« — Alors finalement tu lui as fait des bruschettas hier ? — Oui. Enfin non, j’ai eu la grosse grosse flemme, du coup c’est lui qui l’a fait. — C’était comment ? — Ben c’était vraiment raté. Franchement, présentation : zéro. Aucun effort. Il a fait ça comme ça, en mettant les ingrédients, et c’est tout. Il s’en fout. Lui tu sais c’est foot-foot-foot en ce moment, il pense qu’à ça, alors bon je lui ai dit : mais papa c’est pas possible, ça ressemble à rien ! — Tu aurais dû les faire toi-même ! — Oui mais j’avais la grosse flemme, c’est pour ça que c’est lui qui les a faites. — Et c’était bon, au moins ? — Oui oui c’était bon, mais la présentation, ça allait pas du tout ! »
(après quoi elles se sont accrochées car la jeune femme ne peut pas aller au théâtre avec sa mère, affirmant que ce jour-là elle doit travailler, mais voilà, sa mère, qui dans sa propre entreprise gère les plannings des employés considère que la situation est illégale)
« — Mais maman du comprends rien, c’est ma chef, elle a dû se tromper mais c’est pas tes affaires ! — Écoute, une semaine sans congés c’est illégal, surtout que tu es stagiaire, et pas majeure. La dernière fois ta prof avait appelé l’entreprise pour leur remonter les bretelles, tu te rappelles ? — J’aimerais que tu arrêtes tout de suite de dire ça parce que c’est pas vrai, c’est pas ma prof qui a appelé, c’est moi qui ai dit que ça allait pas. — Ouais bon, ben en tout cas c’était pas normal. Je peux l’appeler si tu veux. — J’aimerais que tu t’occupes de tes affaires, c’est mon stage, c’est mon boulot ! — Ouais, bon en fait tu veux pas venir au spectacle avec moi, surtout. C’est pas grave, tant pis, je proposerai la place à quelqu’un d’autre. C’est pas grave, hein, on va faire comme ça. — Mais mamaaaan ! Mamaaaan ! c’est pas ça ! Je t’ai dit, je suis sur le planning, tu aurais dû me le dire avant, pas me faire la surprise ! — Tu sais je les ai payées ces places. L’argent ça pousse pas sur les arbres. — Tu aurais dû m’en parler avant. »
L’opération est banale : échanger un billet. Je paie chaque année une carte dite « liberté » qui me permet de modifier sans frais l’heure de mes trajets et j’en use régulièrement. Ça fonctionne bien : je montre le QRcode de mon billet à l’automate et sans grande formalités, il procède à l’échange.
En décembre dernier, j’ai pu être à la gare une heure plus tôt que prévu et j’ai voulu changer mon billet. Le premier automate de la gare avait les entrailles à l’air : une agente de la SNCF y était affairée, je ne sais pas si elle y remettait du papier d’impression ou si elle redémarrait l’appareil mais il était en tout cas impraticable. Le second automate fonctionnait. Je scanne mon billet, je dis que je veux finalement partir maintenant et pas dans une heure, l’appareil me répond qu’il accepte l’échange et que celui-ci ne me coûtera rien, comme prévu. Et puis un écran, comme d’habitude, m’informe que l’impression se prépare.
J’attends une minute, trois minutes, hmmm, pas normal. Je tente de vérifier avec ma tablette si la transaction s’est bien déroulée (le cas échéant j’aurais reçu un e-mail le confirmant), mais impossible d’accrocher le wifi de la gare, qui semble attendre depuis des mois que quelqu’un se charge de le redémarrer : on le voit, mais il rejette les connexions. Je n’ai pas d’autre moyen de me connecter au réseau.
Je vois passer l’agente qui s’occupait de l’autre automate, je lui explique mes malheurs. Elle pense qu’il suffit d’attendre, mais après deux minutes à regarder un écran gelé, elle doute. Subitement l’écran affiche que le service est désormais indisponible. Nous testons un second automate, qui réagit pareil, puis le troisième, celui qu’elle avait ouvert, et celui-ci aussi se met au chômage.
Mais bon, j’ai le droit légitime de l’échanger, et c’est le système de la SNCF qui est défaillant, pas moi. Il y a la queue aux guichets, et l’heure du train approche, alors l’agente prend une décision logique et accommodante : elle m’accompagne jusqu’au quai pour expliquer au chef de bord (contrôleur) dans quelle situation je me trouve. Elle est jeune et menue. Le contrôleur est un grand, baraqué au visage un peu violacé. Sous son masque, on perçoit un autre masque, particulièrement peu souriant.
« — Alors le monsieur (elle me désigne) ne peut pas changer son billet, la machine bloque. Les trois machines sont bloquées, il n’y a rien à faire, c’est impossible de changer. Son billet est pour le train suivant, alors est-ce que vous pouvez l’autoriser à monter dans celui-ci malgré tout ? — Non. Enfin si il veut, il sera sans billet et je serai obligé de le verbaliser. — Mais il ne peut pas changer le billet, toutes nos machines ont planté ! — C’est pas mon problème. C’est pas moi qui fais les règles. — Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? — C’est pas (pause) mon (pause) problème. »
La jeune femme est complètement déconfite, on se met à sa place, elle vient de se faire rembarrer grossièrement par un collègue, devant un usager à qui elle avait promis assistance. Nous n’insistons pas, elle me demande de la suivre vers les guichets. Elle est visiblement émue, et sans se tourner vers moi, elle me dit :
« — Dites donc, il est pas commode, celui-là. »
Je fais comme si je ne savais pas à quel point elle doit se sentir humiliée, cherchant vaguement des excuses à son collègue déplaisant, en rappelant notamment que je suis conscient que la dématérialisation des billets rend tout moins souple (impossible de raturer un billet, tout bêtement, même un billet physique, comme le mien, car c’est la version virtuelle qui compte). Elle acquiesce mollement et ajoute sans plus de conviction qu’« il y a eu des instructions car il y a beaucoup de fraude ». Elle me fait doubler tout le monde au guichet, car mon train part incessamment, et sa collègue parvient à faire l’échange en un temps record. J’embarque juste avant le départ, en règle.
Mais ce n’est pas ce qui est arrivé à mon amie A*, hier, toujours sur la même ligne. Son histoire est un peu différente dans le détail, car son billet était « modifiable sous conditions » et ce ne sont pas les automates qui ont posé problème, mais ce qu’on lui réclamait pour changer d’horaire. Il fallait qu’elle complète le tarif d’origine par une somme qui, en faisant le calcul, dépassait le prix d’un billet au tarif fort ! Le remboursement « sous conditions » s’avère indécemment coûteux. Elle en parle à un contrôleur, qui comprend mais dit qu’il n’y peut rien, avant de se raviser et de promettre un « geste commercial » : il ne facturera qu’un surcoût de dix euros. Elle trouve ça abusif, hésite, mais finit par capituler, et monte dans le train, dans la voiture cinq — où je lui avais justement dit que je me trouverais. Il y avait malheureusement deux trains collés l’un à l’autre, avec deux voitures cinq et surtout, deux contrôleurs. Je suis monté dans le premier train (dont la voiture 5 est devenue une voiture 15 après le départ — j’ai profité d’un arrêt pour sauter du train de queue au train de tête et rejoindre A*) et elle, dans le second. Second train où ne se trouvait pas le contrôleur qui lui avait proposé un « geste commercial ». Passé Rouen, un contrôleur est passé vérifier les billets. A* lui explique son histoire, raconte ce qu’a proposé le collègue. Le contrôleur prend sa mine la plus fermée : c’est pas son problème ; il n’est pas responsable des promesses de son collègue ; il n’a pas que ça à faire alors si A* ne se décide pas rapidement à payer le complément abusif, il la verbalisera comme fraudeuse ; et si elle n’est pas contente, elle n’a qu’à faire une réclamation auprès du service du même nom. A* est une personne calme mais j’ai senti, et elle me l’a confirmé, qu’elle bouillait intérieurement. Elle a fini par payer sans faire de scandale mais la mort dans l’âme.
Je crois bien que c’est le même contrôleur que celui que j’avais vu en décembre, enfin il a le même ton, les mêmes manières, la même satisfaction froide à annoncer qu’il ne fera rien pour aider et que ça ne lui fait aucun mal, la même jouissance manifeste à exercer un pouvoir négatif lorsqu’il est justement le seul qui pourrait fluidifier une situation. Sur les grandes lignes, les contrôleurs sont rarement comme ça, ils savent, au moins, avoir l’air compatissants.
Mon train pour Paris s’arrête au Val-d’Argenteuil, où montent je ne sais combien de gamins, avec d’énormes valises. Ils sont peut-être en fin d’école primaire ou plutôt au début du collège. Plusieurs s’assoient en face et à côté de moi. Ils sont en plein débat théologique :
« — …Mais t’es fou toi, y’a pas des démons et des monstres ! — Si j’te jure, ça parle pas que de ça mais dans le Coran, y’a des histoires de démons et tout ça. — Pfff ! Ça parle pas de ça l’Islam, c’est pas ça ! »
Suit une conversation sur les sandwichs (« Hallal évidemment ! ») préparés par les mamans. Le gamin en face de moi remarque que je dessine.
« — Oh, m’sieur, vous dessinez bien ! — Ah, merci merci ! — (un autre) m’sieur je peux voir ? Je peux voir ? — Ouais, tiens, voilà : »
« — Whooaaaahhhh ! M’sieur vous avez dessiné le jeune là ! Whoahhh ! Il est trop bien c’est trop ressemblant ! [dans la voiture, je vois plusieurs adultes qui tentent de voir mon dessin, de loin. Je crois que le lycéen qui m’a servi de modèle fait comme si on ne parlait pas de lui.]. — Woah ! Vous avez du talent ! — Vous avez un talent caché ! — (celui qui disait que le Coran ne parle pas de démons) Mais non il est pas caché son talent puisqu’on le voit ! — Ah oui non, bon, vous avec un talent… Vous avez du talent quoi. — Merci. — Eh m’sieur, vous m’dessinez ? Vous pouvez me dessiner ? — Euh ouais, d’accord [il range son téléphone mobile, comme s’il voulait faire bonne figure pour le portait] Non non, garde ton téléphone, c’était bien comme ça, du coup tu es assez immobile, pour moi c’est parfait ! — Ahhh d’accord d’accord [il reprend son téléphone]. »
Pendant que je dessine ils m’apprennent qu’ils partent cinq jours à Boulogne-sur-Mer.
« — Et vous vous allez-où monsieur ? Vous allez reprendre le train dans l’autre sens pour dessiner d’autres gens ? — Ben non je… — Mais vas-y ça se fait pas de lui demander où il va ! C’est privé ! — …oh c’est pas un secret, je vais au boulot quoi… »
On arrive à Saint-Lazare, je montre mon dessin à celui qui a posé. Deux accompagnatrices se penchent pour le regarder, ainsi qu’un autre voisin d’équipée. Tous ces adultes me lancent un coup de tête discrètement approbateur.
« — M’sieur vous me le donnez, le dessin ? — Euh ben non ! — Oh m’sieur ! — Ben si je donnais les dessins à chaque fois aux gens, j’en aurais plus à ramener chez moi ! — Ah (il se lève et il commence à sortir). — Mais tu peux en prendre une photo ! — (sans se retourner) J’ai pas d’appareil photo ! — Ben ton portable ? »
Il part clairement déçu. Un de ses copains prend une photo du dessin.
Non mais c’est pas que je suis pas généreux, je vais pas donner mes dessins, faut au moins que je les scanne d’abord non mais ho hé arrêtez de me regarder avec vos gros yeux et vos petits airs donneur-de-leçons. Ah c’est facile d’être généreux avec les trucs des autres ! Non mais ho. Vous m’énervez à essayer de me faire culpabiliser ! Pour la peine j’arrête ce post. Voilà. Vous avez tout gagné.
Le Havre. Mon train est à quai pour encore quelques minutes.
Une adolescente fluette d’une quinzaine d’années, aux cheveux très blonds, presque blancs, passe dans l’allée du wagon d’un pas décidé et lourd, étonnamment lourd, en fait, pour son gabarit, car je doute qu’elle atteigne quarante kilos. Je la vois sur la plate-forme qui crie quelque chose que je n’entends pas bien en direction d’une personne qui se trouve à l’extérieur. Elle passe le sas et continue à courir dans le wagon suivant. Je la perds de vue. Le train part. Quelques minutes plus tard, elle revient en sens inverse du même pas énergique et sonore et s’assoit juste derrière moi, devant les sièges d’une femme et de ses deux enfants. Elle leur parle, j’imagine qu’ils ont un lien peut-être familial. Je lis un peu puis je m’endors.
à Yvetot je suis réveillé par du chahut et beaucoup de confusion. Un bref cri de douleur, un « hé ! » ou un « aïe ! », et des insultes : « connasse ! pouffiasse ! t’es précoce ! ». L’adolescente fonce dans l’allée en faisant un doigt d’honneur, tournant finalement la tête pour crier « t’es une salope ! ». Elle sort du train qui repart presque aussitôt. J’essaie de l’apercevoir sur le quai mais elle a disparu.
En passant, elle a frappé la tête de la jeune fille qui se trouve derrière moi. Sa mère se demande surtout ce qu’elle a jeté : « C’est un papier ? C’est quoi ? Oh, c’est un préservatif ! Elle t’a jeté un préservatif ! ». Le fils, maigrichon avec une houpette blonde, des taches de rousseur et un survêtement noir synthétique, regrette son manque de présence d’esprit, il explique qu’il aurait pu faire un croche-pattes à la jeune malpolie, pour qu’elle tombe. Ni sa sœur ni sa mère ne relèvent son propos, alors il le répète plusieurs fois. La mère répète : « un préservatif ! ». Sa fille explique : « C’est Chloé F*, c’est une cassos, l’autre jour elle m’a traitée de cassos ! ». « — Bon, vas sur Facebook ! Ça me plait pas trop, cette histoire ! Elle va voir ! Je ne vais pas en rester là, c’est moi qui te le dis ! Je vais la défoncer, j’ai pas dit mon dernier mot ! ».
Apparemment, Facebook ne fonctionne pas : entre Yvetot et Rouen on capte pas bien. Le garçon continue de regretter à voix haute de ne pas avoir pensé à faire un croche-pattes. À Rouen, la petite famille descend.