Un extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue, né en 1884 à Laprade (Charente) et mort en 1974 à Cormeilles-en-Parisis (Val-d’Oise).

Avant cet incident, j’étais depuis quelques 15 jours au dépôt lorsqu’un ordre de l’autorité supérieure vint un soir: envoyer d’urgence au front tous les hommes disponibles. J’étais de ceux-ci, une cinquantaine d’autres restaient au dépôt, parce que malades ou hors d’état de combattre pour une cause quelconque. Une petite troupe d’une centaine d’hommes dont je faisais partie, partit quelques heures plus tard, presque clandestinement pour ne pas inquiéter la population.
Un train était stationné dans une petite gare voisine, nous le prîmes mais bientôt il s’arrêta, la voie étant coupée. Nous continuâmes la route à pied, mais quelle route, le capitaine commandant le détachement n’en savait rien, il n’avait pas de carte. J’avais quant à moi une carte cycliste de l’Est de la France, je la lui remis et nous tâchâmes de fixer notre position, mais où aller? Personne dans le pays, aucune trace d’autres troupes, solitude complète. Alors pendant trois jours nous errâmes, ramassant en chemin des débris d’équipements allemands : casques, sacs, fusils, épées… J’étais désespéré de ne rien voir, de ne rien entendre, quand un officier d’état-major surgit soudain et nous donna l’ordre de rentrer à notre dépôt. Nous trouvâmes heureusement un train pour ce retour. En gare de Troyes, le capitaine nous fit mettre en rang pour défiler dans la ville, nous étions fatigués, très sales, mais chacun de nous portait quelque trophée ramassé le long des routes, alors le bruit courut que nous venions de remporter une grande victoire, que nous avions repoussé les Allemands (nous ignorions, quant à nous, que la bataille de la Marne avait eu lieu et que les Allemands avaient en effet reculé). Les femmes au mépris de toute discipline se jetèrent sur nous, nous embrassant, nous couvrant de fleurs. C’était du délire, et nous n’y comprenions rien…
Arrivés au dépôt, nous apprîmes que, peu après notre départ, un contre-ordre nous avait intimé de rester à Troyes, mais nous étions déjà partis et personne ne savait où. Le lendemain, nouvel ordre d’envoyer de suite tous les hommes du dépôt en renfort, le commandant ne put qu’envoyer les inaptes puisqu’il n’en avait pas d’autres. Aucun de ces malheureux ne devaient survivre…
(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)