Troisième extrait des souvenirs de la Grande Guerre par mon arrière grand-père, Jean Lafargue.
Le 9 novembre 1914 j’arrivai avec mon régiment devant Ypres en Belgique ; le soir même nous prîmes place dans des tranchées de première ligne. Pendant toute la nuit je circulai entre celles-ci et le poste de commandement situé dans un village à quelques 5 ou 600 mètres en arrière.
Au petit matin du 10, j’entendis du bruit d’armes dans les tranchées allemandes à 50 mètres des nôtres, nul doute ceux-ci allaient attaquer au petit jour, or nos soldats n’avaient presque pas de munitions et uniquement des fusils, aucune mitrailleuse. Le danger était grand, il fallait au moins prévenir l’artillerie, mais nous n’avions pas de téléphone. Je décidai donc de partir, avec l’accord de mon chef, pour prévenir le commandant et l’artillerie, mais déjà le jour commençait à poindre. Je partis néanmoins en courant, mais à peine avais-je fait cinquante mètres qu’une très vive fusillade éclata, les Allemands tiraient sur moi. Je tombai, blessé aux deux jambes; un trou était près de moi, je m’y glissai, mais chaque fois que je relevais la tête, la fusillade recommençait.
Les artilleurs français, réveillés par celle-ci, arrosèrent alors d’obus le terrain où j’étais, croyant que les Allemands attaquaient là ; par chance, je ne fus pas atteint.
Ce jour là, les Allemands commencèrent cependant leur attaque d’Ypres, la bataille dura trois jours ; j’avais pu, avec les plus grandes difficultés gagner par mes propre moyens (car à ma compagnie on m’avait vu tomber et on me croyait mort) un petit poste de secours dans lequel je suis resté trois jours sans manger, entouré de malheureux Français et Allemands – qui râlaient et mouraient. Le quatrième jour je pus enfin être hissé sur une voiture de paysan qui m’amena dans un hôpital de campagne d’où je partis dans un train de blessés pour une destination inconnue. Au bout de plusieurs jours de repos, ravitaillé par des braves paysans qui faisaient arrêter notre train, j’arrivai à Niort, on me transporta au Lycée transformé en hôpital. Un chirurgien connu me donna des soins mais si mal à propos qu’un abcès interne se déclara dans une jambe, cet abcès détruisit les tissus musculaires, et aujourd’hui encore, plus de cinquante ans après, j’ai une faiblesse de la jambe qui m’oblige à marcher avec une canne. Une commission de trois médecins me déclarèrent inapte à faire campagne. Je fus alors envoyé à Paris pour participer à la construction d’une usine destinée à fabriquer des magnétos pour les moteurs d’avion et d’auto.
(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)