Les gens sont obsédés par le conflit israélo-palestinien.
Ce matin, au marché, je vois à l’autre bout de l’allée une femme avec un sac rouge sur lequel est écrit en blanc le mot « Palestine ». Il y a d’autres choses, d’autres mots, je vois une main schématique qui fait le signe de la victoire… Mais bon, à quarante mètres, je lis mal, et comme on va me servir, évidemment, je ne peux pas m’approcher, car si je bouge je risque de me faire voler mon rang. Donc de loin je fixe le sac, j’essaie de comprendre. Ma file avance, la file de la dame aussi dans l’autre sens, donc on se rapproche l’un de l’autre, et je peux lire un peu plus, je vois écrit « Fier de ne pas être en Palestine ». Quel curieux slogan.
Donc elle n’affirmerait donc pas pas son soutien aux Palestiniens, mais son satisfecit de ne pas vivre parmi eux ? Dans quel sens ? Je me demande quel genre de personne elle est, je tente de comprendre son profil. La trentaine, une frange, des cheveux très bruns, grande, une certaine élégance, mais aussi, je crois, un anneau dans le nez. Et puis elle finit ses courses et elle passe devant moi. Cette fois je peux déchiffrer le message : « Fier de ne pas être en plastique ». C’est le sac qui parle, il est content d’être un tote-bag, quoi.
Enfin on ne m’ôtera pas de l’idée que les gens sont obsédés par le conflit israélo-palestinien.
Une récente étude statistique du Huffington Post montre de manière non-équivoque que les personnes de plus de cinquante-cinq ans sont massivement favorables au projet de port de l’uniforme de Gabriel Attal1. L’argument avancé est que le port d’un uniforme permet de placer tout le monde à égalité, car une fois que tous, sans exception, portent le même vêtement, on ne sait plus dire qui est riche ou qui pauvre, et l’élève scolarisé dans un quartier défavorisé de Seine-Saint-Denis devient en quelque sorte symboliquement l’égal de son homologue scolarisé au collège Stanislas à Paris. Enfin la différence devient plus difficile à voir. L’habit ne fait pas le moine mais il y contribue.
On pourrait d’ailleurs imaginer aller plus loin que les pratiques habituelles en imposant comme uniforme des combinaisons intégrales qui masqueraient le visage de celles et ceux qui les porteraient, qui dissimuleraient leur morphologie et qui, partant, permettraient d’ignorer non seulement ce qui sépare économiquement les élèves (les marques de vêtements), mais aussi d’ignorer leur genre, leur phénotype, la qualité de leur coupe de cheveux, ou encore la qualité de leur peau (que d’inégalités entre les adolescents en termes d’acné !). Car tous ces éléments sont autant de motifs potentiels de distinction. L’uniforme a d’autres avantages. Il permet de diminuer les achats de vêtements par les adolescents, soulageant le budget de leurs parents et réduisant l’impact écologique de la fast-fashion. De plus, porter le même uniforme chaque jour permet, sans que cela se remarque, de ne pas se changer pendant des semaines entières.
J’imagine que, par tropisme nippo-coréen, un certain nombre de jeunes personnes potentiellement affectées par un éventuel port de l’uniforme y sera favorable, mais les sondages ne permettent pas de le vérifier, car seules sont interrogées des personnes majeures qui, sauf grands redoublants, ne sont pas concernées par l’introduction en France métropolitaine2 de cette pratique vestimentaire aux niveaux primaire et secondaire :
Il est néanmoins logique de ne pas demander leur opinion aux jeunes considérant que ces personnes ne votent pas. Puisqu’il est clair que ce sont les « seniors » qui se révèlent être les plus enthousiastes à l’idée de l’introduction de cette pratique qu’ils semblent regretter de ne pas avoir vécue eux-mêmes, il me semble que l’on pourrait imaginer un dispositif qui leur plaise : que eux aussi aient à porter un uniforme ! Les retraités, c’est bien connu, vivent dans une grande variété de réalités socio-économiques, et si leur niveau de vie moyen est légèrement supérieur à celui des actifs, un demi-million d’entre eux ne perçoivent comme pension que le minimum vieillesse, lequel est inférieur à neuf cent euros ! Qui peut vivre avec si peu ? Cette disparité de revenus crée de l’exclusion parmi les retraités, alors on imaginera sans peine comment y pallier : pourquoi ne pas imposer un uniforme spécifique aux personnes qui ont quitté la vie active ? Il n’y aura même pas lieu de les convaincre, leur enthousiasme à ce sujet ne fait pas débat !
Dans un second temps, j’aimerais proposer un Service National Vieux, calqué sur le Service National Jeune, et aussi, ainsi qu’on le propose actuellement pour les allocataires du Revenu de solidarité active, l’obligation d’effectuer une quinzaine d’heures hebdomadaires de corvée au profit de la communauté pour les retraités qui, rappelons-le, perçoivent une pension sans trop se casser l’os ! Mais chaque chose en son temps, commençons par l’uniforme obligatoire pour les retraités, mesure qui résoudra à coup sûr les innombrables problèmes sociaux auxquels nos aînés doivent faire face.
Pour éviter toute ambiguïté à ce stade, il faut préciser qu’il ne s’agit pas de savoir si le ministre de l’éducation doit s’habiller en scout, en policier ou en sapeur-pompier lorsqu’il se rend dans des écoles, c’est le port de l’uniforme par les écoliers, qu’il défend et non pas le port de l’uniforme par lui-même. [↩]
Dans plusieurs départements d’Outre-mer, il n’est pas rare que le règlement intérieur des écoles privées mais aussi publiques impose une tenue réglementaire aux écoliers. [↩]
Le texte de Denis Diderot qui a été employé pour tracasser les élèves de première au bac de français cette année contenait une coquille : « lien » à la place de « lieu ». Cette erreur un peu embarrassante laisse penser que l’extrait a été copié-collé sur Internet, et qu’il n’a pas été assez attentivement relu.
Cette faute, et l’endroit où commence l’extrait, ont permis d’identifier la source de ce dernier : il est issu de mon blog Fins du Monde, lancé en 2011 lors d’un workshop1 à l’école d’art du Havre. J’y compilais toutes sortes de références (visuelles, littéraires) de toutes époques sur les thèmes apocalyptiques2. Même si je n’en ai pas de souvenir, je suppose que j’avais pris mon édition Hermann de Ruines et paysages : le salon de 1767, et que j’avais transcrit manuellement la partie qui m’intéressant dans le texte. Que mes doigts aient choisi d’écrire « lien » plutôt que « lieu » est tout à fait leur style. Vilains doigts !
La toute dernière phrase n’a pas été retenue dans l’extrait soumis aux aspirants bacheliers.
Vous avez bien lu : cette année, 400 000 malheureux élèves se sont vu soumettre un texte qui contenait une coquille dont je suis l’auteur involontaire. Je n’ose plus la corriger sur ma page, car après tout, ma version fait désormais autorité et fait même de moi un co-auteur de Denis Diderot. Bon, promis-juré, quand le sujet sera un peu oublié, j’irai rétablir le mot juste. Je le laisse tel quel pour l’instant afin de ne pas gêner les paléographes numériques dans leur enquête : on ne touche pas à la scène d’un crime, c’est bien connu !
Quelqu’un signalait cette source à l’enseignant Loys Bonod, dans un fil où ce dernier expliquait sa circonspection vis à vis du sujet retenu pour le baccalauréat de français 2023. Il a vu dans la découverte de l’origine de l’extrait un motif d’amusement, se rappelant d’un billet de blog publié sur le même serveur, où j’évoquais notamment le fait de recopier un texte sur Internet sans le comprendre :
Le texte en question, intitulé Le prof taquin, était ma réflexion au sujet d’une initiative pédagogique de Loys, et du traitement médiatique dont celle-ci avait bénéficié. Afin de décourager ses lycéens de recourir à des sources hasardeuses, il avait glissé intentionnellement sur Internet (Wikipédia, mais aussi un site d’aide aux devoirs) une référence à un personnage imaginaire qui eût pu éclairer l’œuvre du poète étudié, Charles de Vion d’Alibray. De nombreux médias avaient choisi de tirer de cette expérience de grandes généralités négatives sur les-jeunes-d’aujourd’hui comme sur l’encyclopédie Wikipédia — vous savez, cette encyclopédie libre que l’on oppose si fréquemment à celle de MM. d’Alembert et… Diderot.
Le jour même de l’épreuve, j’ai croisé une élève de première dont les parents m’avaient dit qu’elle passait le bac. Je lui ai demandé comment les choses s’étaient passé, et elle m’a répondu un peu piteusement qu’elle n’avait rien entendu au texte de Diderot, auteur dont elle n’avait visiblement jamais ouï le nom.
Les parents de l’adolescente en question m’ont transmis son brouillon. On perçoit une certaine hargne ! On remarque qu’elle avait repéré la coquille !
Curieux, je suis allé consulter les sujets du bac, et j’ai trouvé le texte choisi tout à fait compréhensible, tout en me disant, évidemment, qu’il était possible que son thème ne parle pas beaucoup à des adolescents actuels sous cette forme. À présent, je réalise que si ce texte me semblait tout à fait bien, c’est que non seulement je suis familier du thème préromantique de la poésie des ruines, du style des écrivains du XVIIIe siècle, de l’institution que représentait « le salon » et de la peinture d’Hubert Robert3, mais aussi que je connais très bien cet extrait précis, et pour cause !
Le « workshop », dans le jargon des écoles d’arts, désigne un atelier intensif. Ici, il s’agissait de consacrer une semaine à réfléchir sur le thème de la fin du monde et à produire des créations (éditions, installations, vidéos, performances, etc.) sur le thème. [↩]
Au passage, même si l’extrait du texte de Diderot ne parle pas de la peinture elle-même mais de la méditation qu’elle lui inspire, j’aurais fait le choix d’illustrer le sujet, qui manque un peu de chair sinon. [↩]
En fouillant mes archives, je tombe sur un article que m’avait consacré l’Écho-le Régional (à présent La Gazette du Val-d’Oise) juste avant que j’abandonne la peinture (1994)…
Vingt heures passées, boulevard Haussman, il reste encore des familles pour admirer les vitrines des Galeries Lafayette et du Printemps. Quelques dizaines de mètres devant nous, un grand type promène son husky avec nonchalance. Il doit faire son mètre quatre-vingt dix, et il est habillé façon agent du GIGN, en combinaison noire intégrale, seuls ses yeux dépassent de sa cagoule. Il doit avoir un peu chaud, car dehors, même si on est le premier janvier, il fait près de quinze degrés. Il s’arrête au beau milieu du trottoir pour laisser son corniaud déposer un étron. Mais une fois l’opération faite, il repart tranquillement, sans rien ramasser. Trente mètres plus loin, il recommence. Ma cadette l’appelle : « monsieur ! », mais il a un casque, elle lui tapote sur l’épaule : « Monsieur, vous ne ramassez pas ? ». Le gars semble préparé à répondre : « Je ramasse jamais ! J’en ai rien à foutre ! ». Son ton est morgueux, le type s’imagine très impressionnant, et bien sûr, sa grande taille et sa panoplie fasciste font leur effet, mais Florence n’est pas toute seule.
Il se tourne, et il a la surprise de tomber non pas sur une jeune femme, mais sur six personnes : moi, Nathalie, nos deux filles et leurs gars. « — Vous… êtes venus à plusieurs pour me dire ça ?… J’ai pas ramassé l’autre, je vais pas ramasser celle-là ! » Il tire sur la laisse de son chien, qui était pourtant encore concentré sur son affaire, et part d’un pas nettement moins nonchalant que précédemment, il nous sème assez rapidement en empruntant une contre-allée. Arrogant, mais pas courageux. Avec ma fille, nous réfléchissons à ce qui nous aurait manqué (un bout de carton, une pelle) pour ramasser la crotte et la jeter sur son propriétaire légitime, mais il a déjà disparu du boulevard Haussman.
Confondre affirmation de soi et mépris des autres ; liberté et saloperie ; et tout ça masqué, anonyme,… J’ai déjà dû croiser ce type sur Twitter !
« — Alors finalement tu lui as fait des bruschettas hier ? — Oui. Enfin non, j’ai eu la grosse grosse flemme, du coup c’est lui qui l’a fait. — C’était comment ? — Ben c’était vraiment raté. Franchement, présentation : zéro. Aucun effort. Il a fait ça comme ça, en mettant les ingrédients, et c’est tout. Il s’en fout. Lui tu sais c’est foot-foot-foot en ce moment, il pense qu’à ça, alors bon je lui ai dit : mais papa c’est pas possible, ça ressemble à rien ! — Tu aurais dû les faire toi-même ! — Oui mais j’avais la grosse flemme, c’est pour ça que c’est lui qui les a faites. — Et c’était bon, au moins ? — Oui oui c’était bon, mais la présentation, ça allait pas du tout ! »
(après quoi elles se sont accrochées car la jeune femme ne peut pas aller au théâtre avec sa mère, affirmant que ce jour-là elle doit travailler, mais voilà, sa mère, qui dans sa propre entreprise gère les plannings des employés considère que la situation est illégale)
« — Mais maman du comprends rien, c’est ma chef, elle a dû se tromper mais c’est pas tes affaires ! — Écoute, une semaine sans congés c’est illégal, surtout que tu es stagiaire, et pas majeure. La dernière fois ta prof avait appelé l’entreprise pour leur remonter les bretelles, tu te rappelles ? — J’aimerais que tu arrêtes tout de suite de dire ça parce que c’est pas vrai, c’est pas ma prof qui a appelé, c’est moi qui ai dit que ça allait pas. — Ouais bon, ben en tout cas c’était pas normal. Je peux l’appeler si tu veux. — J’aimerais que tu t’occupes de tes affaires, c’est mon stage, c’est mon boulot ! — Ouais, bon en fait tu veux pas venir au spectacle avec moi, surtout. C’est pas grave, tant pis, je proposerai la place à quelqu’un d’autre. C’est pas grave, hein, on va faire comme ça. — Mais mamaaaan ! Mamaaaan ! c’est pas ça ! Je t’ai dit, je suis sur le planning, tu aurais dû me le dire avant, pas me faire la surprise ! — Tu sais je les ai payées ces places. L’argent ça pousse pas sur les arbres. — Tu aurais dû m’en parler avant. »
Gzouinnnngnngnn. J’ai eu toutes les peines du monde à me procurer une vibration de téléphone libre de droits, et c’est sans doute une des grandes victoires de ma vie. Les licences libres de droits, qui font, c’est vrai, du tort au commerce, sont à présent plus ou moins illégales, mais un contentieux entre trois sociétés et un petit vide juridique a permis de faire que celle-ci échappe pour quelque temps à la règle. Reste que quand j’entends ce son nasal, ce Gzouinnnngnngnn qui vibre dans ma poche, une petite boule me noue l’estomac : qui dit sonnerie par défaut dit appel non-identifié, publicité, ou relevé, et parfois les trois en même temps, parce qu’on doit souvent de l’argent à quelqu’un dont on n’a jamais entendu parler et qui a quelque chose à nous vendre. Cette fois, c’est mon relevé hebdomadaire de droits. La routine. Je ne comprends pas pourquoi il n’est pas envoyé à heure fixe, ça éviterait le sentiment de surprise. En même temps, ça serait peut-être stressant, chaque semaine, à telle heure exactement, d’attendre le couperet, comme un condamné à mort.
La première ligne m’a plutôt rassuré, car c’était une erreur manifeste. Il était noté que j’avais fixé du regard la pyramide du Louvre pendant quatre minutes au début du mois. Ce qui est vrai, d’ailleurs, sauf que j’ai regardé le bâtiment en m’y rendant, et puisque j’ai acheté un droit d’entrée pour le musée du Louvre ce jour-là, et mon droit de visionnage du bâtiment est inclus dans le prix du ticket. Tout le monde sait ça. Sans lire la suite, j’appuie direct sur « contester » et j’envoie la référence de mon laisser-passer. Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas gain de cause sur ce coup. N’empêche, la boite qui possède le droit de regard sur les bâtiments créés par Pei doit faire un fric inimaginable : six crédits, c’est un quart du prix du billet d’entrée au Louvre ! Multiplié par des millions de visiteurs chaque année,… Il faut dire que les œuvres des collections du musée sont anciennes et dans le domaine public, alors tout le monde se rue pour les voir. Gzouinnnngnngnn !… Fait ma réponse, quasi-immédiate : remise de six crédits confirmée, litige clôt, merci, cordialement, etc. Si le musée avait été fermé pour cause de menace terroriste et que je n’avais pas pu acheter le billet, ça aurait été pour ma poche, je suppose.
Seconde ligne du relevé, une vraie bonne surprise : apparemment j’ai dit trois fois le nom d’une grande marque de chaussures sous contrat avec mon opérateur, avec naturel et pertinence. Ce placement contextuel de marque me rapporte un crédit et demi, quasiment sans rien faire. J’ai bien fait de prendre cet abonnement de support publicitaire. Il n’est pas gratuit, mais de temps en temps, on gagne trois sous. Il faut juste être très honnête : si on dit « Adidas » sans bonne raison, le système le sent, et on ne touche pas un quart de crédit. Et si on est jugé abuseur et récidiviste, si on fait du tort aux marques en les matraquant à des moments mal choisis, ou pire, si on les déprécie publiquement, on paie des pénalités ! Je suis prudent, ça ne m’est jamais arrivé.
La suite est plus pénible mais je m’y attendais. Deux crédits pour une chanson. Deux crédits pour rien. Je m’en souviens bien. Je pensais avoir tourné le dos dès que j’ai perçu qu’un problème allait arriver, dès que j’ai entendu la première mesure, mais trop tard pour moi, il a été détecté que j’ai entendu la chanson que sifflotait un clochard station Palais-Royal, en revenant précisément du Louvre. Quel con ce clodo ! Il a dû coûter deux crédits à une cinquantaine de personnes au moins. Si je l’ai entendu depuis le quai d’en face, alors tous les autres ont dû l’entendre aussi bien. Une femme lui avait hurlé d’arrêter, avait essayé de couvrir le son. Ça a marché en ce qui me concerne, je n’ai pas reconnu la chanson, mais le relevé dit : I follow rivers composé par Lykke Li, Björn Yttling et Rick Nowels. Je me rappelle bien de cette chanson, un air fait pour être siffloté, de la pop de l’époque. Je l’aimais bien, et j’aimais surtout bien la version ralentie et acoustique qu’en avait tiré un groupe belge,… mais il ne faut surtout pas que je m’en rappelle à haute voix. Ou pour mon anniversaire, je me ferai ce plaisir, j’écouterai cette chanson et quelques autres. Il faut que je note ça quelque part. La première fois que j’ai entendu cet air, c’était dans un bar qui s’appelait Trata, situé dans un petit port de l’Adriatique, il y a au moins vingt ans. On y passait de la musique en permanence. Les jeunes ne se rendent pas compte mais il y a une époque où on entendait de la musique partout et tout le temps. Même dans les boutiques ou dans les restaurants – c’était à un point pénible, parfois, même, on ne s’entendait plus, on ne sentait pas le goût des aliments dans les assiettes et on se faisait engueuler par les restaurateurs quand on leur demandait de baisser ou de couper le son : « Non monsieur, je paie un forfait pour avoir le droit de mettre de la musique, je ne vais certainement pas couper le son ». À présent, ce genre de chose n’est plus un problème.
La dernière fois que je suis retourné dans ce bar, l’endroit était silencieux, comme tous les bistros du monde. On n’ose même pas y passer de la musique classique, car rien qu’en entendant du son, les clients fuient, de peur de voir leur compte en banque vidé parce que ce qu’ils auront pris pour du Bach ou du Haendel était en fait l’intro d’un rap de merde.
Quatrième ligne : dix-huit crédits pour David Guetta. Normal. Je suis passé aux Halles, je suis allé Gare Montparnasse et passage du Havre, tous les pires coins, je n’ai pas pu éviter les « hommes-sono » qui se glissent dans la foule puis, dès qu’ils sont sûrs de pouvoir être entendus par au moins cent personnes, balancent subitement le « poum-poum-poum-poum » du dee-jay des années 2000. Je me demande combien ces mecs sont payés pour faire ce sale boulot, ça m’étonne toujours que le matraquage arrive à être une méthode rentable.
Cette semaine, je n’ai pas regardé l’éclairage de la Tour Eiffel, j’ai baissé les yeux lorsque l’ombre du dirigeable d’Anish Kapoor m’a caché le soleil, et je fais un détour de deux cent mètres chaque fois que j’ai soupçonné l’éventualité de tomber sur une exposition ou une manifestation artistique quelconque,… Pas d’autre droit de regard à payer, donc. J’apprends. Je progresse. Enfin je progresse, mais pas assez, je n’ai toujours pas pris le temps de faire annuler l’abonnement à cet épluche-légume offert par mes collègues, que je n’utilise jamais, et dont le brevet n’est pas payé par le fabricant, mais, tous les mois, par l’utilisateur. Chaque fois, je cherche vaguement à retrouver la société qui me débite, ça me semble impossible, ou difficile, et je remets ça au mois prochain, et puis j’oublie. Un crédit par mois, ce n’est pas la mort, ça passe tout seul. N’empêche, quand on se fait offrir ce genre de cadeau à un pot de licenciement, on se demande si les gens nous regrettent si sincèrement que ça, ou bien s’ils nous veulent du mal. Le plus vraisemblable, c’est que ce n’était pas cher, alors ça a semblé très bien aux collègues, qui ont négligé de vérifier s’il n’y avait pas une entourloupe. Et il y en avait une.
Je ne m’énerve pas sur les trente crédits de compensation des écoutes & regards frauduleux, tout le monde est à la même enseigne, c’est une taxe normale, il faut bien que les artistes vivent, non ? Mais je ne vois pas très bien comment on pourrait écouter ou regarder quelque chose aujourd’hui sans être dénoncé par son téléphone, ses lunettes et sa puce. À moins d’être un de ces clochards qui n’ont pas de téléphone et qui sifflent des mélodies aux frais des passants.
La vraie mauvaise surprise, c’est la ligne suivante : 600 crédits pour deux heures de concert. Le concert d’Erik Satie, où un pianiste a joué en boucle les trois Gymnopédies. Bercy était plein à craquer, les gens étaient détendus, deux heures de musique du domaine public, en « live », ce n’est quand même pas courant de nos jours. Un « live » très relatif, en fait, car la musique était jouée en play-back, mais on a tous fait comme si de rien n’était, savourant l’instant, une bière à la main. J’avais les larmes aux yeux et je n’étais pas le seul. Deux heures de musique. L’entrée n’était pas donnée : cinquante crédits ! Mais à présent, je suis à découvert, et même sans doute déjà endetté à 16% parce que la musique n’était, en fait, pas libre de droits du tout. Wikipédia dit pourtant qu’Erik Satie est mort il y a plus de quatre-vingt cinq ans, en 1925 précisément, alors quoi ? Est-ce que les organisateurs du concert ont modifié la page de l’encyclopédie en ligne pour tromper le monde ? En vérifiant le billet, je vois que la date de décès de Satie est écrite en aussi gros que son nom : 1925. C’est ce qui compte, de nos jours, non ? Une petite astérisque clignote à droite de « Satie ». Pas si petite, d’ailleurs, en y regardant bien. Comment est-ce que j’ai pu la rater ? À moins que le graphiste ait pris bien soin de ne la faire apparaître clairement qu’après le concert ?
L’astérisque que l’on découvre trop tard n’a qu’un sens, elle nous dit : tu t’es fait pigeonner. Tu as as cru au père-noël, et c’était le père fouettard. On n’a pas à être désolé pour toi, et tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.
J’appuie sur l’astérisque et j’ai la nausée en lisant le résultat : « nouveaux arrangements par Dow & Monsanto music, 2029 ». De nouveaux arrangements ! Donc de nouveaux droits d’auteur. Je ne comprends même pas tout à fait ce que signifie le mot « arrangement » et je ne vois même pas la différence entre ces « nouveaux arrangements » et les Gymnopédies que j’écoutais il y a vingt ans, quand écouter de la musique était un plaisir insouciant et pas un risque vital. Mais vingt ans, c’est long pour se rappeler avec exactitude.
Plus de boulot. J’ai rompu avec ma copine parce qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de fredonner des airs qu’elle aime, et que ça me coûtait les yeux de la tête. Mon compte en banque est plus qu’à sec. Je suis pauvre, seul, et je n’ai aucun moyen de me refaire, même pas assez de fric pour payer une licence publicitaire Metrobus qui me donnerait le droit de porter un vêtement publicitaire animé.
Le rêve, ça serait de devenir artiste, je pourrais écouter la musique que je compose, regarder les œuvres que je fabrique, faire ce que j’aime et aimer ce que je fais. Mais même pour ça, il faut payer une licence à Bayer, Dow, Universal, Lagardère ou Apple, et trouver l’avocat qui saura dire laquelle de ces boites est la moins malhonnête. Parfois j’ai envie de partir vivre à la campagne, ou bien de jeter mon téléphone et de devenir un de ces pirates qui dorment dans le métro et qui chantonnent ce qui leur plaît.
Nîmes-Paris. Quand je monte dans le train, un gars occupe déjà deux places, dont la mienne, sur laquelle sont posées ses baskets. Il a dû monter à Avignon. Ou en Avignon, comme aiment le dire certaines personnes qui veulent qu’on sache qu’elles savent de quoi elles parlent. Il n’a pas l’air commode, un petit côté Joey-Starr-academy. Derrière son casque on entend une musique vaguement gitane auto-tunée sur un beat électronique fatiguant. Je lui signale qu’il est à ma place, il ne bouge pas, il ne m’entend pas. Je le tapote son épaule plusieurs fois, aucune réaction. Je finis par me résoudre à m’asseoir à côté, mais le train est bondé et je me doute que quelqu’un va me réclamer la place, et ça ne rate pas.
Un couple se présente : non seulement je suis à la place du gars, mais mon endormi a les fesses posées sur la place de la fille et les pieds, donc, sur ma place à moi. Il semble qu’il n’ait rien à faire là. On re-tapote sur l’épaule de l’endormi, et finalement il faut tirer sur son casque. Cette fois, il ne peut plus faire semblant de dormir en comptant sur sa mine patibulaire pour ne pas être dérangé. Il finit par se lever, récupère ses affaires en nous disant : « C’est exténuant ». Le jeune homme qui l’avait forcé à bouger lui fait remarquer qu’il a oublié un énorme étui à lunettes — un étui presque assez gros pour loger des lunettes de réalité virtuelle. Il y a écrit Vuarnet, dessus. Il remercie : « C’est des lunettes à 1200 euros ! ». Cependant puisqu’il avait de luxueuses lunettes sur le nez, cet étui était sans doute vide.
Alors que le train arrivait à Paris, j’ai retrouvé le gars derrière moi dans l’escalier, nerveux, tapant un rythme sur la rampe métallique. Quand je suis sorti, six ou sept policiers costauds et barbus attendaient un peu loin sur le quai. En les voyant, je pense, il est re-rentré dans le train, pour sortir par une voiture plus proche de l’entrée du quai. J’ai vaguement l’impression que c’est pour lui que les policiers étaient là.