous étions parmi les trois nommés) au ministère de l’Enseignement supérieur pour notre Copain des Geeks, et l’ambiance était, cette fois, très bonne, malgré une repas exclusivement à base de mousses (entrée, plat, dessert) qui ne donnaient pas envie avant la première bouchée, et encore moins après. Le chef, en revanche, s’y entendait en vin. []