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Séparer l’homme de l’art triste

Cette semaine, à l’occasion de la sortie prochaine du roman Le Consentement, par Vanessa Springora (éd. Grasset), l’argumentation « faut-il séparer l’homme de l’artiste » refait surface au sujet de l’écrivain Gabriel Matzneff, dont on dit la personne aimable et l’écriture pleine de panache, mais qui dans ses récits raconte sa vie de prédateur sexuel qui cible indifféremment filles et garçons pourvu que leur âge soit compris entre huit et quatorze ans. J’ai pu voir passer sur Twitter quelques extraits de sa prose et j’avoue que j’aurais préféré qu’on me l’épargne.
J’ai été passablement étonné de voir la manière dont ce sale type est défendu :

Et ce ne sont pas les seuls, j’ai vu le même angle développé par des gens plus anonymes, en nombre bien plus important que je n’aurais pu l’imaginer.

Ici, Durand et Pivot semblent bloqués dans la sortie des années 1960, époque moralement corsetée, où l’homosexualité était plus ou moins pénalisée, où la contraception l’était tout à fait, et où, dans l’apparente urgence de changer de monde, on (les hommes notamment) a mis un peu de temps à admettre que la « liberté sexuelle » des uns ne saurait être invoquée si elle doit s’exercer aux dépens de la liberté et du bien-être des autres.
Ils ont raison de noter que l’époque a changé, mais réduire ce changement à une victoire de la morale contre l’art et la culture, c’est un peu court ! On se rappellera au passage que l’écrivaine québécoise Denise Bombardier s’était en son temps vue insulter par le tout-Paris littéraire pour avoir osé dire, lors de l’émission Apostrophes, tout le mal qu’elle pensait de la pédocriminalité « dandy » de Matzneff et de l’inconséquence avec laquelle il était traité. L’éditeur de Denise Bombardier lui avait à l’époque prédit que cette saillie lui vaudrait d’être blacklistée en France… Ce qui semble bel et bien être advenu. Apparemment la Littérature ne protège pas de la même manière tous les littérateurs. Qu’en sera-t-il du roman de Vanessa Springora, première personne à oser une réponse, qui au journal auto-complaisant oppose un témoignage, et qui au passage permet de lever toute ambiguïté quant au statut des écrits de Matzneff qui ne sont donc pas des élucubrations, des fantasmes, des exagérations, et qui ont des conséquences, puisque trente ans plus tard, une femme qui s’était crue aimée et libre, vient régler ses comptes avec celui qui l’a utilisée, mettant en pièces le conte du consentement et de la légèreté.
Cette fois, plus question de se donner le beau rôle, l’autre n’est plus un objet sur lequel on peut projeter son fantasme et à qui l’on impose même un récit, il peut livrer sa vision des faits.

Nos défenseurs enflammés de la liberté défendent essentiellement la liberté de nuire, de consommer, ils ne se posent pas tellement la question des conséquences non-littéraires qui en découlent. Ils ne veulent pas voir qu’une personne victime d’abus, même lorsqu’elle s’est crue consentante (que sait-on à treize ans ?), et peut-être même d’autant plus qu’elle s’est crue consentante, aura ensuite besoin de nombreuses années, peut-être de toute une vie pour tenter de donner du sens à une mauvaise rencontre déguisée en histoire d’amour, pour se résoudre à y mettre les bons mots (abus, victime, prédateur, pédophile,…), pour reconstruire son rapport à l’amour et à la sexualité, tandis que « l’esthète », lui, en aura tiré trois lignes dans son journal et sera passé à l’écolier ou l’écolière suivante. Au delà de son adolescence, sa conquête, sa proie, sa victime, n’est plus son problème et le dégoûte un peu. De quelle sorte d’image d’elle-même restera encombrée une femme lorsque l’homme qui lui a fait découvrir la sexualité l’a convaincue qu’elle n’aurait plus rien d’intéressant à offrir passé son quinzième anniversaire ?1.

Il me semble clair que ce qu’exige Matzneff, c’est le droit à exploiter, à dominer, à polluer autrui, et il le fait en bourgeois, il demande à ce qu’on lui en concède le droit légitime au nom de sa supériorité socioculturelle. J’utilise le mot « polluer », car pour Matzneff, empreint de culture religieuse traditionnelle, et ce n’est sans doute pas négligeable ici, une femme qui a connu plusieurs hommes est en quelque sorte gâtée : il se résigne à ce qu’elles le soient toutes, pourvu qu’il passe le premier.
Rien de transgressif ou de révolutionnaire ici, rien d’anti-bourgeois chez ce personnage politiquement conservateur2, bien au contraire, il ne s’agit que du business as usual des dominants. Il teste les limites du pouvoir que sa classe lui confère contre la morale commune3, et il aura prouvé, par des décennies d’impunité, que ces limites sont très étendues.

il veut non seulement l’impunité pénale, mais sans doute plus encore l’impunité morale, il veut que sa victime soit consentante : le beurre, l’argent du beurre, et le sourire de la crémière, comme on dit. Car au delà du débat sur « l’homme » et « l’artiste »4, on entend chez ce faucheur d’innocence l’exigence du droit à rester, lui, innocent, c’est à dire son droit à ignorer la douleur qu’il cause, à ignorer les conséquences de ses actes, à ne pas avoir à faire face à sa conscience :

Apprendre que le livre que Vanessa a décidé d’écrire de mon vivant n’est nullement le récit de nos lumineuses et brûlantes amours, mais un ouvrage hostile, méchant, dénigrant, destiné à me nuire, un triste mixte de réquisitoire de procureur et de diagnostic concocté dans le cabinet d’un psychanalyste, provoque en moi une tristesse qui me suffoque.

(Gabriel Matzneff au Nouvel Obs)

Même si l’on pourra juger un peu douteux ce rapprochement, je perçois ici le même genre d’exigence que chez les néo-conservateurs lorsqu’ils s’en prennent aux sociologues, aux féministes, aux écologistes, qui désenchantent les rapports de prédation et de domination économiques, sociologiques, sexuelles, ethniques, en montrant leur mécanisme et leur injustice. Et ces mêmes néo-conservateurs, si prompts à utiliser le mot « victimisation » pour dénigrer ceux qu’ils écrasent, sont bien les pires chouineurs qui soient.

  1. « Une fille très jeune est plutôt plus gentille même si elle devient très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée », disait Matzneff à Apostrophes… Soit on est docile, soit on est « folle » ou « hystérique », donc.
    J’y vois une immaturité masculine assez typique : les hommes semblent nombreux à ne s’épanouir avec des femmes qu’à condition de se trouver dans un rapport déséquilibré, notamment en termes d’âge (mais aussi de situation professionnelle, symbolique ou financière – avec Matzneff c’est tout ça à la fois), qui leur permet de prendre un ascendant artificiel sur leurs « conquêtes »,
    Je cite Nathalie : « C’est un prédateur qui a besoin de courir après des souris pour se faire croire qu’il est un lion ». []
  2. Et nettement choyé par la presse droitière, qui me semble toujours voir comme « abus de mai 1968 » non certaines mœurs mais juste leur démocratisation populaire. []
  3. Selon la morale commune, à peu près dans toutes les cultures et de tous temps, le rôle des adultes est de protéger les enfants. []
  4. Suis-je le seul pour qui il semble évident que quand on appelle à distinguer « l’homme » de « l’artiste », on pense non pas à l’Homme générique, l’Humain, mais bien à un homme au sens exclusivement masculin ? Voilà qui me pose question. []

Rire des morts

Charlie Hebdo provoque un petit scandale cette semaine en reprenant la campagne de recrutement de l’Armée de Terre, illustrée non par des photos de jeunes gens minces et beaux qui sentent bon le sable chaud avec le soleil sur leur front qui met dans leurs cheveux blonds de la lumière, mais par des dessins de deuil qui rappellent que l’armée, c’est la guerre, et que la guerre fait des morts. Ces dessins font écho à une actualité : la collision de deux hélicoptères, qui a tué treize militaires. Sans surprise, ça ne fait pas rire tout le monde, à commencer par le chef d’État-major de l’Armée de Terre :

Dans une lettre ouverte au directeur de la publication de Charlie Hebdo, le même auteur (Thierry Burkhard), écrit notamment : « (…) Si l’indignation m’a d’abord gagné, c’est surtout une peine immense qui m’envahit en pensant au nouveau chagrin que vous infligez à ces familles déjà dans la souffrance. Une peine doublée d’une incompréhension profonde. Qu’avons-nous donc fait, soldats de l’armée de Terre, pour mériter un tel mépris ? Qu’ai-je manqué moi-même, chef d’état-major de l’armée de Terre, dans l’explication du sens profond de notre engagement, pour qu’avec une telle désinvolture soient raillés ceux qui ont donné leur vie afin que soient justement défendues nos libertés fondamentales ? »

Bien entendu, la série de dessins, signée par l’auteur Biche, recrue récente du journal, n’est pas vraiment en contradiction avec la ligne historique de Charlie Hebdo, il suffit notamment de se rappeler de l’obsession anti-militariste de Cabu1, qui a mené plusieurs fois ce dernier devant des tribunaux2. Il faudrait tout relire pour en jurer mais je n’ai pas le souvenir qu’il se soit souvent moqué de simples soldats morts au combat, il s’en prenait aux gradés, aux généraux, ou à des adjudants-parachutistes patibulaires qu’il dessinait volontiers alcooliques et violeurs, généralement munis d’un couteau ensanglanté. il s’en prenait à l’absurdité de l’autorité et de l’obéissance, et en tout cas plus aux tueurs qu’aux tués. Les antimilitaristes de l’époque de l’armée de conscription ont du reste généralement plaint les simples soldats, considérés comme victimes d’intérêts qui les dépassent. Mais nous n’avons plus une armée de conscription, il est vrai, et ceux qui s’engagent sont censés être responsables de leur choix. En dehors peut-être de ses évocations de casernes dans Le Grand Duduche, Cabu était rarement drôle lorsqu’il s’en prenait à l’armée, et le dessin de Biche est là encore en plein accord avec la tradition puisque son niveau de drôlerie est très faible : la guerre fait des morts, ce n’est pas une surprise, les militaires le savent, les civils le savent, le rappeler relève un peu de l’enfonçage de portes ouvertes. Mais comme c’est désormais la totalité des pages de Charlie Hebdo qui peine à arracher un sourire au lecteur même le plus indulgent, cette série de dessins est juste un peu tristounette. Je n’aurais aucune raison d’écrire à son sujet si je n’avais lu ce matin la défense que Caroline Fourest en a fait :

Certes, Caroline Fourest parle en son nom et n’appartient plus à la rédaction de Charlie Hebdo depuis dix ans, mais l’interprétation qu’elle fait ici me procure un certain sentiment de vertige. Pour commencer, elle s’impose d’expliquer ce que tout le monde peut comprendre dans le dessin, et que du reste tout le monde sait déjà : la mort fait partie de la vie du soldat. Et en même temps, elle voit dans le dessin l’affirmation que la guerre menée contre le djihadistes au Nord-Mali est légitime et utile, qu’elle sert à garantir notre liberté. J’espère que la participation de la France à ce conflit est un peu motivée par la liberté des Maliens aussi, puisque c’est chez eux qu’elle se déroule, mais j’ai cru comprendre qu’un des buts assumés de notre implication est de sécuriser non pas tant le Mali que les mines immédiatement voisines du Niger, où Areva/Orano extrait un tiers de l’Uranium qui fait tourner nos centrales nucléaires. Notre liberté est peut-être un moindre enjeu que le maintien de nos intérêts économiques et notre confort3.

Je m’étonne en tout cas que l’on puisse présenter un dessin clairement antimilitariste comme une forme d’hommage au sacrifice de soldats, et s’indigner que tous ne le comprennent pas de cette manière. Je vois ici un bon exemple de la manière dont la tragédie vécue par la rédaction de Charlie Hebdo a rendu des concepts tels que « premier degré », « second degré » ou « humour » passablement incompréhensibles car ceux qui les emploient ne veulent pas tous dire la même chose. L’humour n’a plus à être drôle, la liberté d’expression de Charlie Hebdo n’est pas négociable mais user de sa liberté d’interprétation ou de critique fait de celui qui s’y essaie un soutien objectif de Daech.

  1. Fait méconnu : Cabu a commencé sa carrière alors qu’il était appelé en dessinant dans un journal de propagande militaire, Bled. []
  2. Cabu a perdu six procès face à l’Armée. On remarquera que le général qui écrit une lettre ouverte se contente de faire part de son sentiment, il ne menace pas Charlie Hebdo de poursuites. []
  3. Au passage, je dois admettre que je ne porte pas de jugement tranché sur cette question, j’ignore tout de la marge de manœuvre de la France et je ne sais pas ce qui est juste, ou « moins pire ». En revanche je me sens toujours perturbé par la quasi-absence de débat public véritable au sujet des conflits qui impliquent la France hors de ses frontières. Pour parler du burkini, il y a du monde sur les plateaux, mais pour nous expliquer nos guerres… []

De l’imposture

Philippe Huneman, historien et philosophe des sciences, a écrit une lettre à l’université Paris 1 Sorbonne pour expliquer pourquoi il refusait d’y participer à un événement intitulé Le Procès de Dieu1, ou plutôt, puisqu’il se savait déjà pris ailleurs à la même date, pourquoi il aurait refusé d’y participer eût-il eu le loisir d’avoir à en décider. Il a finalement choisi de rendre cette lettre publique et d’en faire une véritable tribune. On peut la lire sur medium.com sous le titre L’Université ne doit pas laisser entrer les imposteurs.

Paris I Panthéon Sorbonne, photo de Marie-Lan Nguyen.


La raison de son refus, c’est la présence, au milieu d’un aréopage apparemment prestigieux (j’écris « apparemment », car je suis loin d’être familier de tous les noms de la liste), d’un personnage pour le moins controversé : le chirurgien-urologue, chef d’entreprise, transhumaniste et bon client médiatique Laurent Alexandre, qui se voit présenter comme suit :
“Dr Laurent ALEXANDRE, chirurgien, entrepreneur, essayiste et expert en intelligence artificielle “.
Or le « expert en intelligence artificielle » coince : ce n’est pas parce qu’on est présenté comme un expert par les journalistes qu’on l’est effectivement, et l’impact médiatique de Laurent Alexandre sur ces sujets n’est pas forcément proportionné à la pertinence du contenu de ses interventions.
La tribune d’Huneman, tout en rappelant les positions politiques d’Alexandre, qu’il admet diamétralement opposées aux siennes, attaque surtout le fondateur de Doctissimo sur son manque de qualifications universitaires dans le champ pour lequel il passe désormais pour expert. La lettre est bien tournée, elle contient quelques formules qui font mouche et qui permettent de ricaner de la grenouille Alexandre qui veut se faire plus grosse que le bœuf :

Jusqu’à nouvel ordre, l’Université lui a décerné le seul titre de Docteur en médecine, et il n’est, académiquement parlant, que le coauteur de quelques études sur le dysfonctionnement érectile chez le rat, sujet certes honorable s’il en est. Seul l’usage présumé d’un ordinateur personnel ou d’un téléphone portable pourrait faire de lui un « expert en intelligence artificielle », mais à ce compte, le pain que j’achète au boulanger étant empreint de levure — cet organisme modèle des biologistes moléculaires -, me conférerait le titre respectable de microbiologiste, et le simple fait que je sois ultimement constitué de quarks m’instituerait en spécialiste de physique quantique (…) Le monde intellectuel français n’est pas, je crois, désertique au point qu’il faille inviter dans nos amphithéâtres des polémistes dont le mérite académique n’excède pas celui d’un gnou.

Suivent des justifications à mon goût un peu byzantines pour expliquer que l’on peut ne pas être d’accord avec quelqu’un mais tout de même l’accepter comme interlocuteur, à la condition qu’il ait les diplômes adéquats. Ainsi on pourrait accepter de discuter avec des eugénistes tels que Francis Galton ou Ronald Fisher, non parce qu’ils sont eugénistes, comme l’est Laurent Alexandre, mais parce que leurs vues découlent d’une véritable connaissance scientifique2.

Défense des imposteurs

On peut discuter. En fait, j’ai bien envie de défendre la corporation à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir : celle des imposteurs. Car si dans le domaine je suis sans doute bien moins sûr de moi que ne l’est Laurent Alexandre, si j’ai un peu plus d’humilité envers le monde académique et les spécialistes, je m’interdis rarement de m’exprimer sur des sujets pour lesquels je n’ai pas de diplôme de troisième cycle (numérique, histoire, techniques, arts et lettres…). J’essaie de creuser honnêtement ces sujets, tout simplement parce qu’ils me passionnent, mais je suis sans aucun doute parfois un spécialiste de café-du-commerce plus qu’autre chose. Et pourquoi pas ? À mon sens, il y a des liens que l’on ne peut tisser que si l’on accepte de papillonner sérendipitairement entre les références, des idées que l’on ne peut trouver que si l’on méprise les frontières entre les disciplines, si l’on accepte de suivre des intuitions, des obsessions, si l’on accepte d’oublier ou de négliger, au moins temporairement, ce qui entrave notre capacité à inventer3. Enfin, mais peut-être est-ce un peu un autre sujet, je crois même fondamentalement utile d’accepter de réinventer l’eau tiède, car même si cela semble une perte de temps, une connaissance que l’on a acquis par soi-même a une toute autre valeur qu’une connaissance que l’on a enregistré docilement en faisant confiance à ses aînés.
Quoi qu’il en soit, s’il est moralement digne de ne pas être un imposteur, une telle position peut facilement amener à croire que l’on ne peut jamais avoir tort. Inversement, l’imposteur a l’humilité de ne pas se considérer comme infaillible.

Laurent Alexandre, photo d’Olivier Ezraty.

Il semble que, sur la question de l’évaluation de l’intelligence, sur la transmission familiale du quotient intellectuel et sur les considérations politiques et anthropologiques qui en découlent, Laurent Alexandre s’assoie sans ménagement sur décennies d’études. On peut imaginer ce que cela a de rageant pour un historien et philosophe de la biologie de voir des erreurs manifestes diffusées auprès d’une large audience et gratifiée d’une aura académique indue. Je n’irai pas défendre Laurent Alexandre ici, pas plus que dans sa croisade un peu délirante contre Greta Thunberg et dans le positivisme techno-scientiste plus ou moins anti-écologiste qui l’anime4.

Au chapitre de l’intelligence artificielle, en revanche, et même si j’ai tendance à juger que Laurent Alexandre dit et écrit énormément de bêtises (en gros, il reprend à son compte la communication des gourous de la Sillicon Valley, mais à sa décharge il est loin d’être le seul à le faire), je me dois de renvoyer une question à Philippe Huneman : qu’a fait l’Université pour l’Intelligence artificielle ? Quelle est la légitimité supérieure de l’Université dans ce domaine ? Qu’est-ce qui justifie de faire de l’Intelligence artificielle une chasse gardée ? Certes, c’est dans le monde universitaire que la discipline est née et qu’elle a trouvé son nom — lors des célèbres conférences de Dartmouth en 1956. Certes, il existe de par le monde de nombreux laboratoires universitaires qui s’y consacrent, et ceux-ci obtiennent des résultats d’autant plus magnifiques qu’ils sont concrets et éloignés des fantasmes de rêveurs comme Laurent Alexandre ou de cauchemardeurs tels qu’Éric Sadin. Mais on se souviendra, il y a seulement trente ans, de la manière dont les États et les universités ont coupé les fonds des chercheurs en Intelligence artificielle et ont espéré voir cette embarrassante discipline mourir d’un lent abandon5. Le récent regain de l’Intelligence artificielle a de nombreuses causes, notamment la montée en puissance des ordinateurs, qui permettent de traiter des quantités de données immenses en un temps réduit ; les applications trouvées par l’industrie ; et bien entendu le travail des chercheurs qui ont persisté à travailler malgré les doutes ou l’hostilité de leurs tutelles.
S’il y a une chose dont je suis certain, c’est que le retour en grâce académique de la discipline est in fine la conséquence de son retour médiatique. En fait, c’est parce que l’on voit la tête de Laurent Alexandre dans les newsmags qui traînent chez le dentiste que nos gouvernants ont fini par investir à nouveau dans l’Intelligence artificielle. Ça en vexera plus d’un de l’entendre, mais j’ai peur que ça soit une vérité.

Sans s’appesantir sur la période qu’on qualifie de « second6 hiver de l’Intelligence artificielle » et sur la manière dont nous en sommes sortis, je note que l’Intelligence artificielle est et sera toujours une discipline indisciplinée, diverse par les méthodes, les approches et même les objectifs poursuivis. Ses fondateurs et ceux qui la font vivre ne sont pas tous spécialistes, on dénombre bien entendu des ingénieurs, des informaticiens, des mathématiciens, mais aussi des cognitivistes, des philosophes, des linguistes, des spécialistes de la perception, des éthologues, des économistes, des sociologues, des juristes ou même des théologiens et des spécialistes de l’éthique. Et parmi les gens de toutes ces disciplines, certains n’ont aucune pratique de la programmation informatique voire aucune véritable compréhension des aspects techniques à l’œuvre. Les buts des recherches en Intelligence artificielle peuvent être assez divers aussi. Certains veulent comprendre et étudier les mécanismes de la pensée animale, veulent définir le concept même d’intelligence, d’autres veulent créer des outils neufs, et cherchent à reproduire ou à améliorer des fonctions de notre cerveau, comme l’identification des visages ou l’interprétation des sons. Il y a peu de liens entre un système auto-organisationnel robotisé, un partenaire virtuel du jeu d’échecs, l’automatisation de la démonstration de théorèmes, la génération de récits de fiction ou l’interprétation des expressions du visage, mais tout cela peut relever de l’Intelligence artificielle.

Certes, être un domaine à la mode est à double-tranchant. Les promesses qui ne peuvent être tenues et le ré-emballage mensonger7 brouillent l’image de la discipline et peuvent lui causer un tort considérable. Je ne suis pas certain que Laurent Alexandre représente un grand péril dans le domaine, car il assume un rôle de prophète, de provocateur, de marchand de rêves et même, d’expert sans légitimité. Certes, il a été invité à expliquer l’importance stratégique de l’Intelligence artificielle devant une commission sénatoriale, et on peut s’en indigner, considérant son manque de qualifications, mais ce n’est pas par fraude ou par erreur qu’il a été reçu, c’est parce qu’il tient le discours que ses auditeurs parlementaires avaient envie d’entendre et qu’il le fait sur le ton qui leur convient. Les gens sérieux sont beaucoup plus ennuyeux que les camelots. Et ça, Philippe Huneman doit très bien le savoir lorsqu’il écrit :

Qu’on les déplore ou qu’on les combatte, nous ne faisons pas les règles des médias et des réseaux sociaux

Eh oui, car Laurent Alexandre est bel et bien spécialiste de quelque chose : il sait parler dans le poste. C’est un talent et un talent qui n’est pas donné à tout le monde, loin de là. Cela réclame beaucoup d’aplomb, parce que les médias, et particulièrement les médias de flux à large audience, sont désemparés lorsqu’ils se trouvent face à quelqu’un qui prend le temps de réfléchir avant de parler, qui admet qu’il n’a pas la réponse, qu’il doit s’informer et qu’il ne sait pas tout. Ils sont décontenancés lorsqu’une opinion n’est pas tranchée. Ils cherchent des caricatures, des gens qui incarnent une idée, un combat, une idéologie, des personnages. L’important n’est pas de dire des choses justes, mais de faire couler le robinet, car tant que le robinet coule, que tout est fluide, tout va bien, le public est rassuré et pense que sa prise sur le monde ne réclame que peu d’efforts : on choisit son cheval. Je me comprends.
Mais de son côté, le monde académique est-il parfait ? Pour y survivre, il faut disposer de certaines qualités que ne sont pas forcément d’ordre scientifique. Certaines personnes ont construit une carrière solide sur un plagiat éhonté ou sur une bonne d’ose d’opportunisme : il vaut parfois mieux avoir raison sur le sens du vent que de faire de grandes découvertes — combien de chercheurs, en privé, se plaignent d’avoir dû orienter leur carrière vers telle ou telle direction, tel objet d’étude, non parce que ça leur semblait juste mais parce que c’était le domaine à la mode du moment, le domaine porteur qui donnait le plus de chances d’être qualifié dans sa section du CNU et d’obtenir un poste de maître de conférences ?
Je ne dis pas que les universitaires escrocs sont légion, j’espère bien que non, mais les qualités qui permettent de faire une longue carrière universitaire ne sont pas forcément celles qui permettent de devenir une figure notable de l’Histoire des sciences.

Philippe Huneman (photo piquée sur le site theconversation)

Loin de moi l’idée de renvoyer dos-à-dos universitaires sérieux et créatures médiatiques farfelues, il ne faudrait pas non plus pousser, et je comprends bien que les invitations faites à Laurent Alexandre par Paris I ou l’école polytechnique aient provoqué des remous, mais je me demande si la motivation originelle du refus de Philippe Huneman est bien d’épargner l’immaculée Université de la souillure que constituent ceux qui ne viennent pas du sérail — ce qui serait à mon sens une erreur, car on a le droit d’avoir une bonne idée même si on n’est pas diplômé —, ou s’il ne procède pas du constat vexé que, dans un affrontement entre le sérieux et la séduction, la bataille soit déjà perdue. De l’intérieur.

  1. Le sujet précis de cet événement n’est pas rappelé dans le texte. L’auteur en parle comme d’un « festival d’éloquence ». []
  2. L’un et l’autre, cependant, refuseraient l’invitation puisqu’ils sont décédés depuis longtemps. []
  3. Je suis conscient du caractère douteux et irresponsable de ce que j’écris. []
  4. Il y a de l’espoir, cependant : dans un récent article, Laurent Alexandre reprend un peu les idées de Jean-Marc Jancovici, qui explique que le prix négligeable du pétrole est un drame écologique. []
  5. Un exemple, dans mon université, Paris 8, le département Intelligence artificielle (pionnier en France dès le début des années 1970) est devenu « informatique avancée » : le nom « intelligence artificielle » avait trop mauvaise réputation pour être conservé. []
  6. second, car il y en a eu un autre entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980. []
  7. Combien de services numériques s’auto-gratifient d’un label « Intelligence artificielle » puisqu’il est porteur alors qu’ils relèvent de l’informatique la plus traditionnelle ou du digital labor ? []

Les joyeuses colonies de vacances

Je suis tombé sur une série de tweets dans lesquels un animateur de colonies de vacances racontait son expérience de la visite du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. L’animateur expliquait que l’équipe ministérielle et sa suite (presse, élus,…) avaient envahi le lieu et s’étaient montrés plutôt sans-gène. Il racontait aussi, détail incroyable, que le ministre avait insisté pour poser avec deux fillettes à qui ses services ont fourni une pancarte préparée à cet effet et sur laquelle était écrit « Vive le ministre de l’éducasion nasionale ».

La pancarte

Imaginer que l’on ajoute intentionnellement des fautes d’orthographe pour obtenir un effet enfantin et mignonnet, c’était tellement gros, tellement idiot que, n’étant personnellement pas connu pour mon soutien inconditionnel à l’actuel gouvernement, j’ai bien voulu y croire.
Pas sans aucune précautions, j’ai bien entendu fait une vérification superficielle : le profil de l’auteur des tweets a été créé il y a cinq ans, il a des centaines d’abonnés et ses tweets jusqu’ici étaient ceux d’une véritable personne, avec ses préoccupations de jeune homme, enfin ce n’était pas le profil habituel d’un troll politique destiné à diffuser des nouvelles douteuses. Au minimum je pouvais tout à fait croire qu’il était bel et bien un jeune animateur de colonies de vacances, ce qui semble se confirmer du reste.
J’avais quelques autres arguments pour croire à cette histoire, nptamment ma propre expérience des ministres (après deux ans de service national dans un ministère — je crois qu’on me ferait un procès si je racontais certaines choses décevantes de la part de ministres qui ont laissé un bon souvenir) et des visites officielles. Et puis je trouvais le panneau maîtrisé, et tellement fait (à l’exception du choix d’un feutre jaune) pour être lisible à une certaine distance et donc, adapté à une prise de vue, que ça me semblait là encore accréditer la thèse.
Enfin, dans ses tweets, le jeune animateur me semblait un brin naïf, notamment lorsqu’il s’étonnait qu’une visite ministérielle perturbe son travail sans ménagements et lorsqu’il s’indignait que le ministre et son équipe ne rangent rien en partant, préoccupation typique d’animateur de structure d’accueil d’enfants.
Enfin, sans même le récit de la manipulation, l’image de deux petites filles posant avec un ministre qui tient lui-même une pancarte à sa gloire était assez étrange et perturbante.

La photographie en question (reconstitution, avec un peu d’aide de Stanley Kubrick, pour Shining, et Barry Sonnenfleld pour son adaptation de la Famille Addams)

Comme j’y ai cru, j’ai retweeté, puis insisté, facebooké, j’ai débattu avec les militants de la République en marche qui refusaient totalement que cette affaire pût avoir eu un fond de vérité quelconque, j’ai participé à indigner les indignés.
Et puis hier, l’auteur du témoignage a eu un rendez-vous avec sa hiérarchie, et à la sortie, a publié un démenti sur Twitter, expliquant que son témoignage relevait du ressenti, qu’il avait été mal informé — formule étrange qui suggère que le ressenti évoqué n’était pas le sien et qu’il s’agit d’une histoire d’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Que l’affaire de la pancarte ait été vraie ou non, c’est sans doute ce que ce jeune homme aurait été forcé d’écrire à la fin : on ne ridiculise pas un ministre publiquement en le mettant en porte à faux avec la structure à laquelle on appartient, trop d’intérêts sont en jeu pour que l’initiateur de la polémique ne soit pas soumis à une pression telle que, sauf militantisme réel, il soit forcé de s’écraser. Mais il semble que ce soit vrai, enfin que la fausseté du témoignage soit finalement indiscutable puisqu’un article de France info l’a révélé : la photographie n’a pas été prise dans la structure qui emploie l’animateur, ni le jour qu’il a dit. La messe est dite.

Gros malin !

Dont acte. Conformément à ma politique personnelle lorsque je suis pris en flagrant délit d’avoir relayé une fausse nouvelle, je n’essaie pas de faire semblant : je ne supprime pas mes tweets, par égard pour ceux qui ont participé à la discussion, par souci de transparence et de traçabilité1, et aussi pour ne pas essayer de m’en tirer ni-vu-ni-connu : je veux bien que l’on me juge, mais sur pièces2. En revanche, j’ai dépensé une certaine énergie à informer des nouveaux éléments ceux que j’avais désinformés, notamment en relayant l’article de France-Info mentionné plus haut. Et j’écris même un article, celui que vous êtes en train de lire, pour le raconter. Nulle perverse auto-flagellation ici, je crois fermement qu’une erreur ne devient une horreur que lorsque l’on n’accepte pas de la reconnaître pour ce qu’elle est, une erreur, ni d’en tirer une leçon.
Ce qui mène au complotisme, je pense, c’est ce dans quoi on tombe lorsque l’on n’arrive pas à renoncer à un récit séduisant qui s’est avéré erroné et que l’on ne peut continuer à croire qu’en refusant les faits et la logique, en excluant tout détail qui ne va pas dans le sens voulu, et parfois pire, en doutant que rien soit vrai, et surtout ce que tous considèrent comme acquis. Dans les films, les héros complotistes sont récompensés par le scénario, car la vérité est toujours cachée et les illuminés ont toujours raison. Ailleurs, c’est plus rare ; le scénario de la vraie vie n’est pas toujours écrit de manière trépidante.

Je ne risque pas de m’engager à tourner à l’avenir sept fois mes mots dans ma bouche avant de les tweeter car si à cinquante ans (dont la moitié passée à écrire sur Internet, de Usenet à Twitter) je n’y suis jamais parvenu, ça ne risque pas de s’arranger un jour3. Et puis ça ne me dérange pas d’être un peu bête, ça me semble être une forme élémentaire de politesse envers mes congénères : c’est trop facile d’être toujours vertueusement prudent. Enfin je me comprends. Mais ça me pousse néanmoins comme toujours à m’interroger sur ce que je suis prêt à croire et à diffuser aisément et sur ce que ça dit sur moi (ne me dites pas, je préfère trouver la réponse tout seul).

  1. Nombre de gens pris dans un bad buzz twittereque ont eu le très mauvais réflexe de supprimer tout ce qu’ils avaient posté de suspect, ne pouvant plus guère plaider leur cas sur pièces ensuite, puisque les indices avaient disparu. []
  2. C’est mon côté rousseausite : « Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose, Je fus meilleur que cet homme-là. » J.-J. Rousseau, Les Confessions. []
  3. Je suis néanmoins conscient qu’il faut faire un peu l’effort de vérifier les choses avant de les diffuser, car la réparation d’une erreur est souvent moins entendue que l’erreur elle-même : ce qui marque le plus, c’est la première chose que l’on a ressenti (indignation, rire, colère,…) en entendant un fait, pas le processus beaucoup plus cérébral de la précision et de la révision. []

Vrais et faux journalistes

Le reporter de rue Gaspard Glanz a passé deux jours en garde-à-vue. Un CRS l’avait gratuitement repoussé alors qu’il demandait à rencontrer un responsable pour se plaindre d’avoir été la cible d’un jet de grenade tandis qu’il filmait une manifestation. Il avait répondu au geste dédaigneux et brutal du fonctionnaire par un doigt d’honneur1, ce qui a apparemment suffi à justifier à une arrestation, suivie d’une garde-à-vue prolongée, qu’ont condamnées le Syndicat national du journalisme et Reporters sans frontières. Ces organismes s’étaient également émus de l’arrestation d’Alexis Kraland, autre journaliste, emmené huit heures en garde à vue pour avoir refusé d’obtempérer aux policiers qui lui ordonnaient de jeter ce qu’ils ont qualifié d' »arme de destination » : sa caméra. Se faire intimer l’ordre d’endommager son outil de travail sous un prétexte évidemment fallacieux, voilà encore une violence inacceptable.

Notons que Gaspard Glanz, qui produit des images sur des sujets engagés2 a eu une importance capitale dans l’affaire Benalla, car s’il n’est pas l’auteur des images qui ont lancé l’affaire, il a retrouvé dans ses propres enregistrements du premier mai 2018 plusieurs autres vidéos montrant Benalla dans des situations et avec des équipements inappropriés à ses fonctions.

Entendons-nous, chacun a le droit d’être macroniste ou anti-macroniste, de grincer des dents face aux journalistes-activistes attentifs aux violences policières ou au contraire à l’écoute des éditorialistes BFM qui justifient ces violences, On a le droit d’être dubitatif ou hostile aux revendications des gilets jaunes ou d’être soi-même gilet jaune… mais si on en vient à soutenir des violences envers ceux qui témoignent ou les entraves à la liberté de la presse, on est mûr pour laisser complètement tomber le masque de la démocratie et passer à Bolsonaro, Orban, Pinochet et autres. Je ne dramatise pas, tout ça est une question de principes : la liberté d’informer, de s’informer, ne peut pas être conditionnelle. Si une partie des informations est occultée, comment les citoyens peuvent-ils juger la situation réelle de leur pays ? Comment leur vote pourrait-il avoir la moindre valeur ? Et donc, comment pourrait-on se dire en démocratie ?

Astucieux : pour son « doigt d’honneur » criminel, Gaspard Glanz aurait pu être jugé en comparution immédiate, mais voilà, l’audience est fixée au 18 octobre et le jeune reporter n’a plus le droit de se trouver à Paris les samedis jusqu’à cette date. Un peu gros ?

Quelques personnes, sur Twitter par exemple, ont justifié ou applaudi l’arrestation, la garde-à-vue et ses suites, en déniant à Gaspard Glanz le droit de se dire journaliste. C’est le cas par exemple l’éditorialiste Brice Couturier, qui écrit « J’ai eu l’occasion de dénoncer ce Gaspard Glanz dans les Matins de France Culture en tant que militant d’extrême-gauche, déguisé en journaliste », ou encore du dessinateur Xavier Gorce qui ironise sur le fait qu’une facture de (caméra) GoPro tient lieu pour certains de carte de presse.
Ce flagrant défaut de confraternité rappelle la fraîcheur qui avait accueilli les premiers scoops de Médiapart, au cours du quinquennat de Sarkozy : les professionnels de la profession les plus installés se voyaient dépossédés par un site web de leur pouvoir de faire et défaire les scandales . Et aujourd’hui, ce qui leur fait peur, c’est peut-être de se découvrir vieillissants et peu réactifs face à quelqu’un qui court les rues avec une caméra puis poste ses vidéos en ligne.

Quand Gaspard Glanz est sorti de garde-à-vue, il y avait tout de même quelques confrères : Europe 1, RMC, Sud Radio et Libé. Le jeune reporter leur a demandé s’ils étaient munis de cartes de presse eux-mêmes : ce n’était le cas que d’un sur deux. Eh oui, le journalisme n’est pas défini par le fait d’être titulaire d’une telle carte. Ce n’est pas un titre, l’activité peut s’exercer en amateur, en dilettante, en autodidacte, ou au contraire être le fruit d’une formation spécialisée, elle peut être militante (et donc centrée sur des sujets précis – mais le militantisme n’est pas forcément un gage de malhonnêteté). Ce qui permet de dire que quelqu’un fait du journalisme, c’est avant tout qu’il produit et diffuse de l’information. Si ces informations ne pourraient exister sans lui, alors son travail est non seulement légitime, mais utile. Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, disait : « l’objectivité n’existe pas, mais l’honnêteté, si ».

Parlons d’honnêteté, justement. Hier la chaîne CNews (Bolloré) a diffusé un publi-reportage sur le bain de foule d’Emmanuel Macron au Touquet. Je n’ai pas eu la chance de voir ces images, mais j’imagine leur contenu : avant des annonces capitales, profitant du week-end de Pâques, le président vient se ressourcer sur ses terres, où il n’a que des amis, bien entendu.

Si je n’ai pas pu voir cette vidéo, c’est que CNews l’a supprimée lorsque des taquins ont remarqué un détail : l’apparition à l’image d’un étrange garde-du-corps : Alexandre Benalla ! Eh oui, encore lui, le running-gag de la République en Marche, le chewing-gum sous la semelle d’Emmanuel Macron. Puisqu’il est peu probable que Benalla accompagne le président dans ses déplacements publics avant longtemps, une seule conclusion s’impose : ces images n’ont pas été tournées ce week-end.

Entre des gens employés par une chaîne d’audience nationale, qui diffusent des images d’archive en les faisant passer pour actuelles, et un reporter engagé qui diffuse des images dont personne ne conteste la véracité, qui est un vrai journaliste ?

  1. La vidéo de l’arrestation de Gaspard Glanz suffit à elle seule pour établir le caractère arbitraire et abusif de la réaction des policiers. On note un motif récurrent ; quand des policiers arrêtent quelqu’un, leurs collègues se mettent aussitôt en formation pour faire rempart entre l’action et les caméras, puis repoussent les éventuels curieux à coup de matraque. []
  2. Glanz a couvert Notre-dame-des-Landes, les Gilets jaunes, la Jungle de Calais, les pérégrinations des migrants dans les Balkans… Il ne cache pas son positionnement politique, sa sensibilité, qui l’amène à être notamment attentif aux cas de brutalité policière. Selon certains, cela le disqualifie. Comment se fait-il que l’on trouve plus rassurant un patron de presse qui instrumentalise l’information au profit de son influence personnelle, comme le font Bolloré, Dassault, Arnault,… à des journalistes qui ont des convictions politiques ? C’est un grand mystère pour moi. []

L’exemplarité du prof

De temps en temps, je diffuse une fausse-nouvelle. De bonne foi, bien sûr, mais le fait de se faire attraper et de participer ensuite sottement à abuser d’autres personnes n’en constitue pas moins une petite vexation. C’est ce qui m’est arrivé ce matin lorsque j’ai tweeté deux images du tableaux Suzanne et les vieillards, par Artemisia Gentileschi, dont l’une, censément photographiée aux rayons X révèle une image bien plus violente et torturée que la peinture telle qu’elle nous est connue :

Rappelons que le récit biblique de Suzanne raconte l’histoire d’une jeune femme qui, pour avoir refusé les avances de trois vieux cochons est accusée par ces derniers d’adultère et est condamnée à mort. Elle est heureusement sauvée par le prophète Daniel qui passait dans le coin. La particularité de ce tableau est qu’il est de la main d’une peintre baroque de grand talent, Artemisia Gentileschi, qui a elle-même subi un viol et, chose rare, a poursuivi son violeur devant la justice papale (puisque cela s’est passé à Rome), ce qui réclamait une certaine détermination car ce genre d’enquête, à l’époque, n’avait rien à envier à celles qui ont lieu dans des pays tels que l’Arabie Saoudite : examens gynécologiques humiliants, interrogatoire et même tortures ! Le procès, dont l’instruction a duré sept mois, a permis d’établir que le violeur, à qui Artémisia avait été confiée en apprentissage par son père, était une fripouille dans de nombreux domaines : violeur, voleur, assassin en puissance et coupable d’inceste. Il a été condamné à un an de prison, et l’a surtout été parce qu’il n’avait pas honoré sa promesse d’épouser sa victime, ce qui pour la justice papale eût sans doute constitué une conclusion heureuse.

Depuis toujours, on cherche des traces de rage ou d’envie de vengeance dans la peinture d’Artemisia Gentileschi. Et c’est tentant, car plusieurs de ses tableaux exposent des rapports hommes/femmes pour le moins tendus, avec décapitations, égorgements, meurtre à coup de clou et de marteau. Cependant le Suzanne et les vieillards, exécuté par l’artiste, alors âgée de dix-sept ans, ne peut pas être une réponse au crime qu’elle a subi puisque celui-ci a eu lieu deux ans plus tard.

L’histoire de la version cachée du tableau et découverte grâce aux rayons X était trop belle pour être vraie, et un quart d’heure après mon tweet d’origine, le graphiste Adrien Havet a signalé mon erreur et fourni la source originelle du document, le travail de l’artiste Kathleen Gilje :

À ma décharge, outre le fait que l’information erronée m’avait été transmise par une chaîne de personnes de confiance (un ami avais repris le post d’une directrice de musée qui elle-même l’avait trouvé sur une très sérieuse page Facebook consacrée à la restauration de peintures), un malicieux s’était amusé à légender les images (ce qui était peut-être l’élément le plus suspect, me dira-t-on) :

Bien entendu, j’ai aussitôt publié un correctif, et même plusieurs, en réponse aux personnes qui commentaient, et ceci dans l’espoir que mes corrections auraient autant d’écho que le tweet d’origine, qui a été largement diffusé.

Twitter ne permet pas de corriger un tweet : on le laisse ou on le supprime, mais on n’en modifie pas le contenu, l’alternative est binaire. C’est donc un dilemme fréquent : faut-il faire bruyamment connaître sa bévue, ou bien se contenter de supprimer le tweet erroné, au risque de laisser à la place des conversations tronquées et farcies d’explications que l’escamotage rend incompréhensibles ?
En général, je préfère la première solution, qui me semble honnête et claire, puisque j’assume mon erreur, je la dénonce et j’en rends compte. J’ai toujours trouvés un peu ridicules ceux qui suppriment une information erronée comme si elle n’avait pas jamais existé. Et je me dis aussi que faire connaître une erreur en tant que telle permet d’éviter que celle-ci soit commise à nouveau à l’avenir, car après tout il suffit à toute personne dubitative ou curieuse de cliquer sur mon tweet pour voir apparaître les dénégations.

On peut m’objecter que mon attitude n’interrompt pas vraiment la diffusion de l’information erronée puisque, un peu comme avec tout média de flux, les correctifs sont rarement aussi bien diffusés que les erreurs qu’ils réparent.
C’est ce que fait le dénommé @Khagneux, qui en tire des conclusions sur ma compétence professionnelle, sur ma moralité, et sur le prix auquel il estime mes compromissions intellectuelles : une poignée de retweets ! Quant à ma correction, elle n’est qu’un « simple » commentaire.
Heureusement qu’il ne s’agit pas d’un sujet trop grave, qu’est-ce que j’aurais pris sinon !

J’ai aussi eu une conversation avec un dénommé @FitZ7_ (ci-dessus), qui a commencé, en contribuable révolté, par se plaindre du fait que mes tweets erronés sont payés par ses impôts, puis qui a interrogé, lui aussi, ma moralité et ma compétence professionnelle. Je suis assez habitué à l’Argumentum ad professerum, lequel surgit facilement dans les conversations et me semble signe d’une envie de rabaisser une autorité. Ne m’étant jamais vu comme une autorité, un mandarin, un ponte, un donneur de leçons, je ne me suis jamais senti particulièrement heurté, j’ai toujours eu l’impression que ça ne s’adresse pas vraiment à moi, que cela répondait à des frustrations qui m’échappent.

Mais bon, cette histoire est l’occasion de réfléchir aux droits et devoirs d’un enseignant en nouveaux médias : est-ce qu’accompagner des étudiants sur des projets de design numérique impose d’utiliser Twitter sans jamais commettre la moindre gaffe ? Ce n’est pas la première ni la dernière fois que je tombe dans un panneau. Ma vision de l’apprentissage (celui de mes étudiants comme le mien, toujours à faire), inclut la sérendipité, la dérive, l’expérience, le risque, l’accident, la surprise, les essais et les erreurs. Se tromper est souvent l’occasion de réfléchir à un sujet, d’apprendre quelque chose. On dit d’ailleurs « ça me fait une leçon ». Pour ce qui est de l’enseignement, un équilibriste qui n’est jamais tombé peut-il enseigner à ses élèves comment on marche sur un fil ? Le fondement même de la démarche scientifique n’est pas tant de savoir que d’apprendre, n’est pas tant d’avoir raison que de savoir réviser son avis et tirer parti de ses erreurs, justement. Vraiment, je ne vois pas tellement le souci. Je ne suis pas spécialement fier d’avoir été la victime et le vecteur d’un canular, mais il me semble que le cacher, en espérant personne ne le voie ou que tout le monde l’oublie, surtout moi, n’est pas une occasion de progresser.
Quant à l’exemplarité, je n’y crois pas. J’ai lu suffisamment de dystopies pour savoir que le prix à payer pour la perfection est de faire taire ceux qui n’y croient pas. Pour être exemplaire, il n’est pas question d’espérer être parfait — c’est impossible —, il faut refuser d’admettre les erreurs que l’on a commises, les effacer, prétendre qu’elles n’ont jamais existé.

De l’anti-footisme

Je suis anti-football, je ne peux pas m’empêcher de manifester cette hostilité, comme si je ressentais le besoin irrépressible de me montrer désagréable envers ceux qui suivent les matchs avec fièvre, alors que je pourrais me contenter d’y être indifférent comme je suis indifférent à l’existence de bien d’autres passe-temps que je ne partage pas.
Mais c’est plus fort que moi.
Je n’en tire pas fierté, on ne saurait se sentir philosophiquement satisfait de réagir de manière automatique, à une pulsion « plus forte que soi ». Et puis je sais qu’au fond ce n’est pas très gentil de tenir constamment à faire savoir qu’on n’aime pas, voire qu’on méprise, les passions d’autrui. Et pire, en étant anti-football, je suis m’inscris moi-même dans un cliché, car même s’il semble minoritaire lorsqu’on allume le poste de télévision ou qu’on sort dans la rue un soir de match international, le discours anti-football est plutôt banal, et s’accompagne d’un ramassis de poncifs auxquels je ne souscris d’ailleurs pas forcément.

Je trouve assez suspect, par exemple, de faire remarquer que les footballeurs sont des millionnaires qui courent sur une pelouse pour distraire des pauvres. Car j’entends dans cette phrase si souvent proférée l’idée qu’il est illégitime pour un enfant de prolétaires de devenir riche, chose qu’on se garde de reprocher à toutes sortes de gens bien plus riches mais dont la fortune n’est parfois fondée que sur le talent d’être né dans le bon château.
Les footballeurs ne sont pas que des enfants de prolétaires, ils sont eux-mêmes les prolétaires ultimes, puisque l’unique chose qu’ils possèdent, c’est leur force de travail, c’est leur corps, et il suffit qu’ils prennent un mauvais coup au genou pour ne plus être grand chose dans leur domaine, comme feu mon beau-père Franko, un Croate, d’ailleurs, (enfin Yougoslave à l’époque) qui a joué en France et qui du jour au lendemain est passé du sport de haut-niveau à une existence de simple ouvrier .
J’ai cru comprendre que les choses se sont un peu améliorées depuis les années 1960, on ne traite plus les footballeurs professionnels comme des chevaux de galop que l’on abat lorsqu’ils se sont fait une entorse, on les prépare activement à leur vie d’après, on leur apprend à gérer leur argent, à investir, et on surveille leur santé. Et c’est très bien.
Le public est à mon avis conscient du statut prolétaire des footballeurs et c’est bien ce qui fait d’eux des héros populaires, et ce qui fait d’eux bien autre chose que des « millionnaires ».

Tous les français ne soutiennent pas l’équipe de France, mais ça peut être pour de bien mauvaises raisons, comme « Riposte laïque », site web facho qui se fait passer pour défenseur de la laïcité mais semble vivre dans l’obsession du phénotype des joueurs, nommant les tricolores « équipe d’Afrique de France » et soutenant d’office les Croates non pour leur talent mais parce qu’ils ont tous la peau claire.

Le sport lui-même

Le football est avant tout une culture, j’en donnerai une définition plus loin, mais c’est aussi un sport. Et un sport sans doute plaisant à pratique. Taper dans un ballon est une activité plaisante, et les jeux d’adresse (viser juste avec le ballon) aussi. J’imagine que la stratégie d’équipe constitue également une expérience intéressante à vivre — et c’est en tout cas une chose que les gens aiment regarder. Mais le football est aussi un sport interminable (le temps d’un film !), où les équipes passent leur temps à aller dans un sens, à revenir, à repartir, à re-revenir, et où il peut ne rien se passer pendant quatre-vingt dix minutes (sauf, souvent, au moment où on est aux toilettes). J’y vois aussi des grands dadais se rentrer dedans puis se mettre en position latérale de sécurité grimaçante pour faire croire à l’arbitre que c’est l’autre le méchant, puisqu’il mime moins bien la douleur. À présent que les matchs sont filmés en gros plan, les joueurs m’apparaissent comme des gens dont la première caractéristique est de passer leur temps à cracher par terre. Peut-être qu’ils crachaient tout aussi fréquemment avant, peut-être que courir dans tous les sens pousse à glavioter, mais ça n’en est pas moins dégoûtant et cela constitue un mauvais exemple. Depuis quelques années, dans les rues de Paris, et même parfois dans les rames de métro, je vois les ados et les jeunes adultes cracher facilement, bien plus facilement qu’il y a trente ans, ce qui me semble sale et peu hygiénique. Je peux me tromper mais je crois bien que le football y est pour quelque chose : à défaut de jouer comme Zidane, on peut porter son maillot, ses chaussures, et puis cracher.

Même un quotidien réputé pour sa distance tel que Le Monde semble gagné par la ferveur quasi religieuse qui entoure le football.

Le football, pour moi, c’est aussi de mauvais souvenirs d’école, mais je vais tenter de ne pas trop y penser, histoire de tenter de rester objectif.

La culture

Le football n’est pas seulement, voire pas vraiment un sport, un jeu, car il y a bien plus de spectateurs que de sportifs. Le football est une culture, c’est à dire un ensemble d’institutions, de lieux, de rites, d’objets et de références qui rassemblent une communauté de personnes. Et c’est, bien entendu aussi, une économie. Cette culture a deux faces. Le premier, c’est le plaisir du spectacle sportif, le plaisir de se rassembler pour participer ou assister à des exploits sportifs. Ça me semble positif et sympathique, pas de problème. Le second volet, la face sombre, c’est tout le reste : les supporteurs qui s’affrontent physiquement dans une furie patriotique (que la patrie soit le village, la ville ou le pays), et la joie parfois effrayante des supporters des équipes victorieuses. Il y a quelques jours, la France a remporté un match et j’ai vu des gamins au permis tout frais faire d’absurdes tours de mon pâté de maisons (alors que ma rue est censée être interdite à la circulation) en hurlant par leurs fenêtres, d’où dépassaient des drapeaux bleu-blanc-rouge. Ce drapeau n’est pas le drapeau de la Révolution française, qui était à l’origine rouge-blanc-bleu. En revanche c’est bien le drapeau qu’on a utilisé pour envoyer un million et demi d’hommes mourir dans les tranchées pendant la grande guerre, c’est le drapeau de l’Empire colonial français, le drapeau des guerres napoléoniennes ou de Vichy (légèrement modifié dans l’un et l’autre cas), enfin un drapeau qui a du sang sur les mains, si j’ose dire, et qui a finalement failli me tuer moi aussi la semaine passée, car les jeunes chauffards, rendus imprudents par leur joie, m’ont dangereusement frôlé.
Bien entendu, le football n’est pas la seule occasion qui existe pour voir des gens s’aviner et agir de manière inconsidérée dans l’espace public, mais c’est une des rares où une énorme quantité de gens fait ça exactement en même temps.
Vu de l’extérieur, entre les drapeaux, la marseillaise, les cris et la détestation de l’adversaire, le football ressemble beaucoup à la guerre. Peut-être que c’est une façon d’éviter la guerre, après tout, en s’en tenant au simulacre, mais ce n’est pas certain, ça ressemble parfois à un entraînement, à une répétition. Et on peut régulièrement vérifier que ce sport s’accommode sans problème de la dictature, quand il n’est pas un outil de manipulation des foules ou de propagande étatique ou géopolitique.
Il y a beaucoup de dégradations et de violences (et même des accidents mortels) en marge des matchs importants, mais même si les médias les recensent, je note que c’est avec une certaine indulgence, avec bien plus d’indulgence en tout cas qu’avec les débordements équivalents qui entourent des manifestations politiques. Un abribus cassé par des supporters relève du phénomène naturel tandis que si c’est en marge d’un cortège opposé à une loi récente, ça devient un objet de débat public : « les manifestations vont-elles trop loin ? ». On demandera à un leader syndical de condamner des violences mais je ne croie pas qu’on demande la même chose au président de la FIfa ou à l’entraîneur de l’équipe de France.

Un dessin du caricaturiste brésilien Latuff, triste personnage surtout célèbre pour avoir remporté le deuxième prix au « Concours international de caricatures sur l’Holocauste » organisé en 2006 par l’Iran en réponse aux caricatures de Mahomet. Le dessin ci-dessus me semble prouver que beaucoup investissent dans les compétitions sportives bien d’autres choses que du sport, et voient des implications historiques (la Croatie – comme la France du reste – a eu un gouvernement fasciste pendant la seconde guerre mondiale) là où il est peu probable que les sportifs eux-mêmes se sentent concernés par des histoires qui se sont déroulées un demi-siècle avant leur naissance..

La magie

Le Football me semble aussi constituer une opération chamanique, et c’est quelque chose d’un peu émouvant : des millions de gens semblent vraiment convainquis qu’une partie d’eux-mêmes est mystérieusement reliée aux onze personnes qui courent sur le terrain, et que la défaite de l’équipe est leur défaite, et surtout, que sa victoire est leur victoire. Ils disent « on a bien joué » comme s’ils avaient eux-mêmes usé leurs crampons. Là encore, quand on n’est pas capable de comprendre, ou plus exactement de ressentir cette magie, elle est bizarre et effrayante. Des gens sans lien les uns avec les autres, qui peut-être se détestent politiquement ou personnellement, constituent soudain une communauté non autour d’idées, de valeurs ou d’un sentiment affectueux quelconque, mais contre des personnes identifiées comme ‘l’adversaire », « l’ennemi », enfin « l’autre », celui dont la douleur est notre plaisir et inversement. La neurologie a malheureusement démontré que si nos circuits de la douleur s’activement lorsque nous voyons des gens auxquels nous nous identifions souffrir physiquement, la souffrance d’une personne « autre » nous est nettement plus indifférente, et lorsque cet autre est un adversaire (même sportif), ce sont nos circuits neuronaux du plaisir qui s’activent. Ce mécanisme, qui s’explique bien du point de vue de la survie de l’individu au sein du groupe, est le fondement naturel du racisme, mais il n’est pas forcément lié au phénotype : porter l’écharpe du club adverse vous transforme en « l’autre ».
Ce soir, après la victoire de la France, les églises ont sonné. Dieu est censé avoir choisi l’équipe « bleue » plutôt que l’équipe à damiers ?

L’enthousiasme de la victoire libère certains élans d’amour et délie les langues de gens qui, j’en fais le pari, sont en règle générale plutôt du genre à exprimer des pensées homophobes que le contraire…
Sur un sujet voisin, sur Twitter quelqu’un a compilé une impressionnante collection de témoignages d’agressions sexuelles subies en de la part de supporters que la victoire rend tout-permis.

En conclusion, il me pèse un peu d’être anti-football. Non parce que ça me place en minorité, certainement pas, car en bon anarchiste individualiste, être minoritaire est un sentiment qui m’est agréable, mais parce que je constate que je suis moi aussi un cliché en étant anti-foot, que j’appartiens aussi à un groupe, que je m’inscris peut-être même dans une forme de mépris de classe. J’écris « peut-être » car je ne pense pas que ce soit le caractère populaire du football qui me fasse fuir ce sport, c’est plutôt la forme que prend cette popularité. Quoi qu’il en soit, je crains de devoir admettre que je fais partie de ces pisse-froids qui semblent tirer un plaisir au fait de ne pas aimer ce que les autres aiment. Il en faut bien, non ?
Et comment faire autrement que de râler ? De l’extérieur, la frénésie qui entoure la balle-au-pied est passablement effrayante, et je me sens autant en décalage avec les sentiments que semblent expérimenter les supporters que je me sens éloigné d’une personne en train de vivre une crise  psychotique. Je ne traite personne de dément (étant minoritaire, c’est forcément moi le fou, du reste), entendons-nous bien, je dis juste que je n’arrive pas à partager ces sentiments, ces sensations, ces emballements. J’ai un peu essayé, à une époque, comme on se force à aimer la cigarette, la bière ou le café.
Pour la cigarette, la bière et le café ça a un peu trop bien fonctionné, mais pas pour le football.

Lire ailleurs ; Paris, 15 juillet 2018, 17h01-17h26, très intéressant texte du médiéviste Paul Bertrand, que l’observation de la frénésie footbalistique fait réfléchir aux moments du passé qui sont inaccessibles aux historiens. Par Daniel Schneidermann, Poutou, grincheux officiel du Mondial, dont j’extrairai cette phrase : « Car le supporteur de foot ne se contente pas de savourer la joie d’oublier le reste du monde (les licenciements, les réfugiés, etc.). Il a la joie partageuse, et susceptible. Ne pas partager sa joie est suspect. La moquer, c’est l’offenser, lui ».
Et puis sur le présent blog, deux articles qui ont plus de cinq ans mais où je dis plus ou moins les mêmes choses – plutôt mieux je crois : Pas grand chose à foot et Like a foule.
Nota : comme on me l’a fait remarquer ailleurs, mes propos concernent le football masculin.

Le Plan B

Je n’irai pas voir l’extrait de On n’est pas couchés où Christine Angot1, commentant le parcours du slameur Grand Corps Malade, a affirmé que les carrières d’artistes étaient celles de gens qui avaient échoué à faire autre chose. Peu importe le contexte2, et peu importe Christine Angot, du reste, ce qui m’intéresse c’est plutôt de me poser la question à moi-même.
Voici les phrases qui sont reprises par de nombreux médias :

« Pour tous les artistes, être artiste c’est toujours un plan B. C’est ne pas avoir pu faire ce qu’on pensait faire quand on était petit, c’est-à-dire avocat ou instituteur ou médecin ou travailler dans une entreprise. (…) C’est toujours le résultat au fond d’un échec. »

Si j’ai bien compris, elle emploie le mot « artistes » pour parler de tous les gens qui créent et qui revendiquent leur travail de création, s’incluant elle-même (on pourrait étendre ça à bien des professions créatives, comme peuvent l’être les sciences par exemple). Au premier abord, cette affirmation ne tient pas la route, ne serait-ce que parce que tous les enfants n’ont pas rêvé les mêmes avenirs, et que nombreux sont ceux dont les rêves étaient précisément de chanter, de jouer la comédie, de danser, de dessiner, d’écrire.
On connaît par ailleurs les biographies d’innombrables artistes qui ont d’abord épousé des carrières « normales », avec succès pour certains, avant de décider subitement de s’emparer d’un micro, d’une machine à écrire ou de pinceaux pour devenir artistes et abandonner leur carrière précédente — ce qui est, du reste, le parcours de Christine Angot elle-même, qui a étudié le droit avant de découvrir sa vocation pour l’écriture. Enfin, on sait que de nombreuses personnes vivent leur vie entre deux carrières, un métier pour remplir le frigo, et une activité artistique pour eux-mêmes.
Ce qui est intéressant dans cette réflexion de Christine Angot, donc, c’est qu’elle est plutôt contre-intuitive, car les poncifs vont généralement dans l’autre sens : le businessman qui aurait voulu être un artiste, l’artiste raté qui, voyant que sa carrière ne décollera jamais, se résout à admettre l’échec et devient employé de bureau ou dictateur, la famille qui s’inquiète en voyant sa progéniture avoir des ambitions artistiques et qui lui suggère de se chercher d’abord « un vrai métier », et enfin les millions de gens qui ont un manuscrit dans un tiroir (un français sur quatre, paraît-il), ou un chevalet dans leur garage et qui occupent tout leur temps libre à barbouiller.

Derrière la réflexion de Christine Angot, je vois une autre question : les artistes sont-ils des gens inadaptés à la vie « normale », ayant échoué à se satisfaire d’une biographie essentiellement dédiée à satisfaire des besoins physiologiques et sociaux ?
Et au fait, est-ce que ça existe réellement, les gens qui n’ont aucune autre ambition ?

Je me souviens d’une nouvelle d’Isaac Asimov, Profession (1957), située dans au 66e siècle. Les gens n’apprennent plus leur métier, celui-ci est directement gravé dans leur cerveau par un ordinateur à leurs dix-huit ans. Ils ne choisissent pas leur profession, elle est déterminée par l’ordinateur aussi. Des olympiades permettent de classer les personnes en fonction de leurs qualités, afin que les plus douées soient sélectionnées pour travailler hors de la Terre.
Le héros, George Platen, n’en est pas là puisqu’il fait partie des rares dont le cerveau ne parvient pas à être éduqué par la machine. On le place alors dans une maison pour faibles d’esprits, où on le laisse pilosopher et réfléchir à loisir. Il s’évade puis revient et découvre que l’endroit est en fait un lieu d’études supérieures où l’on apprend par soi-même (et grâce à des objets aussi étranges que des livres) et où chacun développe sa capacité à penser et à créer. Celui qui se pensait un raté et en souffrait s’avère être tout au contraire quelqu’un qui peut apporter de nouvelles choses au monde, c’est le vilan petit canard qui découvre être un majestueux cygne.

Et si, comme ce George Platen, et pour donner raison à Christine Angot, l’art était un refuge pour certaines personnes qui ne trouvent leur place nulle part ailleurs ? En école d’art, c’est parfois quelque chose que l’on constate de manière assez flagrante, mais je n’ai jamais entendu personne me dire : « je suis ici parce que je n’ai pas réussi à avoir un travail “comme tout le monde” ». Enfin si je dois me montrer complètement honnête, je peux avouer que je connais un cas : moi.

Une publicité pour un groupe évangélique qui semble affirmer que la vie « comme tout le monde » est frustrante et qui vendent un « sens » à l’existence… Ils déposent ces flyers sur un présentoir de mon école d’art, qui n’est pourtant pas le lieu où les rêves les plus couramment exprimés sont d’avoir un job, une maison, une voiture…
Les années passent et personne ne leur a signalé la faute de conjugaison (« contactes »).

Après avoir passé mon CAP photographie option retouche, en 1987, j’étais destiné à devenir retoucheur photo. Non pas retoucheur avec Photoshop, comme à présent, mais avec des crayons, des produits chimiques divers, du gris-film et un pinceau en poil de martre. J’avais brillament réussi la partie théorique de mon CAP, avec 180 points sur 2003, mais je m’étais médiocrement illustré pour la partie pratique, avec 90 points sur 200, ce qui s’est avéré rédhibitoire : j’avais échoué. Et malgré cet échec4, j’ai aussitôt été embauché dans une société de reprographie où je devais photographier des maquettes de livres ou d’affiches. Car à l’époque, la composition des magazines n’était pas informatique, ou très partiellement, les éléments mis en page étaient collés sur un carton manuellement, et il fallait ensuite les photographier afin que la photo soit utilisée pour impressionner un cylindre offset. Le travail était répétitif, il fallait s’enfermer dans le noir, sortir un film, poser la maquette sur le banc de repro, prendre le cliché, développer le film et ensuite le retoucher grossièrement. J’étais très lent. On m’avait notamment fait photographier une revue littéraire grand public intitulée N comme Nouvelles, et je me suis montré incapable de ne pas lire les textes en même temps que je les reprographiais. Je me souviens que c’est comme ça que j’ai découvert Jorge Luis Borges. J’étais terriblement lent, donc. Un jour, à force d’effectuer des gestes répétifis, j’ai allumé la lumière alors qu’une boite de cent films A3 était ouverte : en un clin d’œil j’avais voilé des dizaines des films, coûtant plus que mon salaire à mon employeur. Celui-ci ne m’a pas engueulé, il m’a dit que c’était une chose qui arrivait à chacun une fois dans sa carrière. Dans mon cas, ce fut au troisième jour d’une courtre carrière. On m’a appris le tramage des images, aussi, et quelques petits trucs rendus inutiles par de nouvelles technologies.
Le vendredi, après déjeûner, le patron m’a demandé de venir le voir dans son bureau. Là, il m’a expliqué que j’étais vraiment trop lent, que ce métier n’était pas fait pour moi, que j’avais à son avis plutôt un profil d’artiste. Le mot artiste ne se voulait pas dénigrant, mais il voulait dire que je ne serai sans doute jamais quelqu’un d’efficace pour faire sans réfléchir un boulot qui ne m’intéresse pas. Malgré la frustration que j’ai ressentie en sortant, je dois admettre qu’il avait sans doute raison.
Dans mon cas, Christine Angot a donc presque raison. Presque, car trente ans plus tard, quoiqu’en pensent ceux qui me désignent de cette manière, et ils sont assez nombreux, je ne suis pas exactement un artiste, je n’ai pas d’œuvre, je ne vis pas de mes créations, ou très peu : j’étais bien trop fainéant5 pour être réellement artiste, car ça, j’en connais suffisamment pour le dire, c’est un travail à plein temps.

  1. Les réactions à la formule de Christine Angot (« être artiste c’est toujours un plan B ») ont été assez violentes, alors qu’elle a justement l’intérêt de ce que font (avec des méthodes et des buts souvent différents) les artistes ou les chercheurs, à savoir proposer une vision contre-intuitive des choses.
    Je dois dire que l’irritation que provoque toujours Christine Angot m’étonne. J’ai peur que le fonctionnement de On n’est pas couché soit terriblement malsain, ne serait-ce que pour l’heure indue à laquelle il libère les téléspectateurs, mais aussi pour la manière dont sont distribués les rôles sur le plateau, qui semble avant tout destinée à laisser croire que le présentateur est sympathique et bienveillant. []
  2. Notons au passage que Plan B est le titre de l’album de Grand Corps Malade, qui est venu au slam après qu’un accident ruine sa carrière sportive. Cette réflexion et le mot « plan B » sont donc d’abord une référence au parcours de l’invité. []
  3. Il y a quelques jours un de mes étudiants actuels m’a amené son grand-père, monsieur Cany, que j’ai eu comme professeur de technologie de la photographie. Je pense que j’étais l’étudiant qui s’intéressait le plus à son cours, alors il conserve un bon souvenir de moi. []
  4. J’ai eu mes deux premiers diplômes en même temps, bien plus tard : un Deug et une Licence. []
  5. C’est d’être un fainéant qui m’a naturellement amené à la programmation informatique : j’aime l’idée de créer la machine qui va ensuite produire des images, qui va travailler à ma place. Bien entendu, la quantité de travail à fournir pour concevoir l’automate est souvent disproportionnée par rapport au résultat, mais j’aime cette illusion que la machine travaille pour moi… []

La justice, la vérité, la fiction et le progrès

(Ce que j’aime avec l’écriture, parfois, c’est que je commence un texte pour dire une chose, puis je me perds en digressions jusqu’à finir en disant autre chose que ce que j’avais prévu, parfois même le contraire, et c’est mon propre texte qui finit par modifier mon opinion. J’espère ne pas trop égarer le lecteur ici par la tortuosité de ce cheminement mental)

Les étudiants que je fréquente aujourd’hui me semblent se distinguer de ceux que j’ai connu au cours des deux décennies précédentes de par l’importance de leur engagement politique : féminisme, remise en cause des rôles genrés, antispécisme, végétarisme, veganisme, écologie,… Cet engagement, très présent à la lecture des mémoires de fin de cycle (Licence ou Master), fait mentir ceux pour qui les créateurs sont forcément des égoïstes plus ou moins autocentrés qui placent les questions esthétiques au dessus de tout enjeu politique ou social. Malgré leur engagement, ces étudiants restent toujours bien des artistes, des auteurs, des créateurs, en tout cas des personnes qui réfléchissent en leur nom, en tant qu’individus soucieux de développer une pensée qui n’appartient qu’à eux. Il s’agit d’un engagement politique non-politicien, pas forcément lié à un cadre associatif ou partisan, parfois même non-collectif (du moins hors d’Internet), comme s’il s’agissait d’abord de se construire une éthique personnelle, de trouver sa voie. Peut-être que les étudiants des générations précédentes avaient le même genre de préoccupations, mais ce qui est neuf, c’est en tout cas qu’elles sont revendiquées publiquement et souvent intégrées à la production plastique.

Une actrice pornographique a écrit un peu bêtement qu’elle ne voulait pas travailler avec des hommes qui ont participé à des tournages gay, se fiant à un préjugé qui veut que ces derniers seraient plus susceptibles d’être porteurs de maladies sexuellement transmissibles. Après deux jours à tenter de s’expliquer et de se défendre d’être homophobe face à une foule de « social justice warriors« , elle s’est suicidée. C’est son ultime message.
Ceux qui l’ont attaquée se considéraient sans aucun doute dans leur bon droit, puisqu’il défendaient une cause juste, et l’actrice était semble-t-il d’accord avec eux. L’histoire est bien triste.

La montée en puissance de l’engagement politique non-politicien dit « sociétal » ne se limite évidemment ni aux étudiants en art ni à leur génération et est très prégnante sur les réseaux sociaux, où elle est à mon avis souvent moins fertile, plus maladroite, et peut prendre la forme pénible d’hallalis, de pression de groupe, d’opprobre et d’injonctions plus ou moins pontifiantes ou brutales. Beaucoup trop de personnes qui se sentent pourtant dans le camp de la justice (et peut-être est-ce le problème) remplacent la pédagogie par le catéchisme, l’insulte ou les thought terminating clichés, et le font en suivant des modes : tel mot devient subitement interdit, telle notion dont personne n’avait entendu parler deux mois plus tôt devient un prétexte à rendre honteux, telle maladresse (utilisation d’un juron étymologiquement misogyne, recours au mauvais pronom pour désigner une personne transsexuelle, etc.) devient un crime impardonnable1. Le pire dans la pression qu’imposent les « social justice warriors » (ces personnes qui traquent la faute sur les réseaux sociaux), c’est qu’elle n’a d’effet que sur ceux qui sont touchés par leur opinion, c’est à dire ceux qui sont d’accord avec eux, leurs camarades d’engagement politique, qui sont donc leurs victimes du fait même qu’elles sont sensibles à leur avis. Les vrais méchants, eux, se moquent bien de savoir qu’on ne les aime pas, et certains semblent même tirer une jouissance particulière du fait d’être détestés.
Personnellement je suis mitigé vis à vis de la vision du monde que véhiculent certains moralisateurs, un monde de cristal où chacun est censé se définir comme victime de quelqu’un d’autre ou sinon, à s’autoflageller plus ou moins hypocritement pour sa qualité de bourreau, où il faut ménager chaque susceptibilité comme si les gens étaient en sucre, où il faut se sentir coupable d’avoir lu un jour à ses enfants un conte de fées politiquement douteux2, où on ne peut créer, penser, qu’en vertu de sa communauté de rattachement officielle3, où le fait d’apprécier une culture dans laquelle on n’est pas né et de l’utiliser (reprendre un motif de tissu africain ou japonais quand nos ancêtres viennent du Poitou, par exemple) s’appelle de « l’appropriation culturelle » et est assimilé au pillage d’antiquités, imposant à chacun d’accepter la catégorie étanche dans laquelle on l’enferme, ce qui, en toute logique, fait du métissage l’état le plus problématique de tous — ce qui peut heurter la sensibilité des vieux comme moi (qui eux aussi ont un cœur) qui se sentent mus par un vieil idéal universaliste, internationaliste, humaniste, et qui restent marqués par les années 1980 et leur célébration de l’«impureté» du métissage : Actuel, Zoulou, World musicNova, etc.

Un tweet pris un peu au hasard, plein de bonnes intentions mais qui me semble assez emblématique d’un problème fondamental. L’auteure est une jeune femme qui s’insurge du fait que les blancs « disent comment les racisés devraient réagir » (face à l’affaire Griezman, un footballer qui s’est déguisé en basketteur noir). Sans parler du fond, ni du fait que l’auteure est elle-même, si on se fie à ses photographies, tout ce qu’il y a de « blanche » (ce qui ne lui interdit pas d’avoir ce point de vue mais rend curieux le fait de s’insurger de la prise de parole des « blancs »), je remarque ici l’utilisation extrêmement commune du mot « racisé » comme substantif, c’est à dire comme mot servant à décrire l’essence même d’une personne. On dit souvent qu’il faudrait éviter le raccourci « malade » ou « handicapé » lorsque l’on veut dire « personne malade » ou « personne handicapée », et effectivement il est dérangeant de réduire une personne à son affection (qui est malheureusement une donnée objective), mais avec le mot « racisé », ça me semble pire, philosophiquement douteux, ironiquement déterministe, puisque le mot laisse entendre que certaines personnes sont en quelque sorte destinées à n’être définies que par la manière dont elles sont (mal-)traitées par d’autres, comme si elles étaient par essence condamnées à être discriminées par d’autres.

Le succès du vocabulaire et des concepts issus des pratiques militantes étasuniennes est assez étrange, car si effectivement cette tradition est d’une grande vigueur et théoriquement bien étayée, il ne faut pas négliger le fait qu’elle répond à un autre contexte et à une autre histoire que les nôtres, et surtout, il faut bien admettre que ses effets ne sont pas toujours très probants, car malgré un travail universitaire de haut niveau sur toutes ces questions et d’autres, les États-Unis de deux-mille dix-sept ne sont pas un pays parfait. Leur dirigeant est Donald Trump, qui est soutenu par une droite bigote et raciste ; un noir sur trois a connu ou connaîtra la prison ; la ségrégation raciale n’est pas abolie dans certains États du Sud (juste inhibée par la constitution, mais de plus en plus réactivée par l’usage dans le milieu scolaire !) ; le taux d’homicides volontaires est celui de pays du tiers-monde ; enfin, la condition féminine est en recul depuis vingt ans. Il est surprenant que nous tenions tant à importer strictement un modèle qui s’avère si contre-productif. J’imagine que ce modèle étasunien d’engagement politique a quelque chose de suffisamment séduisant (iconographie, concepts clairs), suffisamment désirable pour donner envie d’être repris ici.

J’ai emprunté à ma fille un exemplaire du fanzine féministe de l’école des Arts décoratifs de Paris, qui contient des bandes dessinées et des illustrations souvent intéressantes, mais aussi un échange issu de la page Facebook du fanzine au sujet de Riad Sattouf. Au terme de cette conversation, qui est reproduite sans commentaires, l’auteur de l’Arabe du Futur et des Cahiers d’Esther est rhabillé pour l’hiver, se voyant accusé d’être un personnage douteux véhiculant plus ou moins à son insu un discours sexiste, raciste et islamophobe. C’est un peu dur, si l’on songe que Riad Sattouf est sans contestation l’auteur masculin de sa génération qui développe (et depuis le début des années 2000 !) la réflexion la plus fine sur la question de la virilité, et que l’honnêteté, la précision et l’humanité de sa démarche de remémoration d’une enfance entre Proche-Orient et Bretagne, rendent un peu absurde l’accusation de racisme. Ce n’est pas être raciste que de raconter que dans le fin fond de la campagne syrienne au début des années 1980, on a vécu parmi des gens pouvaient avoir des mentalités un brin rétrogrades. Mais voilà, il ne faudrait pas le dire, car les Syriens qui tentent d’échapper à la guerre aujourd’hui sont des victimes, et pour qu’il y ait un « bien » et un « mal », une victime doit être idéale, et si l’on est pauvre, on ne peut être que parfait.

Le bon pauvre et le mauvais riche, par Henri Théodore Malteste, dit Malatesta (1870-1920), dans l’album Noël 1900.

Le rapport entre pauvreté et vertu4 n’est pas une nouveauté, c’est une notion fondamentale du christianisme (parmi d’autres religions), abondamment utilisée comme outil de consolation : le riche profite de ses biens ? Certes, mais patientez, patientez, au jour du jugement5, il ira en enfer et vous au paradis. C’est aussi, depuis deux mille ans, un outil de contrôle : le pauvre ne doit pas se plaindre, il doit plutôt prier pour son seigneur qui ira en enfer et grâce à qui il ira au paradis.
O
n utilise aujourd’hui encore des qualificatifs moraux pour décrire sa condition matérielle : modeste, humble. Plus généralement, la souffrance acceptée est glorifiée par le christianisme. Cette forme de lot de consolation a continué d’avoir du succès au XIXe siècle, qui a perpétué la notion du « pauvre vertueux » alors que les idées matérialistes rendaient absurdes ou en tout cas très incertaines les promesses d’une réparation post-mortem, et que les bouleversements sociaux nés de l’industrialisation (exode des campagnes vers les villes et désorganisation des structures sociales traditionnelles, accroissement de la population, précarité économique) ont favorisé plus que jamais la misère des uns et la fortune des autres. C’est dans ce contexte qu’ont été institutionnalisés les livrets de l’ouvrier, le contrôle des vagabonds et des nomades, la police moderne (avec notamment l’anthropométrie), et, que, dans les fictions, s’est cristallisée une dichotomie fondamentale entre la figure de ce qu’on pourrait appeler le « pauvre méritant » et de ce qu’on pourrait nommer le « pauvre crasseux ». Le pauvre méritant ne boit pas, il est poli, honnête, obéissant, patriote, il évite les mauvaises fréquentations et il ne réclame rien, la gratitude de son patron est sa récompense, et si on lui dit d’aller étriper et se faire étriper à la baïonnette dans des tranchées, il y va, car c’est son devoir. Le pauvre crasseux, lui, est alcoolique, négligent dans son travail, malhonnête et revendicateur. Le pauvre crasseux peut être corrigé à coup de fouet — comme chez la comtesse de Ségur par exemple —, et la moindre de ses fautes est d’une gravité absolue. C’est ce genre de vision des choses, toujours en vigueur, qui a permis l’an passé à un juge de condamner à trois mois de prison ferme un homme qui avait volé une bûche de fromage de chèvre dans un supermarché : un euro volé par un pauvre est plus grave que des millions volés par un grand bourgeois, car derrière cet euro se cache le spectre d’une remise en cause de l’ordre social. 

Cette vision est toujours en vigueur, mais elle est concurrencée — peut-être par saine réaction — par l’idée qu’une victime d’injustice (racisme, par exemple) est nécessairement une bonne personne, quoi qu’elle fasse. Comme un enfant mineur ou une personne victime de handicap mental, elle n’est pas exactement comptable de ses actes.
Cette manière de voir a plus d’un inconvénient à mon sens. D’abord, elle déresponsabilise et infantilise les personnes, ce qui donne à celui qui se fait juge du bien et du mal une position de surplomb pour le moins condescendante. Ensuite, au delà des bonnes intentions qui la motivent, cette manière de voir est très fragile, car elle force ceux qui s’y accrochent à adopter des positions intenables : une moralité à plusieurs vitesses (une personne estampillée victime se voit pardonner les oppressions dont elle se rend à son tour coupable) ou une forme de déni de réalité qui transforme l’énonciation de vérités objectives en une arme politique pour les 
forces réactionnaires, ce qui est tout de même un comble.
Pour moi, mais peut-être suis-je paradoxalement idéaliste en le disant, comprendre le réel et chercher la vérité est plus fidèle arme du progrès, et je vais tenter de l’illustrer à l’aide de l’histoire d’Eugène Süe. 

Eugène Süe

Sous la restauration, le jeune écrivain Eugène Süe, issu de la très grande bourgeoisie (il était filleul de l’impératrice Joséphine), faisait une carrière d’écrivain mondain, produisant des romans maritimes et exotiques, historiques ou moraux. Il multipliait les conquêtes féminines parmi la bonne société parisienne et, pour tenir un tel train de vie, dilapidait la fortune héritée de son père. Les romans d’Eugène Süe publiés à cette époque, même s’ils ont reçu un bon accueil en leur temps et conservent toujours une bonne réputation ne sont pourtant pas ceux qui l’auront fait passer à la postérité. Au début des années 1840, son ami Prosper-Parfait Goubaux lui soumet un défi : raconter l’existence du peuple et non plus de superficielles histoires d’aristocrates. Süe éconduit l’idée en disant : « je n’aime pas ce qui est sale et qui sent mauvais ». Mais il finit par tenter la chose : il se vêt d’une blouse et se rend dans une taverne crasseuse. Là, il assiste à une rixe, dont il rédige le récit sitôt rentré chez lui. Assez satisfait de ses premiers chapitres, il les propose à son éditeur, qui lui demande de publier son roman en feuilleton dans la presse, ce qu’il fait dans Le Journal des débats, très important quotidien conservateur.
Süe intitule son récit Les Mystères de Paris. L’introduction donne le ton : il veut montrer à quel point le peuple est vil et répugnant :

Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage. Un repris de justice qui, dans cette langue immonde, s’appelle un ogre, ou une femme de même dégradation qui s’appelle une ogresse, tiennent ordinairement ces tavernes, hantées par le rebut de la population parisienne : forçats libérés, escrocs, voleurs, assassins y abondent. Un crime a-t-il été commis, la police jette, si cela se peut dire, son filet dans cette fange ; presque toujours elle y prend les coupables. Ce début annonce au lecteur qu’il doit assister à de sinistres scènes ; s’il y consent, il pénétrera dans des régions horribles, inconnues ; des types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les reptiles dans les marais.

Le succès est fulgurant. Le pays tout entier se passionne pour les destins de Fleur-de-Marie, du Chourineur, du Maître-d’école, de la Louve, de Cécily, de la Chouette et de l’immense galerie d’assassins, de prostituées et de souteneurs qui animent le roman. C’est aussi dans ce roman que l’on trouve monsieur et madame Pipelet, des concierges pittoresques qui ne tarderont pas à devenir un nom commun : « pipelette ». Ceux qui n’achètent pas le journal font la queue pour le louer à la demi-heure, et ceux qui ne savent pas lire se font raconter les péripéties du jour par ceux qui les ont lues.  Un jour, le récit s’interrompt car l’auteur est en prison pour dettes… Le président du conseil, le Maréchal Soult, ne supportant pas cette interruption, intervient aussitôt pour faire gracier Süe. Le nombre de chapitres du roman ne cesse d’augmenter.
Le personnage principal, Rodolphe, est un peu l’alter-ego d’Eugène Süe : c’est un prince de sang qui, entre deux bals, se déguise en ouvrier et adopte un parler populaire pour aller vivre dans les bas-fonds parisiens et y redresser des torts. J’aime dire que Les Mystères de Paris est une des sources du personnage de Batman6, et ce n’est pas absurde puisque le roman a été traduit, largement diffusé et massivement imité dans de nombreux pays.
Au fur et à mesure de son travail, Eugène Süe change de regard sur le peuple, il le trouve pittoresque, prête des excuses, à ceux qu’il avait d’abord entrepris de faire détester à ses lecteurs, leur permet, parfois, de se racheter. Tout au long de la publication (1842-1843), Süe reçoit des lettres naïves de lecteurs qui imaginent que Rodolphe existe bel et bien et peut les aider. Et c’est un peu ce qui se produit, car le romancier se convertit peu à peu au socialisme et utilise la tribune que lui offre chaque jour le Journal des débats pour donner son avis sur la misère et l’injustice, entre deux aventures de ses héros. Certains disent que la Révolution de 1848 doit beaucoup à la prise de conscience sociale produite par Les Mystères de Paris. Deux ans plus tard, Eugène Süe est élu député socialiste de la Seine, Le coup d’État de Napoléon III le forcera à quitter la France pour toujours l’année suivante.

Je vois au moins trois morales à cette histoire. La première est que les choses ne tournent pas toujours comme on les avait prévues, et qu’un projet réactionnaire peut se transformer en une prise de conscience progressiste. La seconde, c’est que le rapport entre fiction et réalité est quelque chose de complexe et de surprenant : chacun agit sur l’autre, chacun nourrit l’autre. Une fiction peut même agir sur son propre auteur et changer radicalement le destin de ce dernier lorsqu’il se met à croire lui-même à ce qu’il écrit. Du reste, pour qu’un récit fonctionne, pour que ses personnages soient consistants et les situations crédibles il faut sans doute qu’à un certain niveau, son auteur en soit lui aussi dupe. La troisième morale que j’en tire, et qui nous ramène à l’introduction de ce billet, c’est que la justice, le progrès, le bien-agir, n’ont rien à perdre à être confrontés à la vérité, à la complexité ou même à la laideur du monde. Et au contraire, rien n’est plus inquiétant pour ceux que l’on veut rallier à ses vues que de sembler incapable de voir ce que l’on a devant soi lorsque cela ne colle pas idéalement à ses opinions politiques. L’aveuglement, le déni, est le reproche redondant que font bien souvent ceux qui se définissent comme « de droite » à ceux qui se disent « de gauche », et la force de la famille « de droite » est effectivement de ne pas lutter contre sa propre perception — ce qui n’empêche pas cette perception d’être soumise à toutes sortes de biais qui la rendent erronée : étroitesse du bout de lorgnette, préjugés divers —  mais au moins ils ne se font pas violence pour que ce qu’ils voient colle à ce qu’ils croient. En ce sens, il est peut être logique de dire que ce que l’on nomme « la gauche » est plus souvent, ou en tout cas plus volontairement idéologue que « la droite », car si les deux bords s’abusent, c’est volontairement et en fonction d’une théorie que la gauche le fait. La théorie est quelque chose d’utile pour comprendre et analyser ce que l’on ne peut percevoir depuis son point de vue singulier, pour aller au delà des apparences, au delà des clichés, pour échapper à la fausse image du réel que nous imposent volontairement ou non les médias de flux7, ou même pour inventer un futur qui n’a jamais existé. Mais le défaut de la théorie, c’est de se mettre à y croire, d’en déduire une représentation dogmatique du monde, ou de se mettre à croire que ce qui est vrai est ce que l’on a décidé de croire8. J’aime beaucoup la fiction, qui a l’honnêteté de ne pas se confondre avec le réel mais qui ne s’interdit ni de s’en nourrir ni de l’alimenter.

  1. Dans le registre, je me souviens d’une bande dessinée sur le blog Tu mourras moins bête dans laquelle il était question de l’afflux sanguin dans le vagin d’une femme sexuellement stimulée… Aussitôt quelqu’un est venu faire remarquer en commentaire qu’une telle description stigmatisait les femmes transgenre, qui sont nées sans vagin. Je trouve cette prévenance assez curieuse, car je doute que les femmes transgenres (assignées hommes à la naissance, comme on dit) ignore que la plupart des femmes disposent d’organes génitaux différents des leurs. Je me demande si cette apparente bienveillance envers un groupe effectivement maltraité n’est pas juste un prétexte à exercer une forme de culpabilisation à peu de frais. []
  2. Se poser la question de savoir si La Belle au bois dormant véhicule bien une philosophie douteuse du consentement sexuel ne manque pas de pertinence et permet de déconstruire un comportement général. Il me semble dommage en revanche de ne proposer comme réponse que l’interdiction, et d’oublier que les contes, s’ils ont bien une morale, ne sont pas des modes d’emploi comportementaux, du moins pas de manière littérale. []
  3. Je pense par exemple à l’acteur Eddie Redmayne, qui avait été vivement critiqué pour avoir interprété une personne transgenre sans l’être lui-même dans A Danish Girl, ou à Zoe Saldana, blâmée d’avoir interprété la chanteuse Nina Simone dans un biopic, non parce que ce rôle « glamourisait » la jazzwoman — ce qui me semble pour le coup effectivement problématique, Nina Simone ayant été une femme au physique assez commun tandis que Zoe Saldana correspond aux canons actuels de grande beauté —, mais à cause de ses origines ethniques, puisque Saldana, dont la famille est dominicaine, est afro-caribéenne et non afro-américaine : noire, mais pas assez, ou pas assez purement ! La polémique a été assez forte pour que le film ne puisse pas sortir en salles/ On peut comprendre ce souci de ne pas laisser n’importe quel acteur s’emparer de n’importe quel rôle si l’on se souvient de tristes caricatures racistes telles que le voisin japonais (Mickey Rooney) de l’héroïne du Breakfast at Tiffany’s de Blake Edwards (un exemple entre mille, mais qui ruine ce qui serait un chef d’œuvre sinon), ou lorsqu’on se demande s’il était utile de dépenser tant d’énergie en effets spéciaux pour faire de Charlize Theron une femme au physique banal dans Monster, alors que par définition les personnes au physique banal ne manquent pas, etc., etc. Mais la réponse à toutes ces questions ne peut pas être trop dogmatique. Le métier d’acteur ne consiste pas à n’interpréter que son propre rôle et c’est heureux ! De nombreux acteurs revendiquent le fait d’obtenir des rôles qui s’appuient non sur ce qui est censé être leur état mais sur leur seul talent, comme par exemple Peter Dinklage, qui a réussi à s’imposer en tant qu’acteur et non seulement pour jouer les personnes atteintes de nanisme. Enfin, on peut aussi prendre en compte l’intention qui se trouve derrière le jeu de l’acteur. []
  4. Au passage, rappelons que le mot vertu vient du latin vir, le principe masculin, qui donne les mots virilité et virtuel. []
  5. De nombreuses représentations médiévales de l’Apocalypse insistent sur le fait que des souverains seront châtiés, par exemple. Les têtes couronnées que l’on y voit châtiées ne sont pas des personnes précises en général mais leur représentation sert à affirmer que la fortune temporelle ne met personne à l’abri de la colère divine. []
  6. L’autre source que je propose pour le personnage de Batman est Spring heeled Jack, légende urbaine britannique de la même époque, un homme qui terrorise les gens grâce à ses bonds extravagants et son apparence diabolique, qui deviendra plus tard le héros de romans à un sou (penny dreadful). Romans dans lesquels Jack, qui était au départ un malfaiteur, devient peu à peu à peu un justicier. []
  7. La psychologie sociale a par exemple vérifié que si on regarde une chaîne d’information en continu, les nouvelles que l’on voit passer plusieurs fois nous semblent plus importantes que ce qu’elles sont en réalité, notre perception est altérée par la redondance. []
  8. Un cas intéressant est celui des actuels défenseurs de la théorie d’une Terre plate, qui au fond savent sans doute très bien que la Terre sphérique est une réalité objective étayée par la théorie, par la pratique, comme par l’observation, mais qui revendiquent que l’on prenne au sérieux leur observation de l’apparente linéarité de l’horizon, Ce qu’ils demandent, à mon avis, c’est que l’on croie en leur existence à eux. []

Les poules et les moutons

Paris>Pontoise hier, Nathalie et moi rentrions du ministère de l’enseignement supérieur où nous étions en lice pour un prix1. Nathalie m’a lu le détail de la loi antiterroriste fraîchement votée, telle que résumée par un quotidien gratuit ramassé en chemin. On savait déjà tout ça, mais il y avait tout de même motif à s’indigner : moins de libertés et moins de justice en échange d’aucune assurance d’une plus grande sécurité. Le gouvernement précédent, qui se revendiquait d’une tradition « de gauche », a utilisé des dispositifs de l’état d’urgence pour assigner à résidence des militants écologistes ou empêcher certains journalistes de faire leur travail. Cela n’a pas changé la vie de Daech, ça va dans le même sens que le modèle de société que promeut Daech, mais ça a permis de miner un peu notre démocratie dans ses fondements : liberté de circulation, liberté d’informer, liberté de s’exprimer, et droit à être jugé. L’actuel gouvernement intègre des dispositions du droit d’urgence au droit commun, « afin de sortir de l’état d’urgence »… Si on essaie de comprendre les tenants et aboutissants de la loi et de sa motivation (sortir de l’état d’urgence, qui épuise les forces de sécurité), on est en droit de juger la transaction bien déséquilibrée : moins de libertés garanties, mais aussi moins de sécurité, puisque « sortir de l’état d’urgence » signifie surtout réduire les capacités des policiers à organiser le stationnement de véhicule ou la surveillance armée de lieux.
Je comprends le problème du gouvernement, ceci dit : dire « on sort de l’état d’urgence » et rien d’autre serait un geste sensé, mais un risque politique terrible puisqu’au prochain attentat (il y en aura), la sortie de l’état d’urgence sera brandie par l’opposition comme une imprudence.

Enfin bref. Nous pérorions gentiment sur ces mesures sans penser spécialement au fait que nous n’étions pas seuls dans le train. Et nous n’étions pas seuls.

Une dame menue de la soixantaine, avec des lunettes sévères, nous a subitement pris à partie : « excusez-moi, j’écoute votre conversation, vous n’avez pas le droit de dire ça ! ».
Allons bon !
La discussion qui a suivi a duré un petit quart d’heure et aura été plutôt instructive, puisqu’elle permet de comprendre un peu le raisonnement de certaines personnes. Espérons que les raisonnements et les informations que nous lui avons objectés se seront aussi montrés instructifs pour notre interlocutrice. En dix minutes, il était difficile de tout se dire, alors je veux reprendre cette histoire ici, dans le fol espoir qu’elle soit lue par d’autres personnes possédées par le même catalogue d’idées reçues et mues par les mêmes terreurs. Les dialogues qui suivent ne sont pas exacts, et pas toujours dans l’ordre, j’essaie d’en reconstituer l’essence de mémoire.

Si la dame ne pouvait pas nous écouter sans réagir, c’est, nous a-t-elle expliqué, qu’elle nous jugeait égoïstes et irresponsables. Égoïstes parce que ne nous mettions pas à la place des gens qui ont perdu quelqu’un dans un attentat (sur un ton qui semblait vouloir exprimer le vœu contraire elle nous a dit « je vous souhaite de ne jamais perdre une fille dans un attentat ! »). Irresponsables (je ne crois pas qu’elle ait utilisé le terme, mais ça revenait à ça), parce que nous semblions opposés à des initiatives destinées à lutter contre le terrorisme.

Une stratégie commune à de nombreuses espèces vivantes (ovins, bovins, étourneaux,…) : le grégarisme. Afin de se protéger, ne surtout pas dépasser du troupeau. Si un loup vient, ce sont ceux qui se trouvent sur les bords, en marge, ou qui se sont éloignés du reste du troupeau, qui seront les premiers mangés. C’est une stratégie commune à beaucoup d’êtres humains aussi. Toute la puissance du terrorisme réside dans le fait que plus personne ne se sent à l’abri, et toute la force des mesures liberticides qui sont apportées en réponse réside dans le fait que personne ne se sent concerné : ce seront juste ceux « qui ont quelque chose à se reprocher » qui prennent des risques.

« — Tout le monde est d’accord pour lutter contre le terrorisme, mais à quoi ça sert de prendre des mesures si elles n’atteignent pas le but et si elles peuvent même être détournées ? On se retrouve sous Pinochet, là !
— oui, et alors ?
— euh…
— Si on est plus en sécurité ?
— Justement, en plus, c’est pas des mesures efficaces !

— on peut pas rester sans rien faire ! ».

Nous y voilà : l’important pour cette dame n’est pas de faire quelque chose d’efficace, ni de s’abstenir de prendre des mesures problématiques, non, l’important, c’est de ne pas rien faire.
La neurologie d’Henri Laborit lui donne en partie raison puisque comme il l’a démontré, face au stress qu’induit la certitude d’une douleur à venir, l’inhibition de l’action cause des désordres psychiques (et même neurochimiques) puis psycho-somatiques (ulcères, etc.), auxquels on ne peut échapper que par trois moyens :
— la fuite (à mon avis pas que physiquement mais je ne sais pas si Laborit va si loin, il faudrait que je relise tout ça)
— faire quelque chose pour résoudre le problème (que ça soit utile et efficace ou pas)
— se battre, c’est à dire exercer et subir de la violence.
Chacune de ces activités a pour effet de soulager le cerveau2. D’un point de vue évolutionniste, on comprend bien les raisons qui font que ces réponses permettent d’échapper au stress, mais à un niveau cognitif supérieur, à un niveau moral, philosophique, rationnel, on est forcé de constater que certains choix sont plus satisfaisants que d’autres.

« — Donc vous trouvez bien que pour lutter contre le terrorisme djihadiste on fasse passer une loi qui est destinée à limiter nos droits ? Qu’on transforme la lutte pour la sécurité en arme politique ?
— Ben si on n’a rien à se reprocher ?3
— Des écologistes engagés ont été assignés à résidence pour ne pas pouvoir participer à des actions politiques, en recourant à une loi censée s’appliquer au terrorisme, ça vous semble normal à vous ? Il y a même eu des journalistes assignés à résidence, interdits de faire leur travail,…
— On sait pas, ils ont peut-être fait quelque chose !
— Puisque la justice normale ne s’applique pas, qu’on peut leur interdire de travailler sans procès, sans jugement, on pourra pas savoir !
— Les journalistes ont une responsabilité, ils sont pas innocents ! »

Eh oui, certes, madame, les journalistes, des journalistes ont une part de responsabilité dans le fonctionnement de la France de 2017, évidemment. Mais ceux qui cherchent à couvrir des manifestations, des événements qu’on tente de les empêcher de couvrir, sont dans leur rôle et, dans un État qui se veut démocratique, dans leur droit. En revanche, ceux qui nous matraquent de faits-divers sordides ou de non-informations destinées à cliver à peu de frais (passer un été sur des femmes qui ont peut-être failli porter une combinaison de plongée comique nommée « burkini »…), qui nous font croire que les six millions de morts de la guerre du Coltan au Congo sont dus à des questions « tribales »4, eux, s’ils sont toujours dans leur bon droit, ne sont pas vraiment dans leur rôle, du moins pas dans le rôle vertueux qu’on attend des médias.

J’ai réussi à sortir une de mes analogies préférées : lorsqu’on veut que des poules rentrent dans le poulailler, il ne faut pas se placer devant elles, mais derrière, car c’est la peur qui les fait aller où on veut qu’elles aillent. Bon, éventuellement le grain aussi, et puis tout dépend des rapports que l’on entretient avec elles, mais n’entrons pas dans les détails : en poursuivant, on peut très efficacement imposer son trajet au poursuivi. Ça fonctionne aussi avec les moutons, que les chiens de berger n’appellent pas mais repoussent.
De la même manière, effrayer le public permet de l’amener où on veut l’amener.
Je n’ai en revanche pas réussi à caser ma citation favorite de Benjamin Franklin : « ceux qui veulent sacrifier un leurs libertés en échange d’un peu de sécurité ne méritent ni l’une ni l’autre ».5.

La dame nous a aussi dit qu’il faudrait en gros enfermer les terroristes avant qu’ils ne commettent leurs crimes, y compris sur la foi d’indices totalement hors sujet : ce n’est pas parce que quelqu’un est un immigré clandestin qu’il est un criminel. Peu avant ma naissance, ma mère n’avait pas ses papiers en règle, et le père de Nathalie, lui, est venu en France sans titre de séjour, en traversant illégalement la frontière : l’un et l’autre ont été à un moment de leur vie des clandestins. À l’aube, sur la ligne que cette dame et nous empruntons, il se trouve des tas de gens qui ne parlent pas français, qui ont manifestement des sueurs froides lorsqu’un policier apparaît à l’horizon, et ce n’est pas parce qu’ils s’apprêtent à commettre un attentat, c’est parce que leur routine quotidienne, qui consiste à faire du gardiennage ou du ménage à La Défense, ou à travailler sur des chantiers, peut se transformer en un claquement de doigts en expulsion du territoire si par malheur on demande à voir leurs papiers.
Mais pour cette dame, y’a pas de fumée sans feu et qui vole un œuf égorge un infidèle. Au passage, il est heureux que le public non-averti des progrès de l’Intelligence artificielle n’ait pas encore vraiment pris conscience qu’il existe une offre (à mon avis bien malhonnête) en termes d’algorithmes prédictifs, car il est probable qu’il réclamerait à corps et à cris qu’on l’y soumette.

Un moment amusant de la conversation est lorsque Nathalie a proposé d’interdire l’arme terroriste à la mode : l’automobile. C’était un peu une blague, puisque c’est impossible pour des questions économiques et logistiques, mais une demi-blague seulement puisque des millions de gens sont autorisés à être maîtres d’un objet qui pèse une tonne et qui est susceptible de causer des dégâts considérables avant d’être stoppé, comme on l’a constaté trop souvent ces temps derniers6. À l’évocation de cette privation de liberté là, les mâchoires des gens qui nous écoutaient sont tombées : oh non, quand même pas les voitures ! (et de nous expliquer en quoi ce serait une idée déraisonnable). Réguler les jeux vidéo, Internet, oui, mais la voiture !?

Une chose sacrée, une liberté fondamentale à laquelle il est apparemment impossible de renoncer : la bagnole !

Les penseurs des lumières des États-Unis ou d’Europe ont posé de beaux principes pour résoudre notre éternelle équation entre l’intérêt général et l’intérêt particulier, entre notre statut d’animal social et notre statut d’individu libre. Deux-cent cinquante ans plus tard, ça ne passe toujours pas, la justice et le goût de la liberté, peuvent être abandonnés en un claquement de doigts par peur. Et plus étonnant (à moins que ce ne soit au contraire très logique), plus nous vivons en sécurité et moins nous supportons les instants qui nous rappellent notre fragilité. Nathalie demandait à cette dame à quel moment, dans son quotidien, elle était effectivement exposée à des meurtres ou à des attentats. Je ne crois pas qu’elle ait répondu. Mais il est certain que le rapport que la plupart d’entre nous entretient avec le terrorisme ou la violence est distant, relève de l’imaginaire médiatique (que l’on rend personnel en se disant : « quand je pense que un mois avant jour pour jour je suis passé dans cette rue-là ! ») et de l’ambiance générale qui va avec (fouilles de sacs, patrouilles,…). Ce n’est malheureusement pas le cas pour tous, bien sûr, mais ce n’est pas minimiser ce qu’ont vécu les victimes ou leurs proches que de constater que la plupart des gens en France profitent d’une existence plutôt exempte de violence, historiquement paisible.
La dame se jugeait « trop sensible », « trop empathique », trop prête à se mettre à la place des autres (pas sûr qu’elle ressente la même chose pour les 50 000 migrants noyés des dernières années en Méditerranée). Comme si nous étions, nous, capables de nous sentir indifférents à l’évocation d’actes barbares, tels que l’égorgement tout récent de deux jeunes femmes dans la gare Saint-Charles à Marseille. Bien sûr que tout ça est remuant, mais il faut chercher comment prévenir, il faut chercher à comprendre, ça ne sert à rien d’abandonner tout ce que nous avons — c’est bien Daech qui en ressortirait vainqueur, du reste.

À la fin de la conversation, la dame nous a dit que nous avions bien le droit de penser ce que nous voulions, ce qui constitue un net progrès en regard du début, lorsqu’elle nous disait « vous n’avez pas le doit de dire ça ça »7. J’ai peur, néanmoins, que nous ne l’ayons pas énormément convaincue, qu’elle continuera de s’indigner contre ceux qui jugent que la panique est mauvaise conseillère.

  1. Le prix Le goût des sciences, qui a finalement échu à d’autres, qui du reste le méritaient, aucun regret à avoir, c’est déjà formidable d’avoir fait partie des trois nommés parmi trois cent ouvrages. []
  2. Voir l’extrait du film Mon oncle d’Amérique, où Alain Resnais illustre les théories d’Henri Laborit. []
  3. Souvent, le fait de « ne rien avoir à se reprocher » signifie en fait surtout « ne rien faire et ne rien penser qui nous distingue de la masse ». []
  4. La dame a repris ce cliché, ce qui a fait réagir un de nos voisins de train, un homme africain de la cinquantaine, qui était aussi intervenu pour rappeler que le sentiment d’insécurité des Français était paradoxal dans un pays objectivement très sûr, comparément à de nombreux pays d’Afrique où la mort violente a un caractère moins exceptionnel. Il a rappelé que le fondement des guerres en Afrique était le contrôle de ressources et que les questions tribales ou nationales étaient plus un prétexte ou un outil qu’une explication. []
  5. Certains ajoutent « et finiront par perdre les deux ». Franklin lui-même a écrit plusieurs variantes de cette phrase (à tort considérée comme apocryphe) dont la plus célèbre est : « Those who would give up essential Liberty, to purchase a little temporary Safety, deserve neither Liberty nor Safety » (Pennsylvania Assembly: Reply to the Governor, 11/11/1755). []
  6. Les véhicules automobiles sont aussi l’outil principal des kidnappeurs pédophiles — vous vous rappelez de ces gens ? Ce sont ceux dont on nous rendait paranoïaques avant le retour de la mode du terrorisme. []
  7. Elle nous a aussi dit qu’elle comprenait que nous étions moins égoïstes qu’elle le pensait, que nous ne voulions pas juste préserver nos propres libertés mais bien les libertés publiques en général. L’argument qui semble l’avoir touchée est le fait de dire que si nous renonçons à ce que nous avons de bien, comme la liberté de l’information ou la justice, on pouvait se demander ce qu’il nous restait à protéger. []