Le centurion Caïus avait déjà eu affaire à cette secte juive quelques années plus tôt : un rabbin illuminé avait planifié un coup d’État contre Rome. Ses partisans n’étaient pas assez nombreux pour constituer une menace sérieuse et l’arrestation de leur chef, qu’ils disaient fils d’un Dieu, les avait tétanisés, tant ils semblaient convaincus que sa magie les protégerait de la puissance de l’Empire et les mèneraient même à le détruire. Plutôt que d’exécuter une poignée de fanatiques, le préfet avait préféré faire un exemple en crucifiant le rabbin comme un vulgaire assassin, persuadé que cela suffirait à ce que ses disciples l’abandonnent.
Le préfet Pilate avait eu toutes les peines du monde à comprendre la religion des juifs. À son arrivée en Judée, il avait fait scandale un peu malgré lui avec une histoire absurde d’images représentant l’empereur qu’il avait fournies comme enseignes pour les parades, alors que la proscription des images figuratives était un des plus puissants interdits de la religion locale. Pilate se contentait d’appliquer les usages de Rome, mais ici, rien ne fonctionnait comme ailleurs, et la logique implacable du plus grand empire qui ait jamais existé courbait inexplicablement l’échine face à un peuple qui refusait de célébrer l’Empereur et parmi lequel chaque mois un « nouveau Moïse » descendait d’une montagne en affirmant avoir le pouvoir d’imposer sa loi à Tibère.
Quelques années avant les incidents du jardin des oliviers de Jérusalem, Pilate avait eu à s’occuper d’un autre prédicateur, un homme nommé Jean et surnommé le Baptiste, qui reprochait de manière insultante au tétrarque Hérode son projet de mariage et excitait le peuple avec des idées de révolte. Les autorités religieuses juives officielles n’avaient pas défendu le Baptiste, qui méprisait leur pouvoir et contestait leur pouvoir, alors on l’avait fait emprisonner et tuer. C’est un de ses disciples, qui se disait son cousin et qu’on nommait Jésus le Nazaréen qui avait poursuivi son œuvre et que l’on avait finalement crucifié sur le mont-crâne, le Golgotha.
Le Nazaréen, qui était longtemps passé pour un mystique inoffensif et plutôt discret, préparait un coup d’éclat pour Pessa’h, ainsi qu’on le savait depuis qu’il avait demandé à ses disciples de s’armer. Son trésorier, Judas Iscariote, sans doute effrayé par la tournure violente que prenaient les événements, l’avait dénoncé et avait aidé les soldats à l’identifier : l’homme était rusé et ne pouvait être distingué de ses disciples, au point que les autorités romaines connaissaient son pouvoir mieux que son nom et son nom mieux que son visage. Lors de l’arrestation, un de ses disciples avait tenté de tuer un serviteur du prêtre Caïphe, le blessant piteusement à l’oreille, mais Jésus avait eu la sagesse d’admettre que le combat était perdu d’avance et avait demandé à son ami de rengainer son arme. Ce même ami, Simon Pierre, s’était ensuite montré plutôt ingrat, désavouant son maître et prétendant ne pas le connaître. Comme les autres, il s’était enfui et avait disparu des rues de Jérusalem pendant trois jours, laissant la mère et les compagnes du rabbin gérer une communauté en état d’absolue sidération. La lâcheté dont il avait fait preuve face aux enquêteurs était sue de tous, mais Simon Pierre était beau parleur et il est parvenu en quelques jours à retourner l’affaire à son avantage et à reprendre le pouvoir, affirmant avoir été témoin de la résurrection du crucifié mystique (dont, effectivement, le corps avait été escamoté), jurant que ce dernier avait prévu et voulu cette trahison, et qu’il lui confiait, à lui, Pierre, le devoir et le pouvoir de mener le destin de sa communauté.
C’est cet homme qui faisait désormais face au centurion Caïus et qui, avec un aplomb extraordinaire, admettait son implication dans deux meurtres. Simon Pierre se savait intouchable : la communauté qu’il dirigeait était désormais incomparablement plus nombreuse qu’à l’époque de son maître le Nazaréen, et depuis le renvoi du préfet Ponce Pilate et la révocation de son allié le grand prêtre Caïphe, il était exclu que l’administration impériale se fourvoie à nouveau en excitant des fanatiques religieux. De plus, Simon Pierre était plus habile que son prédécesseur, il ne chercherait pas à affronter l’Empire tant qu’on le laisserait exercer son pouvoir sur ceux qu’il appelait son troupeau de brebis et qui faisaient sa fortune, une fortune sans doute considérable bien qu’il persistât à ne se vêtir que d’un manteau de laine usée et à prêcher la pauvreté. Simon Pierre, qui considérait que les femmes ne devaient être qu’obéissance et discrétion — et ce fut là encore une trahison des principes de son maître —, avait évincé Marie, que Jésus appelait sa mère, et surtout Madeleine, la compagne favorite du Nazaréen, aussi belle qu’intelligente, sur qui le nouveau chef de la secte avait fait courir des rumeurs infamantes, s’assurant par cette manœuvre que cette femme ne pourrait lui disputer la place qu’il considérait lui étant due.
L’affaire qui attirait Caïus était la suivante : un couple de disciples de la secte avait vendu sa propriété pour en reverser le prix à la communauté. Simon Pierre avait jugé trop faible la somme qui lui avait été remise et avait devinié que les époux, Ananias et Saphira, avaient gardé pour eux une partie de l’argent récolté de la vente de leur bien. Fou de colère, Simon avait convoqué Ananias pour lui reprocher sa tromperie. Ensuite, lui-même ou un de ses gardes avait assassiné Ananias. De jeunes disciples furent appelés pour draper et ensevelir le corps aussitôt. La colère de Simon Pierre ne baissait pas et il convoqua Saphira, ignorante de ce qui venait de se produire, pour l’interroger à son tour. Celle-ci ne nia pas le prix de la vente de ses biens. Simon Pierre apprit à cette femme que son époux venait de payer chèrement leur sens de l’économie : en ne lui donnant pas tout, c’est Dieu que le couple avait trompé. Saphira ne sortit pas vivante elle non plus des quartiers de Simon Pierre et cette histoire servit d’exemple à toute la communauté. Peut-être n’était-ce effectivement pas l’argent qui souciait Simon Pierre, mais bien l’obéissance aveugle et le don total de leur existence qu’il exigeait de ceux qui lui appartenaient.
Des morts violentes qui se sont produites sans témoin fiable, des cadavres ensevelis à la hâte et désormais introuvables, une communauté dont aucun membre ne voudra ni n’osera parler, un chef despotique qui se prend pour la main de Dieu et qu’il est impensable d’arrêter sans provoquer une émeute ou un carnage… Caïus se dit qu’il n’avait aucune chance d’obtenir justice pour Ananias et Saphira. Il irait retrouver leurs enfants, tenterait de les convaincre de cesser de dire partout que Simon Pierre avait assassiné leurs parents et les avait spoliés de leur héritage. S’il ne parvenait pas à les raisonner, il les ferait emprisonner, car la paix est à ce prix.
Caïus comptait les années qui le séparaient de son retour à Rome et des retrouvailles avec sa villa, il n’était pas question de s’embêter plus longtemps pour régler les litiges internes d’une bande de fous qui croient que la fin du monde est imminente et qui s’entre-tuent pour des questions d’argent. Avec un peu de chance, leur goût pour l’autodestruction les consumerait vite et ils disparaîtraient définitivement.