Gzouinnnngnngnn!

Gzouinnnngnngnn. J’ai eu toutes les peines du monde à me procurer une vibration de téléphone libre de droits, et c’est sans doute une des grandes victoires de ma vie. Les licences libres de droits, qui font, c’est vrai, du tort au commerce, sont à présent plus ou moins illégales, mais un contentieux entre trois sociétés et un petit vide juridique a permis de faire que celle-ci échappe pour quelque temps à la règle. Reste que quand j’entends ce son nasal, ce Gzouinnnngnngnn qui vibre dans ma poche, une petite boule me noue l’estomac : qui dit sonnerie par défaut dit appel non-identifié, publicité, ou relevé, et parfois les trois en même temps, parce qu’on doit souvent de l’argent à quelqu’un dont on n’a jamais entendu parler et qui a quelque chose à nous vendre. Cette fois, c’est mon relevé hebdomadaire de droits. La routine. Je ne comprends pas pourquoi il n’est pas envoyé à heure fixe, ça éviterait le sentiment de surprise. En même temps, ça serait peut-être stressant, chaque semaine, à telle heure exactement, d’attendre le couperet, comme un condamné à mort.

La première ligne m’a plutôt rassuré, car c’était une erreur manifeste. Il était noté que j’avais fixé du regard la pyramide du Louvre pendant quatre minutes au début du mois. Ce qui est vrai, d’ailleurs, sauf que j’ai regardé le bâtiment en m’y rendant, et puisque j’ai acheté un droit d’entrée pour le musée du Louvre ce jour-là, et mon droit de visionnage du bâtiment est inclus dans le prix du ticket. Tout le monde sait ça. Sans lire la suite, j’appuie direct sur « contester » et j’envoie la référence de mon laisser-passer. Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas gain de cause sur ce coup. N’empêche, la boite qui possède le droit de regard sur les bâtiments créés par Pei doit faire un fric inimaginable : six crédits, c’est un quart du prix du billet d’entrée au Louvre ! Multiplié par des millions de visiteurs chaque année,… Il faut dire que les œuvres des collections du musée sont anciennes et dans le domaine public, alors tout le monde se rue pour les voir. Gzouinnnngnngnn !… Fait ma réponse, quasi-immédiate : remise de six crédits confirmée, litige clôt, merci, cordialement, etc.
Si le musée avait été fermé pour cause de menace terroriste et que je n’avais pas pu acheter le billet, ça aurait été pour ma poche, je suppose.

Seconde ligne du relevé, une vraie bonne surprise : apparemment j’ai dit trois fois le nom d’une grande marque de chaussures sous contrat avec mon opérateur, avec naturel et pertinence. Ce placement contextuel de marque me rapporte un crédit et demi, quasiment sans rien faire. J’ai bien fait de prendre cet abonnement de support publicitaire. Il n’est pas gratuit, mais de temps en temps, on gagne trois sous. Il faut juste être très honnête : si on dit « Adidas » sans bonne raison, le système le sent, et on ne touche pas un quart de crédit. Et si on est jugé abuseur et récidiviste, si on fait du tort aux marques en les matraquant à des moments mal choisis, ou pire, si on les déprécie publiquement, on paie des pénalités ! Je suis prudent, ça ne m’est jamais arrivé.

La suite est plus pénible mais je m’y attendais. Deux crédits pour une chanson. Deux crédits pour rien. Je m’en souviens bien. Je pensais avoir tourné le dos dès que j’ai perçu qu’un problème allait arriver, dès que j’ai entendu la première mesure, mais trop tard pour moi, il a été détecté que j’ai entendu la chanson que sifflotait un clochard station Palais-Royal, en revenant précisément du Louvre. Quel con ce clodo ! Il a dû coûter deux crédits à une cinquantaine de personnes au moins. Si je l’ai entendu depuis le quai d’en face, alors tous les autres ont dû l’entendre aussi bien. Une femme lui avait hurlé d’arrêter, avait essayé de couvrir le son. Ça a marché en ce qui me concerne, je n’ai pas reconnu la chanson, mais le relevé dit : I follow rivers composé par Lykke Li, Björn Yttling et Rick Nowels. Je me rappelle bien de cette chanson, un air fait pour être siffloté, de la pop de l’époque. Je l’aimais bien, et j’aimais surtout bien la version ralentie et acoustique qu’en avait tiré un groupe belge,… mais il ne faut surtout pas que je m’en rappelle à haute voix. Ou pour mon anniversaire, je me ferai ce plaisir, j’écouterai cette chanson et quelques autres. Il faut que je note ça quelque part. La première fois que j’ai entendu cet air, c’était dans un bar qui s’appelait Trata, situé dans un petit port de l’Adriatique, il y a au moins vingt ans. On y passait de la musique en permanence. Les jeunes ne se rendent pas compte mais il y a une époque où on entendait de la musique partout et tout le temps. Même dans les boutiques ou dans les restaurants – c’était à un point pénible, parfois, même, on ne s’entendait plus, on ne sentait pas le goût des aliments dans les assiettes et on se faisait engueuler par les restaurateurs quand on leur demandait de baisser ou de couper le son : « Non monsieur, je paie un forfait pour avoir le droit de mettre de la musique, je ne vais certainement pas couper le son ». À présent, ce genre de chose n’est plus un problème.

La dernière fois que je suis retourné dans ce bar, l’endroit était silencieux, comme tous les bistros du monde. On n’ose même pas y passer de la musique classique, car rien qu’en entendant du son, les clients fuient, de peur de voir leur compte en banque vidé parce que ce qu’ils auront pris pour du Bach ou du Haendel était en fait l’intro d’un rap de merde.

Quatrième ligne : dix-huit crédits pour David Guetta. Normal. Je suis passé aux Halles, je suis allé Gare Montparnasse et passage du Havre, tous les pires coins, je n’ai pas pu éviter les « hommes-sono » qui se glissent dans la foule puis, dès qu’ils sont sûrs de pouvoir être entendus par au moins cent personnes, balancent subitement le « poum-poum-poum-poum » du dee-jay des années 2000. Je me demande combien ces mecs sont payés pour faire ce sale boulot, ça m’étonne toujours que le matraquage arrive à être une méthode rentable.

Cette semaine, je n’ai pas regardé l’éclairage de la Tour Eiffel, j’ai baissé les yeux lorsque l’ombre du dirigeable d’Anish Kapoor m’a caché le soleil, et je fais un détour de deux cent mètres chaque fois que j’ai soupçonné l’éventualité de tomber sur une exposition ou une manifestation artistique quelconque,… Pas d’autre droit de regard à payer, donc. J’apprends. Je progresse. Enfin je progresse, mais pas assez, je n’ai toujours pas pris le temps de faire annuler l’abonnement à cet épluche-légume offert par mes collègues, que je n’utilise jamais, et dont le brevet n’est pas payé par le fabricant, mais, tous les mois, par l’utilisateur. Chaque fois, je cherche vaguement à retrouver la société qui me débite, ça me semble impossible, ou difficile, et je remets ça au mois prochain, et puis j’oublie. Un crédit par mois, ce n’est pas la mort, ça passe tout seul. N’empêche, quand on se fait offrir ce genre de cadeau à un pot de licenciement, on se demande si les gens nous regrettent si sincèrement que ça, ou bien s’ils nous veulent du mal. Le plus vraisemblable, c’est que ce n’était pas cher, alors ça a semblé très bien aux collègues, qui ont négligé de vérifier s’il n’y avait pas une entourloupe. Et il y en avait une.

Je ne m’énerve pas sur les trente crédits de compensation des écoutes & regards frauduleux, tout le monde est à la même enseigne, c’est une taxe normale, il faut bien que les artistes vivent, non ? Mais je ne vois pas très bien comment on pourrait écouter ou regarder quelque chose aujourd’hui sans être dénoncé par son téléphone, ses lunettes et sa puce. À moins d’être un de ces clochards qui n’ont pas de téléphone et qui sifflent des mélodies aux frais des passants.

La vraie mauvaise surprise, c’est la ligne suivante : 600 crédits pour deux heures de concert. Le concert d’Erik Satie, où un pianiste a joué en boucle les trois Gymnopédies. Bercy était plein à craquer, les gens étaient détendus, deux heures de musique du domaine public, en « live », ce n’est quand même pas courant de nos jours. Un « live » très relatif, en fait, car la musique était jouée en play-back, mais on a tous fait comme si de rien n’était, savourant l’instant, une bière à la main. J’avais les larmes aux yeux et je n’étais pas le seul. Deux heures de musique. L’entrée n’était pas donnée : cinquante crédits ! Mais à présent, je suis à découvert, et même sans doute déjà endetté à 16% parce que la musique n’était, en fait, pas libre de droits du tout. Wikipédia dit pourtant qu’Erik Satie est mort il y a plus de quatre-vingt cinq ans, en 1925 précisément, alors quoi ? Est-ce que les organisateurs du concert ont modifié la page de l’encyclopédie en ligne pour tromper le monde ? En vérifiant le billet, je vois que la date de décès de Satie est écrite en aussi gros que son nom : 1925. C’est ce qui compte, de nos jours, non ? Une petite astérisque clignote à droite de « Satie ». Pas si petite, d’ailleurs, en y regardant bien. Comment est-ce que j’ai pu la rater ? À moins que le graphiste ait pris bien soin de ne la faire apparaître clairement qu’après le concert ?

L’astérisque que l’on découvre trop tard n’a qu’un sens, elle nous dit : tu t’es fait pigeonner. Tu as as cru au père-noël, et c’était le père fouettard. On n’a pas à être désolé pour toi, et tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.

J’appuie sur l’astérisque et j’ai la nausée en lisant le résultat : « nouveaux arrangements par Dow & Monsanto music, 2029 ». De nouveaux arrangements ! Donc de nouveaux droits d’auteur. Je ne comprends même pas tout à fait ce que signifie le mot « arrangement » et je ne vois même pas la différence entre ces « nouveaux arrangements » et les Gymnopédies que j’écoutais il y a vingt ans, quand écouter de la musique était un plaisir insouciant et pas un risque vital. Mais vingt ans, c’est long pour se rappeler avec exactitude.

Plus de boulot. J’ai rompu avec ma copine parce qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de fredonner des airs qu’elle aime, et que ça me coûtait les yeux de la tête. Mon compte en banque est plus qu’à sec. Je suis pauvre, seul, et je n’ai aucun moyen de me refaire, même pas assez de fric pour payer une licence publicitaire Metrobus qui me donnerait le droit de porter un vêtement publicitaire animé.

Le rêve, ça serait de devenir artiste, je pourrais écouter la musique que je compose, regarder les œuvres que je fabrique, faire ce que j’aime et aimer ce que je fais. Mais même pour ça, il faut payer une licence à Bayer, Dow, Universal, Lagardère ou Apple, et trouver l’avocat qui saura dire laquelle de ces boites est la moins malhonnête. Parfois j’ai envie de partir vivre à la campagne, ou bien de jeter mon téléphone et de devenir un de ces pirates qui dorment dans le métro et qui chantonnent ce qui leur plaît.

(nouvelle publiée dans Jungle Juice #3 (éditions Supernova) en novembre 2015)

Exténuant

Nîmes-Paris.
Quand je monte dans le train, un gars occupe déjà deux places, dont la mienne, sur laquelle sont posées ses baskets. Il a dû monter à Avignon. Ou en Avignon, comme aiment le dire certaines personnes qui veulent qu’on sache qu’elles savent de quoi elles parlent. Il n’a pas l’air commode, un petit côté Joey-Starr-academy. Derrière son casque on entend une musique vaguement gitane auto-tunée sur un beat électronique fatiguant. Je lui signale qu’il est à ma place, il ne bouge pas, il ne m’entend pas. Je le tapote son épaule plusieurs fois, aucune réaction.
Je finis par me résoudre à m’asseoir à côté, mais le train est bondé et je me doute que quelqu’un va me réclamer la place, et ça ne rate pas.

Un couple se présente : non seulement je suis à la place du gars, mais mon endormi a les fesses posées sur la place de la fille et les pieds, donc, sur ma place à moi. Il semble qu’il n’ait rien à faire là.
On re-tapote sur l’épaule de l’endormi, et finalement il faut tirer sur son casque. Cette fois, il ne peut plus faire semblant de dormir en comptant sur sa mine patibulaire pour ne pas être dérangé. Il finit par se lever, récupère ses affaires en nous disant : « C’est exténuant ».
Le jeune homme qui l’avait forcé à bouger lui fait remarquer qu’il a oublié un énorme étui à lunettes — un étui presque assez gros pour loger des lunettes de réalité virtuelle. Il y a écrit Vuarnet, dessus. Il remercie : « C’est des lunettes à 1200 euros ! ». Cependant puisqu’il avait de luxueuses lunettes sur le nez, cet étui était sans doute vide.

Alors que le train arrivait à Paris, j’ai retrouvé le gars derrière moi dans l’escalier, nerveux, tapant un rythme sur la rampe métallique. Quand je suis sorti, six ou sept policiers costauds et barbus attendaient un peu loin sur le quai. En les voyant, je pense, il est re-rentré dans le train, pour sortir par une voiture plus proche de l’entrée du quai. J’ai vaguement l’impression que c’est pour lui que les policiers étaient là.