Les gens sont obsédés par le conflit israélo-palestinien.
Ce matin, au marché, je vois à l’autre bout de l’allée une femme avec un sac rouge sur lequel est écrit en blanc le mot « Palestine ». Il y a d’autres choses, d’autres mots, je vois une main schématique qui fait le signe de la victoire… Mais bon, à quarante mètres, je lis mal, et comme on va me servir, évidemment, je ne peux pas m’approcher, car si je bouge je risque de me faire voler mon rang. Donc de loin je fixe le sac, j’essaie de comprendre. Ma file avance, la file de la dame aussi dans l’autre sens, donc on se rapproche l’un de l’autre, et je peux lire un peu plus, je vois écrit « Fier de ne pas être en Palestine ». Quel curieux slogan.
Donc elle n’affirmerait donc pas pas son soutien aux Palestiniens, mais son satisfecit de ne pas vivre parmi eux ? Dans quel sens ? Je me demande quel genre de personne elle est, je tente de comprendre son profil. La trentaine, une frange, des cheveux très bruns, grande, une certaine élégance, mais aussi, je crois, un anneau dans le nez. Et puis elle finit ses courses et elle passe devant moi. Cette fois je peux déchiffrer le message : « Fier de ne pas être en plastique ». C’est le sac qui parle, il est content d’être un tote-bag, quoi.
Enfin on ne m’ôtera pas de l’idée que les gens sont obsédés par le conflit israélo-palestinien.
Vingt heures passées, boulevard Haussman, il reste encore des familles pour admirer les vitrines des Galeries Lafayette et du Printemps. Quelques dizaines de mètres devant nous, un grand type promène son husky avec nonchalance. Il doit faire son mètre quatre-vingt dix, et il est habillé façon agent du GIGN, en combinaison noire intégrale, seuls ses yeux dépassent de sa cagoule. Il doit avoir un peu chaud, car dehors, même si on est le premier janvier, il fait près de quinze degrés. Il s’arrête au beau milieu du trottoir pour laisser son corniaud déposer un étron. Mais une fois l’opération faite, il repart tranquillement, sans rien ramasser. Trente mètres plus loin, il recommence. Ma cadette l’appelle : « monsieur ! », mais il a un casque, elle lui tapote sur l’épaule : « Monsieur, vous ne ramassez pas ? ». Le gars semble préparé à répondre : « Je ramasse jamais ! J’en ai rien à foutre ! ». Son ton est morgueux, le type s’imagine très impressionnant, et bien sûr, sa grande taille et sa panoplie fasciste font leur effet, mais Florence n’est pas toute seule.
Il se tourne, et il a la surprise de tomber non pas sur une jeune femme, mais sur six personnes : moi, Nathalie, nos deux filles et leurs gars. « — Vous… êtes venus à plusieurs pour me dire ça ?… J’ai pas ramassé l’autre, je vais pas ramasser celle-là ! » Il tire sur la laisse de son chien, qui était pourtant encore concentré sur son affaire, et part d’un pas nettement moins nonchalant que précédemment, il nous sème assez rapidement en empruntant une contre-allée. Arrogant, mais pas courageux. Avec ma fille, nous réfléchissons à ce qui nous aurait manqué (un bout de carton, une pelle) pour ramasser la crotte et la jeter sur son propriétaire légitime, mais il a déjà disparu du boulevard Haussman.
Confondre affirmation de soi et mépris des autres ; liberté et saloperie ; et tout ça masqué, anonyme,… J’ai déjà dû croiser ce type sur Twitter !
L’opération est banale : échanger un billet. Je paie chaque année une carte dite « liberté » qui me permet de modifier sans frais l’heure de mes trajets et j’en use régulièrement. Ça fonctionne bien : je montre le QRcode de mon billet à l’automate et sans grande formalités, il procède à l’échange.
En décembre dernier, j’ai pu être à la gare une heure plus tôt que prévu et j’ai voulu changer mon billet. Le premier automate de la gare avait les entrailles à l’air : une agente de la SNCF y était affairée, je ne sais pas si elle y remettait du papier d’impression ou si elle redémarrait l’appareil mais il était en tout cas impraticable. Le second automate fonctionnait. Je scanne mon billet, je dis que je veux finalement partir maintenant et pas dans une heure, l’appareil me répond qu’il accepte l’échange et que celui-ci ne me coûtera rien, comme prévu. Et puis un écran, comme d’habitude, m’informe que l’impression se prépare.
J’attends une minute, trois minutes, hmmm, pas normal. Je tente de vérifier avec ma tablette si la transaction s’est bien déroulée (le cas échéant j’aurais reçu un e-mail le confirmant), mais impossible d’accrocher le wifi de la gare, qui semble attendre depuis des mois que quelqu’un se charge de le redémarrer : on le voit, mais il rejette les connexions. Je n’ai pas d’autre moyen de me connecter au réseau.
Je vois passer l’agente qui s’occupait de l’autre automate, je lui explique mes malheurs. Elle pense qu’il suffit d’attendre, mais après deux minutes à regarder un écran gelé, elle doute. Subitement l’écran affiche que le service est désormais indisponible. Nous testons un second automate, qui réagit pareil, puis le troisième, celui qu’elle avait ouvert, et celui-ci aussi se met au chômage.
Mais bon, j’ai le droit légitime de l’échanger, et c’est le système de la SNCF qui est défaillant, pas moi. Il y a la queue aux guichets, et l’heure du train approche, alors l’agente prend une décision logique et accommodante : elle m’accompagne jusqu’au quai pour expliquer au chef de bord (contrôleur) dans quelle situation je me trouve. Elle est jeune et menue. Le contrôleur est un grand, baraqué au visage un peu violacé. Sous son masque, on perçoit un autre masque, particulièrement peu souriant.
« — Alors le monsieur (elle me désigne) ne peut pas changer son billet, la machine bloque. Les trois machines sont bloquées, il n’y a rien à faire, c’est impossible de changer. Son billet est pour le train suivant, alors est-ce que vous pouvez l’autoriser à monter dans celui-ci malgré tout ? — Non. Enfin si il veut, il sera sans billet et je serai obligé de le verbaliser. — Mais il ne peut pas changer le billet, toutes nos machines ont planté ! — C’est pas mon problème. C’est pas moi qui fais les règles. — Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? — C’est pas (pause) mon (pause) problème. »
La jeune femme est complètement déconfite, on se met à sa place, elle vient de se faire rembarrer grossièrement par un collègue, devant un usager à qui elle avait promis assistance. Nous n’insistons pas, elle me demande de la suivre vers les guichets. Elle est visiblement émue, et sans se tourner vers moi, elle me dit :
« — Dites donc, il est pas commode, celui-là. »
Je fais comme si je ne savais pas à quel point elle doit se sentir humiliée, cherchant vaguement des excuses à son collègue déplaisant, en rappelant notamment que je suis conscient que la dématérialisation des billets rend tout moins souple (impossible de raturer un billet, tout bêtement, même un billet physique, comme le mien, car c’est la version virtuelle qui compte). Elle acquiesce mollement et ajoute sans plus de conviction qu’« il y a eu des instructions car il y a beaucoup de fraude ». Elle me fait doubler tout le monde au guichet, car mon train part incessamment, et sa collègue parvient à faire l’échange en un temps record. J’embarque juste avant le départ, en règle.
Mais ce n’est pas ce qui est arrivé à mon amie A*, hier, toujours sur la même ligne. Son histoire est un peu différente dans le détail, car son billet était « modifiable sous conditions » et ce ne sont pas les automates qui ont posé problème, mais ce qu’on lui réclamait pour changer d’horaire. Il fallait qu’elle complète le tarif d’origine par une somme qui, en faisant le calcul, dépassait le prix d’un billet au tarif fort ! Le remboursement « sous conditions » s’avère indécemment coûteux. Elle en parle à un contrôleur, qui comprend mais dit qu’il n’y peut rien, avant de se raviser et de promettre un « geste commercial » : il ne facturera qu’un surcoût de dix euros. Elle trouve ça abusif, hésite, mais finit par capituler, et monte dans le train, dans la voiture cinq — où je lui avais justement dit que je me trouverais. Il y avait malheureusement deux trains collés l’un à l’autre, avec deux voitures cinq et surtout, deux contrôleurs. Je suis monté dans le premier train (dont la voiture 5 est devenue une voiture 15 après le départ — j’ai profité d’un arrêt pour sauter du train de queue au train de tête et rejoindre A*) et elle, dans le second. Second train où ne se trouvait pas le contrôleur qui lui avait proposé un « geste commercial ». Passé Rouen, un contrôleur est passé vérifier les billets. A* lui explique son histoire, raconte ce qu’a proposé le collègue. Le contrôleur prend sa mine la plus fermée : c’est pas son problème ; il n’est pas responsable des promesses de son collègue ; il n’a pas que ça à faire alors si A* ne se décide pas rapidement à payer le complément abusif, il la verbalisera comme fraudeuse ; et si elle n’est pas contente, elle n’a qu’à faire une réclamation auprès du service du même nom. A* est une personne calme mais j’ai senti, et elle me l’a confirmé, qu’elle bouillait intérieurement. Elle a fini par payer sans faire de scandale mais la mort dans l’âme.
Je crois bien que c’est le même contrôleur que celui que j’avais vu en décembre, enfin il a le même ton, les mêmes manières, la même satisfaction froide à annoncer qu’il ne fera rien pour aider et que ça ne lui fait aucun mal, la même jouissance manifeste à exercer un pouvoir négatif lorsqu’il est justement le seul qui pourrait fluidifier une situation. Sur les grandes lignes, les contrôleurs sont rarement comme ça, ils savent, au moins, avoir l’air compatissants.
Le dimanche, j’aime bien manger des tranches de truite fumée. C’est bon, la truite, c’est moins gras que le saumon, c’est délicieux avec du citron. Ce matin, j’en ai acheté à la supérette. Un petit paquet de cent grammes. Deux euros et quelque. La caissière, une très jeune femme qui je suppose n’est là que pour l’été, a le nez qui dépasse du masque. Elle scanne les articles et s’arrête sur la truite, qu’elle regarde avec un air suspicieux. Elle me regarde, re-regarde la truite, me re-regarde, re-re-regarde la truite, qu’elle approche de son nez et renifle avec une expression d’intense dégoût, perceptible malgré le masque. Ouille, cette truite a un problème. Elle inspirait pourtant confiance, bien orange, bien belle.
« Y’a un problème, ça sent hein, ça sent ! ». Elle croit qu’un truc a coulé, que ça poisse, et ses doigts, si ça veut dire quelque chose, ont l’air eux aussi d’exprimer une forme de de dégoût. L’emballage, une plaque sous vide, a l’air en très bon état mais la jeune femme insiste : « ça sent ! ». Je dois dire que la truite qu’elle agite sous son nez avec répugnance me donne un peu moins envie qu’au moment où je l’ai prise dans son réfrigérateur. Enfin bon, je sors le nez de mon masque, j’approche, je renifle un grand coup. Est-ce que je suis enrhumé ? Trop éloigné ? Je trouve que ça ne sent rien du tout, aucune odeur suspecte, même pas de bonne odeur de truite fumée. Elle tourne la plaque, regarde la date : « Ah ben non, trois septembre, ça va ». Nathalie ne veut pas vérifier, elle a son masque, mais elle hasarde une explication : peut-être qu’un truc a coulé dans le frigo, que c’est pour ça que ça poisse… De mon côté, je parle de condensation, après tout l’objet sort du frigo. Bon. On paie pour nos courses, et la jeune femme nous explique « de toute façons, le poisson, je déteste ça ! ». Elle essaie de se rattraper ou d’être rassurante, enfin je n’ai pas bien compris, en ajoutant que tout ça n’est pas bien grave, que ça l’amuse elle-même de ne pas aimer le poisson. Il y a trente ans dans la même supérette, je me souviens d’une jeune femme qui tenait le rayon crèmerie mais qui détestait le fromage et le coupait, l’emballait et nous le tendait comme si on l’avait forcée à autopsier un rat mort depuis trois jours. Le rayon crèmerie a disparu.
Je dois dire que je n’ai eu vraiment confiance en cette truite qu’une fois que j’ai eu fini de la manger, noyée dans le citron.
(Si la dernière partie de ce billet de blog vous semble vaseuse, c’est normal)
Soirée au restaurant, au Havre, avec les membres de mon jury. L’un d’entre nous, Aurélien, est partagé entre notre conversation et la consultation, sur son écran de téléphone, du match France-Portugal. Il n’est pas le seul à se sentir concerné par cette manifestation sportive. Les serveurs du restaurant en font autant entre deux plats, et à l’extérieur on entend régulièrement des clameurs liées aux buts et aux penaltys. Régulièrement, mais avec de curieux effets de différés, car personne n’assiste au match au même moment, du fait des différents délais liés à la transmission. Nous apprendrons plus tard que des gens de l’immeuble ont fini par descendre regarder le match dans un bar, excédés d’être avertis des buts par d’autres spectateurs une minute avant de pouvoir les voir. Je ne connais pas grand chose au football. Aurélien m’explique que ce match n’a pas d’enjeu critique car la France est qualifiée quoiqu’il advienne, en mentionnant une histoire de poules au sujet de laquelle je n’ai pas osé poser de question. Pourtant, précisait-t-il, il vaut mieux que la France l’emporte, car, je le cite, « Sinon on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ». Par « Les Anglais », je pense qu’Aurélien voulait dire « l’équipe anglaise de football », et quant à Wembley, ça, je connais, c’est un grand stade des environs de Londres, où j’ai d’ailleurs eu la chance d’assister à UK Fresh (1986), un concert de légende qui réunissait la crème du Hip-hop de l’époque — notamment Run DMC, Afrika Bambaataa, Grandmaster Flash, et (déjà !), Dr Dre (mais je n’ai aucun souvenir de lui). Ce n’était pas le même stade de Wembley, cependant. Celui qui a accueilli le concert dont je parle a été rasé il y a une vingtaine d’années pour pouvoir construire à son emplacement un stade plus moderne, où nous risquons de devoir affronter les Anglais en cas de défaite contre les Portugais. À la manière dont Aurélien en parlait, j’ai supposé que « les Anglais » était une équipe qu’il n’était pas souhaitable de rencontrer, qui était potentiellement difficile à défier, voire notoirement meilleure que l’équipe française. Je n’ai jamais bien compris pourquoi les équipes s’affrontent si l’une des deux est connue pour être supérieure à l’autre : donner d’entrée de jeu le point à la meilleure équipe ferait économiser beaucoup de temps, d’argent et d’énergie à tout le monde. Mais comme je le disais, je ne comprends pas grand chose aux subtilités de ce sport. Dans les grandes lignes ça va, hein, mais dans le détail je n’y comprends rien.
Bref. Un des serveurs du restaurant passe, échange trois mots avec Aurélien au sujet de la diffusion du match, et affirme en passant qu’il ne sert à rien de trop se passionner, car ce match ne sera pas forcément passionnant. Je comprends à son expression dédaigneuse qu’il fait lui aussi allusion au fait que le match n’a pas d’enjeu fort. Je dois dire que je ne comprends pas trop pourquoi on joue un match s’il n’a pas d’enjeu, ça me semble une terrible perte de temps, une fois encore. Mais dans un éclair de génie, j’apostrophe le serveur : « Ouais mais si on perd, on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ! ». Je ne le dis pas très bien, il est surpris, il ne comprend pas, je commence à redouter l’échec, mais j’insiste : « Si on perd on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ! ». Cette fois il comprend.
L’homme marque une pause, me fixe d’un air concentré, semblant réaliser la profonde justesse de mon observation, et il me répond un « ouais ! » aussi bref qu’intense, un « ouais ! » qui claque, dit à un volume sonore légèrement inapproprié à une discussion dans un restaurant. Puis il tourne les talons et reprend son service comme si, d’une certaine manière, j’avais dit tout ce qu’il y avait à dire. Pendant une fraction de seconde, je me suis trouvé en communion avec un supporteur. J’ai été comme quelqu’un qui parle de football en comprenant de quoi il parle. Et du reste je pense que j’ai compris, dans les grandes lignes. Et j’ai savouré tout le plaisir de cet échange, j’ai ressenti un shoot de dopamine inonder mes circuits neuronaux de la récompense. C’était vraiment super. Je ne pense pas réessayer, de peur d’y prendre goût ou de peur de ne pas réussir aussi bien une autre fois (j’imagine que la phrase doit être adaptée au déroulement du tournoi et aux équipes en lice et perdrait son sens dans d’autres configurations), mais ce fut une expérience très intéressante, un de ces moments forts dont, au soir de sa vie, on caresse le souvenir. Comme la fois où une grande philosophe que la modestie m’interdit de nommer avait dit devant une large assemblée qu’elle avait beaucoup aimé un de mes textes.
Tout ça m’amène aux théories du philosophe étasunien John Searle1 qui affirmait dans les années 1980 qu’un programme informatique ne saurait jamais être capable de penser véritablement, et qui pour le prouver avait proposé une métaphore, ou plutôt une expérience de pensée, connue sous le nom de Chambre chinoise. Si une personne non-sinophone applique parfaitement les règles syntaxiques du chinois pour déchiffrer des questions et y répondre, explique Searle, cette personne pourra simuler la compréhension de la langue chinoise pour la personne qui échange des messages avec elle, mais elle n’accédera pour autant pas à une compréhension véritable de cette langue2. Reste que je me demande si ma participation à une conversation sur le football n’est pas la preuve que Searle avait raison de dire qu’être capable de répondre à un message ne démontre pas qu’on en comprend le sujet ou en tout cas, qu’on s’y intéresse, mais qu’il avait tort de croire qu’une telle incapacité ne concerne que les conversations avec des machines.
Qui s’est récemment révélé être un sale type, après qu’une subordonnée l’a accusé d’avoir diminué son salaire en punition d’avoir refusé ses avances, événement qui a ouvert la boite de Pandore d’une série d’accusation similaires de la part d’anciennes étudiantes. [↩]
Il me semblait qu’Alan Turing avait plus ou moins balayé le problème par avance en rappelant qu’il était délicat de définir la pensée, et que si une imitation artificielle de l’intelligence produit des réponses indiscernables de celles produites par une intelligence naturelle, alors on doit pouvoir dire que la machine pense, car après tout, lorsque nous disons que nous pensons, nous ne faisons que constater que nous effectuons une action qui ressemble à ce que nous nommons penser. Je raconte peut-être mal. [↩]
Je veux juste manger un croque-monsieur. C’est pas dur. Mais je ne sais pas vraiment quelles places sont prises dans la brasserie, entre les tables sales, celles où un sac semble avoir été abandonné,… je demande au patron, qui m’indique une table qu’il va nettoyer mais qui est inoccupée. J’ai toujours l’impression qu’il me traite comme un client particulièrement respectable. Juste à côté de ma table, un type me propose de manger avec moi, si je manque de place. Et puis il a envie de manger avec moi. C’est bon, je ne manque pas de place, mais il insiste, il rapproche un peu ma table de la sienne. Il a soixante-cinq ans, il me le dit, il porte un pantalon en cuir noir, et il m’explique qu’il risque plus avec le coronavirus que bien d’autres gens, non seulement parce qu’il a l’âge qu’il a, mais aussi parce qu’il a aimé faire la fête toute sa vie. Et il n’a pas de famille. Il aurait bien aimé avoir une famille mais il est tout seul. Pour toutes ces raisons, dit-il, il a dû quitter les États-Unis, où il y a trop de coronavirus, « cette saloperie ». Alors il est rentré au Havre. Il a vraiment envie de déjeuner avec moi, même s’il attend quelqu’un. Parce qu’il a un copain qui lui a promis de venir, mais là, juste là, il est pas là, le copain, et on sait pas pourquoi. Il redit ça au patron, il le dit à la patronne, et il le dit aussi aux gens de la table qui se trouve de l’autre côté, aussi : normalement son copain devait venir boire un coup, ou manger un morceau, mais là, il n’est pas là, c’est vraiment bizarre. Chaque fois qu’une nouvelle tête qu’il connaît passe la porte, il lui propose de venir manger avec lui : « ben viens ! — Oh, une autre fois, là j’ai pas faim ». Je lis l’exemplaire du jour de Paris-Normandie, où j’apprends que « l’accident de personne » survenu à Harfleur, hier, qui avait forcé mon train à être terminus Bréauté-Beuzeville, était un suicide, et que la victime était un homme âgé de trente-huit ans. Les pages chiens écrasés ne parlent en revanche pas du chien sur lequel le même train avait roulé entre Yvetot et Bréauté, ce qui avait aggravé le retard. Je lis tout ça un peu pour éviter la compagnie. Je voulais juste manger. « Je n’ai pas beaucoup de conversation, vous savez ». Arrivent des pompiers. Le patron les a appelés car il a un problème d’abeilles. Des dizaines d’abeilles tournent autour de ses pompes à bière, depuis quelque jours, quelques semaines, et ça gène les clients. Mon voisin au pantalon de cuir vient témoigner : il y a vraiment un gros problème d’abeilles, c’est plus possible ! Malheureusement, en présence des pompiers, il n’y a qu’une unique abeille dans la brasserie, après laquelle le patron et l’homme en cuir courent : « elle est là, regardez ! ». Les pompiers ne savent pas trop quoi faire de cette histoire et ils repartent. J’imagine qu’en général on les appelle pour une ruche, pas pour une seule abeille.
L’homme au pantalon de cuir m’explique qu’il faut faire attention car la dernière fois qu’il a écrasé une abeille, il a été piqué : « des saloperies ! ». Le patron m’explique son malheur : aujourd’hui il n’y a qu’une abeille, certes, mais c’est la faute à pas de chance car parfois, il y en a beaucoup plus. Il semble peiné que les pompiers ne se soient pas intéressés à son problème. Je lui demande s’il pense qu’il y a une ruche tout près, mais il ne croit pas : « c’est la boulangerie, juste à côté, ça les attire ! ». Subitement, grâce à un Paris-Normandie roulé, il réussit à tuer l’abeille, il est tout fier mais son exploit dégoûte la patronne, d’autant que l’animal, au sol, bouge encore un peu : « et si sa mère arrive pour la venger ? — mais ça a pas de mère, une abeille, les abeilles elles ont juste des reines ! — ah, mais la reine c’est leur mère, non ? — non, oui, enfin je sais pas ». Sitôt l’abeille morte, une autre arrive, mais elle ne semble pas animée par un projet de vengeance, elle s’intéresse surtout à la pompe à Grinbergen ambrée. J’ai fini mon croque et mes frites, je paie, je sors.
J’avais quatorze ans, en Angleterre pour deux semaines. C’était l’année du Sweet Dreams de Eurythmics, un son encore inconnu en France mais omniprésent de l’autre côté de la Manche. Je n’ai jamais réussi à acheter le disque car mes tentatives d’en chanter le refrain au disquaire échouaient lamentablement, d’autant que je n’avais pas compris les paroles, j’entendais « Sweet dreams are melodies » au lieu de « made of these ». Je ne parlais pourtant pas si mal l’anglais puisqu’un jour, un vague punk m’a pris pour un de ses compatriotes. Cela s’était passé dans la cafétéria du centre sportif où les petits français en séjour linguistique, dont j’étais, jouaient au badminton après avoir ingéré la pomme et les chips aux vinaigre que leurs familles d’accueil leur avaient préparé en guise de déjeuner. Je n’étais pas très sportif et j’ai surtout le souvenir d’avoir passé mon temps dans le hall du centre, à dépenser mes pièces dans une borne d’arcade du jeu Joust. Le garçon avec qui j’avais discuté était si surpris que je sois français qu’il m’avait demandé, pour rire, de faire croire à sa bande que j’étais anglais et que j’arrivais d’une autre région. Je ne me souviens plus si ça a marché, ni si le canular était intéressant, mais c’était assez pour sympathiser et je suis parti me balader avec eux. Il y avait surtout une fille au look destroy discrètement sophistiqué qui, dans mon souvenir, était très belle. J’aimais bien la manière dont elle essayait de dire mon prénom : djahnnowewll.
On s’est retrouvé dans la chambre d’un d’entre eux, à écouter Fade to grey, du groupe Visage. Je ne connaissais pas vraiment, bien que le titre ait déjà deux ou trois ans. Chaque fois que la piste était terminée, quelqu’un se levait pour la relancer sur le tourne-disques. On m’a proposé un shilum1 pour fumer du haschisch. J’avais déjà entendu parler des « pétards » mais j’ignorais l’existence de l’appareil à eau qu’ils utilisaient. J’ai fait semblant d’être très expérimenté en matière de toxicomanie et je me suis contenté d’imiter les autres.
On a frappé à la porte, c’était la grand-mère du jeune homme chez qui nous nous trouvions qui venait nous proposer du thé et des biscuits que nous avons accepté avec reconnaissance. Elle n’a pas eu l’air de remarquer l’odeur qui flottait dans la pièce et elle est repartie. J’ai respiré la fumée froide du shilum, j’ai bien aimé l’odeur, le goût et l’effet. Je suis reparti un peu grisé. Fade to gris.
Par la suite, j’ai eu quelques nouvelles occasions de fumer autre chose que du tabac mais je me suis vite rendu compte que cela me tordait les boyaux, et voilà comment je ne suis finalement pas tombé dans la drogue (si on oublie près de quinze ans de cigarette et trente de vin rouge).