Crepusco

Le jeune et talentueux avocat et activiste Juan Bran a publié en ligne puis sur du papier un livre majeur d’analyse politique : Crepusco. Les médias taisent son succès phénoménal (régulièrement classé parmi les 1000 premières ventes sur Amazon), ce qui est la preuve qu’il dérange. J’ai décidé d’en publier ici les premières pages, enfin un « digest » qui, j’espère, rendra justice à l’esprit de cette œuvre majeure de la littérature politique qui éclipse Aristote, Sun Tzu, Machiavel, Spinoza, Rousseau, Marx, Debord, Arendt et Sartre entre autres.

Il est midi. Dans une brasserie parisienne où se retrouve le tout-Paris politique et littéraire, un jeune homme est invité à déjeuner. Son parcours est exemplaire : il a fréquenté la crèche la plus sélective de France, la meilleure école maternelle, une des écoles primaires les plus élitistes de la capitale, le meilleur établissement secondaire du sixième arrondissement, si ce n’est du monde, et il a eu un bac avec mention, alors qu’il n’avait pas pu finir son année de terminale car il avait été exclu du lycée du fait de son insubordination et à cause de madame Marie-Sylvaine Crespon, une professeure de philosophie frustrée au physique médiocre qui n’a pas supporté d’être contredite par cet élève qu’elle trouvait visiblement trop doué, trop précoce : le cloporte craint l’éclat du Soleil. Après son baccalauréat, ce jeune homme a intégré Sciences-po où il a fait de brillantes études. Jeune, sportif accompli et classé quinzième lors des championnats de France de trot à poney, très beau, son regard est intense et trouble les chefs de parti politique comme les patrons du Cac40, et plus encore, il trouble les sens des épouses de ces hommes de pouvoir qui comprennent que la vraie puissance est intérieure. Avec un tel profil, il a été repéré, Paris lui fait une cour insistante, tous lui promettent un brillant avenir et se disputent ses faveurs. Où choisira-t-il de faire son stage de fin d’études ? Il reste humble et ouvert à toutes les propositions.
L’homme qui est face à lui en train de manger un croque-monsieur en débitant des platitudes sur la pluie et le beau temps est milliardaire. Il a l’oreille des présidents de la République, il fait et défait les ministres, il possède un empire industriel et a investi dans tous les médias français. Bien qu’il semble réservé, notre jeune homme n’est pas impressionné, les puissants ne lui font pas d’effet. Intérieurement, il toise le milliardaire avec le mépris qu’ont, pour les super-riches, ceux qui n’oublient pas d’où ils viennent. Car il n’est pas né avec une cuiller en argent dans la bouche. Il vient du milieu de l’art, des saltimbanques, son père est un des plus importants producteurs de cinéma français et sa mère, psychanalyste, lui a appris à toujours se recentrer sur lui-même. C’est par effraction, par son seul talent, que le brillant vingtenaire est devenu la coqueluche du monde.
Ce jeune homme incroyable de vingt-cinq ans, c’était moi.

La conversation patine. D’un pouce distrait, le milliardaire consulte son smartphone dernier-cri. Un message important ? Non. Il glousse, me tend le petit écran où je vois un chat qui tente de sauter sur une table mais est surpris par la présence d’un autre chat qui surgit. Interrompu dans son saut, le chat perd son élan et finit par se ramasser au sol. Apparemment, un chat qui tombe, c’est drôle. Ça doit être de l’humour de milliardaire. C’est de l’humour de milliardaire, ou plutôt, c’est un message et il m’est destiné, je le comprends à présent. En me montrant ce chat qui tombe, voilà ce que me dit mon commensal : « il n’y a pas d’ascenseur social et nous les riches, nous ferons tout pour nous en assurer. Et si nous ouvrons la porte à quelqu’un comme toi, il faudra qu’il nous serve aveuglément et sans jamais protester. Et sinon, dure sera la chute. ». Je comprends le message. Le visage de l’homme est écarlate, il semble manquer d’air pour continue de hoqueter de rire : « c’est con, c’est con, mais c’est vraiment tordant ! ». Intérieurement, j’écume de rage. Je comprends qu’il a compris que j’étais un transfuge, que j’étais l’ennemi juré de sa classe. Que le jour où les français se soulèveront, que le jour où ils porteront le gilet jaune et descendront dans la rue, je serai parmi eux, à leur tête, et c’est sa tête à lui que je viendrai prendre. D’une grimace qui n’essaie même pas d’être polie, je marmonne d’un ton agacé : « c’est très drôle ». L’ambiance se refroidit, le milliardaire cesse de rire, baisse les yeux vers son croque-monsieur sur lequel il rajoute du poivre, saisit une frite avec ses doigts et l’enduit de ketchup. Du rouge. Du sang. Les masques tombent, le combat va pouvoir commencer.

Le milliardaire, toujours occupé à consulter son smartphone, émet un petit sifflement puis me tend à nouveau l’appareil. Dans une dépêche du Monde apparaît la photo d’un homme hier presque inconnu qui vient à l’instant d’être désigné ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique : Emmanuel Macron. « Dis-donc, celui-là, il ira loin, c’est le prochain président ! ». Sur le coup, je n’ai pas prêté attention à cette prédiction qui me semblait destiner à me rabaisser. « C’est le prochain président ». Mais je m’en suis souvenu trois ans plus tard lorsque Macron est effectivement devenu président. « C’est le prochain président ». Ainsi, tout était prévu, les oligarques avaient désigné leur marionnette, ils allaient passer les trois années suivantes à lui donner une crédibilité en le mettant en couverture de leurs journaux. Car les oligarques tiennent d’une main de fer à peu près tous les médias français, sauf ceux qui disent du bien de moi.
Bien entendu, conscient de la menace que je représentais, le milliardaire ne m’a jamais rappelé et j’ai finalement dû faire mon stage dans la société de mon père tandis que mes camarades de promotion, tous bien moins talentueux que moi, se sont vus offrir des stages prestigieux.

Des années plus tard, je croiserai à nouveau le milliardaire lors d’une soirée célébrant le lancement de sa nouvelle box Internet. Pourquoi m’a-t-on invité ? Par erreur ? Non. Sûrement pas par hasard. Sans doute avait-il organisé l’événement dans l’unique but de m’imposer le spectacle de sa réussite. Son patrimoine avait doublé, il avait épousé la fille d’un milliardaire encore plus fortuné que lui, et le président de la République était son pion.
Ce soir-là, nous ne nous sommes pas reparlés. Je l’ai croisé, entouré d’un petit groupe de courtisans à qui il faisait une démonstration du débit de réception de sa fibre optique. Je lui ai lancé un regard pénétrant, il a baissé les yeux, intimidé, ou plutôt non, il m’a renvoyé un regard vide, comme s’il ne me reconnaissait pas au milieu des centaines d’invités de la soirée. Mais comment aurait-il pu oublier les traits du jeune homme à qui il avait fait subir un pervers entretien d’embauche trois ans plus tôt ? Voilà ce que sont les riches : des lâches.

Dans les dix chapitres suivants, je vais m’attarder sur le parcours et l’orientation sexuelle de l’homme le plus important de la macronie : Régis Bidou, devenu conseiller spécial du président alors qu’il n’a aucun talent. Je suis bien placé pour le savoir car je suis allé à l’école avec lui et je le déteste car il se moquait de moi avec ses amis en prenant pour prétexte non pas nos différents politiques, mais le fait anecdotique que je n’avais pas de blouson Chevignon alors qu’en fait ce n’était pas de ma faute, il n’y avait pas de magasin qui en vendait dans mon quartier. J’ai vite réparé cet impair, mais c’était trop tard, j’étais la risée de tous, et même madame Crespon, la professeure de philosophie, avait ri lorsque mon misérable ennemi avait fait un bon mot en classe à mon sujet. Cette salope. C’est à ce moment là que j’ai compris qu’il ne fallait pas essayer de changer l’oligarchie de l’intérieur mais qu’il fallait la détruire sans pitié. Que Macron ait nommé une personne telle que Régis Bidou à un poste aussi important n’est pas un hasard : ses amis milliardaires ont dû lui dire que je désapprouvais sa politique, il n’a décidé de cette nomination que pour me provoquer et m’humilier.
Mais je suis joueur, moi aussi, rira bien qui rira le dernier.