J’avais parlé ici même de la réaction très hostile d’une partie de la communauté des designers graphiques à l’annonce de la création d’une résidence au Centre National du Graphisme, dotée par l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA).
Cette semaine, une grogne comparable touche une manifestation qui m’est chère : le festival des Utopiales, à Nantes.
Je n’étais pas aux Utopiales, je n’ai pas suivi la chronologie de l’affaire, je connais juste la conjonction de faits dont un certain nombre de personnes se sont émues1 :
- L’ANDRA, en association avec Usbek et Rica, a organisé un concours de nouvelles sur le thème des déchets nucléaires.
- Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) est partenaire des Utopiales (depuis 2011, en fait, et ça n’a jamais été caché). Le président des Utopiales, l’astrophysicien Roland Lehoucq, est par ailleurs employé du CEA2. Les Utopiales ont aussi comme partenaires l’INRA ou l’INSERM, deux autres centres de recherche d’État.
- Emmanuel Chiva, directeur de l’Agence de l’innovation de défense, a effectué deux interventions publiques aux Utopiales.
- Enfin, Roland Lehoucq, toujours lui, a été annoncé comme coordinateur de la Red Team, une équipe d’auteurs de science-fiction chargés d’aider l’armée française à réfléchir à son futur3
Le partenariat des Utopiales avec le CEA est une question assez anecdotique, mais on ne commettra sans doute pas d’erreur en considérant que les trois autres points vont dans le même sens : des administrations nationales aux missions critiques pensent avoir quelque chose à gagner à entamer un dialogue avec des auteurs de science-fiction.
Qu’ils aient reçu une formation académique véritable dans le domaine ou qu’ils soient juste des lecteurs passionnés de magazines de vulgarisation, les auteurs de science-fiction disposent souvent d’une culture scientifique solide et plutôt universelle — universelle au sens où ils ne restreignent pas leurs préoccupations à un seul champ disciplinaire, ils peuvent s’intéresser à la fois aux sciences sociales, à la zoologie et à la physique quantique, par exemple, ce qui leur permet de réfléchir librement en croisant des disciplines, chose qui est certes désormais encouragée dans le monde scientifique (interdisciplinarité pluridisciplinarité transdisciplinarité,…) mais reste toujours complexe à mettre en place. L’imagination des auteurs de science-fiction, même les plus rigoureux, n’est pas bornée par l’état de l’art des technologies actuellement disponibles puisque par définition leur vocation est d’imaginer (dans un souci de cohérence interne) les conséquences d’hypothèses qui vont de l’anticipation prospective immédiate aux hypothèses complètement spéculatives. Quoi qu’il en soit, les auteurs de science-fiction disposent sans doute de tous les outils pour faire des propositions inattendues.
Du point de vue des auteurs, eux-mêmes, outre les opportunités de rémunération (ça aussi, c’est sale, apparemment !) ou de diffusion, un partenariat me semble tout aussi intéressant, par les expériences passionnantes qu’il promet en confrontation avec le monde réel. Un beau défi.
Je suis stupéfait de voir que certains membres de cette communauté s’indignent par réflexe et veulent même forcer leurs pairs à se rallier à leur indignation sous peine d’être qualifiés de salauds et de vendus : le nucléaire, c’est sale, donc on n’y touche pas4 ; et la guerre, c’est mal, donc on ne parle pas aux militaires.
Au passage, ce que j’aime beaucoup au festival des Utopiales, personnellement, c’est qu’on y parle avec tout le monde, et que peuvent être pris au sérieux écrivains, traducteurs, éditeurs, illustrateurs, mais aussi scientifiques, politiques, membres du monde associatif ou professionnels divers, et le tout sans hiérarchie établie a priori5 autre que le talent et la pertinence du propos.
Je ne comprends pas bien toute cette indignation, et je la trouve bien vertueuse, au sens négatif du mot. Certes, peu parmi nous ont eu leur mot à dire lorsque des gouvernements français ont décidé de la doctrine d’indépendance militaire et énergétique de notre pays, nous n’en sommes pas responsables et il serait un peu fort de nous en tenir comptables ou de nous interdire d’en faire la critique. Chacun est libre de contester les modalités de la décolonisation, ou de critiquer le rang géopolitique que De Gaulle et la plupart de ses successeurs ont voulu que la France conserve. Et chacun est libre aussi de penser que la dépendance de la France envers l’industrie nucléaire est un danger pour l’avenir6. Mais notre mode de vie ne reste pas moins tributaire de ces choix passés. Personne ne se plaint, en appuyant sur l’interrupteur, de voir de la lumière apparaître. Et peut-on se plaindre que les déchets nucléaires, qui existent et qui ne cesseront d’exister quand bien même la filière nucléaire serait démantelée, soient gérés plutôt que coulés au large de nos côtes ou abandonnés dans des terrains vagues ?
Personne ne se plaint non plus que la France échappe un peu plus que d’autres à son statut de vassal des États-Unis7. Je me considère comme anarchiste (mais attaché à l’État, ce n’est du reste pas incompatible), je ne suis pas nationaliste, je n’ai pas de goût pour la guerre (on dit que les militaires de carrière la détestent eux les premiers), j’ai été objecteur de conscience, le drapeau et la Marseillaise ne me tirent pas de larmes et je ne suis pas sûr de pouvoir apporter mon soutient à tout ce que l’armée française fait hors des frontières du pays. Pourtant je constate que nous ne sommes pas à ce jour une colonie russe ni, quoi qu’on en dise, un satellite servile des États-Unis. Et cette indépendance a sans doute des répercussions jusqu’à la vitalité de notre cinéma ou de notre littérature.
Enfin, on peut détester les képis, mais les témoignages d’agents de nos services de renseignement et d’action — qui sont des policiers ou des militaires — laissent percer que, pour que nous puissions tous dormir sur nos deux oreilles, il faut que d’autres veillent discrètement8 sur notre tranquillité, car il existe, dans le monde qui nous entoure, des États, des groupes terroristes, crapuleux ou sectaires (et certains qui sont tout ça à la fois), qui ne nous souhaitent pas que du bien.
Bien sûr, tout ça se discute, mais le monde est complexe, et les prises de position simplistes ne me semblent ni pertinentes ni utiles, il ne suffit pas d’en balayer toute référence d’un revers de main pour que des problèmes disparaissent.
C’est précisément ce qui me gène dans les positions vertueuses. Outre leur impossibilité à composer avec tous les paramètres d’une situation, et parfois il faut le dire, leur fond de tartuferie, il me semble qu’elles constituent aussi un refus d’embrasser le monde dans sa complexité et dans sa démesure, un manque de curiosité. Il est facile de se faire croire que tout peut se régler en prenant position « pour » ou « contre » ceci ou cela, comme le font les amuseurs de BFM ou CNEWS. Il est facile de se faire croire qu’à tout problème on peut opposer une solution simple (« supprime un e-mail pour sauver un arbre »9). il est facile de se faire croire que les méchants consommateurs de pétrole ne sont pas les automobiles mais les porte-conteneurs géants, comme si ce n’était pas pour nous (nos biens électroniques, nos vêtements, nos fruits et légumes exotiques ou hors saison,…) qu’ils naviguaient. Il est facile de se faire croire que l’on peut changer de modèle économique ou industriel par caprice et en un instant. Il est facile, enfin, de se faire croire que nous sommes de blanches colombes qui n’ont rien à voir avec tout ce qui est un peu sale. Je peux vaguement concevoir qu’on ne se résigne pas à admettre que rien ne soit idéal, qu’entre plusieurs maux, il faille effectuer des choix d’ordre politique, avoir une vision à la fois informée, pragmatique et prospective : tout ça demande des efforts. Mais ceux qui refusent de s’y engager doivent accepter que d’autres effectuent ces choix pour eux, et admettre qu’il est un peu étrange de leur en faire reproche.
En dialoguant avec des acteurs véritables, en se rendant là où les choses se passent, les auteurs de science-fiction ou les chercheurs en design ne participent pas à une improbable opération de manipulation de l’opinion, ils sont témoins et peuvent apporter une voix et des idées. Je ne comprends pas une seconde où est le problème.
- Je me suis bien embêté pour savoir s’il fallait accorder « ému » à « un nombre » ou aux « personnes ». Apparemment on a le choix, selon le sens que l’on veut privilégier : individuel ou collectif. Mais bon je ne suis pas complètement sûr de moi, chaque solution possible me gène l’œil. [↩]
- Le CEA, dont les préoccupations s’étendent désormais aux « énergies alternatives », est un des plus prestigieux organismes de recherche au monde. [↩]
- Lire : Science-fiction : quand l’armée recrute des auteurs pour préparer l’avenir. [↩]
- Une réflexion pertinente soufflée par l’autrice Jeanne-A Debats : les scientifiques qui trouveront (espérons) comment calmer le réacteur de la centrale de Fukushima doivent-ils par avance renoncer à un Prix Nobel ?
Et j’ajouterais : doit-on aujourd’hui les priver de financement dans leurs recherches, puisque « le nucléaire c’est sale » ? [↩] - J’exagère un peu : une super star internationale de la science ou de la science-fiction remplissent plus les salles de conférences qu’un obscur auteur débutant. Reste que l’on est loin de la hiérarchie des plateaux médiatiques. [↩]
- Et il y a des raisons de s’inquiéter, car plus le temps passe et plus la probabilité d’un accident tel que ceux de Three miles Island, Tchernobyl ou Fukushima s’approche de 1, et il n’est pas sûr que ce sera facile à encaisser. Par ailleurs, l’ouverture à la concurrence dans le domaine énergétique me semble un péril concret et immédiat, car des objectifs commerciaux à court-termes et une réflexion technique et politique portant sur des millénaires semblent assez incompatibles. [↩]
- Le discours de Villepin à l’ONU contre une guerre mal justifiée en Irak, qui reste une belle prise de position de la France, aurait-il été possible ou aurait-il fait sensation (à défaut d’aboutir) si nous n’étions pas une puissance militaire conséquente ? [↩]
- La discrétion des services de contre-espionnage me semble paradoxalement une garantie qu’ils se retiendront d’aller outre leur mission. Ce n’est peut-être pas un hasard que le chef d’État français que l’on accuse d’avoir instrumentalisé les services à son profit personnel (lire la superbe enquête en bande dessinée Sarkozy-Kadhafi, publiée par la Revue dessinée et Delcourt) soit aussi celui qui a désorganisé le renseignement, lui a imposé des actions démonstratives et demande aujourd’hui que les fichés « S » (les gens qui n’ont rien fait mais méritent attention) soient systématiquement assignés à résidence… [↩]
- Désolé de le dire mais s’il est certain qu’il y aurait besoin de moins de serveurs si personne n’utilisait l’e-mail, un serveur ne se met pas à consommer moins d’électricité chaque fois qu’on y supprime un e-mail. [↩]