Je vous laisse chercher la solution… (retournez votre ordinateur pour la voir si vraiment vous n’y arrivez pas.
Mois : août 2017
Esprit d’escalier
La fin d’Albert Naef
En ce moment, j’effectue des recherches sur l’histoire des écoles d’art. J’épluche notamment les biographies d’anciens professeurs, et c’est ainsi que je découvre Albert Naef (1862-1936), qui enseigna l’archéologie à l’école des Beaux-Arts du Havre de 1890 à 1894 :
Albert Naef est né et mort à Lausanne, mais il n’a pas vécu que dans le canton de Vaud, puisqu’il s’est d’abord engagé dans la Marine impériale allemande avant de visiter l’Europe et d’entrer aux Beaux-Arts de Paris, ville où il s’est établi un temps avant d’être nommé professeur à l’école d’art du Havre puis, quatre ans plus tard, de retourner en Suisse où il s’est vu confier de prestigieux chantiers de restauration et des postes aux universités de Neuchâtel et de Lausanne.
En 1890, l’année de sa prise de fonctions au Havre, il a épousé Fanny Anna Brandt, née en 1865, avec qui il a eu trois enfants. En 1932, Fanny meurt et, aussitôt, Albert Naef qui est alors septuagénaire épouse Berthe Delapierre, sa cadette de quarante-quatre ans. Il avait embauché Berthe comme sténodactylo en 1924 et lui avait donné un fils en 1927 — enfant qui sera placé dans une autre famille et ne sera légitimé qu’après le mariage. Mais voilà, Berthe et Albert se querellent beaucoup, et le 8 janvier 1936, l’épouse tue son mari. Elle a dit plus tard que celui-ci l’avait brutalisée, et que pour l’effrayer elle l’avait menacé avec un revolver. Albert lui aurait saisi les mains, faisant accidentellement partir le coup.
Après la mort de son mari, Berthe est complètement paniquée. Elle dépose un mot sur la porte pour indiquer au laitier de ne pas faire de livraison dans les jours qui suivent et emmène son fils, qui jouait dans le jardin au moment tragique, avec l’intention de ne pas revenir. Elle erre dans la région, songeant au suicide, puis revient à Lausanne. Sa mère et le médecin de cette dernière la convainquent de se dénoncer aux autorités, ce qu’elle ne fera que neuf jours après le décès de son époux, dont le corps est en putréfaction avancée.
Le coup était-il accidentel ? Le légiste a estimé qu’il avait été tiré à un mètre de distance — un peu long pour un coup à bout portant —, et le médecin de famille a fait remarquer qu’Albert ne pesait que 46 kilos le jour de sa mort, était bien affaibli par l’âge et n’avait donc pas une constitution suffisamment vigoureuse pour « soutenir un corps à corps avec une femme beaucoup plus jeune que lui ». Constatant que des retraits d’argent avaient été effectués au nom d’Albert après la date de son décès, sa banque a mené une enquête et découvert que Berthe avait imité la signature de son mari quarante-trois fois dans le but de retirer de l’argent de son compte — 9000 francs au total dont, a dit la presse de l’époque, elle faisait profiter des amies que Le Temps décrit comme « extrêmement douteuses », précisant de manière sybilline que « Madame Naef [en] faisait sa compagnie de prédilection ». La Tribune, plus directe, avait à l’époque résumé la situation comme ceci : « L’accusée est une homosexuelle dévoyée, dissimulée, sinistre ».
Albert Naef a été décrit par son avocat comme un presque saint, un homme comblé d’honneurs, un mari attentif et prévenant mais aveugle aux manigances de son épouse et croyant naïvement cette dernière, par exemple, lorsqu’elle s’attribuait la paternité d’articles parus dans la presse locale. Il a même précisé que la jeune épouse se plaisait, sans en avoir le droit, à arborer une décoration. Heureusement pour Berthe, les témoins qui ont pris part au procès ont peu à peu dressé un portrait assez peu reluisant de son mari : avare et égoïste, autoritaire et intransigeant, tyrannique et antipathique, il n’avait plus d’amis et il était détesté au point que dans une lettre, un de ses anciens assistants a même écrit à son sujet : « il est mort comme il a vécu, en charogne ».
On a finalement cru à la bonne foi de Berthe, qui a tout de même été envoyée en prison pour sept ans et privée de ses droits civiques dix ans.
Salut les copains
Un jour dans un vide-grenier je suis tombé sur une peinture représentant Johnny Halliday et un berger allemand, le peintre semblait avoir réuni ses deux passions, Johnny et Blondi1. Mes souvenirs s’estompent et, peut-être, commencent à exagérer un peu, mais je jurerais qu’en arrière plan il y avait une plage exotique paradisiaque et une fille en bikini, et tout cela peut-être même dans une ambiance de coucher de soleil.
Une heure plus tard, je suis repassé devant le stand, le tableau avait disparu. Une bonne dizaine d’années a passé, mais aujourd’hui encore je regrette de ne pas avoir osé demander le prix.
- Cette référence n’est pas du meilleur goût, c’était pour la rime. [↩]
Un sac à pain assez joli, sans plus
Alors je raconte. Je suis allé chez mon boulanger, acheter le pain, comme tous les jours. Je lui ai tendu mon sac à pain, comme tous les matins, en lui demandant d’y mettre deux baguettes. C’est un assez joli sac à pain orné du logo de l’enseigne. J’ai payé, le boulanger est parti dans l’arrière-boutique, enfin là où se trouve le four, je crois (hmmm, que j’aime le pain quand il vient tout juste d’être cuit !). Un autre homme est revenu en me rendant mon sac. Je l’ai saisi, mais il ne pesait pas lourd car à l’intérieur, aucune baguette, il n’y avait rien du tout ! Forcément, j’ai dit au gars qu’il avait dû oublier quelque chose. Il a regardé dans le sac et il m’a dit : « Il n’y a pas de pain dans ce sac ». Je lui ai dit que je savais bien qu’il n’y avait pas de pain dans le sac, et que c’est pour ça que je le lui avait rendu.
Il a à nouveau plongé les yeux à l’intérieur du sac vide, puis m’a regardé et m’a dit :
« — Donc si je résume, vous souhaitez du pain ?
— Ben oui, je veux du pain, évidemment, je veux deux baguettes !.
— Très bien. Pour deux baguettes, cela vous coûtera deux euros.
— Mais j’ai déjà payé !
— Ah, c’est curieux, est-ce que vous pouvez me donner votre numéro de téléphone, votre nom et votre adresse complète afin que j’effectue les vérifications nécessaires ? »
Je me suis exécuté. Il m’a fait épeler plusieurs fois mon nom et s’est trompé dans les chiffres mais ça a fini par fonctionner.
« — Merci de votre patience. Donc monsieur, je vois que vous êtes client chez nous.
— Oui, je suis client chez vous, je viens tous les jours depuis quinze ans
— Très bien monsieur. Alors pouvez-vous me décrire exactement la nature du problème que vous rencontrez ?
— Euh… Eh bien je vous ai demandé deux baguettes de pain et j’ai eu un sac vide à la place, c’est vraiment aussi bête que ça !
— Merci de votre réponse. Est-ce que vous avez acheté des croissants ?
— Non, pas du tout, juste deux baguettes.
— Parfait monsieur. Sur mon ordinateur, je vois que vous êtes client et que vous disposez d’un sac à pain que nous vous avons fourni. Est-ce que vous l’avez endommagé, troué, placé à proximité d’une source de chaleur ?
— Non non, mon sac à pain va très bien vous savez !
— Très bien monsieur, je comprends que vous dites que le sac à pain vous semble fonctionner correctement, mais cependant, quand vous êtes rentré chez vous, le pain et les croissants qu’il transportait avaient disparu, c’est bien cela ?
— Euh non non non, pas du tout !
— Donc vous les avez bien retrouvés ? Je vais donc clore l’incident, en vous remerciant et en vous souhaitant une excellente journée.
— Mais non mais non ! L’incident n’est pas clos du tout !
— Ah. Je vais devoir ouvrir un nouveau ticket-incident afin que vous puissiez m’expliquer votre problème. Au passage, je vous informe que vous pouvez télécharger l’application Ma boulangerie afin de suivre en direct l’évolution de votre dossier.
— Mais je veux juste mon pain !
— Reprenons. Donc vous avez perdu votre pain et vos croissants ?
— Je ne les ai pas perdus car je ne les ai jamais eu !
— Très bien monsieur. Donc une fois rentré chez vous, les croissant et les baguettes étaient tombées du sac. Est-ce que vous avez utilisé ce sac d’une manière particulière ? Est-ce que vous l’avez utilisé pour transporter le pain ou les chocolatines d’une boulangerie concurrente ?
— Je n’ai jamais eu de chocolatine !
— Très bien, vous avez donc perdu un croissant, deux baguettes, mais aussi une chocolatine.
— Non ! Non non non ! Je ne suis pas rentré chez moi ! Pas. Rentré. Chez. Moi.
— Donc c’est en vous rendant dans un autre lieu que votre domicile personnel que vous avez perdu le pain ? Je rencontre un petit problème, car en consultant votre dossier je vois que vous n’avez jamais payé les viennoiseries !
— Je n’ai pas acheté de viennoiseries !
— Très bien, j’ai noté que vous n’avez pas encore réglé le montant qui correspond à la valeur d’un pain au chocolat et d’un croissant. Notre service de facturation vous débitera de la somme correspondante sous huit jours ouvrés. Il est possible que nous rencontrions du retard car nous avons en ce moment beaucoup de dossiers à traiter. Si cela arrive, vous serez débité le mois suivant.
— Écoutez, c’est un cauchemar, vous ne comprenez rien à ce que je raconte ! J’aimerais parler à quelqu’un d’autre, à la personne qui était là la semaine dernière, et qui me connaît bien !
— Très bien monsieur, je vais vous transférer vers un service plus adapté à votre situation, afin de comprendre votre problème et de le régler. »
J’ai attendu dix petites minutes en écoutant une annonce sonore diffusée par les hauts parleurs de la boulangerie, qui vantait la qualité du pain et de l’accueil de la Société Fournil Royal. Je l’ai encore dans la tête : « ta—ta—tadam, tiin… ta—ta—tadam, tiin… ta—ta—tadam… ».
Un jeune adulte, ou peut-être même un adolescent, certainement un apprenti, est apparu. Il n’avait pas l’air bien finaud. Il m’a demandé :
« — Bonjour ! Société Fournil Royal, que puis-je faire pour vous ?
— Bonjour. Eh bien voilà, j’ai payé deux baguettes mais je ne les ai jamais reçues.
— Très bien monsieur, mais avant que vous m’explosiez votre problème…
— exposiez, pas explosiez !
— …J’aurons besoin que vous le donnez des renseignemonts pour procéder à une série les tests de vérifications.
— Hein ?
— C’est très bien monsieur, nous l’essayons tout les skiais en notre pouvoir pour améliorer la qualité car le service. Pourrez-nous à cet effet me rappeler votre nom et votre numéro de téléphone ? »
J’ai dû donner à nouveau mon nom et mon adresse, tout réexpliquer, mais le gamin est vite arrivé à la conclusion que j’avais sans doute tenté d’utiliser le sac à pain de la boulangerie pour acheter du pain dans une autre boulangerie. J’ai protesté mais il ne voyait pas d’autre explication.
« — Très bien monsieur, pouvez-vous me confier votre sac à pain afin que nous services techniques procèdent à une révision complète de sa qualité ?
— Le sac va très bien, le sac n’a rien du tout, le sac n’est absolument pas le problème ! » — Je me suis retenu de terminer ma phrase par un juron.
« — Exactement, monsieur. J’ai tout de même besoin de ce sac à pain afin de vérifier sans l’état et d’écarter certaines hypéthèses expliquant l’indice fonctionnement. »
À cet instant j’aurais pu sauter par dessus la caisse et frapper ce type qui ne comprenais pas un traître mot de ce que je lui disais, et que j’avais un peu de mal à comprendre moi-même, mais je me suis maîtrisé, me contentant de lui jeter le sac à pain d’un geste rageux et méprisant :
« — Le voilà votre sac ! Le voilà ! Écoutez, c’est simple, je vais quitter cette boulangerie, tant pis pour mes deux euros, c’est une histoire de fous, vous ne tenez aucun compte de ce que je vous raconte, vous ne comprenez rien ! Je vais voir ailleurs ! Adieu ! Vous comprenez ? Adieu ! »
Le mitron acnéique m’a regardé avec un air de désespoir infini et m’a dit, d’une voix atone, qu’il allait devoir me basculer sur le service clientèle de la boulangerie. L’attente n’a pas duré aussi longtemps que la première fois mais elle était toujours accompagnée d’un pénible jingle chanté en boucle : « ta—ta—tadam, tiin… ».
Une dame est apparue :
« — Bonjour monsieur. J’apprends avec regret que vous ne souhaitez plus faire partie de notre clientèle. Je me présente, je suis Séverine, du service des résiliations, et je suis à votre service. Bien que moi-même et l’ensemble de l’équipe soyons désolés que vous ayez décidé de tester d’autres boulangeries, nous respectons votre choix et nous mettrons tout en œuvre pour que la transition se passe au mieux. À cet effet, pouvez-vous s’il vous plait me rappeler vos coordonnées complètes ainsi que votre numéro de client ?
— Mon numéro de client ? Quel numéro ? Je ne savais pas que j’avais un numéro de client, on ne me l’a jamais dit ! ». Je lui ai juste donné mon nom.
« — Très bien monsieur. Je comprends que vous avez perdu ou oublié votre numéro d’abonné. Je vais devoir vous appeler sur votre téléphone portable afin de vérifier votre identité.
— Mais… »
Je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase, ni même de la commencer, ma poche s’est mise à sonner. J’ai décroché, c’était Séverine-du-service-des-résiliations. Je parlais au téléphone à une personne qui se trouvait face à moi, et qui me demandait de lui confirmer chiffre par chiffre le numéro de téléphone auquel elle venait de me joindre. Le processus fut un peu laborieux mais mon identité a finalement été établie de manière certaine : c’est pour la sécurité, m’a-t-on expliqué.
« — Très bien monsieur. Afin de compléter le processus de rupture de contrat-clientèle, vous devez nous rendre le sac à pain qui vous a été prêté et vous acquitter du règlement correspondant à l’achat de deux baguettes, d’un croissant et d’une chocolatine.
— Je vous ai déjà rendu le sac à pain !
— Merci monsieur. Je ne vois pas de traces de la restitution du sac à pain dans l’ordinateur. Vous devez impérativement nous le rendre, sinon nous devrons prélever sur votre compte un montant équivalent à sa valeur lorsqu’il est vendu séparément.
— Je l’ai donné à… au jeune qui m’a parlé avant… vous voyez qui ? C’est celui qui vous a appelé. Un apprenti ou quelque chose comme ça… Il m’a énervé, je lui ai jeté le sac !
— Merci monsieur, je comprends que vous souhaitez conserver cet équipement. Je remarque aussi que nous vous avons confié un autre sac à pain en deux-mille six, et que vous ne nous l’avez pas non plus restitué. Souhaitez-vous le conserver aussi ?
— Quoi ? En deux-mille six ? L’année je ne sais plus, mais je n’ai eu que deux sacs différents. Je me rappelle que vous m’aviez proposé d’échanger l’ancien sac à pain avec le nouveau quand vous avez changé de nom et de logo ! Je vous l’ai rendu aussi, le premier sac ! Pour avoir le nouveau il fallait rendre l’ancien. À quoi il vous servirait, au fait ? Il est obsolète depuis que vous avez été rachetés et que vous avez changé de logo, non ?
— Très bien monsieur. Il semble qu’aucun des deux sacs à pain que nous vous avons confié ne nous a été rendu. Vous allez donc devoir les rembourser.
— Mais je refuse ! Je ne vais pas payer pour des objets que je n’ai plus et qui vous ont été restitués !
— Parfait monsieur, vous n’avez à vous inquiéter d’aucune formalité, notre service comptabilité va s’occuper de ponctionner votre compte courant, et cela sans frais de dossier.
— Hein ? Mais comment ? Pourquoi ? Qui vous l’a permis ?!
— C’est très simple monsieur. Vous avez certainement signé un formulaire nous autorisant à prélever des sommes sur votre compte, par exemple lorsque vous avez souscrit au programme pratique et commode, fini les factures !. de votre abonnement Fidélité+.Vous êtes bien adhérent de ce programme depuis le deux août deux-mille douze, je ne me trompe pas, monsieur ? »
La tête commençait à me tourner et j’ai reculé, complètement hébété.
Jusqu’ici, j’aimais bien l’endroit, je n’y avais jamais rencontré de problèmes, alors pourquoi aller ailleurs ? Toutes les boulangeries sont à peu près pareilles, de nos jours, les prix, le service, la décoration, alors celle-la ou une autre, hein…
Je manquais d’air, j’ai tenté de sortir de la boutique mais son issue était désormais obstruée par une femme qui portait l’uniforme de la boulangerie.
« — Bonjour monsieur ! Vous êtes récemment entré en contact avec nos services afin de régler un problème technique ou commercial, et je souhaiterais que vous consacriez un bref instant à m’aider à évaluer la qualité de notre service, dans le but d’améliorer ses performances.
— Ah vous tombez bien parce que j’ai des choses à dire ! J’ai beaucoup de choses à dire !
— Parfait monsieur. En termes de qualité d’expression en langue française, quel note attribueriez—vous au conseiller ou à la conseillère avec qui vous avez eu un échange : cinq parfait, quatre très bien, trois suffisant, deux passable, un médiocre ou zéro très mauvais ?
— Euh… Lequel ? Quel conseiller ? J’ai eu plusieurs conseillers !
— Je suis désolé, je n’ai pas bien compris votre réponse !
— Quel conseiller ? J’en ai eu trois ou quatre !
— Très bien monsieur, je note que vous avez attribué la note quatre
— Mais… mais pas du tout !
— Je vous souhaite une excellente journée et je vous remercie d’avoir consacré quelques minutes de votre temps à cette étude qui sera très utile pour améliorer la qualité de notre service à l’avenir. »
Elle s’est éclipsée.
La vie était un peu plus simple avant que les boulangeries ne décident de s’inspirer du fonctionnement des société de télécommunication.
Sur une idée de Nathalie Mislov, Gabriel Lafargue et moi-même. Dédié à Patrick Drahi, Xavier Niel, et tous leurs collègues.