Mange un thali,
finance un taliban.

Un peu par hasard nous sommes, quelques collègues et moi-même, entrés dans un grand restaurant de kébabs, de grillades halal et de nourriture indienne. J’aime bien les restaurants halal car ils m’épargnent toute tentation de boire un verre de vin ou de bière à midi — chose que je ne m’autorise à cette heure qu’au restaurant, justement. Cet établissement, qui remplace depuis quelques années un grand restaurant chinois disparu pendant l’épidémie de covid-19, ne m’avait jamais fait envie, avec son décor extérieur sombre et lourd, mais bon, ce jour là, l’excellent restaurant indien où nous avons nos habitudes était inexplicablement fermé, alors nous sommes allés dans le suivant.
À l’intérieur, le comptoir est surplombé par les menus, à la manière dont sont agencés les fast-foods. Les employés portent un uniforme, à la manière des gens qui font le service, une fois encore, dans les fast-foods. Derrière eux on peut voir une grande armoire réfrigérée qui contient toutes sortes de boissons gazeuses et sucrées parfois inconnues, comme un soda à la fraise que celui qui a eu la témérité de l’essayer a décrit comme ayant « goût chewing-gum à la fraise quand le goût est presque parti et commence à devenir désagréable ». J’arrive à imaginer.
Mes commensaux ont demandé leur plat, l’un après l’autre avant d’aller s’asseoir, puis mon tour est arrivé. J’ai demandé un « poulet Madras »1. Je ne voulais pas la formule avec boisson et pain naan, ce que la jeune femme qui tenait la caisse semblait avoir beaucoup de mal à comprendre. Elle avait en fait les yeux tellement vides que j’avais l’impression de pouvoir voir derrière elle. Pendant qu’elle se faisait expliquer ma commande par deux autres employés qui, contrairement à elle je crois, n’avaient pas le français comme langue maternelle, j’ai eu le temps d’observer mon environnement. Il y avait notamment, posé, un flyer publicitaire appelant à l’achat d’accessoires vestimentaires wahhabites en synthétoche, et juste à côté, un tronc cylindrique comme ceux de la Croix-rouge, qui réclamait l’aumône pour ce motif : « Mosquée-Afghanistan ».

Le malaise a monté. Cela fait longtemps que j’ai accepté le fait qu’une partie de mes congénères humains ont besoin de divinités et de religion2, alors si des gens croient que financer une mosquée leur apportera quelque chose, ma foi, grand bien leur fasse. Mais une mosquée en Afghanistan ? Les Afghans ont souffert de quatre décennies de guerres voulues par des puissances plus ou moins lointaines, et les pays qui y ont participé, dont la France, n’ont pas de quoi être fiers de ce qu’ils ont obtenu il y a trois ans : l’installation, plus solide que jamais, d’une théocratie rétrograde et violemment misogyne. Or donner son obole pour une institution religieuse en Afghanistan, qu’est-ce que ça peut être de plus qu’envoyer de l’argent à des gens qui, au nom de leur religion justement, donnent le fouet à ceux dont ils jugent les amours immorales, ou les pendent, qui retirent les petites filles des écoles et leurs grandes sœurs des universités, et qui détruisent les statues vieilles de mille-cinq cent ans qui rappelaient par leur présence que leur pays a une histoire plus longue et riche que ce que certains voudraient croire.
Est-ce qu’il existe des gens qui, depuis la France, jugent que les Afghans ne subissent pas assez le joug des Talibans ? Je n’ai pas posé de question. Je ne voyais pas comment entamer quelque chose qui ressemblerait à une discussion politique, géopolitique ou philosophique avec la fille aux yeux vides ni aux deux gars qui se trouvaient de son côté du comptoir. Sur le coup, je n’en ai même pas parlé aux gens de ma table qui, je pense, n’ont rien vu.

J’ai mangé, j’avais faim, mais j’ai mangé sans grand plaisir car le plat m’a semblé plus gras et copieux que goûtu. Deux jours plus tard, le plat pèse encore sur mon estomac. Il pèse même encore plus, car cette question tourne encore : est-ce qu’il existe des gens qui, depuis la France, confortablement, souhaitent tout le mal du monde aux femmes afghanes ?

  1. Je me sens lié à Madras — désormais Chennai — depuis que j’ai appris qu’une rue y a été nommée en honneur d’un de mes ancêtres, Chamiers road. []
  2. J’ai accepté l’idée que le besoin de croire procède de raisons philosophiques, spirituelles, ou surtout, sociales (ritualisation, constitution de groupes), et qu’il n’y avait rien à y faire, qu’on ne convainc personne en faisant des démonstrations énervantes de l’absurdité des croyances, car de telles démonstrations renforcent les préventions plus qu’elles ne font passer le jour : face à l’humiliation de comprendre qu’on se ment — car toute foi, par exemple politique ou religieuse dans laquelle on a investi et autour de laquelle on a organisé son existence impose à mon avis de combattre ses doutes, et donc de s’abuser —, on n’a généralement le choix qu’entre s’agripper, parfois en se faisant violence voire en exerçant des violences, ou au contraire accepter le doute, au prix d’une blessure narcissique et d’une remise en question de nombreux aspects de son existence.
    Ouais, j’écris que j’ai abandonné l’idée de convaincre, mais je ne peux m’empêcher de donner des arguments un peu condescendants… Je suis conscient du paradoxe. []

La chambre chinoise et le football

(Si la dernière partie de ce billet de blog vous semble vaseuse, c’est normal)

Soirée au restaurant, au Havre, avec les membres de mon jury.
L’un d’entre nous, Aurélien, est partagé entre notre conversation et la consultation, sur son écran de téléphone, du match France-Portugal. Il n’est pas le seul à se sentir concerné par cette manifestation sportive. Les serveurs du restaurant en font autant entre deux plats, et à l’extérieur on entend régulièrement des clameurs liées aux buts et aux penaltys. Régulièrement, mais avec de curieux effets de différés, car personne n’assiste au match au même moment, du fait des différents délais liés à la transmission. Nous apprendrons plus tard que des gens de l’immeuble ont fini par descendre regarder le match dans un bar, excédés d’être avertis des buts par d’autres spectateurs une minute avant de pouvoir les voir.
Je ne connais pas grand chose au football. Aurélien m’explique que ce match n’a pas d’enjeu critique car la France est qualifiée quoiqu’il advienne, en mentionnant une histoire de poules au sujet de laquelle je n’ai pas osé poser de question.
Pourtant, précisait-t-il, il vaut mieux que la France l’emporte, car, je le cite, « Sinon on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ».
Par « Les Anglais », je pense qu’Aurélien voulait dire « l’équipe anglaise de football », et quant à Wembley, ça, je connais, c’est un grand stade des environs de Londres, où j’ai d’ailleurs eu la chance d’assister à UK Fresh (1986), un concert de légende qui réunissait la crème du Hip-hop de l’époque — notamment Run DMC, Afrika Bambaataa, Grandmaster Flash, et (déjà !), Dr Dre (mais je n’ai aucun souvenir de lui). Ce n’était pas le même stade de Wembley, cependant. Celui qui a accueilli le concert dont je parle a été rasé il y a une vingtaine d’années pour pouvoir construire à son emplacement un stade plus moderne, où nous risquons de devoir affronter les Anglais en cas de défaite contre les Portugais.
À la manière dont Aurélien en parlait, j’ai supposé que « les Anglais » était une équipe qu’il n’était pas souhaitable de rencontrer, qui était potentiellement difficile à défier, voire notoirement meilleure que l’équipe française. Je n’ai jamais bien compris pourquoi les équipes s’affrontent si l’une des deux est connue pour être supérieure à l’autre : donner d’entrée de jeu le point à la meilleure équipe ferait économiser beaucoup de temps, d’argent et d’énergie à tout le monde. Mais comme je le disais, je ne comprends pas grand chose aux subtilités de ce sport. Dans les grandes lignes ça va, hein, mais dans le détail je n’y comprends rien.

Bref.
Un des serveurs du restaurant passe, échange trois mots avec Aurélien au sujet de la diffusion du match, et affirme en passant qu’il ne sert à rien de trop se passionner, car ce match ne sera pas forcément passionnant. Je comprends à son expression dédaigneuse qu’il fait lui aussi allusion au fait que le match n’a pas d’enjeu fort. Je dois dire que je ne comprends pas trop pourquoi on joue un match s’il n’a pas d’enjeu, ça me semble une terrible perte de temps, une fois encore.
Mais dans un éclair de génie, j’apostrophe le serveur : « Ouais mais si on perd, on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ! ». Je ne le dis pas très bien, il est surpris, il ne comprend pas, je commence à redouter l’échec, mais j’insiste : « Si on perd on va se retrouver contre les Anglais à Wembley ! ». Cette fois il comprend.

L’homme marque une pause, me fixe d’un air concentré, semblant réaliser la profonde justesse de mon observation, et il me répond un « ouais ! » aussi bref qu’intense, un « ouais ! » qui claque, dit à un volume sonore légèrement inapproprié à une discussion dans un restaurant. Puis il tourne les talons et reprend son service comme si, d’une certaine manière, j’avais dit tout ce qu’il y avait à dire.
Pendant une fraction de seconde, je me suis trouvé en communion avec un supporteur. J’ai été comme quelqu’un qui parle de football en comprenant de quoi il parle. Et du reste je pense que j’ai compris, dans les grandes lignes. Et j’ai savouré tout le plaisir de cet échange, j’ai ressenti un shoot de dopamine inonder mes circuits neuronaux de la récompense. C’était vraiment super. Je ne pense pas réessayer, de peur d’y prendre goût ou de peur de ne pas réussir aussi bien une autre fois (j’imagine que la phrase doit être adaptée au déroulement du tournoi et aux équipes en lice et perdrait son sens dans d’autres configurations), mais ce fut une expérience très intéressante, un de ces moments forts dont, au soir de sa vie, on caresse le souvenir. Comme la fois où une grande philosophe que la modestie m’interdit de nommer avait dit devant une large assemblée qu’elle avait beaucoup aimé un de mes textes.

Tout ça m’amène aux théories du philosophe étasunien John Searle1 qui affirmait dans les années 1980 qu’un programme informatique ne saurait jamais être capable de penser véritablement, et qui pour le prouver avait proposé une métaphore, ou plutôt une expérience de pensée, connue sous le nom de Chambre chinoise. Si une personne non-sinophone applique parfaitement les règles syntaxiques du chinois pour déchiffrer des questions et y répondre, explique Searle, cette personne pourra simuler la compréhension de la langue chinoise pour la personne qui échange des messages avec elle, mais elle n’accédera pour autant pas à une compréhension véritable de cette langue2.
Reste que je me demande si ma participation à une conversation sur le football n’est pas la preuve que Searle avait raison de dire qu’être capable de répondre à un message ne démontre pas qu’on en comprend le sujet ou en tout cas, qu’on s’y intéresse, mais qu’il avait tort de croire qu’une telle incapacité ne concerne que les conversations avec des machines.

  1. Qui s’est récemment révélé être un sale type, après qu’une subordonnée l’a accusé d’avoir diminué son salaire en punition d’avoir refusé ses avances, événement qui a ouvert la boite de Pandore d’une série d’accusation similaires de la part d’anciennes étudiantes. []
  2. Il me semblait qu’Alan Turing avait plus ou moins balayé le problème par avance en rappelant qu’il était délicat de définir la pensée, et que si une imitation artificielle de l’intelligence produit des réponses indiscernables de celles produites par une intelligence naturelle, alors on doit pouvoir dire que la machine pense, car après tout, lorsque nous disons que nous pensons, nous ne faisons que constater que nous effectuons une action qui ressemble à ce que nous nommons penser. Je raconte peut-être mal. []

L’abeille

Je veux juste manger un croque-monsieur. C’est pas dur.
Mais je ne sais pas vraiment quelles places sont prises dans la brasserie, entre les tables sales, celles où un sac semble avoir été abandonné,… je demande au patron, qui m’indique une table qu’il va nettoyer mais qui est inoccupée. J’ai toujours l’impression qu’il me traite comme un client particulièrement respectable. Juste à côté de ma table, un type me propose de manger avec moi, si je manque de place. Et puis il a envie de manger avec moi. C’est bon, je ne manque pas de place, mais il insiste, il rapproche un peu ma table de la sienne. Il a soixante-cinq ans, il me le dit, il porte un pantalon en cuir noir, et il m’explique qu’il risque plus avec le coronavirus que bien d’autres gens, non seulement parce qu’il a l’âge qu’il a, mais aussi parce qu’il a aimé faire la fête toute sa vie. Et il n’a pas de famille. Il aurait bien aimé avoir une famille mais il est tout seul. Pour toutes ces raisons, dit-il, il a dû quitter les États-Unis, où il y a trop de coronavirus, « cette saloperie ». Alors il est rentré au Havre. Il a vraiment envie de déjeuner avec moi, même s’il attend quelqu’un. Parce qu’il a un copain qui lui a promis de venir, mais là, juste là, il est pas là, le copain, et on sait pas pourquoi. Il redit ça au patron, il le dit à la patronne, et il le dit aussi aux gens de la table qui se trouve de l’autre côté, aussi : normalement son copain devait venir boire un coup, ou manger un morceau, mais là, il n’est pas là, c’est vraiment bizarre. Chaque fois qu’une nouvelle tête qu’il connaît passe la porte, il lui propose de venir manger avec lui : « ben viens ! — Oh, une autre fois, là j’ai pas faim ». Je lis l’exemplaire du jour de Paris-Normandie, où j’apprends que « l’accident de personne » survenu à Harfleur, hier, qui avait forcé mon train à être terminus Bréauté-Beuzeville, était un suicide, et que la victime était un homme âgé de trente-huit ans. Les pages chiens écrasés ne parlent en revanche pas du chien sur lequel le même train avait roulé entre Yvetot et Bréauté, ce qui avait aggravé le retard. Je lis tout ça un peu pour éviter la compagnie. Je voulais juste manger. « Je n’ai pas beaucoup de conversation, vous savez ».
Arrivent des pompiers. Le patron les a appelés car il a un problème d’abeilles. Des dizaines d’abeilles tournent autour de ses pompes à bière, depuis quelque jours, quelques semaines, et ça gène les clients. Mon voisin au pantalon de cuir vient témoigner : il y a vraiment un gros problème d’abeilles, c’est plus possible ! Malheureusement, en présence des pompiers, il n’y a qu’une unique abeille dans la brasserie, après laquelle le patron et l’homme en cuir courent : « elle est là, regardez ! ». Les pompiers ne savent pas trop quoi faire de cette histoire et ils repartent. J’imagine qu’en général on les appelle pour une ruche, pas pour une seule abeille.

L’homme au pantalon de cuir m’explique qu’il faut faire attention car la dernière fois qu’il a écrasé une abeille, il a été piqué : « des saloperies ! ». Le patron m’explique son malheur : aujourd’hui il n’y a qu’une abeille, certes, mais c’est la faute à pas de chance car parfois, il y en a beaucoup plus. Il semble peiné que les pompiers ne se soient pas intéressés à son problème. Je lui demande s’il pense qu’il y a une ruche tout près, mais il ne croit pas : « c’est la boulangerie, juste à côté, ça les attire ! ». Subitement, grâce à un Paris-Normandie roulé, il réussit à tuer l’abeille, il est tout fier mais son exploit dégoûte la patronne, d’autant que l’animal, au sol, bouge encore un peu : « et si sa mère arrive pour la venger ? — mais ça a pas de mère, une abeille, les abeilles elles ont juste des reines ! — ah, mais la reine c’est leur mère, non ? — non, oui, enfin je sais pas ».
Sitôt l’abeille morte, une autre arrive, mais elle ne semble pas animée par un projet de vengeance, elle s’intéresse surtout à la pompe à Grinbergen ambrée.
J’ai fini mon croque et mes frites, je paie, je sors.

15-12-6-3

(Le Havre, je bois un café au comptoir. Je m’apprête à feuilleter l’exemplaire de Paris-Normandie quand un type déboule et attrape le journal devant moi, à la recherche des résultats du tiercé)

« — Quinze douze six trois ! Mais c’est pas possible, y’a qu’à moi que ça arrive, des trucs pareils ! J’ai joué quinze douze six trois dans les deux dernières courses, là j’ai changé, et voilà, ça sort ! J’ai vraiment pas de chance. J’ai pas de chance. [il se tourne vers moi] De toute façon ça fait deux ans que c’est comme ça, ça fait deux ans que je fais n’importe quoi. J’comprends pas. Deux ans, des décès, des problèmes, des histoires d’assurances, la santé. Là mes deux parents sont morts, je dois quitter l’appartement, mais l’assurance ils veulent vérifier, faut que l’expert… enfin on paie, mais eux ils remboursent jamais rien, on sait pas pourquoi on a une assurance. Là je vais me faire enlever un poumon, mais quand je reviens, je sais même pas où je vais vivre, j’ai plus d’appartement ! Quinze douze six trois. C’est pas possible. Hein ? »

Le compliment maladroit

Dans le tramway au Havre hier nuit, je me suis installé sur un siège qui était séparé de l’allée par deux autres sièges, dont un, côté fenêtre, était occupé par un type en survêtement gris, avec un bonnet gris. A l’arrêt suivant, une jeune femme est montée et est venue s’asseoir à côté de ce jeune homme en gris. J’ai entendu une voix dire « à côté de vous, je peux dire que je me sens vraiment un poids-plume, hein !». C’était le type en gris. La jeune femme avait des écouteurs sur les oreilles, elle a dû les ôter pour entendre ce que son voisin était en train de lui dire.
Il s’est répété.

Le jeune femme, tirée de sa rêverie pour entendre ça, a mis quelques secondes à réaliser ce dont le type lui parlait.

« — Mais pourquoi vous me dites ça ?
Vous dites que je suis grosse ?
Mais c’est méchant ! C’est méchant, c’est vraiment dégueulasse de me déranger pour me dire ça ! J’étais tranquille et vous me dérangez pour me dire que vous me trouvez grosse ! Mais je m’en fiche, moi, de ce que vous pensez ! »

Le type a protesté, disant que c’était un malentendu, que ce n’était pas ce qu’il avait dit. Il avait un petit ton espiègle qui disait le contraire. La jeune femme s’est levée, et a parlé de plus en plus fort.

« — Oui je suis ronde, et alors ? J’ai de belles formes féminines, j’ai pas honte, les gens ne me disent jamais que je suis moche, au contraire, je suis belle, ça vous plait pas tant pis pour vous ! Je suis ronde, j’ai pas l’intention de changer, les gens m’aiment, moi je m’aime comme ça ! »

Le petit gars en gris s’est mis à parler de moins en moins fort, avec l’espoir évident d’être imité par celle qui lui faisait face : « Vous vous donnez en spectacle, c’est pas la peine de faire un scandale, comme ça ! ». Il s’est levé, expliquant qu’il sortait à la prochaine (la jeune femme aussi, moi aussi), s’enfuyant tout en s’adressant à d’autres passagers : « Elle va pas bien, celle-là ! Elle fait tout un scandale ! C’est une folle ! ». En attendant l’arrêt, dont nous étions encore loin, la jeune femme a croisé mon regard, je lui ai adressé un sourire grimaçant qui signifiait ma sympathie et voulait dire : « Ah oui dites, il est pas gêné, ce type ! ».
Se sentant soutenue, elle m’a aussitôt pris à témoin :

« — Ah alors vous avez tout vu, vous, vous avez entendu, je suis pas folle, il m’a bien dit que j’étais grosse hein ? Hein ? C’était insultant, non ? ». Elle semblait vraiment très émue, un peu sous le choc de sa propre audace, elle avait visiblement pris sur elle pour, comme disait l’autre, « faire un scandale ». Elle se trouvait désormais debout, face à moi, dont le siège était surélevé à une quinzaine de centimètres du sol, détail qui a son importance, car quand le tram a freiné d’un coup sec, elle s’est déséquilibrée en tombant vers moi, pressant son entrejambe sur mon genou, le genre de contact embarrassant que l’on évite dans la plupart des situations de la vie courante, qui m’a semblé l’amener au bord des larmes, comme si ce bête accident était une sorte de sommet dans ce qui pouvait lui arriver de gênant : « Oh pardonpardonpardon j’ai pas fait exprès je… ».
Je lui ai adressé un sourire humble et compréhensif : « Ce n’est pas grave du tout, hein, vous inquiétez pas, tout va bien ! ».
Je suis sorti, la jeune femme aussi, qui continuait à me parler : « Vous êtes bien d’accord, c’était complètement déplacé ce qu’il m’a dit, hein ? ». Je lui ai confirmé que oui, ce ne sont pas des choses qu’on dit aux gens, que ça ne se fait pas. Je me suis retenu de lui faire un compliment rassurant sur son physique, me disant que ça aurait été bizarre, peut-être déplacé, que ça aurait pu ressembler à une forme de consolation apitoyée, alors qu’en fait, je la trouvais effectivement jolie. Mais je commençais à avoir envie de la semer, je me sentais un peu poursuivi, j’ai eu l’impression que c’est parce qu’elle voulait me parler qu’elle suivait la même route que moi. Tout en marchant d’un pas d’homme pressé, je lui ai souhaité une bonne soirée.

Mais ça ne s’arrête pas là.
En traversant le jardin de l’hôtel de ville, j’ai senti qu’on courait derrière moi. C’était le gars en gris ! Il tenait lui aussi à me parler : « Dites, vous lui avez parlé ? C’est une folle, non ? Elle va pas bien ! Elle croyait que je l’insultais. Bon j’ai peut-être été maladroit, hein, parce que c’était pas ça du tout, elle est exactement le genre que j’aime alors vous voyez hein je cherchais pas à l’insulter ! Moi j’essayais un compliment. Elle a pas compris, bon. C’est peut-être de ma faute, je dis pas, mais c’est un malentendu. Mais elle a un problème d’image d’elle-même non, vous pensez pas ? Parce que c’est pas normal de réagir comme ça hein ». Je n’ai pas ralenti : qu’est-ce que c’est que ces dingues qui ont décidé que je deviendrais l’arbitre de leur différent ?
Je lui ai confirmé que, s’il avait tenté un compliment, alors il avait été extrêmement maladroit, et que je comprenais que celle à qui il s’était adressé ait mal pris ce qu’il lui disait. J’ai continué d’un pas décidé en lâchant un « Bonne soirée » qui se voulait définitif.

En noir, c’est moi. En rouge, la jeune femme, en gris, le type en gris. Les pointillés, c’est quand je ne suis pas sûr d’où est passé la personne. Ouais j’aurais dû faire des petites flèches pour qu’on comprenne le sens.

Il était à ma gauche. À ma droite, j’ai vu du coin de l’œil que la fille était en train de me rejoindre à son tour, à une trentaine de mètres. Coïncidence totale, peut-être, mais je me suis senti un peu en étau entre ces deux personnes, me demandant, dans un fugace accès de paranoïa, s’ils n’étaient pas de mèche, si ce n’était pas un sketch. J’ai traversé la route qui se trouvait devant moi, sans prudence, avant le passage clouté et malgré la circulation, puis j’ai continué de marcher au plus vite pour aller m’abriter dans mon restaurant préféré. Là, le serveur m’a serré la main : « Tout seul aujourd’hui ? ». Eh bien oui, j’étais tout seul car ma collègue Laure n’est pas là cette semaine.

J’ai eu comme voisines de table deux jeunes internes, entrées dans le restaurant juste après moi, qui s’appelaient mutuellement « meuf » et qui avaient commandé une bouteille entière de Chianti bien qu’une des deux n’aime que le blanc et n’ait accepté du rouge que parce que son amie l’avait convaincue que ce serait une honte de boire du blanc. Elles se sont prises en photo, se trouvant mutuellement très belles et critiquant une de leurs collègues qui, quoi qu’elle porte pour aller aux fêtes, je cite « a toujours l’air d’une pute » et qui d’ailleurs « n’est même pas de Rouen, elle vient du Mans ».
Elles pestaient aussi sur leur cheffe, laquelle avait refusé de croire aux symptômes d’une méningite chez un enfant qui souffrait de violents maux de tête et était monté à 40°6 : « Non mais tu dis comme moi, méningite hein ? Elle a rien voulu savoir, elle a dit « il monte » ». Le lendemain matin au café j’ai feuilleté Le Havre-Normandie à la recherche d’une annonce de type « Si vous avez mangé au restaurant Al Dente hier soir à côté de deux jeunes femmes issues du monde médical et que vous ressentez les premiers symptômes du décès, veuillez consulter votre médecin sans tarder, vous pourriez bien être atteint de méningite aiguë ». Mais rien, juste les habituels faits-divers.

En sortant du restaurant, j’ai pris la précaution de tourner la tête à droite et à gauche, histoire de vérifier qu’on ne m’attendait pas. On ne m’attendait pas.

Le jour où j’ai mangé pour vraiment très très cher

J’ai toujours rêvé de manger de la cuisine de grand chef, mais je n’ai jamais osé pousser la porte d’un restaurant étoilé car je sais que je supporterais mal que le plaisir du plat ne soit pas proportionné au prix. Certaines personnes aiment le luxe pour lui-même, mais moi pas du tout, je suis plutôt pingre. Manger pour soixante euros, un jour de cette vie, pourquoi pas, mais il faudra alors que ce que je goûte soit trois fois meilleur que ce que je mange habituellement pour vingt euros. Le jour où je mangerai pour cher, il faudra que ça soit inoubliable.
Enfin c’est ainsi que je voyais les choses jusque récemment.

Quand je suis seul le soir au Havre, je dîne souvent dans la taverne Paillette, une institution de la ville, puisque cette brasserie a été ouverte en 1596. On dit qu’Henri IV y a bu une choppe, mais je ne pense pas que ça soit prouvé. Enfin ce qui est certain c’est que l’ouverture du lieu est contemporaine de son règne.
Quand j’y vais, je mange toujours la même chose : une choucroute paysanne (que j’apprécie car elle contient du boudin noir) à environ douze euros, une bière Paillette (assez légère pour que j’en prenne une pinte, ce qui nous amène dans les huit euros), et un café. Tout ça est vraiment très bon, de la cuisine de brasserie sans sophistication et sans mauvaises surprises. Et le ticket de caisse est honnête.

Choucroute paysanne partiellement mangée, le lundi 20 juin 2016, accompagnée d’une bière Paillette (Reconstitution)

Enfin c’est ce que je me disais jusqu’à cette semaine. En cherchant à dater un ancien achat pour savoir s’il était toujours sous garantie, j’ai mis le nez dans mon relevé de compte de juin 2016. Et là, horreur, je tombe sur un débit par carte bleue intitulé « TAVERNE PAILLE », d’un montant de 224,40 euros. Deux-cent vingt-quatre euros !?! La personne a encaissé mon repas a visiblement tapé une fois de trop sur le 2 ou sur le 4. Sans doute sur le 4. C’est vite fait, j’imagine. Je me suis toujours demandé pourquoi cette bonne blague n’arrivait pas plus souvent.
J’ai donc payé deux-cent vingt-quatre euros au lieu de vingt-deux.

Je suis allé fouiller mon emploi du temps de l’an dernier. Le jour en question, j’étais revenu au Havre, après une semaine de diplômes, pour faire passer le lendemain un « bilan de rattrapage » à deux étudiantes qui n’auraient pas pu valider leur année sans ça. Au lieu d’arriver par le train le matin même, j’avais eu la grande idée d’être présent dès la veille. Seul en ville, sans la compagnie de collègues, j’ai dû aller comme d’habitude au restaurant, y manger ma choucroute paysanne, y boire une bière et terminer avec un café. Comment est-ce que j’ai pu ne me rendre compte qu’un an après de ce que ça m’avait coûté ? Mystère. Je devais me sentir très riche ce mois-là, car habituellement, une dépense pareille ne passe pas inaperçue.

Je vois que le lendemain, dans la brasserie de l’université, je n’ai dépensé que 8 euros 55, au lieu d’une dizaine d’euros en moyenne. C’est une économie de près d’1,5 euros. J’admets que ça ne compense pas tout à fait.

Enfin voilà, je peux dire ce que ça fait de manger pour deux-cent euros : sur le coup ça ne fait pas grand chose, c’est un peu comme d’habitude, mais un an et deux mois plus tard, ça donne des aigreurs à l’estomac.

Inexistant toute sa vie

J’aime manger seul au restaurant, et écouter d’une oreille les conversations de mes voisins. Hier, j’étais dans une brasserie du Havre, en attendant l’heure de ma séance de cinéma.

Le_havre_perretUne femme, la petite soixantaine, pas spécialement jolie mais grassouillette et avenante, dînait avec un couple du même âge, sans doute, mais d’apparence plus fatiguée. Elle parlait de son Jean-Claude, dont elle était à présent veuve, en disant de lui « c’est triste à dire mais il a été inexistant toute sa vie ». Elle reprochait à feu son époux de tout avoir donné à ses employeurs, sans avoir pris de temps pour lui-même et pour sa famille. Elle aurait aimé que sa fille porte son nom de jeune fille à elle : « c’est moi qui l’ai faite », mais à l’époque, rappelle-t-elle, « ça ne se faisait pas ». Elle est heureuse que sa petite fille ait un double patronyme. Je n’ai pas tout compris mais à un moment elle a utilisé le verbe « tilter » pour dire « comprendre ».
« Je veux vivre, m’éclater ! ». Il est clair dans le contexte qu’elle parle de sexe, peut-être même d’un sentiment de retard à rattraper dans le domaine. Son époux n’est sans doute pas mort depuis très longtemps, mais suffisamment pour qu’elle ait désormais envie de passer à une autre phase de sa vie et même, à une meilleure phase. Ses amis ne rebondissent pas directement sur ce qui était peut-être une proposition de partouzage, mais embrayent sur cette considération : ils n’auraient pas envie de vivre centenaires : « c’est beaucoup trop ». Elle, au contraire, s’y verrait bien, et même, c’est ce qu’elle se souhaite, à condition de rester « en bonne santé ».
Ils ont parlé de religion, aussi, enfin d’intrigues de paroissiens.

Tôt le samedi matin dans le tramway au Havre

Le Havre, dans le tramway, entre les stations « Mare Rouge » et « Rond-Point ».
Deux types, dans leur trentaine avancée, échangent des souvenirs sur les dessins animés de leur enfance. L’un a connu à la fois les Mystérieuses cités d’or et Bob l’éponge, il peut chanter les génériques mais s’excuse de connaître les dessins animés les plus récents parce qu’il les a regardés avec ses nièces.
L’autre est moins calé.
C’est samedi, à peine huit heures. Les deux hommes semblent rentrer d’une fête car ils débattent pour savoir s’il vaut mieux aller se coucher ou non. Le jour se lève tranquillement et on voit bien la Lune.

samedi_matin_mare_rouge

Un peu plus tard, je surprends une autre bribe de leur conversation. C’est l’amateur de dessins animés qui parle :

— …Non mais ça ferait deux voitures, c’est pas possible, moi je peux pas.
— …
— Franchement, attends, tu as vu la vidéo sur le travail des femmes ? Elle dure que sept minutes.
— Non je connais pas
— Ça explique que les femmes qui travaillent, en fait, ça arrange le capitalisme. Parce que ça fait double travail, donc double salaire, donc double consommation. Ça dure que sept minutes.
— Ah ouais
— Moi ça m’a fait réfléchir. Tu devrais regarder, ça dure que sept minutes.

Pas pro

Avant-hier j’ai dîné à la « Brasserie parisienne », au Havre. Quelqu’un de la tablée a demandé une carafe d’eau, et paf, la serveuse a amené une carafe d’eau.
J’ai trouvé ça pas très pro. Normalement, à Paris, ta carafe d’eau tu meurs sans l’avoir vu. Donc ils devraient changer le nom de cette brasserie.