Les frères Gibb

Je me lève un peu hébété : j’ai dormi sur le canapé, dans le salon de l’appartement de feu ma grand’mère. Je ne suis pas seul, trois hommes sont en train de jouer de la musique et je les reconnais, ce sont Barry, Robin et Maurice Gibb, les Bee Gees ! Ma mère, qui est là aussi, m’explique qu’ils avaient besoin d’un endroit où répéter. J’ignorais que mes parents et les Bee Gees se connaissaient !
Je trouve ça génial, je cherche de quoi prendre une photo, car je sais déjà que je veux tweeter un truc du genre : « Tout le monde peut écouter les Bee-Gees, mais qui a la chance de les écouter dans sons propre salon ? ».
Je vais épater tout le monde, avec ce tweet de gros vantard. Je me demande comment faire pour prendre la photo de manière un peu discrète, pas pour me cacher, hein, mais pour ne pas déranger. Avant que je sorte l’appareil on m’explique que les frères Gibb veulent faire un selfie avec mon frère à moi, et je trouve que c’est une idée super cool. On m’envoie du coup acheter du pain. En l’écrivant je me rends compte que c’était plus logique sur le coup qu’en le racontant. Je sors. Mais c’est l’enfer, tout est fermé, alors j’essaie ici, là, ailleurs. Bon, finalement j’ai mon pain, mais quand je rentre à l’appartement, les Bee Gees sont partis, et de toute façon ils s’étaient rendus compte qu’ils ne voulaient pas faire de selfie avec mon frère car sa coupe de cheveux ne leur plait pas. Je le regarde et je me dis que, faut être honnête, sa coupe n’est pas géniale, on dirait le Golem du film de 1920, ou bien l’oncle Fétide avec une perruque dans Addams Family Values. Je lui en veux un peu d’avoir cette coupe toute nulle, qui m’a empêché de faire mon tweet sur les Bee Gees.

En me réveillant (pour de bon, cette fois), je me dis que, entre mon frère et moi, c’est sans doute moi qui ai la coupe la plus proche de celle qui rebutait les Bee Gees.
Nobody gets too much brushing no more – It’s much harder to come by – I’m waiting in line – Nobody gets too much love anymore – It’s as high as a mountain – And harder to climb.

Une addition salée

On s’arrête en famille dans un village. Beau soleil. Au centre de la grand’place, on prend un délicieux repas sur l’unique table d’un restaurant. Je paie l’addition, puis arrivent deux gendarmes, un homme et une femme, qui viennent me réclamer 135 euros par personne. On les avait vus, leur gendarmerie est aussi sur la place et ils nous avaient patiemment regardé manger. On n’avait rien voulu faire de mal, on avait juste complètement oublié le confinement. Bien sûr, tout le village était de mèche, c’était un traquenard.
Je paie. Je ne moufte pas. J’essaie même un sourire beau joueur, pour couvrir mes mâchoires crispées.
Au fond de mon cœur, je me promets, je me jure, qu’un jour je reviendrai tout brûler, Et je prends d’avance plaisir en entendant ces villageois hurler de douleur face à la désolation que j’aurai laissé derrière moi.
Cette fois mon sourire devient sincère.

(premier rêve de quarantaine)

Musicologie

J’assiste à un cours. À la fin je vais voir l’enseignant pour lui apprendre un truc que je pense être seul au monde à avoir remarqué : le thème de Lara, par Jules Dassin dans Docteur Jivago (ne réagissez pas tout de suite, attendez la chute), contient exactement les mêmes notes, mais à l’envers, que L’été indien de Joe Dassin, fils de Jules.
Mais alors que je chantonne le premier air, et avant que j’aie pu raconter ma découverte, des étudiants m’interrompent. Je leur dis que je n’ai pas fini mais ils me disent que ce qu’ils ont à faire est plus important. J’essaie de continuer à raconter ma théorie mais ils couvrent ma voix : en fait ils veulent organiser le pot de départ en retraite de cet enseignant dont c’est le dernier cours. Je me rends : tant pis, je raconterai cette histoire à quelqu’un d’autre une autre fois. Je réfléchis à un discours que je pourrais faire afin de célébrer le départ de cet enseignant que j’ai eu comme prof et comme collègue. Mais j’ai beau tourner les formules dans ma tête, rien ne vient. Je me rends dans une chambre où une collègue qui partira à la retraite l’an prochain médite mélancoliquement, avachie sur un lit de camp : « voilà, un jour, c’est fini, tu as fait trente ou quarante ans de service et tu dois laisser la place… ». Je ne sais pas si je dois la féliciter pour sa prochaine libération du monde du travail ou la réconforter comme quelqu’un qui va mourir. Je tourne les phrases dans ma tête mais rien de convainquant ne vient, là encore.

Je finis par me réveiller, en me rappelant que le professeur et collègue est en réalité parti à la retraite il y a déjà deux ans, en me rappelant que le thème de Lara n’est pas de Jules Dassin (cinéaste) mais de Maurice Jarre (le père de Jean-Michel Jarre), et en me demandant si je ne me suis pas complètement trompé sur la correspondance entre les notes des deux mélodies.

Certains rêves sont des révélations, ils me permettent de résoudre un problème d’organisation, de comprendre une question mathématique ou de m’inventer un projet qui s’avérera génial. Et puis d’autres sont plus approximatifs.

Le groupe perdu

Une étudiante vient me voir en catastrophe, chez moi, en m’expliquant qu’elle est égarée, qu’elle a perdu son groupe, qu’elle a manqué un rendez-vous et que depuis, elle cherche tout le monde. J’ai bien autre chose à faire et cela me dérange, mais je prends le temps de l’aider, je cherche à droite et à gauche, en haut, en bas, j’ouvre un peu toutes les pièces, sans succès. Au fil de ses explications, je comprends que son groupe ne se trouve pas du tout chez moi, et que son rendez-vous se tenait deux stations plus tôt, à Carrefour Pleyel ! Là, je l’ai un peu mauvaise, je réalise que j’ai perdu beaucoup de temps pour rien du tout, et je le lui fais remarquer d’un ton assez sec. Sur la défensive, elle monte sur ses grands chevaux, me renvoie mes reproches, m’expliquant qu’après tout, je n’avais qu’à réfléchir, tout ça est de ma faute. Je vois rouge, je lui dis que je refuse de perdre une minute de plus sur une question que je ne suis pas en mesure de régler, car je veux bien être de bonne volonté deux minutes, mais dis-donc ça va bien hein ho. « Allez, ouste, dehors ! », dis-je en la chassant. Je referme la porte, à clef, mais ma colère retombe aussitôt et je commence à admettre que je me suis emballé un peu vite. Je cours lui écrire un mail pour lui demander de m’excuser ce mouvement d’humeur qui ne me ressemble pas vraiment.
Et je me réveille.

Cette nuit, dans le train

J’avais pris un peu d’avance car il ne fallait absolument pas que je le rate mais mon train était à quai, prêt à partir, lorsque je suis arrivé à la gare. Les portes semblaient prêtes de se refermer, pas le temps de composter1. J’ai eu raison, le train est parti aussitôt. Juste à côté de moi, sur la plate-forme, trois contrôleurs ont annoncé qu’ils devaient vérifier les billets de chacun. Ils ont accompagné l’annonce en agitant leur clé de Berne, comme s’ils actionnaient un verrou imaginaire.

J’ai fouillé mes poches assez longtemps, avant de me rappeler que, si je ne trouvais aucun ticket composté, c’est que je n’en avais composté aucun, et que j’étais donc parfaitement dans mon tort. J’ai expliqué mon cas à une contrôleuse, sans essayer de négocier quoi que ce soit, mais en discutant longuement et en lui apprenant notamment que le ticket « section urbaine » que j’utilise n’a pas toujours existé, qu’autrefois on pouvait avoir un ticket qui ne faisait que « train » et pas « train + métro », et que l’impossibilité de séparer les deux me semblait être de la vente forcée. Je lui ai parlé de l’évolution de la SNCF, des gares,… L’amende était de 43 euros, que j’ai payés sans rechigner mais en rappelant que pour certaines personnes, c’était une grosse somme, que ça représentait la moitié d’une journée payée au SMIC. Pour finir, je lui ai écrit l’adresse de mon blog, mais j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois car ça n’était pas très lisible. Je m’appliquais à faire de belles lettres mais il y avait toujours un détail qui gâchait l’ensemble.
C’est d’avoir eu des difficultés à écrire à la main qui a fini par me réveiller.

  1. Depuis quelques années, dans ma gare de banlieue, les horaires sont « en temps réel », c’est à dire que les panneaux d’affichage ne m’informent pas vraiment des horaires prévus pour les trains, mais de leur passage effectif. Ce qui fait qu’il n’est pas rare qu’un train quitte la gare avec trois minutes d’avance. []

La nuit du discours d’Alain Juppé

Je me souviens que ça se passait dans un quartier pavillonnaire. De loin, tout semblait banal mais il y avait un circuit de galeries entre les maisons, et la possibilité d’entrer dans la cave depuis l’extérieur. C’était important, car nous étions surveillés, ou poursuivis, peut-être en danger.
Je devais rédiger un discours pour Alain Juppé. Il m’a dit plusieurs fois que c’était très important que je m’en occupe car seul un cheminot pouvait le faire. Je ne savais pas comment lui expliquer qu’il y avait méprise, que je n’étais pas cheminot. Et puis il me semblait que, même si je n’étais pas la bonne personne, rédiger ce discours était mon devoir. L’affaire était très urgente.

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À côté, sous un lit assez haut — comme un lit d’hôpital —, Eva Joly était allongée sur le dos, en train de parler avec une autre personne dont je ne distinguais ni les traits ni la voix. Et puis je me suis réveillé.
Je peux dire sans hésitation qu’il s’agissait d’un rêve, car contrairement au monde réel, tout y était parfaitement cohérent.

La super idée que j’ai eue

Le truc me trottait dans la tête : acheter tous les journaux de la semaine pour avoir un maximum d’informations sur un faits-divers, celui de l’incendie de la villa Pablo Picasso. Je me disais que quelque chose clochait dans la version des policiers et j’étais étonné de la manière dont la presse reprenait ses incohérences. Notamment lorsqu’ils racontaient que les jeunes, plutôt que de se laisser secourir, s’amusaient à utiliser leurs propres amis comme projectiles pour blesser les policiers et les pompiers. C’était dégueulasse, c’est vrai, on n’avait jamais vu un truc pareil. Mais en y réfléchissant, je me disais que ce n’était certainement pas ça, ils ne jetaient pas des corps pour rire, ils évacuaient leurs amis ! Ils n’étaient pas lâches et inhumains, ils tentaient de secourir. On nous présentait un truc à la Assault, de John Carpenter, des zonards meurtriers au cœur sec pour qui la vie n’a aucune valeur, pas même celle de leurs proches, alors qu’ils étaient en fait deux-cent jeunes gens, garçons et filles, avec même quelques enfants, qui faisaient la fête dans un petit immeuble de banlieue devenu un squat en attendant d’être démoli, et qui avaient été pris au piège par un incendie. L’endroit servait notoirement à du deal de stupéfiants, mais aussi à des barbecues. On y voyait de très beaux graffitis et, pour on ne sait quelle raison, des pneus brûlaient souvent dans la cour.

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Peut-être que le mensonge officiel servait juste à parer les attaques, puisque toute une chaîne de responsabilités administratives pouvait être mise en cause dans la tragédie. Je ne sais plus combien de morts, mais beaucoup. Mais au contraire, peut-être les policiers, les pompiers et les journalistes croyaient-ils sincèrement la version qu’ils diffusaient, peut-être croyaient-ils vraiment que ces jeunes étaient des monstres sans respect d’aucune existence. Et le cas échéant, ça me semblait encore plus intéressant, c’était un bon exemple de la manière dont on extrait certains de ses semblables de la catégorie des êtres humains dès lors qu’on les a rangés dans la case « les autres ». Et de la manière dont, une fois qu’on a extrait l’autre du genre humain, on ne se donne plus la peine de se montrer compréhensif ou compatissant.
Donc voilà quel était mon plan : me rendre dans les décombres de la villa Pablo Picasso, prendre quelques photographies. Garder tous les articles de presse. Mettre ça dans une boite et attendre vingt ans. Je me dis que dans vingt ans, on en saura plus, forcément, et le recul donnera un sens à toute cette histoire.

En remontant vers le parking avec Marie-Neige et Stéphane, je leur explique mon idée : j’attends vingt ans et puis j’en fais une bande dessinée. Comme ils ne réagissent pas trop à mon projet, je suis un peu déçu. Peut-être qu’ils se disent que je ne dessinerai pas bien. Je continue, l’air détendu « …enfin, faire une bande dessinée, ou faire faire une bande dessinée, ça peut être quelqu’un d’autre ».
Ils ne réagissent toujours pas, je me sens vraiment très déçu, un peu triste. On passe devant un énorme faux chalet suisse sur lequel est écrit Joe’s Christ assembly. Je ne connais pas, mais ça sent la paroisse évangélique dont le preacher a très bien réussi son coup. J’imagine qu’il y a le même bâtiment dans toutes les zones d’activité commerciales importantes, comme les Léon de Bruxelles, les Buffalo Grill et autres. Au rez de chaussée, il y a une pharmacie qui s’appelle aussi Joe’s Christ assembly, et un pub, qui, je crois, s’appelle juste Joe’s Bar. On s’y assoit deux minutes en attendant.
Et puis je me réveille.

(image tirée du film Banlieue 13 ultimatum. Je n’ai pas vu Stéphane et Marie-Neige depuis plus de vingt-cinq ans. J’ignore ce qu’est devenue Marie-Neige mais je sais que Stéphane est mort d’un cancer il y a des années. Je ne sais pas s’il existe une cité nommée Villa Picasso mais mon rêve a inventé le fait-divers)

La vie terrible du prosopagnosique

herbes

En rêve, j’ai eu une longue conversation avec quelqu’un, sur l’art. Je lui parle du travail d’un ami, et, surprise, cet ami se trouvait justement à côté. C’était un endroit un peu animé, peut-être une fête, quelque chose comme ça, enfin un lieu où il n’était pas étonnant que l’ami se trouve. Je présente l’ami à mon interlocuteur, mais au moment de faire les présentations réciproques, je me trouve incapable de me souvenir du nom de ce type avec qui j’avais discuté si longtemps.
En fait je n’arrive même pas à me souvenir de qui il peut bien être, d’où je le connais. L’embarras monte, je cherche des périphrases, je gagne du temps, j’aimerais que le type se nomme de lui-même, ça ne vient pas.
Pour échapper à l’embarras intense, je n’ai trouvé aucun autre moyen que de me réveiller en sursaut. Ce qui est idiot, peut-être, car il n’est pas sûr que j’aie jamais connu ce type. Dans la vie, la même scène m’arrive parfois, et là, impossible de se réveiller.