Le Havre<>Paris, mercredi dernier, vers dix-huit heures.
Un jeune homme avec des dreadlocks se rend aux toilettes avec un sac à dos à la main. Il porte un tee-shirt gris et un short de sport.
Il passe un très long temps enfermé, un quart d’heure, peut-être. Lorsqu’il sort, il titube, semble chercher son équilibre en se tenant aux parois et aux barres. Le train est pourtant plutôt stable. D’une main il tient son sac, et de l’autre, le bras bien levé comme on le ferait pour éviter que ce qu’on tient ne soit mouillé lorsque l’on a de l’eau jusqu’à la taille, il tient une feuille au format A4 qui, de loin, m’a semblé être une partition, à moins que ça n’ait été un texte avec de grands interlignes.
Plus tard, une jeune femme plantureuse vêtue d’un débardeur et d’un short blancs part à son tour aux toilettes avec un énorme sac de sport. Je ne surveille pas spécialement les gens qui vont aux toilettes dans les trains, mais je ne parviens pas à ignorer qu’elle aussi y passe beaucoup de temps. Une autre jeune femme cherche d’ailleurs à utiliser le lieu, patiente un peu derrière la porte, puis finit par renoncer et change de wagon.
Lorsque l’occupante de la cabine sort enfin, elle a changé de vêtements. Elle porte un jean’s, un tee-shirts sombre à manches longues et ses cheveux sont enfermés dans un foulard lui même couvert d’une casquette. Elle est donc plus habillée pour Paris qu’elle ne l’était au Havre, où il faisait pourtant plus frais. Je la retrouve sur le quai à la sortie du train, elle appelle « bébé » quelqu’un au téléphone et annonce qu’elle est arrivée à la gare Saint-Lazare.
Maintenant que je m’apprête à cliquer sur « publier », je me rends compte que cette aventure, quoique parfaitement authentique, n’est pas vraiment palpitante.
Le chat qui miaulait sous une voiture depuis ce matin, que tout le monde entendait mais que personne ne voyait se trouvait en fait sous le capot de la voiture, posté sur la batterie, seul, incapable de sortir, au chaud et sans rien à boire ou à manger. Une voisine est sortie, son compagnon, une autre voisine, des gamins qui passaient, tout le monde s’est retrouvé à tourner autour du véhicule en tentant d’y voir mieux (« il est gris, il a les yeux bleus » — « ouf ! Ça veut dire que c’est pas Macha » — « elle est comment ? » — « ben elle a des taches blanches, noires et orange » — « ah ben c’est pas elles alors »), chacun tentant de proposer une solution. On a glissé sous le pare-brise un mot disant : « Attention, il y a un chaton sous le capot de votre voiture ! ». Mais tout de même : et si la personne ne voyait pas le mot ?
On a appelé les pompiers qui nous ont demandé d’appeler la police qui nous a demandé d’appeler la police municipale qui est venue immédiatement mais en maugréant : « ils vous ont dit de nous appeler ? Mais là on va être obligés de les appeler… Rhah, faut pas qu’j’y pense, ça va m’énerver ! ». Une bonne occasion de montrer à ces policiers que dans notre rue, les gens accélèrent alors qu’il ne faut pas et que c’est même dangereux : « et là encore c’est rien, ils ralentissent parce qu’ils vous voient. Ah si vous étiez là tout le temps… Enfin vous pouvez pas être partout, hein » — « ben non » — « ben non. ».
Le chef m’a trouvé l’air sérieux et m’a confié sa veste tactique, pleine de talkie-walkies, pour pouvoir s’allonger au sol et passer la tête sous l’essieu en disant d’une voix subitement devenue aiguë les paroles d’un R’n’B improvisé : « Bébé ! Minou minou minou, viens bébé ! Viens me voir ! Viens bébé ! ». Un cintre de pressing a été endommagé pendant l’opération, sans permettre d’extraire l’animal en péril.
La propriétaire du véhicule a fini par être jointe et le chat, par être libéré. On a félicité les agents : « Vous avez fait votre B.A. de la journée ! ». Grimace. « Euh, parmi plein d’autres, sûrement ». Mine sombre : « Ouais. ».
Un jeune homme qui faisait partie des badauds et qui portait un tee-shirt auto-accusateur (« je suis foncedé ») a décidé d’emmener l’animal, après que tout le quartier lui ait donné des conseils sur l’alimentation et les problèmes de miction des tout petits chats.
Cela s’est produit mille trois cent quatre-vingt cinq ans après la mort du prophète Mahomet, mille deux cent vingt quatre ans après le début des raids vikings en Northumbrie, deux-cent vingt-trois ans après l’instauration du culte de l’être suprême par Maximilien Robespierre, soixante-huit ans après la parution initiale du Nineteen Eighty Eour de George Orwell et quarante ans après la naissance du chanteur Kanye West. Ce jour-là, donc, c’était le 8 juin 2017, c’est à dire aujourd’hui. Je venais d’atteindre la dernière ligne d’un e-mail administratif lorsqu’une abréviation a attiré mon attention : « cdt ».
Cela fait des années que je lis ces trois lettres en me demandant pourquoi les gens tiennent à associer leur signature à un grade militaire, ou s’ils pensent me faire plaisir en évoquant mon grade militaire (ce qui serait erroné puisque je n’ai pas de grade). Comme chacun sait, en effet, « cdt » est l’abréviation de « commandant ».
Certains emploient aussi ces trois lettres comme acronyme de Carboxy Deficiente Transferase, un test permettant d’évaluer si une personne est dépendante à l’alcool, mais cet usage n’est pas très répandu. Il est curieusement moins répandu que l’alcoolisme lui-même, d’ailleurs.
Pour revenir à mon histoire, c’est aujourd’hui, donc, que j’ai subitement compris : ce « cdt » est en fait l’abréviation de « cdlt », parfois aussi « cdlmt » voire « cdlmnt », qui sont autant d’abréviations du mot « cordialement ».
Le mot m’a toujours un peu irrité : « cordialement », ça signifie « avec le cœur », et cette origine étymologique m’a toujours parue en décalage avec l’usage, puisque « cordialement » conclut souvent les courriers administratifs les plus froids et les plus impersonnels, à tel point que, venant d’une personne dont on est proche, c’est désormais l’annonce d’une rupture. C’est un mot que je trouve un peu suspect, donc, mais tant qu’à l’écrire, pourquoi ne pas l’écrire en employant la totalité des douze pauvres lettres dont il est composé ?
On me faisait remarquer que le mot s’était trouvé un usage depuis l’e-mail : il s’est imposé comme moyen de ne pas se mouiller, de terminer le message sans être ni impoli ni obséquieux, ni familier.
Pour ma part, je n’emploie que trois méthodes pour terminer mes e-mails. Si je compte revoir la personne, je finis par « à bientôt ! » (ou une formule équivalente) ; si je n’ai pas du tout envie de revoir la personne, j’écris « crève ! », ou une formule de politesse équivalente ; enfin, si je ne suis pas déterminé quant à mon envie de revoir ou non la personne, ou bien si c’est le trois ou quatrième mail que je lui ai envoyé, je ne mets aucune formule de politesse.
Je ne me suis pas montré bien charitable dans mon article d’hier. Je venais de lire le mauvais mémoire de trop, et par découragement, par épuisement, je me suis moqué d’une prose et d’un propos indigents. J’ai fait rire plein de gens — et cela m’a réjoui puisque faire rire est un des deux ou trois buts que je me suis fixé très tôt dans la vie — , mais pas tout le monde, car certains se sont mis à la place de l’étudiant, se sont demandé quels seraient ses sentiments face à une exposition publique (quoique anonyme) de ses difficultés et de ses erreurs, ou m’ont fait remarquer que selon eux je rompais un contrat de confiance. Ces objections sont bien sûr recevables et sans doute aurais-je dû faire preuve de sagesse et m’abstenir. Du reste, la situation est plus pathétique qu’amusante. Mais le reproche le plus important que j’aurais tendance à me faire à moi-même est surtout de ne pas m’être montré très positif : je ne propose pas de porte de sortie à cet étudiant, et je fais un portrait assez peu reluisant de l’Université, puisque je constate qu’on peut y soutenir des travaux sans queue ni tête jusqu’à un niveau assez élevé1.
Pour me racheter j’ai décidé de répondre à cette question que l’on m’a posé ce matin :
Je serais bien en peine de désigner « le » meilleur mémoire, car si un mémoire est bon selon mon goût, c’est qu’il est singulier, et que dès lors il ne peut pas être comparé à d’autres, ne peut pas être placé sur une même échelle. Je triche un peu en disant ça puisqu’à la fin, le mémoire sera noté et sera donc de facto placé sur la même échelle que tous les autres. Reste que si le mémoire est du meilleur niveau, c’est qu’il est unique.
Il existe pour moi deux approches du « meilleur mémoire », deux types différents. Il y a le mémoire qui est bon pour son lecteur, parce qu’il lui apporte des choses (plaisir de la lecture, informations et mise en perspective inattendues), et celui qui est bon pour son auteur, parce qu’il rend compte d’un progrès, qu’il est le fruit d’un travail d’enquête et qu’il a permis l’approfondissement d’un sujet. C’est ce second type de « meilleur mémoire » que mon excellente collègue Vanina Pinter parvient à faire produire à nos étudiants de second cycle à l’école d’art et de design du Havre. Puisque les mémoires d’école d’art son liés à la production plastique des étudiants, ils sont pour eux l’occasion d’un travail introspectif, non pas au sens psychologique (quoique un peu, parfois), mais au sens d’une réflexion menée sur ses propres motivations en tant que créateur.
Bien entendu, la qualité finale des mémoires varie : tous les étudiants n’ont pas la même familiarité avec l’écriture, mais en tout cas, lorsque l’exercice est fait honnêtement (vis à vis de son propre auteur, je ne parle pas de questions morales), alors il est réussi. Bien entendu, certains de ces mémoires sont de qualité tout à fait exceptionnelle et pourraient constituer des Masters universitaires du plus haut niveau.
Pour ce qui est des Masters universitaires (« Master 2 »), à présent, mon critère pour déterminer leur qualité est très simple : si le texte n’a pas été fait dans le simple but d’obtenir une note suffisante pour être diplômé, s’il est le fruit d’une recherche originale et personnelle, s’il est un bon exercice de synthèse, s’il est écrit d’une manière agréable, alors, comme dans le cas d’un mémoire en école d’art, il me semble réussi, car il a apporté quelque chose à celui qui l’a produit. Pour atteindre l’excellence, il faut en outre que le lecteur juge que le texte mériterait d’être publié, ou au minimum, qu’il a envie de le conserver (je dois l’avouer, une part non négligeable des kilos de mémoires que je lis chaque année finit dans la benne du recyclage de l’université). Il m’arrive parfois de tomber sur un mémoire que je serais susceptible d’acheter s’il était vendu en librairie. Ça, c’est le graal. Voilà ce qu’est un très bon mémoire universitaire pour moi. Et bien heureusement, ça existe.
Pour quelques années encore2 l’enseignement supérieur restera à peu près gratuit et ouvert à tous. Il est vraiment dommage de ne pas profiter de ce moment d’autonomie et de liberté, situé entre l’enseignement secondaire et la vie active, pour réfléchir par et pour soi-même, en profitant d’une structure institutionnelle dédiée à cet usage et des rencontres (avec des personnes ou des idées) que l’on peut y faire.
Et alors même que je commence à écrire un article positif, paf!, je reçois un e-mail de collègue, lui aussi en train de corriger des mémoires, qui s’alarme d’une recrudescence des plagiats, après quelques années de recul de cette pratique… Misère. [↩]
Le documentaire Étudiants, l’avenir à crédit, récemment diffusé sur Arte, laisse supposer que tout se met en place pour un sombre bouleversement de l’enseignement supérieur, appelé à devenir ruineux et à fonctionner comme un investissement proposé à une clientèle, et non plus un moyen pour s’ouvrir et se construire. [↩]