La téléopératrice qui tentait de m’aider à changer d’« appareil de confiance » (voir épisode précédent) m’avait proposé de me tromper intentionnellement de mot de passe trois fois, afin qu’un courrier automatique me permette de le réinitialiser. Je me suis exécuté, et depuis une semaine je n’ai plus accès à rien du tout, j’attends un hypothétique courrier. Personne ne peut m’aider, mais on me propose quand même une solution :
«— Ah, vous n’avez pas de téléphone mobile ? C’est très important pour la sécurisation de vos opérations vous savez. — Je ne vais pas acheter un téléphone pour accéder à mon compte en banque c’est absurde. J’ai le même compte bancaire depuis quarante ans ou presque, les téléphones mobiles n’existaient pas. — Je comprends. Peut-être que vous pouvez utiliser le numéro de mobile d’une connaissance pour recevoir le SMS de réinitialisation de votre mot de passe ? »
En effet, dans le cadre de la sécurisation des opérations bancaires, il faut avoir un zéro-six, et peu importe à qui il est. Hmmm.
Mon compte courant est à La Banque Postale depuis absolument toujours. Enfin presque, puisque longtemps cette banque s’appelait tout simplement La Poste, et c’était un service public, et la seule banque avec une agence par village ou presque — mais qui mettaient environ deux semaines pour se transmettre un chèque ou une information bancaire d’un département à l’autre, enfin c’est une autre histoire, mais cela m’avait causé en son temps bien des problèmes. Il y a quelques années, cette banque a tenté de m’imposer l’usage d’un téléphone mobile, censé prouver mon identité pour toutes les opérations telles que des virements. Je n’ai pas de téléphone mobile et je ne compte pas en avoir, mais j’ai finalement pu installer l’application idoine sur ma tablette — car ça, j’ai — après avoir reçu un code confidentiel par courrier postal. Récemment, j’ai acheté une nouvelle tablette, j’y ai installé l’application de la banque, mais impossible de l’utiliser, il fallait que je change d’« appareil de confiance ». Je comprends le principe.
Mais un mois et des relances plus tard, toujours aucun code n’arrive par voie postale. Dans mon bureau de poste, un employé me dit que c’est sans doute lié à la mise-à-jour de mes informations personnelles, qu’il faut que je fournisse mon avis d’imposition. Hmmm. Si c’est ça, pourquoi est-ce que ce n’est pas le site de la banque qui me le dit ? J’appelle la banque, où une jeune femme pense connaître l’astuce qui va tout débloquer :
« — Ce que je vous propose c’est de faire trois fois un code erroné pour vous connecter au site… — allons bon ! — …À la troisième tentative, ça vous bloquera… — hmmm, okay… [je n’aurai même plus accès à mes relevés mensuels dématérialisés] — …Et là vous recevrez automatiquement un nouveau code d’activation par e-mail. — Bon, ok. Une, deux, trois fois… C’est fait, mais ça ne me donne pas de message disant que je suis bloqué. — …Vous êtes sûr de l’avoir fait ? — Ben oui ! [ok, je réessaie une fois, dans le doute] — Ah mais là je vois que vous avez fait quatre tentatives. Du coup ça bloque tout, ça ne vous enverra pas de courrier1. — allons bon ! — Oui. Alors ce que je vous propose c’est d’attendre lundi, pour avoir à nouveau le droit de faire trois codes erronés. Mais juste trois. — Et vous vous ne pouvez vraiment rien faire, de votre côté ? — Ah non, il faut que vous recommenciez lundi. »
J’ai dit — sans manifestation excessive de mauvaise humeur, je sais bien que cette personne n’y est pour rien — que la banque postale était vraiment un service branquignol. Et j’ai pensé très fort qu’il faudra un jour que je cède à la merdification de ce service semi-public, programmée de longue date par toute la classe politique, pour prendre un compte courant chez un concurrent privé.
Formidable, j’a le droit de cliquer pour aller faire baisser la note de satisfaction d’une malheureuse téléconseillère privée de moyens d’action par son employeur.
Au guichet, un employé du même service m’avait vanté le fait que j’avais, comme interlocuteurs, des humains, et que c’était l’avantage d’être client de cette banque plutôt que d’une autre. Mais sont-ce vraiment des humains, qui nous répondent au téléphone ou derrière un guichet, s’ils sont contraints par un ensemble de procédures mal conçues, sans aucune marge de manœuvre pour remédier à quoi que ce soit ? Si leur conversation suit un script qui leur échappe (et plus encore avec les LLMs) ? Leur seule utilité en tant qu’humains, c’est, j’en ai peur, que les clients excédés peuvent se défouler sur eux verbalement (ou pire). Le monde moderne, ma bonne dame.
Je suis peut-être un peu idiot mais si je comprends, toute personne connaissant le numéro de mon compte peut s’amuser à m’en bloquer l’accès ! [↩]
(Le Havre, dans le tram. Ils ont la petite vingtaine. Lui est brun, avec une moustache de jeune homme. Elle, blonde, petite, un peu boulote, les joues rouges, plutôt jolie)
« — Ah et toi, t’habites où ? Ah je sais, t’es à côté du stade ! — T’as retenu ! Et toi t’es plutôt vers Mare Rouge, là-haut. — Ouais, enfin ouais pas tout à fait mais ouais. — Et la fille… Elle habite où, la fille ? — [un peu morgueux] Laquelle ? — Ho putain !… …Ben tu sais, celle qui fait son truc à Rouen… — Ah, ouais. Elle m’a niqué ! Elle m’a bien enculé. Je me suis pris un gros retour de flamme, quoi. — Wow. Et là, t’es sur une autre ? — Ah non moi j’arrête, c’est fini, enfin je fais une pause. — T’as bien raison. — Enfin d’abord je nique le semestre et après on verra. — Je descends ! [ils se font un check] — À demain ! »
C’est l’été, j’en profite pour faire un top 10 des meilleurs carrés ! Cette liste est bien entendu subjective. Et vous, quels sont vos carré favoris ?
10. Le carré de dix
Le carré de dix, c’est le nombre 10 élevé à la puissance 2, donc 10×10, ce qui donne cent. Vous pouvez compter si vous n’avez pas confiance.
9. Dix carrés
Dix carrés s’obtiennent en prenant le nombre 3 élevé au carré, ce qui donne 9, et on ajoute ensuite un dernier carré là où on trouve de la place.
8. Le carré raté
Le carré raté ressemble un peu à un carré mais en moche
7. Le losange
Si on fait pivoter un carré de PI/4 radians, les gens voient un losange. Cette illusion d’optique est connue depuis l’Antiquité mais à l’époque on appelait ça rhombe (ρόμβος).
6. Un losange qui fait son intéressant
Assez troublant : en pivotant à nouveau de 45° voire même de PI/4 radians dans le sens des aiguilles d’une montre, notre losange ressemblera à s’y méprendre à un carré, alors qu’il s’agit bien au départ d’un losange. Plus étonnant encore, ça fonctionne aussi dans le sens inverse des aiguilles d’une montre !
5. Le faux-carré
Il a l’air d’un carré mais si on mesure, on voit que la hauteur et la largeur ne sont pas égales. C’est donc un vulgaire rectangle. Mais puisqu’il a essayé quand même on parle de « faux-carré ». On peut inscrire un cercle dans un faux-carré mais en général y’a quelque chose qui dépasse. C’est un peu pareil avec la coupe de cheveux qu’on appelle « faux-carré ». Les carrés de chocolat sont un autre exemple célèbre de faux-carrés car ils ne sont presque jamais carrés.
4. Le carré d’infanterie
Inventé par les romains, le carré d’infanterie est une formation militaire en ordre serré, destinée à épater les barbares de Gaulle ou de Germanie. Ça a marché un temps.
3. Le carré blanc sur fond blanc
Cette peinture de Kasimir Malevitch, peinte en 1918, est un des plus célèbres monochromes de la peinture contemporaine et est une des œuvres emblématiques du mouvement Suprématiste.
2. Le carré magique
Le carré magique, découvert par des mathématiciens chinois il y plus de 2500 ans, est un carré dont les colonnes et les rangées ont le même produit (ici : 15, car 2+9+4=15, 7+5+3=15, 2+7+6=15 etc.). C’est l’ancêtre du Sudoku.
1. 2⁶ Mariah Carré
Le nombre 2 élevé au carré donne 4 qui, au cube, donne 64. Mariah Carey est une chanteuse capable de couvrir cinq octaves et quatre demi-tons, soit 64 demi-tons. Essayez d’en faire autant, vous m’en direz des nouvelles.
(images 100% générées vite-fait-mal-fait avec le langage Processing)
On vous envoie un texte bien écrit avec lequel vous voulez ne pas être d’accord, sans avoir d’arguments à lui objecter ? C’est embêtant ! On vous fait visionner un extrait télévisé où quelqu’un qui vous est antipathique dit quelque chose de sensé, vous place face à une contradiction morale ou logique, et vous ne savez pas comment réagir ? Je vous comprends ! Votre idole philosophique, politique, éditocratique, se paie une honte cosmique face à un contradicteur qui vous déplaît ? C’est embarrassant. Chaque fois que nos préjugés sont bousculés par un raisonnement imparable ou des informations solides, nous sommes victimes d’une forme de stress déplaisant. Afin d’évacuer ce sentiment, et à défaut de pouvoir contrer le propos sur le fond, nous devons disqualifier la personne qui l’a émis.
Avez-vous envisagé de recourir à la pensée mécanique, aux automatismes dialectiques, aux arguments-réflexes, à tout ce que le psychologue Robert Jay Lifton nommait les Thought-terminating-clichés (« cliché interrupteur de réflexion ») ? C’est très commode, ça vous aidera à retrouver votre tranquillité d’esprit chaque fois que vous êtes sur le point de vous dire « et si j’avais tort, en fait ? » . Et ça aidera vos amis victimes du même problème à éviter de trop réfléchir eux aussi. N’oubliez pas : réfléchir réclame énormément d’énergie, c’est donc une activité à ne pratiquer qu’avec modération. Essayer de se souvenir pourquoi on est irrité par telle politicienne, tel journaliste, est parfois trop difficile, il faut donc trouver une raison rapide, un principe imparable qui coupe court à tout examen ultérieur.
Dans ce but, je propose de réaliser une liste (à étendre) de personnes, associées à un poncif disqualifiant. Une telle liste vous permettra d’être parmi les premiers à dégainer et vous donnera l’air supérieur sur les réseaux sociaux, car dans tout mouvement de meute, il est plus valorisant d’être le premier à mordre que le dernier à aboyer.
Idéalement, ces poncifs devront être fondés sur des faits vérifiés. C’est pourquoi nous éviterons ceux qui ont été inventés, même lorsqu’ils sont utilisés si intensivement qu’ils ont fini par devenir des vérités pour ceux qui les émettent, malgré les rectifications factuelles (exemple : « Najat-Vallaud Belkacem voulait imposer l’Arabe à tous les écoliers dès la primaire »).
Marine Tondelier : « a invité Médine »
Dominique de Villepin : « a reçu de l’argent du Qatar »
Edwy Plenel : « a accepté un débat avec Tariq Ramadan » ; « a organisé un débat avec Macron en 2017 sur Mediapart »
Marlène Schiappa : « a publié un livre humoristique sur le sexe »
Virginie Despentes : « a « compris » les frères Kouachi »
Médine : « a été invité par Marine Tondelier »
Florence Foresti : « le 28 février 2020 elle a quitté son boulot avec un quart d’heure d’avance alors qu’elle était très bien payée ».
[n’importe quelle actrice/mannequin qui accuse un producteur, réalisateur, photographe, etc. de viol ou harcèlement] : « à l’époque elle était bien contente d’avoir un rôle » ; « elle fait ça pour se faire de la publicité » ; « Elle surfe sur la vague Metoo » ; « Elle aurait dû en parler avant ».
[toute victime de violences policières] : « On n’a pas vu ce qui se passe avant la séquence »
[un journaliste molesté par les forces de l’ordre] : « Ce n’est pas un journaliste, c’est un militant »
[Toute personne liée à l’Université Paris 8] : « Il y a eu un « atelier non-mixte » un samedi en avril 2016, donc cette université [et ses 1000 profs et ses 20 000 étudiants] sont des communautaristes à la solde de Daech ».
Ségolène Royal : « a inventé le néologisme bravitude »
Audrey Pulvar : « a des lunettes hors de prix en écailles de tortue »
Christine Boutin : « est mariée à son cousin »
Omar Sy : « a refusé un selfie, n’est pas si sympa que ça »
Jean-Luc Mélenchon : « n’est pas vraiment de gauche, est propriétaire de son appartement »
Vikash Dhorasoo : « tapait moins sur le capitalisme quand il était joueur de foot. N’a jamais marqué un but »
Vous m’en trouvez d’autres ? (pas seulement de droite, il y en a aussi de beaux à gauche j’imagine). Notez que les commentaires sont ouverts, mais ne sont pas publiés immédiatement, la modération est malheureusement indispensable du fait des centaines de messages de spam publiés quotidiennement par des robots.
Un jour Jésus avait grand faim. Il aperçut un figuier de loin, mais quand il s’en est suffisamment approché, il a été forcé de constater que l’arbre n’avait pas de fruit, juste des feuilles. Et c’était tout à fait normal, car ce n’était pas du tout la saison des figues. Alors le fils de Dieu maudit l’arbre en lui disant : « Que jamais fruit ne naisse de toi ! ». Le figuier s’est desséché et est mort quelques heures plus tard, ce qu’ont constaté les disciples lorsqu’ils sont repassés devant. Le miracle les a bien épatés puisqu’il a été raconté par Marc et Mathieu1 et repris sous une autre forme par Luc2. Jésus a ajouté que cette destruction était la preuve que les prières sont écoutées et qu’il aurait aussi bien pu ordonner à la montagne de se jeter dans la mer, mais que ce jour-là il avait juste envie bouziller un pauvre arbre.
Comme de nombreux récits bibliques, celui-ci plait bien aux religieux qui y voient une preuve, vaguement assortie de menace, qu’il est important de leur donner du pognon au moment de la quête3. J’y vois pour ma part une belle parabole décroissante : réclamer des fruits hors-saison fait du mal à la nature, qu’il faut apprendre à respecter, sous peine de la détruire.
C’est particulièrement vrai chez les pasteurs évangéliques, dont le ministère est une auto-entreprise en situation de féroce concurrence. Les mêmes aiment bien rappeler l’histoire d’Ananias et Saphira dans laquelle Saint-Pierre a zigouillé un couple de personnes âgées pour avoir leur argent, ou encore la Parabole des talents (Matthieu 14), qui rappelle que ceux qui ne rapportent pas d’argent à leur seigneur méritent la de tout perdre, et que ceux qui ne l’adorent pas doivent être tués (« amenez ici mes ennemis, qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux, et tuez-les en ma présence »). [↩]
Un peu par hasard nous sommes, quelques collègues et moi-même, entrés dans un grand restaurant de kébabs, de grillades halal et de nourriture indienne. J’aime bien les restaurants halal car ils m’épargnent toute tentation de boire un verre de vin ou de bière à midi — chose que je ne m’autorise à cette heure qu’au restaurant, justement. Cet établissement, qui remplace depuis quelques années un grand restaurant chinois disparu pendant l’épidémie de covid-19, ne m’avait jamais fait envie, avec son décor extérieur sombre et lourd, mais bon, ce jour là, l’excellent restaurant indien où nous avons nos habitudes était inexplicablement fermé, alors nous sommes allés dans le suivant. À l’intérieur, le comptoir est surplombé par les menus, à la manière dont sont agencés les fast-foods. Les employés portent un uniforme, à la manière des gens qui font le service, une fois encore, dans les fast-foods. Derrière eux on peut voir une grande armoire réfrigérée qui contient toutes sortes de boissons gazeuses et sucrées parfois inconnues, comme un soda à la fraise que celui qui a eu la témérité de l’essayer a décrit comme ayant « goût chewing-gum à la fraise quand le goût est presque parti et commence à devenir désagréable ». J’arrive à imaginer. Mes commensaux ont demandé leur plat, l’un après l’autre avant d’aller s’asseoir, puis mon tour est arrivé. J’ai demandé un « poulet Madras »1. Je ne voulais pas la formule avec boisson et pain naan, ce que la jeune femme qui tenait la caisse semblait avoir beaucoup de mal à comprendre. Elle avait en fait les yeux tellement vides que j’avais l’impression de pouvoir voir derrière elle. Pendant qu’elle se faisait expliquer ma commande par deux autres employés qui, contrairement à elle je crois, n’avaient pas le français comme langue maternelle, j’ai eu le temps d’observer mon environnement. Il y avait notamment, posé, un flyer publicitaire appelant à l’achat d’accessoires vestimentaires wahhabites en synthétoche, et juste à côté, un tronc cylindrique comme ceux de la Croix-rouge, qui réclamait l’aumône pour ce motif : « Mosquée-Afghanistan ».
Le malaise a monté. Cela fait longtemps que j’ai accepté le fait qu’une partie de mes congénères humains ont besoin de divinités et de religion2, alors si des gens croient que financer une mosquée leur apportera quelque chose, ma foi, grand bien leur fasse. Mais une mosquée en Afghanistan ? Les Afghans ont souffert de quatre décennies de guerres voulues par des puissances plus ou moins lointaines, et les pays qui y ont participé, dont la France, n’ont pas de quoi être fiers de ce qu’ils ont obtenu il y a trois ans : l’installation, plus solide que jamais, d’une théocratie rétrograde et violemment misogyne. Or donner son obole pour une institution religieuse en Afghanistan, qu’est-ce que ça peut être de plus qu’envoyer de l’argent à des gens qui, au nom de leur religion justement, donnent le fouet à ceux dont ils jugent les amours immorales, ou les pendent, qui retirent les petites filles des écoles et leurs grandes sœurs des universités, et qui détruisent les statues vieilles de mille-cinq cent ans qui rappelaient par leur présence que leur pays a une histoire plus longue et riche que ce que certains voudraient croire. Est-ce qu’il existe des gens qui, depuis la France, jugent que les Afghans ne subissent pas assez le joug des Talibans ? Je n’ai pas posé de question. Je ne voyais pas comment entamer quelque chose qui ressemblerait à une discussion politique, géopolitique ou philosophique avec la fille aux yeux vides ni aux deux gars qui se trouvaient de son côté du comptoir. Sur le coup, je n’en ai même pas parlé aux gens de ma table qui, je pense, n’ont rien vu.
J’ai mangé, j’avais faim, mais j’ai mangé sans grand plaisir car le plat m’a semblé plus gras et copieux que goûtu. Deux jours plus tard, le plat pèse encore sur mon estomac. Il pèse même encore plus, car cette question tourne encore : est-ce qu’il existe des gens qui, depuis la France, confortablement, souhaitent tout le mal du monde aux femmes afghanes ?
Je me sens lié à Madras — désormais Chennai — depuis que j’ai appris qu’une rue y a été nommée en honneur d’un de mes ancêtres, Chamiers road. [↩]
J’ai accepté l’idée que le besoin de croire procède de raisons philosophiques, spirituelles, ou surtout, sociales (ritualisation, constitution de groupes), et qu’il n’y avait rien à y faire, qu’on ne convainc personne en faisant des démonstrations énervantes de l’absurdité des croyances, car de telles démonstrations renforcent les préventions plus qu’elles ne font passer le jour : face à l’humiliation de comprendre qu’on se ment — car toute foi, par exemple politique ou religieuse dans laquelle on a investi et autour de laquelle on a organisé son existence impose à mon avis de combattre ses doutes, et donc de s’abuser —, on n’a généralement le choix qu’entre s’agripper, parfois en se faisant violence voire en exerçant des violences, ou au contraire accepter le doute, au prix d’une blessure narcissique et d’une remise en question de nombreux aspects de son existence. Ouais, j’écris que j’ai abandonné l’idée de convaincre, mais je ne peux m’empêcher de donner des arguments un peu condescendants… Je suis conscient du paradoxe. [↩]
L’armoire « fibre » à laquelle je suis raccordé est souvent ouverte, et on y voit un technicien affairé à en fourrager les câbles. Cette vision m’atteint physiquement, je sens un pincement le long de mon épine dorsale, ma respiration se bloque. Je me dis toujours que le gars est un sous-traitant de sous-traitant payé au lance-pierre par tel ou tel opérateur pour raccorder des voisins, et que peu importe pour lui si l’opération doit se faire au prix de la déconnexion d’un autre voisin. Et égoïstement, la seule chose qui me fait peur, c’est que cet autre voisin pourrait être moi, dont la vie professionnelle, sociale, politique et culturelle est liée à Internet depuis bientôt trente ans.
Dernièrement, pendant la journée en tout cas, l’armoire était constamment ouverte. Le technicien, toujours le même, équipé d’un sécateur, plongeait les deux mains dans un amoncellement de câbles, et avait l’épaule haussée haussée en permanence pour tenir un téléphone mobile dans lequel il discutait en arabe. Parfois il installait un parapluie au dessus de sa tête, et un temps il a même travaillé caché dans une tente :
Il semblait clair qu’il était là pour du gros-œuvre, et je me suis attendu chaque jour à ce que ma connexion soit coupée, au moins temporairement, comme on me coupe l’eau lorsque les canalisations de la rue sont révisées. Mais non, une bonne semaine a passé sans incident. Et puis finalement, alors que j’étais en train de poster quelque chose d’incroyablement important1, mon commentaire a refusé de partir. Bizarre. Et puis ça a duré, c’est devenu bizarre-inquiétant. Et puis j’ai interrogé Google, qui ne fonctionnait plus non plus. Argh. L’afficheur du routeur me confirme le problème : « connexion perdue ». Je me suis connecté à l’engin pour lui parler (on peut faire ça avec sa « box » figurez-vous), je lui ai fait effectuer des tests, qui ont tenté de me convaincre que j’avais dû débrancher quelque chose, mais bon, non, évidemment que non, j’ai rien touché, c’est pas moi le problème. Il y avait un numéro à appeler. Mais je n’avais plus le téléphone, puisque je n’avais plus Internet ! Rhah. Plutôt que trépigner, j’ai décidé de partir acheter du pain. Sur le passage, j’ai vu le technicien, toujours dans son armoire. Il discutait avec un voisin, qui était plutôt détendu puisque lui venait juste de retrouver connexion. Rhah. Et la mienne, alors, de connexion ?
Je demande au technicien quand il aura terminé, car je suis bien embêté de ne plus être connecté, et il me dit avec la fièreté2 de l’artisan qui a bien travaillé, qu’il vient juste de terminer, et que tout est beau et propre et bien rangé, et je dois admettre que c’est exact, l’armoire n’a jamais été si belle et ordonnée. Je le félicite et je prends même une photo, mais bon, et moi alors, et ma connexion ? Devant moi il compte tous les fils, un par un, pour me convaincre que le problème ne vient pas de lui. Il me dit du mal des prestataires qu’il a vu passer et qui font un travail de sagouins. Et je suis bien d’accord avec lui mais bon, et ma connexion alors ? Non, vraiment, c’est désolant mais il ne peut rien pour moi. Il m’explique au passage que comme je suis chez Orange, chaque câble a un emplacement précis, contrairement aux opérateurs concurrents, ce qui est plutôt une garantie de pérennité, et c’est bien, sauf que là, ça ne marche pas. Le gars aimerait bien me faire plaisir, il me redit plusieurs fois que son armoire est vraiment très belle, et qu’heureusement qu’il était là, et je lui redis que je suis vraiment d’accord… Il finit par s’en aller.
Épilogue
Je rentre chez moi. J’ai emprunté un téléphone pour appeler l’assistance technique. J’ai une femme au bout du fil, de l’autre côté de la Méditerranée, j’imagine. Elle m’annonce que mon problème est connu, qu’il sera réglé mardi. On est vendredi. C’est long. Elle me dit qu’Orange peut faire un geste commercial, mais je ne veux pas de geste commercial, je veux ma connexion. Elle me propose d’utiliser mon téléphone mobile pour le connecter et m’offre pour ça des gigas de données. Mais je n’ai pas de téléphone, ce n’est pas avec le mien que j’appelle. D’un abord sympathique et bienveillant, mon interlocutrice semble un peu choquée que je n’aie pas de téléphone. Elle me propose de me rendre dans une boutique Orange pour récupérer une clef qui permettra de connecter mon ordinateur portable. Mais quand même, ça la travaille, je n’ai pas de téléphone ? C’est sûr ? Je lui demande quelles boutiques Orange j’ai dans les environs. Elle me trouve celle d’Ermont, mais pour aller à Ermont je dois faire des changements,… à vol d’oiseau c’est peut-être proche mais je ne suis ni un oiseau ni un automobiliste. « Mais si vous voulez appeler votre femme, vous faites comment, sans téléphone ? — ben, je l’appelle sur le fixe. Et puis de toute façon j’appelle pas, je lui envoie un mail ». Elle cherche d’autres villes, mais elle ne peut trouver que si je connais un code postal. Finalement elle me trouve quelque chose près de la gare Saint-Lazare. Je me résigne donc à aller à la capitale pour récupérer mon kit de connexion de secours. Vingt minutes à pied et vingt-minutes en train à l’aller, pareil au retour. Mais au moins je serai connecté. Elle me donne un code à transmettre aux gens de la boutique. Avant de raccrocher, elle me fait la morale : « Vous savez, ce n’est pas bien de ne pas avoir de téléphone, on ne sait jamais ce qui peut arriver ».
À Paris, je trouve la boutique, on m’y confie le kit de connexion sans grandes difficultés, la procédure est apparemment courante. Et une fois rentré à la maison, évidemment, Internet était revenu. Mais ce n’est pas grave, me promener un peu est moins pénible qu’attendre.
Je ne sais plus quoi ; peut-être que j’expliquais à quelqu’un que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, sur un réseau social, qu’on ne doit pas écrire « 3ème » mais « 3e« . [↩]
Je sais qu’on écrit désormais « fierté » mais je trouve ça moche, je préfère la forme qu’employaient Balzac et Eugène Sue. [↩]
Dans ma banlieue, en sortant du centre commercial je vais vers l’arrêt de bus. Deux types me précèdent. Ils ont la quarantaine. L’un des deux a le dos tout tordu. Arrivés à destination, ils discutent, ils cherchent à se rappeler d’un film. Un troisième quidam qu’ils ne connaissent pas intervient spontanément
« — C’est Je suis une légende. Le film que vous cherchez, c’est Je suis une légende, c’est avec Will Smith, c’est lui qui joue dedans. — Ah ouais c’est ça c’est avec Will Smith, il est bien dedans, et c’est une histoire vraie hein. Moi je préfère ça, les histoires vraies [note : I am Legend raconte l’histoire d’un homme, dernier survivant d’une Terre peuplée d’entités à mi-chemin entre zombies et vampires]. — Il était dans Independance days, Will Smith aussi — Independance days (il marque le s) — Ah oui — Enfin les films qui racontent des histoires vraies c’est mieux — C’est comme Black Widow avec Scarlett Johansson — C’est Black Panther en fait. — Ah oui, ben ça j’ai aimé parce que c’est plus réaliste que les Marvel — C’est un Marvel — Ah oui mais c’est mieux, c’est comme les X-Man quoi — C’est aussi des Marvel — Oui oui mais c’est pas pareil… »
Un bus arrive, pas le mien, ils montent tous dedans. Je ne saurai jamais la suite.
Dans le bus, debout. Une jeune femme me signale, si ça m’intéresse, qu’elle libère sa place. Échange de sourires polis. Je prends ! Mais à l’arrêt, elle ne descend pas. Ni au suivant. Ni après. Ni jamais. ELLE A CRU QUE J’ÉTAIS UNE PERSONNE ÂGÉE !
Quelques jours plus tard, une amie m’explique le problème : « Tu es vieux, et tu FAIS vieux ! » On a beau savoir qu’on a toujours quinze ans, ce n’est pas si facile d’en convaincre les autres. Et puis je lis dans leurs yeux comme ils me voient. Et parfois, en plus d’être vieux et de faire vieux, je me sens vieux. N’insistons plus.