Profitez-en, après celui là c'est fini

Les investissements de Franko Mišlov

septembre 11th, 2012 Posted in Mémoire, Parti, Personnel

J’aime bien l’Éloge de l’oisiveté, de Bertrand Russell. C’est un tout petit livre, publié sous forme d’article en 1932 par le père de la philosophie analytique, qui fait la démonstration implacable de l’absurdité de la « morale du travail » que les capitalistes du XIXe siècle ont, à leur profit exclusif, inculqué aux ouvriers. Russell était un aristocrate, et c’est clairement la source profonde de son avis sur la question : pour lui, le travail peut être une source de joie, de plaisir, de passion, mais n’est pas une question morale, aucune raison supérieure ne justifie de se sentir obligé de donner son temps pour faire prospérer le capital de son employeur. Est-ce qu’il tenait le même discours à ses domestiques ? Je n’en sais rien, mais la conclusion du livre a de quoi faire réfléchir aujourd’hui plus que jamais : « Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous sommes montrés bien bête, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment ».

Parmi les passages du livre qui m’ont bien plu, se trouve celui où Russell oppose l’investisseur qui place son argent dans l’état (ce qui, dit-il, sert à rembourser la dette née des guerres passées) ou dans des entreprises privées (pas toujours utiles) à celui qui investit dans ses amis :

(…) Celui qui investit ses économies dans une entreprise qui fait faillite cause donc du tort aux autres autant qu’à lui-même. Si, par exemple, il dépensait son argent en fêtes pour ses amis, ceux-ci (on peut l’espérer) en retireraient du plaisir, ainsi d’ailleurs que tous ceux chez qui il s’approvisionnerait, comme le boucher, le boulanger et le bootlegger. Mais s’il le dépense, par exemple, pour financer la pose de rails de tramway en un endroit où il n’en a que faire, il a dévié une somme de travail considérable dans des voies où ce travail ne procure de plaisir à personne.
Néanmoins, quand la faillite de son investissement l’aura réduit à la pauvreté, on le considérera comme la victime d’un malheur immérité, tandis que le joyeux prodigue, malgré le caractère philanthropique de ses dépenses, sera méprisé pour sa bêtise et sa frivolité.

Le passage est plaisant, mais il m’amuse pour une raison personnelle. Un jour, mon beau-père, Franko, m’a tenu un discours semblable. Il m’a dit en substance : « Je ne mets pas mon argent à la banque, je le place dans mes amis ». Mon beau-père n’a jamais entendu parler de Bertrand Russell ou de la philosophie analytique, il n’est pas lié à l’aristocratie britannique, sa conscience politique a toujours été plutôt fruste, mais il s’est tenu, avec une constance extraordinaire, à ce programme : investir, affectivement mais aussi financièrement, dans les autres, dans les copains. Ça n’a sans doute pas rendu sa vie de famille facile, ce genre de dogme ne permet pas vraiment de se construire un confort d’existence.

Il s’est toujours beaucoup moqué des gens de sa connaissance qui accumulaient de l’argent pour construire une maison immense de trois étages où personne, pas même leurs propres enfants, ne vient jamais les voir, et dont ils n’habitent qu’une pièce au rez-de-chaussée — et dans son village de Croatie, ce cas est étonnamment courant. Sa pire injure, en dehors de « chien mort », c’était « radin ».  J’ai toujours eu un peu peur d’être, selon ses critères, un « radin », car je me soucie de confort. Mais en même temps je sais qu’il comprenait que tout le monde ne vive pas exactement comme lui et, sans doute, que ça le rassurait de voir que sa fille et son beau-fils étaient plus raisonnables qu’il ne l’était. Les gens qui ne vivent que pour l’argent, il les appelait des « clochards », parce que pour lui, la richesse, c’est d’être heureux, et que quelqu’un qui ne rêve que d’argent en manquera toujours. Quand un enfant passait dans la rue, il l’appelait pour lui donner un billet et qu’il se paie une glace. La seule chose qui pouvait le faire vraiment souffrir, c’était de se retrouver au bistro à se faire payer des coups sans pouvoir rendre la pareille. Il était très « réglo », s’il empruntait de l’argent, c’était toujours avec le projet de le rendre. Il m’a aussi dit une fois que, s’il était généreux, c’était pour rembourser tous les fruits qu’il avait volé dans les jardins de ses voisins quand il était enfant : le karma, quoi. Il était né pendant la guerre, en Italie (dans une région qui allait devenir Yougoslave, puis Croate), et il a grandi sur une île pauvre. Ses parents l’avaient eu tardivement et il a toujours pensé, à tort ou à raison, que cela aurait arrangé tout le monde s’il était mort en bas-âge. Mais cela ne s’est pas passé.

Il semblait persuadé de ne jamais avoir travaillé de sa vie. Mais ce n’est pas le cas : il a d’abord été footballer professionnel (le pic de sa carrière a été l’AS Cherbourg, en seconde division à l’époque), au début des années 1960, puis après avoir été blessé au genou, il est devenu ouvrier. Soudeur, entre autres. Il a aussi été chauffagiste, et la dernière fois qu’il a travaillé en France, c’était pour faire les vendanges. Ces dernières années, il était devenu un prototype de l’immigré vieillissant, tel que le catégorise l’inspection générale des affaires sociales : effectuant régulièrement des trajets entre son pays d’origine et la France, fumeur, alcoolique, et ayant toutes les peines du monde à faire valoir ses droits sociaux, notamment la retraite. Les trente glorieuses sont bien finies et on n’a plus besoin de ceux qui ont sué pour les construire. Il a fini par parvenir à se faire verser sa minuscule pension en Croatie. Il a alors pu retourner dans son paradis d’olives, de figues, de cerises marasques et de barbecues, sans intention de rentrer en France, où il n’avait plus le courage de passer des heures à faire la queue pour obtenir un renouvellement de carte de séjour.

Après quelques mois, une douleur dans le dos l’a amené chez le médecin, qui lui a diagnostiqué un cancer du poumon assez avancé. Il avait arrêté de fumer quelques années plus tôt, mais trop tard, et le travail d’usine n’a sans doute rien arrangé. Un de ses voisins partait en France à ce moment-là et il a profité de sa voiture pour venir se faire hospitaliser ici, car il venait de se rendre compte qu’il n’était pas assuré en Croatie, malgré ce qu’on lui avait laissé entendre en France. Il faut dire que de nombreux fonctionnaires français sont persuadés que la Croatie est dans l’Union Européenne, ce qui ne sera vrai que l’an prochain, et que cela aboutit à de grosses erreurs. Franko était certain d’avoir fait toutes les démarches qu’il fallait. Puisqu’il était étranger, puisqu’il était entré en France sans titre de séjour, et puisque sa retraite était versée en Croatie, il n’était plus couvert par la sécurité sociale française, à laquelle il avait pourtant cotisé pendant quarante ans. Après trois jours d’hospitalisation destinés à le faire patienter pour un examen, on lui a présenté la facture : mille deux cent euros la journée, trois-mille six cent en tout. Il a dit une chose assez dure : « je vaux moins cher que mon cancer ». Il ignore qu’en France, il se trouve des gens qui n’ont jamais eu faim pour le traiter de profiteur, de parasite :

mensonge !

Il est retourné sur son île. Là-bas, il a été aussitôt pris en charge par la sécurité sociale locale, alors que sa maladie était déjà diagnostiquée lorsqu’il a commencé à y cotiser, mais la Croatie est un petit pays où on peut discuter avec l’administration, semble-t-il. Il a passé toute l’année à se faire soigner et à réduire sa tumeur, qui avait fini par ressembler à un demi-pamplemousse gonflé sous sa clavicule (ne fumez pas !), dont il prétendait qu’il s’agissait des séquelles d’un accident de voiture. Son état ne lui laissait pas d’espoir d’atteindre les soixante-dix ans, mais il a réussi à se persuader qu’il allait guérir et que, s’il n’arriverait pas à cueillir ses olives cet automne, ça serait pour l’an prochain.

Investir dans l’amitié s’est avéré un bon calcul : les amis ne l’ont pas oublié, on a pensé à lui jusqu’en Australie — où se trouve une importante part de la diaspora croate.
Tout l’été, on est venu le voir, on est venu rire, boire et manger.
Il est mort hier.

  1. 7 Responses to “Les investissements de Franko Mišlov”

  2. By @sylasp on Sep 11, 2012

    @jean-no ton récit m’a fait sourire car il fait me écho…j’ai aussi perdu mon beau-père (il y a 10 ans de cela), aussi un grand fumeur et aussi un de ces personnages un peu atypiques, qui n’en avait que faire des richesses matérielles (communiste !) et qui chérissait ses relations d’amitiés et était heureux que ses enfants vivent mieux que lui (confort)
    je crois que ces gars là faisaient partie d’une espèce en passe d’être définitivement éteinte…

    Pensées pour ta famille

  3. By sylvette on Sep 11, 2012

    Je suis très triste pour Nathalie et aussi pour Hannah, Florence et Gabriel qui perdent un grand-père qui m’avait l’air d’avoir du bon sens. Je me pose très souvent la question de la paresse et du travail… J’aimerais être certaine qu’il y aura toujours des coins où on pourra se contenter de poisson grillé et de figues. Viens donc vendredi boire avec nous à la santé de Franko…

  4. By Jean-no on Sep 11, 2012

    @Sylvette : ça peut se jouer, vendredi, oui.

  5. By sylvette on Sep 11, 2012

    Bon. En tout cas, si un jour je meurs (d’ici là… les progrès de la médecine…) j’aimerais bien qu’on écrive tout ça de moi. Je me dirais que je n’aurais pas trop raté ma vie, finalement.

  6. By Vincent Rif on Sep 12, 2012

    Un très beau texte et un magnifique hommage. Une émotion. Des réflexions essentielles. Merci.

    … Et toutes mes condoléances.

  7. By Eléonore on Sep 12, 2012

    Je vous embrasse très fort, surtout Nathalie. C’est très dur de perdre son père, surtout quand c’était quelqu’un de bien. Courage!

  8. By Emmanuel Quilgars on Sep 12, 2012

    Superbe texte, merci !

    Et toutes mes condoléances également, ainsi qu’à votre femme.

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