Créons un scandale d’État

J’aimerais acheter une combinaison Hazmat et prendre le métro ou le bus avec. Il faudrait que deux ou trois autres personnes en fassent autant, et puis qu’on se retrouve chacun filmé par des passants, et mis sur Youtube ou sur Twitter. Les internautes rigoleraient bien, au début.

HAZardous MATerial suit (1000 euros environ).

Et puis Cnews en parlerait et demanderait à un représentant de commerce d’une société qui les fabrique si ces combinaisons protègent vraiment. Le mec dirait que oui, évidemment. Il le dirait déjà parce qu’il est payé pour ça, mais aussi parce que c’est vrai, ça protège.
Alors Pascal Praud sortirait de ses gonds : « mais comment ça se fait qu’on n’en distribue pas à tous les Français ?! ».
Paniqué, le gouvernement commanderait des combinaisons en catastrophe sur Aliexpress. Le délai d’expédition est d’un bon mois, voire plus si les porte-conteneurs affrontent des tempêtes, mais bon, pas le choix : il n’y a plus d’usines capables de produire ce genre de truc en France. Malheureusement, les fournisseurs chinois enverraient tous un mail pour dire que finalement ils vendent plutôt aux États-Unis car Donald Trump s’est engagé à payer un dollar de plus par combinaison.

Ce serait le désespoir. L’opposition demanderait une commission parlementaire pour mettre la honte aux ministres, lesquels annonceraient juste à ce moment-là que finalement ils veulent tenter leur chance en se présentant au Conseil général de la Creuse ou autre élection pour laquelle ça ne se bouscule en général pas trop. La vérité, ce serait qu’ils font dans leur froc, la voilà la vérité.
Roselyne Bachelot passerait partout à la télé pour se vanter que, elle, elle en avait commandé, des combinaisons, lors des épidémies de gastro sous la présidence de Sarkozy (vous vous souvenez ? Sous Sarko c’était gastro sur gastro), et que tout le monde s’était bien foutu de sa gueule à l’époque mais qu’elle avait raison, la preuve !
Ce serait son moment de gloire.

Le docteur Raoult ferait une vidéo pour dire que ses confrères sont fous, incompétents ou corrompus, mais il oublierait complètement d’argumenter, en fait il oublierait même de dire ce qu’il leur reproche, ce qui fait que sur ce coup, seuls les believers vraiment hardcore le suivraient et s’indigneraient en apprenant que l’ordre des médecins envisagerait (pour rire, parce qu’ils ne le feraient pas, en vrai) des sanctions. Des employés de la filière nucléaire arrondiraient leurs fins de mois en vendant leurs combinaisons usagées sur leboncoin, les députés République en marche s’indigneraient face à ce trafic, voteraient une loi interdisant ces achats, mais on apprendrait plus tard par Médiapart que les parlementaires n’auront pas été les derniers à acheter ce genre d’équipement au marché noir pour eux-mêmes.

Les combinaisons commandées commenceraient à arriver, mais le doute s’installerait : ça n’a pas l’air très pratique, quand même, ces bidules. Pascal Praud lancerait le débat : « est-ce qu’il est bien utile de porter ces trucs qui contraignent les mouvements ? » D’autres diraient que c’est bien ce qu’il fallait, mais que c’est trop tard, que c’est deux mois plus tôt qu’on en aurait eu besoin. Nicolas Dupont-Aignan ferait un tweet bien senti pour comparer ça à du George Orwell et compagnie car il est quasi impossible de pécho en boite de nuit quand on porte une combinaison de protection intégrale.
Mais les gens seraient à nouveau indignés en apprenant que le gouvernement ne distribue les combinaisons qu’aux gens fragiles ou exposés. Pascal Praud monterait sur ses grands chevaux : « Pourquoi seulement les plus exposés ? Et les autres, on pense pas à nous ? ». Il étoufferait de rage en apprenant que le gouvernement veut faire payer un euro symbolique chaque combinaison distribuée : « et les plus précaires, qui pense à eux, hein ? C’est des mesures à deux vitesses ! ». Le gouvernement ferait alors marche-arrière, dirait qu’en fait il ne voulait pas les vendre mais qu’il voulait les donner, que ce serait gratuit, qu’on n’a rien compris, ou qu’il n’a pas fait preuve d’assez de pédagogie, enfin que c’est un malentendu, bien entendu. « Mais qui va payer, alors ? Nos impôts ? », s’étranglera, une dernière fois, Pascal Praud, qui prendra ensuite des vacances bien méritées.

Mais de toute façon, effectivement, il sera trop tard. Plus personne ne voudra des combinaisons, car on aura révélé qu’elles sont deux fois trop petites, qu’elles sont poreuses, inflammables et que même sans brûler elles dégagent un produit toxique pour les voies respiratoires, car ce ne sont pas des vraies combinaisons, mais un gadget rigolo vendu (sans grand succès, à vrai dire) à destination de certains pays d’Amérique du Sud afin de confectionner des piñatas pour Halloween.
Le gouvernement, soucieux de ne pas faire trop de frais, aura en effet commandé les produits les moins chers du site, sans lire leur description complète, sans faire attention aux dimensions pourtant clairement indiquées, et en se laissant mystifier par les commentaires élogieux postés par des faux clients.

Tout ça nous aura bien occupés, c’est l’essentiel.
En France, on n’a pas de pétrole mais on a des sujets de conversation.

Le grand complot de 2020

On se souviendra de 2020 comme de l’année où Russie et Ukraine, Iran et Israël, États-Unis et Venezuela, Turquie et Arménie, et même Grande-Bretagne et France, ont enterré la hache de guerre pour s’unir dans un complot planétaire destiné à convaincre les naïfs de l’existence d’un microbe que personne n’a jamais vu, et cela dans l’unique but d’avancer l’heure de l’apéro des Marseillais et des Rouennais, et surtout de priver Nicolas Dupoint-Aignan de sa vie de nightclubber pendant six semaines.
Oh je sais, vous allez me dire « complotisme, gnagnagna ». Je l’attendais, celle-là ! Pourtant les preuves sont sous vos yeux, c’est vous qui choisissez de ne pas les voir.

L’abeille

Je veux juste manger un croque-monsieur. C’est pas dur.
Mais je ne sais pas vraiment quelles places sont prises dans la brasserie, entre les tables sales, celles où un sac semble avoir été abandonné,… je demande au patron, qui m’indique une table qu’il va nettoyer mais qui est inoccupée. J’ai toujours l’impression qu’il me traite comme un client particulièrement respectable. Juste à côté de ma table, un type me propose de manger avec moi, si je manque de place. Et puis il a envie de manger avec moi. C’est bon, je ne manque pas de place, mais il insiste, il rapproche un peu ma table de la sienne. Il a soixante-cinq ans, il me le dit, il porte un pantalon en cuir noir, et il m’explique qu’il risque plus avec le coronavirus que bien d’autres gens, non seulement parce qu’il a l’âge qu’il a, mais aussi parce qu’il a aimé faire la fête toute sa vie. Et il n’a pas de famille. Il aurait bien aimé avoir une famille mais il est tout seul. Pour toutes ces raisons, dit-il, il a dû quitter les États-Unis, où il y a trop de coronavirus, « cette saloperie ». Alors il est rentré au Havre. Il a vraiment envie de déjeuner avec moi, même s’il attend quelqu’un. Parce qu’il a un copain qui lui a promis de venir, mais là, juste là, il est pas là, le copain, et on sait pas pourquoi. Il redit ça au patron, il le dit à la patronne, et il le dit aussi aux gens de la table qui se trouve de l’autre côté, aussi : normalement son copain devait venir boire un coup, ou manger un morceau, mais là, il n’est pas là, c’est vraiment bizarre. Chaque fois qu’une nouvelle tête qu’il connaît passe la porte, il lui propose de venir manger avec lui : « ben viens ! — Oh, une autre fois, là j’ai pas faim ». Je lis l’exemplaire du jour de Paris-Normandie, où j’apprends que « l’accident de personne » survenu à Harfleur, hier, qui avait forcé mon train à être terminus Bréauté-Beuzeville, était un suicide, et que la victime était un homme âgé de trente-huit ans. Les pages chiens écrasés ne parlent en revanche pas du chien sur lequel le même train avait roulé entre Yvetot et Bréauté, ce qui avait aggravé le retard. Je lis tout ça un peu pour éviter la compagnie. Je voulais juste manger. « Je n’ai pas beaucoup de conversation, vous savez ».
Arrivent des pompiers. Le patron les a appelés car il a un problème d’abeilles. Des dizaines d’abeilles tournent autour de ses pompes à bière, depuis quelque jours, quelques semaines, et ça gène les clients. Mon voisin au pantalon de cuir vient témoigner : il y a vraiment un gros problème d’abeilles, c’est plus possible ! Malheureusement, en présence des pompiers, il n’y a qu’une unique abeille dans la brasserie, après laquelle le patron et l’homme en cuir courent : « elle est là, regardez ! ». Les pompiers ne savent pas trop quoi faire de cette histoire et ils repartent. J’imagine qu’en général on les appelle pour une ruche, pas pour une seule abeille.

L’homme au pantalon de cuir m’explique qu’il faut faire attention car la dernière fois qu’il a écrasé une abeille, il a été piqué : « des saloperies ! ». Le patron m’explique son malheur : aujourd’hui il n’y a qu’une abeille, certes, mais c’est la faute à pas de chance car parfois, il y en a beaucoup plus. Il semble peiné que les pompiers ne se soient pas intéressés à son problème. Je lui demande s’il pense qu’il y a une ruche tout près, mais il ne croit pas : « c’est la boulangerie, juste à côté, ça les attire ! ». Subitement, grâce à un Paris-Normandie roulé, il réussit à tuer l’abeille, il est tout fier mais son exploit dégoûte la patronne, d’autant que l’animal, au sol, bouge encore un peu : « et si sa mère arrive pour la venger ? — mais ça a pas de mère, une abeille, les abeilles elles ont juste des reines ! — ah, mais la reine c’est leur mère, non ? — non, oui, enfin je sais pas ».
Sitôt l’abeille morte, une autre arrive, mais elle ne semble pas animée par un projet de vengeance, elle s’intéresse surtout à la pompe à Grinbergen ambrée.
J’ai fini mon croque et mes frites, je paie, je sors.