Emmanuel Todd a lu un jour dans ses chiffres démographiques que l’URSS allait s’effondrer, et comme c’est effectivement arrivé quinze ans plus tard, il est devenu, depuis, une sorte d’oracle de politique française. Parfois, ce qu’il raconte est du miel (Sarkozy est pas beau), parfois c’est plus bizarre, on a besoin d’attendre de voir pour y croire, comme lorsqu’il affirmait, il y a trois ans, qu’Hollande allait sauver la gauche.
Cette semaine, il publie un livre qui dit aux soixante-cinq millions de français qui n’ont pas manifesté le 11 janvier dernier qu’ils ont eu bien raison et que les cinq millions restants étaient de sacrés imbéciles, qui croient encore en François Hollande alors même qu’Emmanuel Todd a changé d’avis au sujet du « nouveau Roosevelt » (la formule est de lui) et qu’il conviendrait que tout le monde se mette à jour.
Je comprends très bien qu’on refuse le chantage au « t’es pas Charlie ! », je comprends très bien que les gens qui n’ont pas manifesté n’aient en aucun cas à justifier ce choix, mais il me semble que ceux qui l’ont fait non pas plus à se justifier, et s’ils étaient cinq millions, ce n’est certainement pas parce que cinq millions de gens voulaient donner un blanc-seing à Hollande pour sa politique à venir : la foule n’était pas derrière Hollande et ses copains, ce sont eux qui se sont placés en tête du cortège, c’est très différent, et surtout, il me semble que peu de gens ont été dupes de quoi que ce soit. Si l’appel à la manifestation avait été de soutenir la politique du gouvernement, elle n’aurait sans doute pas rempli la place Saint-Michel. J’ai l’impression que Todd est le seul dupe de la communication de l’Élysée, qui a voulu faire passer (sans grand succès, je pense) une manifestation populaire aux motivations visiblement nombreuses (allant du deuil à la peur) pour une sorte de plébiscite confus d’une loi en projet depuis des mois sinon des années. Il est un peu ridicule d’annoncer comme scoop, quatre mois plus tard, quatre mois trop tard, que l’union sacrée derrière le président n’était qu’une baudruche mal gonflée.
Je suis forcé d’admettre que je n’ai pas lu le livre d’Emmanuel Todd, et sans doute que les reviews, bonnes feuilles, citations et interviews en donnent une idée réductrice. D’ailleurs, lorsqu’il passe à la radio, Todd l’explique lui-même : il faut le lire plutôt que d’en entendre parler car on est forcément réducteur dans les médias. En attendant, ce qui m’apparaît ressemble surtout à de la cuistrerie et du mépris : chacun de nous serait incapable de réfléchir hors de son carcan démographique et culturel. Les musulmans seraient par nature une population faible, née pour être victime, à qui on doit s’adresser en chuchotant, parce que les pauvres, hein, c’est pas de leur faute s’ils sont comme ça, et ça leur fait beaucoup de mal quand on sous-entend que Dieu n’existe peut-être pas… Tandis que les manifestants seraient eux des catholiques de la gauche molle, plus ou moins islamophobes, et plutôt plus que moins, réclamant le droit à insulter autrui sous couvert de laïcité.
Et puis bien sûr, il y a l’immanent Emmanuel Todd qui échappe à tous les déterminismes : on ne la lui fait pas, à lui, il y voit clair.
On doit, désormais, s’excuser d’avoir été choqué de l’exécution méthodique des membres d’une rédaction de presse et de l’assassinat ciblé de juifs dans un hypermarché, et d’avoir tenté d’y apporter une forme de réponse qui n’a jamais été autre chose que l’expression d’une émotion ? J’ai l’impression que Todd ne veut pas voir que, même si le slogan est né spontanément le jour des meurtres, le « Je suis Charlie » est depuis longtemps une créature médiatique et politique derrière laquelle chacun met un peu ce qu’il veut, et depuis quelque temps, surtout autrui : « Je suis Charlie », c’est les autres.
Les gens qui n’ont pas manifesté le 11 janvier n’ont pas à s’excuser, pas plus que ceux qui l’ont fait, et personne n’a besoin d’une caution intellectuelle pour se justifier ou se rassurer.