(une conversation récente me donne envie de publier ici cette nouvelle, écrite il y a quatre ans à Kali, en Croatie, en même temps que je mettais la dernière main à mon livre Les fins du monde de l’antiquité à nos jours. Les revues auxquelles je l’ai soumise l’ont trouvée trop courte. Étant moi-même un lecteur lent, sinon fainéant, j’ai toujours adoré les micro-nouvelles)
Célestine de Beaulapin était une femme dont l’esprit et la beauté enchantaient la cour de Louis le quinzième. Elle tenait régulièrement salon et les plus grands intellectuels, les Diderot, les Rousseau, les Grimm, les d’Holbach et bien d’autres (dont elle ne retenait pas toujours les noms) se pressaient pour être invités à sa table et s’y illustrer dans des conversations philosophiques de la plus haute volée. Le roi lui-même n’aimait rien mieux que de fausser compagnie à son intrigante maîtresse, la Pompadour, pour aller s’oublier entre les satins et la peau douce et parfumée de Célestine. Elle n’était pas une fille facile, ça non, mais que peut-on refuser à un roi, et qui plus est, à un roi qui savait se montrer si délicat amant ? Il n’était même pas si vieux. Il l’emmenait à la tombée de la nuit dans un carrosse doré tiré par un équipage de huit chevaux, et ils se rendaient tous deux jusqu’à un parc charmant rempli de fontaines, de rocailles, de grands et beaux arbres et de statues imitées de l’antique qui regardaient les amoureux d’un air complice, éclairés par la lune et par les torches que tenaient des domestiques muets. Elle se donnait régulièrement à lui en ronronnant sur tous les tons des « oh, sire ! » qui signifiaient, selon les cas, que l’audace du monarque la faisait rougir, ou que sa vigueur la transportait sur les plus hautes cimes du plaisir,
La livrée de Célestine était impressionnante, des centaines d’hommes et de femmes dédiaient leurs journées à faciliter son quotidien : manger, circuler, faire salon, se lever, s’habiller, se déshabiller, se laver, il n’est rien de tout cela qu’elle aurait pu faire sans ses serviteurs. Sa toilette ne mobilisait pas moins de trois belles jeunes femmes, toutes fraîches, propres, parfumées, aux bonnes joues roses, aux rires enjoués et aux plaisanteries légères. Elle était aimée de ses gens, car elle savait les remercier de leur labeur d’un discret sourire, d’une caresse sur la joue, et parfois même d’une tape sur l’épaule, ce qui semblait toujours un peu surprenant de familiarité virile venant d’une frêle et belle jeune femme. Oui, Célestine était heureuse. Mais ce qu’elle aimait par dessus tout, ce n’était ni la fréquentation du roi, ni le commerce des grands intellectuels, ni même les parties de jeu où elle perdait avec fièvre des millions pour gagner avec dédain des milliers, ruinant par là son époux, un homme fade avec qui elle avait convenu depuis longtemps d’éviter les rencontres.
Ce qu’aimait vraiment Célestine, c’était ses trois meilleures amies, Barbara du Luxembourg, Émilie de l’Oise et Alison du Neuf-trois.
Toutes trois se voyaient généralement deux fois par jour. Celles qui s’étaient levées avant midi prenaient leur petit déjeuner ensemble, et aucune n’aurait manqué à leurs rendez-vous d’après souper, où elles bavardaient généralement jusqu’à ce que le sommeil les gagne et que chacune rentre chez elle. Leur grand plaisir était de médire sur toutes leurs fréquentations, ou d’échanger des ragots sur les grands noms du temps : « Savez-vous que le baron d’A* s’est entiché d’une danseuse de l’Opéra ? Il rampe devant elle, qui sait en profiter pour se faire offrir toutes les choses dont, pourtant, aucune fille du peuple n’a besoin. C’est d’un drôle ! ». « Madame de T** a quitté Paris pour six mois : son amant l’aura faite grosse et voilà qu’elle part enfanter à la campagne ! Songe-t-elle vraiment que Paris ne le saura pas ?».
Lorsqu’elles ne pouvaient pas se voir, elles échangeaient des billets, qu’elles confiaient à des porteurs. Célestine avait un forfait confortable qui lui permettait d’envoyer cent billets de 140 caractères chaque jour. Si elle dépassait le nombre, le serviteur refusait tout simplement de se charger du transport, sans risque de dépassement. La mère de Célestine avait décidé de souscrire ce forfait après une facture exagérée qui avait valu à la jeune femme une conversation aussi désagréable que banale : « je ne peux pas te faire confiance », « avec ce que je gagne à l’hôpital », « et puis ton père qui paie la pension quand ça le chante », « et sa pouffiasse qui trouve qu’il me donne déjà trop », « quand tu ne vivras plus sous mon toit et que tu auras un emploi stable, tu dépenseras ton argent comme tu le voudras », etc.
Elle savait qu’elle n’était pas à plaindre : ses trois amies avaient des forfaits plus restrictifs que le sien et leurs parents étaient plutôt plus sévères. Même s’il lui arrivait de piquer des crises et même si elle passait son temps à se plaindre de sa « daronne », elle savait bien que sa mère l’aimait beaucoup et que c’était pour son bien qu’elle s’inquiétait parfois de voir sa fille passer tant de temps au XVIIIe siècle et si peu à éplucher les journaux d’annonces d’emploi.