Migrants à Paris 8

Les étudiants en arts plastiques à Paris 8 n’auront pas profité longtemps de la rénovation de leurs locaux, car ceux-ci sont désormais occupés par des migrants, ou plutôt des exilé.e.s, selon la formule en vogue1.

Deux logiques sont à l’œuvre : une logique humaniste, qui pousse à la sympathie envers des miséreux venus d’Éthiopie, d’Érythrée, du Soudan ou de Guinée, qu’il est naturel de protéger d’un froid glacial ; une logique liée à la mission pédagogique des enseignants, puisque de nombreux cours ne peuvent avoir lieu dans ces conditions. Ces deux logiques sont légitimes, et pour trancher, il faudrait pouvoir évaluer de nombreux paramètres : solutions de logement alternatives, but visé, revendications exprimées, efficacité de l’action,… Compliqué.

Pendant une réunion de département, nous sommes montés voir l’état des salles. Dès que j’ai sorti mon appareil photo, un gaillard s’est collé derrière moi, afin, je crois, de vérifier que je ne photographiais pas de visages — c’est ce que j’ai déduit à son attitude et au fait qu’il était affiché à plusieurs endroits qu’il ne fallait prendre personne en photo. Je n’ai donc pris en photo que les murs et les objets. Les migrants eux-mêmes nous ont regardé avec des yeux inquiets : qui sont ces adultes qui débarquent en masse ?

On a discuté avec les organisateurs-non-responsables (il n’y a pas de responsables), des jeunes gens plein d’envie de sauver le monde, au point que leurs revendications vont jusqu’à l’abolition mondiale des frontières, ce qui n’entre pas vraiment dans le périmètre de compétences des enseignants en Arts plastiques à Paris 8.
Le siège des salles attire beaucoup de monde et installe une ambiance, entre débats d’idées où convergent les luttes et où chacun a la parole2, murs tapissés d’instructions (aux militants, à la presse,…) et, dans certains couloirs (sans rapport direct avec les migrants, s’il faut le préciser), des petits groupes qui traînent, entourés d’une forte odeur de hashish. Le nombre des migrants logés ne cesse d’augmenter, et hier les étudiants solidaires ont démoli une porte en tentant de « libérer » une salle qui s’est avérée contenir du matériel électrique dangereux.

Ce n’est pas hyper-solidaire d’écrire ça, mais je dois dire que je suis content que ma propre salle ne soit pas concernée — d’autant qu’elle a déjà donné, puisqu’elle a été cambriolée en début d’année.

  1. Je dois dire que je n’ai pas vu de femmes parmi les personnes que j’ai identifiées comme migrantes. []
  2. Mais certains sont plus éloquents et moins rêveurs que d’autres, je crois avoir repéré celui qui deviendra premier secrétaire du PS dans quinze ans – il y en a toujours un . []

On nous cache tout

Au restaurant, je mange seul en écoutant mes voisines parler, deux femmes de la quarantaine bien entamée, une blonde sèche et une brune un peu avachie.
La blonde est très autoritaire, elle dit beaucoup de bêtises mais son amie (et collègue) n’ose pas la contredire frontalement.
Elles boivent du vin blanc, et elles mangent un morceau de viande quelconque, de la bavette peut-être, accompagnée de gratin dauphinois.

« — Non mais ta nutritionniste c’est n’importe quoi, elle te dit qu’il faut tant de grammes de ci tant de grammes de ça…
— Elle dit pas vraiment ça, elle dit qu’il faut adapter le régime à chacun, qu’on est tous différents de toute façon.
— Non mais moi y’a des trucs qui me choquent. Par exemple elle te parle de beurre, de fromage, c’est bien gentil de doser gramme par gramme mais tout ça c’est du lait ! Et ça les grosses compagnies elles le cachent mais le lait c’est un poison, c’est pas possible ! C’est de la propagande son truc ! On n’est pas faits pour digérer le lait ! Regarde, la gamine qui est dans la classe de ta fille, qui est intolérante au lactose…
— Oui mais ça c’est bizarre parce qu’elle était pas intolérante au début de l’année, sa mère disait juste qu’elle ne digérait pas les choux-fleurs
— Ben elle est intolérante et l’instit refuse qu’elle ait un menu spécial !
— Mais justement, l’instit’ dit d’accord, mais à condition d’avoir un papier du médecin. Et la mère ne veut pas faire d’analyses !
—  Oui enfin elle connaît quand même mieux sa fille ! Non mais écoute, le lait, c’est un poison, faut pas écouter ceux qui disent le contraire. Moi j’ai complètement arrêté et j’ai plus jamais de problèmes de digestion »

Pour finir elles ont commandé chacune une crème brûlée.
J’imagine qu’elles savent bien que cela contient du lait.

Ce vieux qui m’a parlé

Je croise dans la rue un mec qui me dit bonjour en souriant, je crois à une erreur, je réponds par un autre bonjour, à peine poli, sans ralentir. Et derrière moi j’entends un incrédule « Il m’a pas reconnu ! ».
Le type avait le cheveu blanc, la barbe aussi, un visage un peu fatigué, c’était un vieux, genre cinquante ans. Comment ce vieux me connaît ?
Cent mètres plus loin, ses traits me reviennent, et sa voix, je ne connais que lui, on a été dans la même classe de la maternelle au collège.
Et ça veut sans doute dire que moi aussi je ne suis pas tout jeune.