La rencontre (1908)

Un extrait croisé des mémoires de mes arrière grand-parents paternels, Jean « Daddy » Lafargue (1884-1974) et Florence « Mummy » Chamier (1884-1972).

Le récit de Daddy

C’est alors qu’une jeune fille, que j’admirais de loin depuis un certain temps déjà, telle une bonne fée, se pencha sur moi… Nous habitions le même immeuble et j’avais parfois eu l’occasion de la voir au cour des visites qu’elle rendait à ma mère, par charité je crois, pour distraire la malade. A cette époque, les jeunes filles de mon milieu étaient terriblement guindées. Elles ne sortaient généralement qu’escortées de leurs parents ou, pour les plus riches, d’une domestique, voire d’une gouvernante anglaise ou allemande. Elles croyaient être cultivées, n’étaient que des poseuses. Pour la plupart, la scolarité s’achevait avec le brevet élémentaire. Rarement elles allaient jusqu’au brevet supérieur, équivalent au baccalauréat moderne. Leur conversation était, pour l’essentiel, un petit bavardage sur des questions de mode. Elles étaient très conventionnelles et souvent hypocrites. Par exemple, elle feignaient de ne pas comprendre les allusions faites au cours des conversations d’adultes sur ces sujets censés être interdites aux jeunes filles bien élevées alors que bien souvent elles lisaient sous leur traversins de terribles Zola ou des contes d’Anatole France, tenaient entre elles des propos fort osés et n’avaient même, pour certaines, aucun scrupule à se faire consciencieusement tripoter par leurs jeunes amis, loin des regards maternels.
La jeune fille dont je voudrais parler était toute autre. Vive, gracieuse, naturelle, spontanée, souriante, svelte, souple, pétillante d’intelligence, habillée avec beaucoup de goût et souvent même avec originalité, elle m’apparaissait comme un être merveilleux, un esprit de l’air, un souffle purifiant. J’ignorais sa nationalité exacte, mais elle tenait ses propos, toujours très spirituels, avec un accent anglais très doux et très agréable. Je l’admirais dans l’ombre et le silence, et je ne crois pas qu’avant la mort de ma mère, j’aie pu envisager un seul instant qu’un jour je pourrais essayer d’attirer son attention sur moi : elle m’était tellement supérieure ! Or un jour vint où, pour assister au mariage de ma sœur Hélène qui devait avoir lieu à Angoulême, cette jeune fille accepta de m’y accompagner. Elle séjourna quelques temps dans ma famille, comprit les sentiments que j’avais pour elle, et lorsqu’elle revint à Paris, elle m’était fiancée… Elle s’appelait Florence. Souvent depuis lors, j’ai cherché à m’expliquer comment un tel miracle avait pu avoir lieu, comment elle, dotée de tous les dons de la nature, elle qui était fêtée dans des milieux d’artistes, d’intellectuels raffinés, elle qui était venue seule des antipodes de la France, qui avait voyagé en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Italie avant de séjourner plusieurs années à Paris où elle fréquentait des esprits d’élite, avait pu s’intéresser au pauvre garçon que j’étais, à ce petit ingénieur sans situation, à peine sorti de l’école et qui ne connaissait rien du monde, rien même de la vie à Paris. Pourtant, et aussi incroyable que cela puisse paraître, il en fût bien ainsi : c’est en février 1909, à l’Église Saint François de Sales (ou plus exactement à la chapelle Sainte Chantal, hors de l’autel, car Florence était protestante) que fut célébrée notre union pour le meilleur et pour le pire. Un avenir de bonheur s’ouvrait devant moi après ces moroses et pénibles années de ma jeunesse, et aujourd’hui, après cinquante sept années de mariage, notre union se maintient dans une intimité qui n’a jamais été altérée, bien que chacun de nous ai conservé sa personnalité, je dirais même sa liberté. Aucune décision, de quelque importance que ce soit, n’a été prise, au cours de notre vie commune, sans un accord parfait.

Une ère nouvelle commença pour moi qui m’étais toujours senti isolé, incompris, car j’avais à présent à mes côtés une merveilleuse compagne, compréhensive, affectueuse, capable de me donner cette confiance en moi qui m’avait jusque là fait défaut et cela non simplement par des mots mais par l’atmosphère que créaient, tout naturellement, son charme et son bon sens. Nous trouvâmes un petit nid d’amour rue du Hameau, à Auteuil, face à des hôtels particuliers et aux arbres du parc Montmorency.

L’église Saint-François de Sales à Paris

Le récit de Mummy

Un jour vint où mon amie m’annonça que je fus invitée à Cognac pour tenir compagnie à une jeune fille que je connaissais bien, dont la mère venait de mourir, et qui devait se marier prochainement. J’acceptai l’invitation, mais au moment de partir mon amie m’informa qu’il fut question d’un autre projet. Il s’agissait du frère de la dite jeune fille qui soumis à des interrogations en vue du mariage persistait à dire non. Mon nom fut enfin prononcé et sa réponse fut « Elle ne voudra jamais ». Dans ces conditions ma réplique fut « Je ne pars pas ». Émotion dans mon entourage puis des supplications suivies d’un tollé d’éloges sur la perfection du jeune homme en question qui n’ont fait que m’agacer d’avantage. Enfin on me fit sentir que l’heure pressait et qu’un recul de ma part serait mal élevé étant donné toutes les dispositions prises pour ce voyage. Me voilà donc partie pour la gare d’Austerlitz si j’ai bonne mémoire.
Je tombe évidemment sur le jeune homme en question, lui aussi part pour Cognac.
Nous faisons donc route ensemble et nous partageons un petit repas froid. Arrivés à Angoulême une auto devait nous conduire à Cognac. A l’arrivée pas d’auto à l’horizon. Après un moment de réflexion, mon compagnon décide que la seule solution possible était de me conduire chez ses grands parents qui habitaient cette ville en attendant la venue de sa sœur. Étonnement évident de voir arriver leur petit-fils accompagné d’une jeune fille et encore d’une étrangère. Inutile de vous dire que ma confusion fut à son comble. La nuit venue pas encore d’auto. Il ne resta qu’une solution : passer la nuit sous ce toit, malgré tout très hospitalier. Enfin le lendemain matin l’auto tant attendue stoppa devant la porte et nous prîmes enfin la route de Cognac où j’ai trouvé ma jeune amie installée chez sa sœur Marie. L’atmosphère fut cordiale et nous attendîmes le grand jour du mariage célébré dans l’intimité à cause du récent deuil de sa mère. Une fois que les mariés s’éclipsèrent, je pensai naturellement à mon retour mais mes hôtes me retinrent. Leur frère ressentait vivement la dispersion de son foyer et redoutait le vide apparu si brutalement dans sa vie. Je me trouvai dans une situation assez fausse n’étant aucunement possédée de l’idée du mariage à l’époque. Enfin je me trouvai en contact tous les jours avec le frère de mes amies et dans un beau jardin nous échangions nos idées et la lecture à haute voix de sa part, alimentait la conversation parfois très animée. Je fus frappée du tour sérieux de son esprit et surtout de l’absence totale de confiance en lui-même et en son avenir. Une telle conception de la vie à 24 ans me parut impensable. Pour moi, la vision des choses fut toute autre. Depuis toujours la joie de vivre jaillissait du plus profond de mon être. Je croyais en l’humanité, au bonheur et en toutes les manifestations de la nature si riches et variées. Ces points de vue si extrêmes furent le début d’un attachement naissant. Puis l’amour, telle une herbe folle s’empara de nos deux êtres les liant corps et âme tout en les fondant en un seul, pour une très longue vie. Au bout de deux mois notre union fut sacrée par le mariage.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

Création d’une université populaire et électrification des campagnes (1928)

Un extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue (1884-1974). Entre les deux guerres, il était directeur adjoint de la Société d’Électricité et de Gaz du Nord.

Création de syndicats intercommunaux d’électrification rurale

Directeur en fait, nommé par l’administrateur délégué français, mais non reconnu comme tel par les Belges1 jusqu’en 1933, époque à laquelle Sarrat fut mis définitivement à la retraite, je n’ai jamais perdu de vue la question sociale.

Pour moi, un concessionnaire de distribution d’énergie électrique, devait penser non seulement à améliorer les conditions de la production et de la distribution d’énergie et augmenter sa clientèle industrielle, seule intéressante du point de vue de rentabilité dans une région de petites villes et de villages, mais faire profiter toute la population ouvrière et paysanne des améliorations de vie que pouvait apporter l’électricité. C’est ainsi que tout en élargissant au maximum la clientèle industrielle, en lui donnant des conseils pour utiliser au mieux et de plus en plus les fournitures d’énergie électrique, j’ai créé le premier en France (Alsace exclue car les Allemands avaient déjà électrifié les campagnes avant 1914) un syndicat d’électrification rurale comprenant 16 communes.
L’ingénieur de génie rural qui aurait dû être le conseiller des maires ignorait totalement la loi et était parfaitement incapable de remplir son rôle. Lorsque le syndicat fonctionna à la satisfaction générale des consommateurs, l’ingénieur du génie rural fut nommé ingénieur en chef pour le département et décoré de la Légion d’Honneur, ainsi que le brave conseiller général qui s’était mis à la tête du syndicat à ma demande. Par la suite je créai un autre syndicat de 36 communes de sorte que toute la région fut électrifiée. Les Belges virent l’affaire d’un mauvais œil, car les fournitures d’énergie aux paysans n’augmentèrent guère le chiffre d’affaires de la société.

Création d’une université populaire

Vers 1928, constatant l’état misérable dans lequel vivaient les ouvriers et les employés de la région, l’absence totale de toute distraction, la médiocrité des deux ou trois tournées théâtrales qui passaient une soirée dans la région sans grand succès, je pris l’initiative de créer une université populaire, qui donnerait des représentations théâtrales intéressantes, des séances musicales et artistiques, des conférences. Je tenais à ce que tout soit du premier ordre. Par hasard, je fis alors la connaissance d’un maître d’école de Saint Denis, qui connaissait des grands acteurs de la Comédie Française. Il m’apporta son aide en se chargeant d’être mon intermédiaire entre les acteurs et moi.

La ville de Jeumont compte parmi ses voies une « rue du cinéma » (ici avec Google Street view), où ne se trouve pas l’actuel cinéma de la ville, dont le bâtiment date d’après la seconde guerre mondiale. J’imagine que c’est là que se situait la salle dont il est question ci-dessous.

Je louai à Jeumont une salle de cinéma qui contenait 700 personnes; aidé par un de mes ingénieurs très intéressé par cette idée, je fis installer des loges pour les acteurs. Cet ingénieur s’occupa de toute la partie matérielle. Mais il fallait trouver l’argent pour que l’affaire fut viable. Je créai une association avec toutes sortes de membres: chaque participant devait verser annuellement une somme (très petite pour les ouvriers et employés, et illimitée pour les directeurs et leur société). Les prix des places étaient extrêmement bas et variaient suivant la catégorie dans laquelle se trouvaient les spectateurs. Des non-membres pouvaient assister aux représentations en payant leurs places à un prix évidemment plus élevé que les membres.
Par ailleurs je fis la quête auprès des principaux chefs de l’industrie de la région, que je connaissais tous afin qu’ils fassent chaque année un don à l’association dont le montant n’était pas fixé. Tous les industriels auxquels je demandai leur concours, le donnèrent et créèrent aussi un fonds de roulement d’environ 100 000 francs de cette époque renouvelable chaque année. Quelques places pour leur personnel étaient réservées à ceux-ci lors de chaque représentation. Les meilleurs acteurs de la Comédie Française donnèrent ainsi sur notre petite scène la plupart des grands classiques et quelques pièces modernes. Des séances musicales, des séances de danse, très remarquables furent données par des grands artistes. Des conférenciers tels que Duhamel, et nombre d’autres personnalités de ce temps vinrent parler devant notre public, avec accompagnement de films, de musique etc…

Denis d’Inès en Robespierre (1931)

Le succès auprès du peuple fut très grand; les ouvriers, les employés que l’on croyait abrutis, s’enthousiasmaient intelligemment et je fus étonné combien des hommes qui paraissaient très frustes et n’avaient jamais assisté à des telles séances d’art, témoignaient d’un jugement extraordinaire. Un grand acteur de la Comédie Française, Denis d’Inès, qui était devenu un ami, me dit un jour : « nous aimons venir sur votre petite scène devant un public de gens qui nous ignorent, qui ne connaissent pas les pièces classiques ni les modernes, ces gens sont toujours très froids au commencement, puis ils se dégèlent; ils applaudissent uniquement quand ils ont compris (alors qu’à la Comédie Française les applaudissements sont automatiques dès le début, après certains mots, certains effets), c’est infiniment plus intéressant pour nous ».
Nous avons fait venir un grand violoniste que nous connaissions par ailleurs, il vint plus d’une fois et eût toujours un grand succès. Une fois il me donna à choisir un programme sur une liste de compositeurs et je choisis Haendel et Debussy. Après la séance, où il avait été très applaudi et avait eu un tel succès que le public – uniquement ouvrier – ne voulait pas quitter la salle pour entendre encore d’autres morceaux de musique, l’artiste me dit: « quand vous m’avez demandé ce programme j’ai été très inquiet car c’est celui que je donne dans les milieux les plus raffinés, or je savais que votre public était composé d’ouvriers absolument ignorants! » Une autre fois il vint avec une jeune danseuse lituanienne qui dansait sur la musique de Darius Milhaud et autres compositeurs très modernes. Le public bourgeois, ingénieurs compris, bouda cette séance, la salle fut remplie d’ouvriers uniquement. La jeune danseuse fut absolument merveilleuse, elle était profondément artiste et ses attitudes très personnelles accompagnaient et faisaient vivre la musique jouée par le grand violoniste et une admirable pianiste, longtemps très connue à cette époque.

La danseuse lituanienne pourrait-elle être Sonia Gaskell (1904-1974) ? Cette danseuse a collaboré avec les ballets russes et Darius Milhaud, La photo de gauche date des années 1930, la photo de droite date d’après-guerre, alors que Sonia Gaskell était directrice artistique du ballet d’Amsterdam, et enseignante – elle a eu entre autres élèves Audrey Hepburn.

Le directeur du « Jeumont » qui était un « quat’zarts » et que j’avais connu à Supélec, m’avait prédit un échec total au début de mon entreprise, il ne venait jamais aux représentations et me dit un jour : « ce n’est pas le genre de théâtre que vous donnez qui peut intéresser la masse, il faut donner du gros comique, des opérettes banales ». Quand j’ai quitté Jeumont il a pris ma place comme animateur de l’association. Il donna le genre de pièces qu’il aimait. J’appris que les ouvriers s’abstinrent totalement, et au bout de quelques mois les représentations cessèrent.
Outre le plaisir que nous éprouvions en constatant le succès de nos représentations, nous avions celui de recevoir chez nous avant et après celles-ci, les meilleurs acteurs, les meilleurs comédiens. Ce ne fut pas sans éveiller bien des jalousies mais les acteurs avaient pris l’habitude de dire : « c’est chez Monsieur Lafargue que nous voulons aller et dans aucune autre maison ».

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Quand nous allions à la Comédie Française ou chez les Pitoeff ou au Théâtre du Parc à Bruxelles, nous allions voir nos amis acteurs dans leurs loges. Ils nous faisaient toujours un accueil des plus chaleureux.
Pour nous, ce furent pendant dix ans, de grandes satisfactions, des occasions de nous faire des amis des plus cultivés, des plus intéressants alors que dans la vallée de la Sambre, nous n’avons pu, sauf deux ou trois exceptions, trouver des relations valables.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

  1. « les Belges » désigne ici le groupe Empain. []

Retour à l’usine (1915)

Un extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue (1884-1974). Blessé, il est démobilisé très tôt et reprend son métier d’ingénieur.

Avant la guerre, l’armée française achetait aux Allemands les magnétos d’allumage, indispensables au fonctionnement des moteurs à essence de cette époque. Au bout de trois mois de guerre, elle se rendit compte qu’il était anormal de faire venir ses magnétos d’Allemagne et de se faire livrer par l’ennemi – par l’intermédiaire des USA -, des machines indispensables aux avions et aux autos, c’est à dire à la continuation de la guerre. Une société devait donc être créée sous la présidence de Louis Renault, avec Panhard, Berliot, Peugeot etc… comme administrateurs pour fabriquer des magnétos en utilisant les brevets allemands de la maison Bosch. Cette société décida, avec l’accord de l’armée, de construire dans ce but une usine à Issy les Moulineaux. C’est à cette usine que je fus affecté en ce début de 1915.

(image piquée ici : http://www.historim.fr/2011/10/dirigeables-sur-la-plaine-dissy.html)

Je trouvai là un administrateur délégué, Dutrieux, très sympathique malgré une certaine rudesse, protestant rigide, intelligent, travailleur, prenant son rôle de chef très au sérieux, mais foncièrement bon et désireux d’être toujours juste; je fus nommé adjoint au directeur des travaux, Charpentier, un polytechnicien très fin, très spirituel, très français, alors que Dutrieux était luxembourgeois. Charpentier avait été mobilisé à la SEV1, ou bien détaché de la Thomson dont il était un des ingénieurs en chef chargé des constructions de centrales électriques. Mon entente avec Charpentier fut immédiate et complète, mon aîné d’une dizaine d’années, il me traitait en camarade. Hélas un jour, alors que j’étais là depuis deux mois à peine, il reçut l’ordre impératif du grand état-major de reprendre son uniforme de commandant de réserve et d’organiser le service des canons sur rail; Dutrieux à l’annonce de cet ordre fut furieux, il partit au ministère pour faire annuler cet ordre en faisant valoir l’importance des usines SEV pour la défense nationale; malgré son autorité qui était grande, il ne put obtenir aucun changement. Il revint désespéré, mais Charpentier lui dit: ne vous désolez pas, Lafargue vous reste et tout ira très bien. Le lendemain Charpentier partit pour le front, je ne devais plus le revoir; il succomba lentement aux graves blessures d’un obus. Ce fut pour moi une grande tristesse.

Les ateliers de la Société pour équipement électrique des véhicules à Issy-les-Moulineaux, image volée à l’excellent fonds d’archives La Contemporaine (photo que j’ai pris la liberté de recadrer et dont j’ai modifié la teinte)

Seul désormais je dirigeais les travaux. Dès que le premier bâtiment des travaux fut achevé, je procédai à l’installation des machines-outils qui arrivaient des USA. Je vis à cette occasion pour la première fois Louis Renault qui était président du conseil d’administration. Renault était très laid, très désagréable, hargneux; en visitant le bâtiment il fit quelques observations brutalement, j’y répondis calmement par une fin de non recevoir que je justifiai. Par la suite je le vis à trois reprises, toujours aussi hargneux. Il me détestait car il était très orgueilleux, et en plusieurs occasions j’avais choqué son orgueil : une fois, ayant à faire construire un bâtiment identique à celui qu’il faisait construire dans ses usines, j’obtins un prix inférieur de 10% a celui qu’il avait accepté, or l’entrepreneur était le même, celui-ci, interrogé par moi, me dit que dans ses devis pour Renault il tenait compte du temps perdu par suite des tracasseries, des fantaisies, des mauvaises humeurs de Renault ! Une autre fois un bâtiment, toujours du même type, s’écroula, ensevelissant une trentaine d’hommes: les planchers, sur ordre de Renault, avaient été surchargés exagérément. Renault fut blessé dans son orgueil; une étude faite à la SEV pour savoir si un tel accident n’était pas à craindre montra que je veillais à ce que toute surcharge était quasi impossible.

Les ateliers de la Société pour équipement électrique des véhicules à Issy-les-Moulineaux, image volée à l’excellent fonds d’archives La Contemporaine (photo que j’ai pris la liberté de recadrer et dont j’ai modifié la teinte)

Je fis bâtir deux autres bâtiments en ciment armé à quatre étages, puis des halles métalliques, une menuiserie, une usine pour faire des bougies de moteur, une autre pour faire du caoutchouc comprimé. Tout en dirigeant les travaux après avoir fait les projets, cahiers de charges etc., j’eus à organiser et à diriger un suivi d’approvisionnements. Les suivis prenaient de plus en plus de temps, je fus bientôt surchargé. Dutrieux trouva un ingénieur de Centrale pour s’occuper des travaux, et de l’entretien, tandis que je m’occupais des approvisionnements, suivis devenus très importants par suite du nombre d’ouvriers toujours en augmentation (il atteignit 1500) et du fait que les usines travaillaient jour et nuit. Au bout de quelques semaines, l’ingénieur fut renvoyé brusquement, il venait de construire un garage dans lequel les voitures ne pouvaient pas entrer ! Dutrieux me demanda de reprendre provisoirement la direction des travaux. Je constatai alors que nombre d’erreurs graves avaient été commis par mon remplaçant. A nouveau j’étais surchargé et Dutrieux craignait que ma santé ne puisse tenir à ce régime. Il chercha un autre ingénieur et vint un jour triomphant en disant: j’ai trouvé l’homme qu’il fallait, il revient des USA où il a organisé des usines, il s’occupera des approvisionnements. L’individu arriva, 35 ans, l’air très fat, très prétentieux. Il plaisanta mon organisation, demanda 30 employés (j’en avais 10), des grands bureaux, etc… Je fis les installations nécessaires et laissai là les approvisionnements. Cependant quelques semaines plus tard, des bruits commencèrent à circuler au sujet de ceux-ci. Le chef d’atelier vint à moi et me dit : Monsieur Lafargue, il faut que vous repreniez le suivi de l’approvisionnement, les magasins se vident, rien ne rentre, 90% de ce qu’a commandé votre successeur est refusé à l’arrivée. Je lui répondis que je ne pouvais rien y faire. Mais quelques jours après, Dutrieux, épouvanté, me demanda de reprendre d’urgence la direction des approvisionnements, il venait de renvoyer le fameux organisateur, les magasins ne disposaient plus que de matériel pour une semaine de travail ! C’était d’autant plus grave que mon successeur avait laissé tomber mes fournisseurs, il me fallait les reprendre en mains. Tout s’arrangea heureusement, un peu plus tard un brave garçon sans prétentions fut engagé, celui-ci fit directement tout ce que je lui dis, et le suivi fonctionna sans causer d’autres craintes.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

  1. Société pour équipement électrique des véhicules. []

Noël à Londres, bonne société et bas-fonds (1904 ?)

Nouvel extrait des souvenirs de mon arrière-grand-mère, Florence Adeline Chamier-Deschamps (1884-1972).

1900: Fashionable crowds at the Ascot Races. (Photo by Hulton Archive/Getty Images)
La bonne société britannique à Ascot en 1900 (Hulton Archive)

Ma famille jugea convenable que je fis une visite à l’oncle de mes demi-frères, issus du premier mariage de ma mère et je dus me soumettre à ces exigences. Il s’agissait d’un amiral en retraite dont la femme, décédée, exerça jadis les fonctions de dame d’honneur de la Reine. Inutile de vous dire que je me sentis mal à l’aise devant cette perspective. Ma Tante fit de son mieux pour me préparer à cette visite me recommandant une attitude d’extrême réserve. Habillée d’un tailleur impeccable (don de mon oncle), je me rendis donc à son hôtel privé dans un quartier aristocratique de Londres. Introduite dans ce sanctuaire par un valet en culottes courtes je fus introduite auprès de l’amiral entouré de nombreux neveux aspirant à l’héritage. L’accueil fut glacial et je fus interrogée sur un ton d’évidente supériorité et oubliant toutes les recommandations de ma chère Tante, mon naturel prit le dessus et je leur fis part de mes conceptions évidemment neuves et incomprises dans un vieux monde.

L’amiral Francis Arden Close (1829 – 1918), frère du premier époux de la mère de Florence.

Après un court laps de temps je pris congé d’eux et fus escortée de la même manière qu’à l’entrée. Alors je poussai un soupir de soulagement en sortant de ce monde huppé qui me déplut royalement. En rentrant à la maison ma Tante me pressa de questions. Je répondis simplement: « Je leur dis ma façon de voir en toutes choses et cela fut tout ». A quelque temps de là ma Tante me tendit une lettre venant de l’amiral. Elle avait les larmes aux yeux étreinte par l’émotion. « Oh Florence c’est un conte de fées. Il consent à vous prendre chez lui en reconnaissance de ce que ton père a fait pour les siens. Il ne sous-estime pas sa tâche étant donné le manque d’éducation première reçue mais il est confiant dans le résultat final moyennant un redressage complet ». Voilà les paroles peu compatibles avec mon tempérament ultra indépendant. Mon refus fut net mais poli malgré la déception infligée à ma Tante si imbue de notions de classe.

Les fêtes de Noël approchèrent à grands pas, et tout le monde déploya une activité fiévreuse. C’est le moment où les cœurs anglais s’ouvrent tout grands à la générosité et la charité. Il faut que chacun ait sa part de joie. Donner est le mot d’ordre suivi par tous.

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Les bas-fonds de Londres au début du XXe siècle

A côté de toutes les richesses apparentes de la grande ville existent les taudis, les bas-fonds où s’accumule tant de misère humaine. L’Angleterre laissa entrer jadis les exilés de l’Europe Centrale et tous les déshérités de la terre à la recherche de la liberté et d’un asile. Cela fut un flot incessant d’êtres humains dénudés [sic] de tout, s’entassant les uns sur les autres cherchant à gagner leur pain quotidien. A cette époque de l’année l’occasion se présenta à moi pour pénétrer dans ces quartiers pour faire une distribution de vêtements chauds, de victuailles, de jouets et d’autres objets utiles et réchauffer ne fusse-ce que pour un jour ces malheureux. En voiture accompagnée d’un policeman j’ai foncé dans ce quartier avec mon chargement. Descendue de voiture je fus assaillie par un foule affamée et malgré la protection du policeman, mes vêtements furent déchirés et mis en morceaux. C’est vous dire la violence de l’assaut et le désir poussé jusqu’à la sauvagerie pour obtenir l’objet convoité. Longtemps après je fus hantée par cette vision impensable de cette misère grouillante humaine.

carte postale d'époque
carte postale d’époque

Londres à la Noël présenta un aspect tout nouveau pour moi sous son manteau de neige1. Chaque foyer, comme il se doit dans un pays de traditions, fête ce jour de réjouissance. Le houx et le gui ornent les maisons, et les menus varient suivant les possibilités de chacun mais le pudding arrosé d’alcool flamboie sous tous les toits. L’Arbre de Noël bien étincelant et surtout bien garni est aussi de règle et tout le monde reçoit des cadeaux soigneusement préparés.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

  1. Florence a grandi en Australie, elle a donc dû découvrir la neige cette année-là. []

Le passage du Cap de Bonne-Espérance (1903)

Un extrait des souvenirs de mon arrière-grand-mère, Florence Adeline Chamier-Deschamps (1884-1972). Elle était britannique, d’où quelques bizarreries stylistiques, notamment dans la conjugaison.

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Vers ma quatorzième année mon père se décida à me mettre pensionnaire. Cet événement me valut un grand épanouissement. Le lieu fut charmant, entouré de beaux bois où poussèrent à l’état sauvage les plus belles fleurs de la création. Les sorties consistèrent à parcourir ces bois et à cueillir les fleurs d’une variété infinie pour faire des bouquets que chacune de nous arrangea à sa façon. Le mien fut destiné à une de mes maîtresses qui exerça sur moi un attrait tout particulier. Un regard d’elle, un mot d’encouragement dans mes études me mit au comble du bonheur. J’ai vu à Paris un film allemand très discuté à l’époque: « Les jeunes filles en uniforme »1 que j’ai parfaitement compris qui me remettait en mémoire mes propres sentiments d’exaltation jadis, peut-être à un degré moindre. On pourrait qualifier cet état d’âme « Un prélude à l’amour pur ».

Mes réminiscences de cette époque furent enivrantes. J’aimai l’étude et je tins le plus souvent la tête de ma classe et je sentis en moi la joie de vivre.
Pendant ce temps, mon père fit une tournée en Europe pour revoir ses frères. À son retour il m’annonça son projet de se marier. Peu de temps après, arriva l’élue. Tout de suite s’installa l’incompréhension entre nous. Un petit incident intervint tout aussitôt. J’ai vu apparaître ma belle-mère parée d’objets ayant appartenu à ma mère. Cela fut la goutte que fit déborder le vase. Ne pouvant plus supporter sa vue je pris à part mon père en lui disant: « Comment peux-tu tolérer que ta femme puisse s’emparer des affaires de ma mère ? » — « Bah, répondit mon père. Tu n’es qu’une petite fille gâtée toute pétrie de sensibleries ». Un blessure profonde s’installa en moi qui ne devait plus s’effacer. La Pension devint de plus en plus mon refuge. Mais il y eut des vacances et mes camarades se chargèrent d’elles. Partout l’accueil fut chaleureux. Mes études finies je dus rentrer à la maison. Pour me distraire mon père me proposa un croisière en Nouvelle Zélande et en Tasmanie avec lui. Cela fut un ravissement tout en ouvrant mes yeux sur d’autre peuples et d’autres rives.

Le second Mariage d’Anthony Frederick Chamier. Florence signe l’acte comme témoin…

A partir de ce moment germa dans mon esprit le désir d’affranchir [sic] d’autres océans. Il fallut commencer par travailler. De quel côté me diriger? Une idée me vint. Entrer dans un hôpital d’enfants pour y soigner les petits me parut conforme à mes dispositions naturelles mais comment y parvenir? J’entendis dire que ma mère fut connue dans les hautes sphères. Ce serait là où je trouverais un soutien. Munie d’une carte de ma mère j’ai pu franchir la porte du Premier Ministre. Accueil cordial et compréhensif mais ce dernier essaya d’abord de me détourner de mon projet. La carrière était dure pour accomplir les besognes et elle demandait une certaine résistance physique. L’âge exigé était de 21 ans, et j’en avais à peine 19. Je penserai à votre problème, me dit le Premier en le quittant. J’ai bien connu et admiré votre mère. Elle fut une femme exceptionnelle!

L’Australie a eu deux premiers ministres successifs (la passation de pouvoir date du 24 septembre) en 1903, Edmund Barton (1849–1920), à gauche, et Alfred Deakin (1856–1919), à sa droite sur le même cliché. Mais le plus probable est qu’il s’agisse de John See (à droite), qui était, lui, premier ministre de la Nouvelle Galles du Sud, établi à Sydney et non à Camberra, à 250 kilomètres de là.

Me voilà donc réconfortée et remplie d’espoir. A juste titre, car peu de temps après je reçus une affectation dans un hôpital d’enfants dans les six mois à venir. Triomphalement je brandis la lettre à mon père qui en fut consterné et en ajoutant: « Tu as fait ton bonheur, je ferai le mien. Maintenant, lui dis-je, j’ai six mois devant moi ne crois-tu pas qu’un voyage en Europe me formerait l’esprit tout en fortifiant ma santé ». Sur cette suggestion je l’emmenai à une Agence de Navigation. Le hasard voulut qu’une seule place restât vacante sur le premier bateau en partance. Sur le champ elle me fut réservée.

Le jour où je mis le pied sur ce beau bateau fut le plus heureux jour de ma vie. Je fus envahie par une sensation de joie indescriptible le jour de départ en mer, malgré les yeux mouillés des miens et des amis venus pour me faire des adieux éveilla en moi une grande curiosité. Qu’ai-je fait de mon cœur et de ma sensibilité me suis-je demandée par la suite! Transplantée dans un monde nouveau au milieu de l’immensité de l’océan, je me sentis très à l’aise. Le pied marin je faisais des promenades tout en respirant à pleins poumons l’air vivifiant du large. Je ne trouvai que bonté et bienveillance autour de moi. Dans ce temps là il fut plutôt rare de voir une jeune fille voyager seule. De ce fait je devins un centre d’intérêt inspirant une sorte de protection collective. Ma belle-mère souleva une objection à ce sujet avant que je ne parte et jugea mon père insensé de me laisser partir sans une chaperonne. Ma réplique fut simple : « Je la trouverais certainement sur le bateau ».
Sur mon bateau exista une seule classe d’où un mélange de personnes appartenant aux divers milieux m’offrant un vaste champ d’observation pour satisfaire la curiosité qui naissait en moi pour sonder les âmes de mon entourage. En plus la nature m’a pourvue d’un certain don d’intuition qui faisait appel aux confidences. Un jour j’eus l’occasion d’aborder un homme de mise négligée et d’un aspect fruste que je sus exclu des nombreuses coteries qui se forment inévitablement dans tout rassemblement d’êtres humains, victime en quelque sorte d’un ostracisme. Appuyé sur la balustrade scrutant l’infini, je me trouvai à ses côtés. J’entamai donc la conversation. J’appris alors l’énigme de sa vie. Natif d’Australie, il tenta sa chance dans la ruée vers l’or et réussit. A présent son grand désir fut de connaître la mère patrie et la couronne exerça un effet prodigieux sur lui. Il se mit donc en route accompagné de sa fille. Elle fut invisible clouée à sa cabine par le terrible mal de mer. Je sentis cet homme de bon aloi tel le métal qu’il extrayait de son sol. Je pris en pitié cet homme solitaire et je décidai alors de l’introduire dans le cercle d’amis qui fut le mien. La surprise de mes amis fut grande de me voir arriver un jour en compagnie de l’homme de la brousse. Je dis simplement: « Je vous emmène un partenaire pour le whist » — très en vogue à l’époque. La glace fut vite rompue à mesure que l’on se rendit compte de la compétence de mon protégé en ce jeux. Sa côte monta en flèche. Telle est la règle de tout esprit sportif.
Peu à peu mes compagnons de voyage le persuadèrent qu’il fallait quelques modifications dans sa mise avant de pouvoir mettre les pieds sur le sol de la vieille Angleterre pour faire figure sinon d’un gentleman mais d’un homme comme les autres.
On commença par lui supprimer sa barbe en broussailles. Bien rasé, le premier pas franchi, on lui fournit chemise, cravate et d’autres objets vestimentaires. Il est vrai que « l’habit ne fait pas le moine », n’est-ce pas? mais dans son cas le fond fut solide comme un roc.
Pendant la traversée il se produit un événement courant dans les longs parcours en mer. On supposa un naufrage et tout fut mis en route pour faire face à cette éventualité. L’alerte fut donné par les lugubres sirènes. Les marins affairés exécutèrent les ordres des officiers, les bateaux de sauvetage furent mis à l’eau, les passagers furent munis de leurs ceintures de sauvetage et invités à se rendre aux endroits prévus à proximité des bateaux prêts à les embarquer. Notre bateau perdit de sa vitesse et stoppa. Toutes ces manœuvres furent impressionnantes pour notre homme de la brousse que l’on ne voulut point éclairer. Il devint blême. Mes compagnons s’adressaient à lui: « C’est à vous maintenant de prendre en charge cette jeune fille qui est seule. Vous savez nager. Il faut s’attendre au pire ». Il acquiesça mais à la réflexion il ajouta: « Mais j’ai ma fille ». Placé devant une telle alternative le sens du devoir emporta visiblement sur les sentiments que je lui inspirais, et on prit un malin plaisir à le taquiner à ce sujet. A la fin, un grand éclat de rires mit fin à cette histoire délivrant notre homme simple d’un affreux cauchemar.

La hauteur des vagues au Cap de Bonne-Espérance (gravure de 1868)
La hauteur des vagues au Cap de Bonne-Espérance (gravure de 1868)

Après avoir vogué pendant trois semaines sur cet océan en apparence infini, la terre de l’Afrique nous apparut. La première escale fut Capetown. Ville moderne sans couleur locale. Quelque figures nouvelles apparurent parmi les passagers dont un anglais venu du fin fonds de la Rhodésie. Il devait prendre par la suite une certaine place dans ma destinée.
Pour contourner le Cap de Bonne Espérance le bruit courut à bord que la mer pourrait présenter pour la navigation un certain danger. La réalité ne tarda pas à confirmer ces dires. Grâce à mes bons amis les marins je pus assister à un spectacle d’une mer en furie. A ma demande je fus fortement cordée et même enchaînée sur le pont, garantie des pieds à la tête de vêtements imperméabilisés. Des vagues atteignant me dit-on un hauteur de 30 pieds balayant les ponts où le vide fut complet. C’est alors que je compris les minimes pouvoirs de l’homme devant la puissance des éléments déchaînés. Les vagues m’atteignirent avec une force indescriptible me coupant le souffle et me trempant jusqu’aux os.
Dans le lointain j’entendis les voix des officiers communiquer des ordres, et les machines lutter faiblement presqu’au temps d’arrêt. Tout finit par rentrer dans l’ordre, les vagues apaisées le passage difficile affranchi, le bateau reprit son équilibre et sa course à travers les eaux plus calmes et bientôt cela fut la deuxième escale. Ténériffe où abondent les vestiges de la civilisation Espagnole. De là nous fonçâmes sur la dernière étape Southampton.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

  1. Je suppose qu’il est question du film Jeunes filles en uniforme (1931) par Leontine Sagan. Ce film a connu un remake avec Romy Schneider en 1958. []

La Grande guerre de « mummy » Florence

Un extrait des souvenirs de mon arrière-grand-mère, Florence Adeline Chamier-Deschamps (1884-1972). Malgré son patronyme francophone (ses ancêtres, protestants de la Drôme, avaient quitté la France après la révocation de l’Édit de nantes), elle était britannique, ce qui explique certaines tournures et quelques bizarreries dans l’usage de la conjugaison.

Mes arrière-grands parents Florence Chamier-Deschamps ("Mummy") et son mari Jean Lafargue ("Daddy") dans le jardin de la maison qu'ils ont achetée en 1948 et où mon frère Jérôme, moi-même et nos familles respectives vivons.
Mes arrière-grands parents Florence Chamier-Deschamps (« Mummy ») et son mari Jean Lafargue (« Daddy ») dans le jardin de la maison qu’ils ont achetée en 1948, où j’habite depuis mon enfance, comme mes propres enfants, et où ont grandi mon père, ma sœur et mon frère qui, comme moi, vit toujours là avec sa petite famille.

Partis en vacances pour Gavarnie, des bruits de guerre arrivèrent jusqu’à nous confirmés hélas par la suite. Daddy pourvu d’un sursis d’un mois partit précipitamment pour regagner l’usine de St Denis emmenant avec lui notre petit Claude qu’il déposa à Cognac chez sa sœur. Je suis restée seule à l’hôtel, une fausse couche me retint au lit, conséquence des secousses sans doute de la montée à âne jusqu’à Gavarnie. Je fus très impressionnée en quittant ce lieu désert en voyant afficher la déclaration de guerre en l’année 1914.

Je regagnai St Denis au bout de 4 jours, la priorité fut donnée aux trains à destination du front. Enfin réunis à la Centrale Electrique, nous suivions les événements avec angoisse. Nous apprenions que les Allemands étaient à Villers-Cotterêts. En même temps le parrain de Claude nous faisait savoir du Ministère de la Marine que le gouvernement prenait le chemin de Bordeaux et qu’il me fallait quitter Paris immédiatement. En effet je pris le dernier train en partance. De son côté Daddy rejoignit son régiment, impatient de prendre part à la défense de son pays. On était persuadé à ce moment que la guerre serait de courte durée. Puis ce fut la terrible attente des nouvelles. Le hasard voulut qu’un certain Capitaine revenu du front, raconta son remords d’avoir envoyé à une mort certaine un de ses hommes porteur d’un message et qu’il fut possédé du regard de cet homme. En l’occurrence il s’agissait de Daddy. Heureusement peu de temps après, un télégramme m’arriva de ce dernier m’annonçant qu’il était hospitalisé à Niort. De suite, je partis pour cette ville accompagné de notre petit Claude. Notre revoir fut tout de joie malgré la forte température du blessé. Son voisin de lit fut un typhique qui réclama à corps et à cris à manger. L’infirmière lui servit des haricots malgré nos protestations. Le résultat ne se fit pas attendre, il mourut peu après. Cela fut pour nous un spectacle navrant qui nous éclaira sur la confusion qui régna dans cette salle d’hôpital. A mon blessé, atteint aux deux jambes d’une balle, le chirurgien mit un drain pour évacuer le pus. Auparavant il était resté 8 jours sans soin d’où l’infection des deux plaies. Pendant un mois sa forte température se maintint à 40°. Alors le chirurgien toujours débordé se décida à l’opérer sans me cacher le danger qui en résulterait. On lui enleva le drain et aussitôt la fièvre baissa et chaque jour apporta une amélioration à son état si bien que l’intervention n’eut jamais lieu. Sa convalescence fut cependant longue égayée par la présence du petit Claude très précoce qui prenait déjà goût à rassembler les syllabes du journal de Papa L’Echo de Paris à l’étonnement et à l’admiration de tout l’entourage. Il n’avait pas encore atteint sa deuxième année. Au bout de quelques mois de repos, notre blessé avait repris des forces mais il restait une certaine faiblesse dans la jambe la plus atteinte. Il boitait. Une commission de médecins arriva à l’hôpital, et je fus consternée de constater que bon nombre de blessés qui me semblaient des déchets humains, soumis à l’examen médical, repartait avec l’étiquette (Bon pour le front). Il est vrai à cette époque que les choses de guerre n’allèrent pas très bien pour nos combattants. Enfin ce fut le tour de mon mari pour se présenter devant la commission. A mon grand soulagement on lui trouva des adhérences qui expliquaient la défaillance de la jambe.

A partir de ce moment nous errions tous les trois de dépôt en dépôt jusqu’au moment où il fut appelé dans une usine à Issy les Moulineaux où on lui confia la construction de bâtiments pour la fabrication de magnétos. Chose étrange, seuls les Allemands en possédaient les secrets. En effet, mon mari trouva là un contremaître allemand de nationalité. Il ne faut s’étonner de rien en temps de guerre! Nous nous installâmes dans un petit appartement Rue du Hameau et là naquit notre petit André qui fut très pressé pour faire son entrée dans le monde. Nous avions pris toutes les dispositions pour expédier Claude au bord de la mer avec notre bonne très sérieuse et expérimentée mais le jour même prévu pour leur départ je donnai signe d’un accouchement, un mois d’avance sur le programme. Lorsque l’on me présenta l’enfant je ne le trouvai point beau, vieillot avec un menton peu apparent. Heureusement chez les nouveaux-nés les transformations se font très rapidement et devant l’œuvre accomplie se manifesta l’admiration des parents. Il faut vous signaler que notre 5ème étage se trouvait dans l’axe de la Grosse Bertha, un gros canon placé à une centaine de kilomètres de Paris, insoupçonné de tous -. La guerre est toujours riche en innovations. Notre brave concierge carillonnait à notre porte dès que les sirènes donnaient l’alerte, en pure perte, car notre décision fut prise. Mieux valut rester tous les quatre réunis que descendre dans les caves au risque de prendre du mal. « Advienne qui pourra » fut notre devise. La guerre a ceci de particulier: elle aiguise l’esprit de l’homme et le rend fertile, en inventions pour tuer et après guerre c’est le retour aux réjouissances dont on fut privé depuis 4 longues années. En attendant le retour à la paix nous pûmes suivre le développement de nos fils.

Cependant nous avons connu des jours d’angoisse à leur sujet. Claude contracta une scarlatine compliquée d’une pneumonie et voilà que notre Benjamin entra en même temps dans un état somnolent refusant toute nourriture. Bien entendu nous eûmes recours à la faculté. Deux pontifes furent appelés en consultation qui ne nous donnèrent que des hypothèses peu réjouissantes. Craintivement je suggérai une scarlatine ayant aperçu une furtive éruption de rougeurs. Cette suggestion fut repoussée dédaigneusement. Sa langue ne fut pas caractéristique de cette maladie. Le temps passa, nous plongeant dans les pires craintes puis un beau jour l’enfant s’agita en réclamant sa bouillie. A partir de ce moment tout rentra dans l’ordre sans que nous sachions le fin mot de cette mystérieuse maladie. Enfin le jour de gloire arriva le jour de l’armistice. Tout le monde descendit dans les rues se côtoyant et s’interpellant. Ce fut le délire. Malgré toutes ces manifestations débordantes combien de familles furent touchées par cette guerre longue et meurtrière. Combien de fils et pères de famille ne répondirent plus à l’appel désespéré des leurs! Par la suite nous avons visité les champs de batailles impressionnants et cruels à voir. Toutes ces vision hallucinantes furent fixées à tout jamais dans nos mémoires.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

Fauché aux jambes (1914)

Troisième extrait des souvenirs de la Grande Guerre par mon arrière grand-père, Jean Lafargue.

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Le 9 novembre 1914 j’arrivai avec mon régiment devant Ypres en Belgique ; le soir même nous prîmes place dans des tranchées de première ligne. Pendant toute la nuit je circulai entre celles-ci et le poste de commandement situé dans un village à quelques 5 ou 600 mètres en arrière.

Au petit matin du 10, j’entendis du bruit d’armes dans les tranchées allemandes à 50 mètres des nôtres, nul doute ceux-ci allaient attaquer au petit jour, or nos soldats n’avaient presque pas de munitions et uniquement des fusils, aucune mitrailleuse. Le danger était grand, il fallait au moins prévenir l’artillerie, mais nous n’avions pas de téléphone. Je décidai donc de partir, avec l’accord de mon chef, pour prévenir le commandant et l’artillerie, mais déjà le jour commençait à poindre. Je partis néanmoins en courant, mais à peine avais-je fait cinquante mètres qu’une très vive fusillade éclata, les Allemands tiraient sur moi. Je tombai, blessé aux deux jambes; un trou était près de moi, je m’y glissai, mais chaque fois que je relevais la tête, la fusillade recommençait.
Les artilleurs français, réveillés par celle-ci, arrosèrent alors d’obus le terrain où j’étais, croyant que les Allemands attaquaient là ; par chance, je ne fus pas atteint.

Ce jour là, les Allemands commencèrent cependant leur attaque d’Ypres, la bataille dura trois jours ; j’avais pu, avec les plus grandes difficultés gagner par mes propre moyens (car à ma compagnie on m’avait vu tomber et on me croyait mort) un petit poste de secours dans lequel je suis resté trois jours sans manger, entouré de malheureux Français et Allemands – qui râlaient et mouraient. Le quatrième jour je pus enfin être hissé sur une voiture de paysan qui m’amena dans un hôpital de campagne d’où je partis dans un train de blessés pour une destination inconnue. Au bout de plusieurs jours de repos, ravitaillé par des braves paysans qui faisaient arrêter notre train, j’arrivai à Niort, on me transporta au Lycée transformé en hôpital. Un chirurgien connu me donna des soins mais si mal à propos qu’un abcès interne se déclara dans une jambe, cet abcès détruisit les tissus musculaires, et aujourd’hui encore, plus de cinquante ans après, j’ai une faiblesse de la jambe qui m’oblige à marcher avec une canne. Une commission de trois médecins me déclarèrent inapte à faire campagne. Je fus alors envoyé à Paris pour participer à la construction d’une usine destinée à fabriquer des magnétos pour les moteurs d’avion et d’auto.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

Hécatombe d’un régiment (1914)

Autre extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue (1884-1974).

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Une semaine plus tard, ce fut pour mes camarades et moi le vrai départ. Combien d’entre nous devaient en revenir? Bien peu certes, je n’en connais aucun, peut-être ai-je été le seul. Je n’insisterai pas sur ce triste sujet, je raconterai seulement un fait entre bien d’autres :

Notre régiment se trouve devant un village occupé par les Allemands. Trois attaques de ce village faites par des régiments d’élite ont déjà eu lieu sans résultat autre que la destruction quasi totale de ces régiments. Nous étions arrivés pour les remplacer. Le soir de notre arrivée le commandant de la compagnie et moi-même (qui suis un caporal fourrier, seul grade que j’ai accepté) allons voir le colonel pour connaître ses ordres. Le colonel est dans un trou, c’est un homme intelligent, sympathique, très distingué ; il téléphone au général et celui-ci ordonne d’attaquer le village le lendemain matin. Protestation très vive du colonel qui rappelle que trois régiments ont déjà été détruits sans aucune perte du côté allemand, que nous n’avons pas d’artillerie et que l’attaque dans ces conditions ne peut avoir que le même résultat que les précédents. Le général qui est à une cinquantaine de kilomètres en arrière, maintient son ordre formellement. «C’est bien, dit le colonel, mais pour que mon régiment consente à l’attaque, je serai obligé de me mettre à sa tête pour entraîner les hommes, et ce qui arrivera est facile à savoir. J’obéis, mais je proteste contre un tel ordre».
Le colonel se retourne vers nous et nous dit : «vous avez compris, demain nous attaquons, mais vous deux, vous resterez en réserve avec une section [25 hommes]». Le lendemain matin, un peu avant l’heure prévue, le capitaine m’envoie en mission près du commandant, en cours de route, j’entends le crépitement des mitrailleuses allemands pendant une ou deux minutes, puis plus rien. A mon retour quelques instants plus tard, je constate que mon capitaine n’est plus dans notre trou commun. Son ordonnance m’explique: dès le début de l’attaque, le lieutenant qui devait entraîner les hommes est tué, les hommes ne sortent pas des tranchées, le capitaine, voyant cela, se met alors à leur tête et puis plus rien, mais avant de partir ce capitaine de réserve qui était pour moi un ami, dit à son ordonnance :
«surtout que Lafargue ne cherche pas à me suivre».

Toute la journée je suis resté dans mon trou, tout était calme, je ne voyais rien. La nuit venue j’ai été me rendre compte avec prudence car les Allemands toujours invincibles étaient à une cinquantaine de mètres. J’avais de la peine à éviter de marcher sur les cadavres, je sautai dans la tranchée de ma compagnie, je finis par réunir une vingtaine d’hommes effarés. Ceux qui étaient partis à l’attaque (une centaine) étaient tous étendus sur le terrain, morts. Je me rendis alors au poste de commandement du colonel, celui-ci avait été tué ainsi que 800 hommes du régiment. C’était là le seul résultat de l’attaque comme prévu par le colonel. Un autre régiment vint nous remplacer le surlendemain. Ce n’est qu’un épisode, comme bien d’autres, j’ignore si le général comprit, vraisemblablement pas, ce jeu de manœuvre devait continuer pendant plusieurs années. Les états-majors, bien installés dans des châteaux à bonne distance du front, ordonnaient : «En avant !», sans tenir compte de la situation locale, exposée par des colonels qui, eux, étaient sur place. Mon dégoût de l’armé, né lors de mon service militaire, se mua en haine contre ces chefs orgueilleux et stupides.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

La carte cycliste (1914)

Un extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue, né en 1884 à Laprade (Charente) et mort en 1974 à Cormeilles-en-Parisis (Val-d’Oise).

Jean Lafargue, convalescent après avoir été mitraillé aux deux jambes près d'Ypres en Belgique.
Au centre, Claude Lafargue et ses parents Florence et Jean, mes arrière-grand parents. Jean est convalescent après avoir été mitraillé aux deux jambes par les allemands près d’Ypres en Belgique, après quatre mois de guerre.

Avant cet incident, j’étais depuis quelques 15 jours au dépôt lorsqu’un ordre de l’autorité supérieure vint un soir: envoyer d’urgence au front tous les hommes disponibles. J’étais de ceux-ci, une cinquantaine d’autres restaient au dépôt, parce que malades ou hors d’état de combattre pour une cause quelconque. Une petite troupe d’une centaine d’hommes dont je faisais partie, partit quelques heures plus tard, presque clandestinement pour ne pas inquiéter la population.

Un train était stationné dans une petite gare voisine, nous le prîmes mais bientôt il s’arrêta, la voie étant coupée. Nous continuâmes la route à pied, mais quelle route, le capitaine commandant le détachement n’en savait rien, il n’avait pas de carte. J’avais quant à moi une carte cycliste de l’Est de la France, je la lui remis et nous tâchâmes de fixer notre position, mais où aller? Personne dans le pays, aucune trace d’autres troupes, solitude complète. Alors pendant trois jours nous errâmes, ramassant en chemin des débris d’équipements allemands : casques, sacs, fusils, épées… J’étais désespéré de ne rien voir, de ne rien entendre, quand un officier d’état-major surgit soudain et nous donna l’ordre de rentrer à notre dépôt. Nous trouvâmes heureusement un train pour ce retour. En gare de Troyes, le capitaine nous fit mettre en rang pour défiler dans la ville, nous étions fatigués, très sales, mais chacun de nous portait quelque trophée ramassé le long des routes, alors le bruit courut que nous venions de remporter une grande victoire, que nous avions repoussé les Allemands (nous ignorions, quant à nous, que la bataille de la Marne avait eu lieu et que les Allemands avaient en effet reculé). Les femmes au mépris de toute discipline se jetèrent sur nous, nous embrassant, nous couvrant de fleurs. C’était du délire, et nous n’y comprenions rien…

Arrivés au dépôt, nous apprîmes que, peu après notre départ, un contre-ordre nous avait intimé de rester à Troyes, mais nous étions déjà partis et personne ne savait où. Le lendemain, nouvel ordre d’envoyer de suite tous les hommes du dépôt en renfort, le commandant ne put qu’envoyer les inaptes puisqu’il n’en avait pas d’autres. Aucun de ces malheureux ne devaient survivre…

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)