En haut, un photogramme extrait de L’homme qui aimait les femmes, de François Truffaut, avec Charles Denner.
En bas, un des « mèmes » de l’année 2017, « distracted boyfriend« .
En haut, un photogramme extrait de L’homme qui aimait les femmes, de François Truffaut, avec Charles Denner.
En bas, un des « mèmes » de l’année 2017, « distracted boyfriend« .
États-Unis : une cérémonie magique tourne à la catastrophe.
(« eh les mecs, vous avez fait quoi comme vœu ? — on peut pas le dire, monsieur le président, sinon ça se réalise pas »)
Je sors du bus au croisement de deux grandes routes dépouillées de vie dont les plaques de numérotation sont inscrites en milliers, comme en Amérique du Nord. Je suis dans La Mort aux trousses, mais il n’y aura pas de champ de maïs où se cacher. Je pense aussi aux limites des décors de certains jeux vidéo, là où les concepteurs ne se cassent plus trop la tête à faire joli ou compliqué, la fin du monde, littéralement. Je cherche le centre de gestion de la fonction publique territoriale à Bois-Guillaume, au dessus de Rouen, où on m’a convoqué afin qu’un jury me soumette à la question pour déterminer si oui ou non je mérite d’être titularisé. De devenir fonctionnaire1. Je finis par tomber sur un discret bâtiment gris : c’est là. J’ai dix minutes d’avance, je me présente, on raye mon nom sur une liste, je patiente. Ceux qui vont me recevoir ont un peu de retard. B*, excellente collègue, sort d’une salle : son audition à elle est terminée. On se salue rapidement, sans même se demander comment se sont passées les vacances. Elle me dit qu’on lui a posé des questions inattendues sur la fonction publique : « toi tu sauras répondre » — « euh non c’est pas sûr ». Le moment n’est pas exactement gênant, mais il y a une ombre : nous sommes en concurrence, le nombre de postes est inférieur au nombre de concurrents. Je suis en compétition avec des collègues, des amis, la situation n’est pas très confortable : comment est-ce qu’on se regardera lorsque l’un ou l’une sera fonctionnaire et que ses collègues resteront contractuels ? Nous ferons toujours le même métier, mais certains verront leur salaire augmenter, et les autres non — puisque c’est de ça qu’il s’agit.
J’ai postulé parce que je savais qu’il n’y aurait pas d’occasion pour le faire avant bien longtemps, mais je l’ai aussitôt regretté : après tout mes amies B* ou V* me semblent le mériter ce succès plus que moi, elles sont dévouées et consciencieuses, et puis elles ont des enfants jeunes tandis que les miens sont tous adultes. Je ne sais pas qui sont les autres collègues en concurrence, mais il y en a sûrement plein qui méritent cette place mieux que moi, ne serait-ce que pour leur ancienneté. J’aurais dû renoncer. Un homme sort de la salle, demande à voir ma convocation et ma pièce d’identité, c’est mon tour.
Dans la salle, deux hommes que je ne connais pas et S*, le directeur administratif et financier de l’école. Face à ce jury détendu (après moi, la journée terminait, je crois) j’ai tenté d’être le moins crédible possible. J’ai fait preuve d’une méconnaissance quasi-exhaustive des institutions territoriales, du grade pour lequel je prétendais être titularisé et des enjeux juridiques afférents, et j’ai même raconté que les fonctionnaires du ministère où j’ai effectué mon service national m’avaient collé le cafard au point que je m’étais promis de ne jamais finir aussi mal qu’eux : « je ne serai jamais fonctionnaire ». C’est ce que je m’étais dit à l’époque. Et c’est vrai, ces gens m’avaient terrifié. C’étaient sans doute de bons fonctionnaires, selon les règles de l’administrations : ils connaissaient leurs droits et leurs devoirs sur le bout des ongles, savaient passer les concours, savaient calculer leurs congés, savaient combien de jours chaque année ils auraient le droit d’être malades (c’est un poncif, mais c’est vrai : ces jours, ils les prenaient sans faute et les considéraient comme une forme de congés payés), savaient réclamer tel ou tel avantage et pouvaient menacer de faire grève parce qu’un d’eux changeait d’étage. De bons fonctionnaires, mais des agents dysfonctionnants qui n’avaient aucune idée de leur mission, du but de leur journée, et qui s’en moquaient. Ils étaient sympathiques, bien sûr, mais ils ne savaient pas pourquoi ils se levaient le matin, et c’est une idée qui me fait horreur. Avec le temps, en en fréquentant d’autres administrations mais aussi des sociétés privées, je me dis que n’est pas leur statut fonctionnaire qui était le problème, c’était surtout la perte de contact avec la raison d’être de leur métier2 et leur absence de vision d’ensemble et de capacité à influer positivement sur quoi que ce soit. Travailler pour une école d’art est bien différent et je ne pense pas que la mentalité des enseignants diffère selon leur statut. L’emploi est plutôt gratifiant : on accompagne des projets, des vies, des œuvres à venir, un potentiel, on essaie d’ouvrir, de motiver, ou au moins de ne pas entraver, et on apprend beaucoup chaque jour. On ne perd (généralement) pas pied parce que l’école d’art est une institution à taille humaine, où on sait à peu près qui fait quoi et pourquoi, qu’elle s’inscrit dans une longue tradition historique3 et qu’on sait (ou en tout cas, qu’on croit, et c’est l’essentiel) que l’on aura une action sur le monde ou, au moins, que l’on s’inscrit dans quelque chose de grand et d’intéressant.
La demi-heure s’est bien passée. J’ai fait mon possible pour sembler incompétent et je-m’en-fichiste, puisque’il serait justice que ce ne soit pas moi, mais les bonnes personnes qui obtiennent cette titularisation — laquelle, au fond, ne m’intéresse que pour une assez piteuse question d’argent (raison qui fait que je m’imagine mal refuser la titularisation si, malgré tous mes efforts pour la repousser, elle me tombait dessus). Mais mon côté honnête et sympathique m’a joué plus d’un tour par le passé, rien ne dit que je sois parvenu à échouer. Tant que l’avis ne tombe pas, je peux savourer l’indécision entre deux déceptions un peu amères.
Dans le Paris-Pontoise de 18h23, aujourd’hui.
J’ai écouté attentivement toute la conversation mais je ne suis pas arrivé à déterminer le métier exact de cette personne, j’ai pensé à traiteur dans l’événementiel, ou agent de sécurité.
Ce livre est extrêmement rare. Si vous tombez dessus, achetez-le tout de suite, car personne d’autre ne l’a.
Néanmoins je dois vous prévenir qu’il s’agira très vraisemblablement d’un faux, car je viens de l’inventer.
J’ai toujours rêvé de manger de la cuisine de grand chef, mais je n’ai jamais osé pousser la porte d’un restaurant étoilé car je sais que je supporterais mal que le plaisir du plat ne soit pas proportionné au prix. Certaines personnes aiment le luxe pour lui-même, mais moi pas du tout, je suis plutôt pingre. Manger pour soixante euros, un jour de cette vie, pourquoi pas, mais il faudra alors que ce que je goûte soit trois fois meilleur que ce que je mange habituellement pour vingt euros. Le jour où je mangerai pour cher, il faudra que ça soit inoubliable.
Enfin c’est ainsi que je voyais les choses jusque récemment.
Quand je suis seul le soir au Havre, je dîne souvent dans la taverne Paillette, une institution de la ville, puisque cette brasserie a été ouverte en 1596. On dit qu’Henri IV y a bu une choppe, mais je ne pense pas que ça soit prouvé. Enfin ce qui est certain c’est que l’ouverture du lieu est contemporaine de son règne.
Quand j’y vais, je mange toujours la même chose : une choucroute paysanne (que j’apprécie car elle contient du boudin noir) à environ douze euros, une bière Paillette (assez légère pour que j’en prenne une pinte, ce qui nous amène dans les huit euros), et un café. Tout ça est vraiment très bon, de la cuisine de brasserie sans sophistication et sans mauvaises surprises. Et le ticket de caisse est honnête.
Enfin c’est ce que je me disais jusqu’à cette semaine. En cherchant à dater un ancien achat pour savoir s’il était toujours sous garantie, j’ai mis le nez dans mon relevé de compte de juin 2016. Et là, horreur, je tombe sur un débit par carte bleue intitulé « TAVERNE PAILLE », d’un montant de 224,40 euros. Deux-cent vingt-quatre euros !?! La personne a encaissé mon repas a visiblement tapé une fois de trop sur le 2 ou sur le 4. Sans doute sur le 4. C’est vite fait, j’imagine. Je me suis toujours demandé pourquoi cette bonne blague n’arrivait pas plus souvent.
J’ai donc payé deux-cent vingt-quatre euros au lieu de vingt-deux.
Je suis allé fouiller mon emploi du temps de l’an dernier. Le jour en question, j’étais revenu au Havre, après une semaine de diplômes, pour faire passer le lendemain un « bilan de rattrapage » à deux étudiantes qui n’auraient pas pu valider leur année sans ça. Au lieu d’arriver par le train le matin même, j’avais eu la grande idée d’être présent dès la veille. Seul en ville, sans la compagnie de collègues, j’ai dû aller comme d’habitude au restaurant, y manger ma choucroute paysanne, y boire une bière et terminer avec un café. Comment est-ce que j’ai pu ne me rendre compte qu’un an après de ce que ça m’avait coûté ? Mystère. Je devais me sentir très riche ce mois-là, car habituellement, une dépense pareille ne passe pas inaperçue.
Enfin voilà, je peux dire ce que ça fait de manger pour deux-cent euros : sur le coup ça ne fait pas grand chose, c’est un peu comme d’habitude, mais un an et deux mois plus tard, ça donne des aigreurs à l’estomac.