Un peu par hasard nous sommes, quelques collègues et moi-même, entrés dans un grand restaurant de kébabs, de grillades halal et de nourriture indienne. J’aime bien les restaurants halal car ils m’épargnent toute tentation de boire un verre de vin ou de bière à midi — chose que je ne m’autorise à cette heure qu’au restaurant, justement. Cet établissement, qui remplace depuis quelques années un grand restaurant chinois disparu pendant l’épidémie de covid-19, ne m’avait jamais fait envie, avec son décor extérieur sombre et lourd, mais bon, ce jour là, l’excellent restaurant indien où nous avons nos habitudes était inexplicablement fermé, alors nous sommes allés dans le suivant.
À l’intérieur, le comptoir est surplombé par les menus, à la manière dont sont agencés les fast-foods. Les employés portent un uniforme, à la manière des gens qui font le service, une fois encore, dans les fast-foods. Derrière eux on peut voir une grande armoire réfrigérée qui contient toutes sortes de boissons gazeuses et sucrées parfois inconnues, comme un soda à la fraise que celui qui a eu la témérité de l’essayer a décrit comme ayant « goût chewing-gum à la fraise quand le goût est presque parti et commence à devenir désagréable ». J’arrive à imaginer.
Mes commensaux ont demandé leur plat, l’un après l’autre avant d’aller s’asseoir, puis mon tour est arrivé. J’ai demandé un « poulet Madras »1. Je ne voulais pas la formule avec boisson et pain naan, ce que la jeune femme qui tenait la caisse semblait avoir beaucoup de mal à comprendre. Elle avait en fait les yeux tellement vides que j’avais l’impression de pouvoir voir derrière elle. Pendant qu’elle se faisait expliquer ma commande par deux autres employés qui, contrairement à elle je crois, n’avaient pas le français comme langue maternelle, j’ai eu le temps d’observer mon environnement. Il y avait notamment, posé, un flyer publicitaire appelant à l’achat d’accessoires vestimentaires wahhabites en synthétoche, et juste à côté, un tronc cylindrique comme ceux de la Croix-rouge, qui réclamait l’aumône pour ce motif : « Mosquée-Afghanistan ».
Le malaise a monté. Cela fait longtemps que j’ai accepté le fait qu’une partie de mes congénères humains ont besoin de divinités et de religion2, alors si des gens croient que financer une mosquée leur apportera quelque chose, ma foi, grand bien leur fasse. Mais une mosquée en Afghanistan ? Les Afghans ont souffert de quatre décennies de guerres voulues par des puissances plus ou moins lointaines, et les pays qui y ont participé, dont la France, n’ont pas de quoi être fiers de ce qu’ils ont obtenu il y a trois ans : l’installation, plus solide que jamais, d’une théocratie rétrograde et violemment misogyne. Or donner son obole pour une institution religieuse en Afghanistan, qu’est-ce que ça peut être de plus qu’envoyer de l’argent à des gens qui, au nom de leur religion justement, donnent le fouet à ceux dont ils jugent les amours immorales, ou les pendent, qui retirent les petites filles des écoles et leurs grandes sœurs des universités, et qui détruisent les statues vieilles de mille-cinq cent ans qui rappelaient par leur présence que leur pays a une histoire plus longue et riche que ce que certains voudraient croire.
Est-ce qu’il existe des gens qui, depuis la France, jugent que les Afghans ne subissent pas assez le joug des Talibans ? Je n’ai pas posé de question. Je ne voyais pas comment entamer quelque chose qui ressemblerait à une discussion politique, géopolitique ou philosophique avec la fille aux yeux vides ni aux deux gars qui se trouvaient de son côté du comptoir. Sur le coup, je n’en ai même pas parlé aux gens de ma table qui, je pense, n’ont rien vu.
J’ai mangé, j’avais faim, mais j’ai mangé sans grand plaisir car le plat m’a semblé plus gras et copieux que goûtu. Deux jours plus tard, le plat pèse encore sur mon estomac. Il pèse même encore plus, car cette question tourne encore : est-ce qu’il existe des gens qui, depuis la France, confortablement, souhaitent tout le mal du monde aux femmes afghanes ?
- Je me sens lié à Madras — désormais Chennai — depuis que j’ai appris qu’une rue y a été nommée en honneur d’un de mes ancêtres, Chamiers road. [↩]
- J’ai accepté l’idée que le besoin de croire procède de raisons philosophiques, spirituelles, ou surtout, sociales (ritualisation, constitution de groupes), et qu’il n’y avait rien à y faire, qu’on ne convainc personne en faisant des démonstrations énervantes de l’absurdité des croyances, car de telles démonstrations renforcent les préventions plus qu’elles ne font passer le jour : face à l’humiliation de comprendre qu’on se ment — car toute foi, par exemple politique ou religieuse dans laquelle on a investi et autour de laquelle on a organisé son existence impose à mon avis de combattre ses doutes, et donc de s’abuser —, on n’a généralement le choix qu’entre s’agripper, parfois en se faisant violence voire en exerçant des violences, ou au contraire accepter le doute, au prix d’une blessure narcissique et d’une remise en question de nombreux aspects de son existence.
Ouais, j’écris que j’ai abandonné l’idée de convaincre, mais je ne peux m’empêcher de donner des arguments un peu condescendants… Je suis conscient du paradoxe. [↩]