Incommensurabilité

(Demain, François Fillon aura peut-être été « débranché » et cet article n’aura plus grand intérêt, mais je l’écris quand même, à chaud, en toute subjectivité, car j’aime relire ce genre de texte pour mesurer le passage du temps, et me rappeler de l’analyse que je faisais à un instant donné)

« On ne peut pas diriger la France si on n’est pas irréprochable », disait François Fillon lors du débat de second tour des primaires. Les Français ne s’y sont pas trompés : dégoûtés par le filet de bave qui obstruait la bouche d’Alain Juppé pendant une interminable partie du débat, ils ont préféré l’ancien premier ministre de Nicolas Sarkozy à celui de Jacques Chirac.
Parmi les gens qui s’accrochent à la candidature de François Fillon, je lis souvent des choses telles que :

Ce genre de défense qui avoue les faits pour les minimiser n’est pas un très bel hommage aux professions de foi vertueuses du candidat défendu, et je signale au passage à l’auteur du premier tweet que s’il est sans doute possible qu’un homme personnellement malhonnête puisse servir les intérêts de son pays (tout comme un homme honnête peut avoir une action catastrophique), il semble étonnant d’avoir confiance en la capacité à ramener le budget de l’État à l’équillibre parlant de quelqu’un qui, au terme de son mandat de premier ministre, avait doublé le déficit (lequel a ensuite baissé de 20% au cours du quinquennat de François Hollande).
Mais au fond, admettons que ça ne soit pas si grave, admettons qu’il soit déjà statistiquement improbable que quelqu’un d’aussi modérément malhonnête que François Fillon atteigne ce niveau de responsabilités politiques, le problème me semble aller bien au delà (et au delà de l’affaire Pénélope1 Fillon).
Déjà, on peut soupçonner, sinon de la corruption caractérisée, un conflit d’intérêt problématique : François Fillon, directement rémunéré par AXA par le biais de sa société de conseil alors qu’il était député, a proposé de transformer notre actuelle Sécurité sociale en une œuvre caritative destinée à ne s’occuper que des cas les plus graves, transférant aux seules assurances privées le devoir de s’occuper des remboursements de santé. Or si les sociétés privées font parfois preuve d’un certain dynamisme, comparément aux grandes administrations, la seule chose qui les caractérise, c’est qu’elle doivent rapporter de l’argent à ceux qui les possèdent, et on a pu voir à quel point tous les coups étaient permis dans le domaine : dégradation du service, mouvements comptables douteux, esprit de conquête (quand racheter des sociétés étrangères ou acquérir de nouveaux clients est plus important que de s’occuper de ceux que l’on a déjà), changement d’activité et de mission (comme lorsqu’une compagnie publique de distribution d’eau s’est lancée dans le rachat de studios hollywoodiens) et faillites aux dépens des seuls abonnés au service.

Un membre du dernier carré des soutiens de François Fillon tweete depuis la « Manif pour moi », où des militants transportés en bus viennent s’enrhumer sur une place du Trocadéro aux trois quart vide… Apparemment, « jusqu’au bout », c’est jusqu’à aujourd’hui ! Beaucoup de tristesse dans les yeux du militant tel qu’il se présente ici ! À droite, un compte fillonniste essaie de faire croire aux gens qui n’habitent pas en Île-de-France qu’il fait un temps radieux sur la place du Trocadéro, à coup d’images d’archives de la manif « pour tous ».

On a beaucoup parlé des cinq mille euros touchés pendant un an par Pénélope Fillon pour rédiger quelques notes de lecture pour la Revue des deux mondes. Ce tarif ne correspond pas à la réalité du marché, mais plus que ça, la Revue des deux mondes n’a qu’un lectorat modeste, et en régression, le titre n’est plus bénéficiaire depuis 2004 et ses pertes cumulées atteignent à présent plusieurs millions d’euros. J’ai trouvé étonnant que les médias qui rapportent tout ça ne se soient pas demandés quelle sorte d’idiot confiait un salaire si important pour un emploi incroyablement peu productif dans une revue en péril. La réponse est pourtant simple : c’est quelqu’un qui a trop d’argent. Marc Ladreit de Lacharrière, 722e fortune mondiale et 32e fortune française (2,4 milliards de dollars), est l’actionnaire principal de la société Fimalac, qui possède 20% de l’agence de notation financières Fitch, 40% du groupe de casinos Barrière, une centaine de salles de spectacles, des dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux à Manhattan, Londres ou Levallois-Perret2. Peut-être a-t-il offert un emploi complaisant à Pénélope Fillon par amitié pour son mari et pour elle et afin de redonner un sens à une existence apparemment malheureuse (« Quand j’ai quitté Matignon, mon épouse était psychologiquement déstabilisée, elle avait envie de s’ouvrir à d’autres activités »). Peut-être l’a-t-il fait pour obtenir vingt lignes de notes de lectures ainsi qu’un rapport informel et secret (inconnu du directeur de la publication, à qui on avait juste dit que Pénélope s’ennuyait) sur l’avenir de la revue à l’international — Pénélope avait conclu que la revue ne correspondait plus aux attentes de ses lecteurs, notamment à l’international. Certains ont affirmé que Marc Ladreit de Lacharrière s’était montré complaisant dans le but d’obtenir la Légion d’honneur, ce qui semblerait un but bien ridicule : pour ma part, lorsque quelqu’un qui s’occupe de haute finance, d’immobilier, de casinos et de salles de spectacles s’attire les bonnes grâces d’un homme politique de calibre national, c’est peut-être avec d’autres arrières-pensées que l’obtention d’une pension de 36,59 euros par an, ce qui est le tarif alloué aux titulaires de la Grand’croix, tarif qui ne couvre même pas l’achat de la médaille associée (près de mille euros). Au delà des honneurs, ce qui intéresse le propriétaire de la société Fimalac est sans doute d’obtenir que les arbitrages locaux ou nationaux lui soient favorables et que son opinion sur les lois et le gouvernement pèse un peu plus que celle de l’électeur lambda3.

Un extrait du programme de François Fillon : certains « profitent du système ». Il ne parle pas ici de la classe financière et politique, qui organise le système, mais de gens qui fraudent la Sécurité sociale, l’assurance chômage ou les Allocations familiales. Il fait bien d’écrire « semblent profiter » et non « profitent » car les chiffres sont assez clairement opposés aux croyances populaires en la matière : la fraude sociale coûte un milliard à l’État chaque année, tandis qu’on estime que la fraude fiscale est entre cinquante et cent fois plus importante. Lorsque vous rémunérez une baby-sitter en lui donnant un billet sans payer de cotisations sociales, vous vous rendez coupable de fraude.

Tout ça est suspect, mais ce sont des pratiques courantes dans le milieu politique, et dans la République Française telle qu’elle fonctionne aujourd’hui.
Les réponses de François Fillon me gênent à un autre niveau : j’y lis en sourdine un sentiment de supériorité naturelle, d’incommensurabilité, c’est à dire le sentiment de ne pas pouvoir être placé sur la même échelle qu’un autre. En fait, Fillon semble sincèrement étonné et fâché qu’on pense que ses magouilles à lui ont un rapport avec celles des autres. Il semble trouver naturel de diviser par deux le salaire versé à sa véritable assistante parlementaire pour en verser un bien plus important à son assistante au service immatériel, inquantifiable et inconnu de tous.
Mais il se trompe, il n’est pas un de ces propriétaires d’immenses fortunes qui possèdent des Monet et des Van Gogh, qui créent des musées et des fondations, qui pourraient rembourser la dette de plusieurs pays, qui possèdent de grandes îles, des yachts, des jets, et dont l’existence est tellement impossible à comparer à celle de chacun d’entre nous que ne pouvons pas essayer de le faire. Non, François Fillon est le fils d’une historienne et d’un notaire, fils de notable, quoi, un bourgeois lambda qui fait de la photographie, qui aime acheter des ordinateurs et des smartphones, qui a une belle maison certes mais qui vit dans le même monde que vous ou moi. Son exigence de mériter plus est donc incongrue. Elle était incongrue lorsqu’il trouvait normal de rentrer le week-end dans la Sarthe en Falcon plutôt qu’en TGV, elle est incongrue aujourd’hui alors qu’il trouve normal que sa famille soit rémunérée confortablement pour être à ses côtés tandis qu’il juge que les gens qui ne sont pas payés assez pour vivre décemment sont des profiteurs et manquent de sens de la compétitivité.
À part ça, il a l’air sympathique — les bourgeois sont sympas —, mais je me souviendrai du regard triste de son ancienne collaboratrice, dans l’émission Envoyé Special, alors qu’elle réalisait que lorsqu’il n’y avait pas assez d’argent pour rémunérer son véritable travail à elle, il y en avait toujours assez pour bien rémunérer le non-travail de Pénélope… Les bourgeois sont sympas, mais ils savent sans états d’âme faire passer leurs intérêts avant ceux de quiconque, et c’est même ce sentiment d’avoir des besoins naturellement supérieurs à ceux d’autrui qui fait d’eux des bourgeois : pour être un bourgeois, un vrai, il ne faut pas se sentir imposteur, il faut se sentir légitime à la place que l’on occupe.

« Tout était légal et déclaré » : amusant, puisque ce qu’on reproche ici n’est pas d’avoir effectué un travail non-déclaré mais d’avoir déclaré un travail non-effectué. Dans la même interview publiée par le JDD aujourd’hui, Pénélope Fillon confie que « Parler français au téléphone, c’est difficile pour moi ». Je ne suis pas sûr que ça soit très courant parmi les assistants parlementaires !

Jusqu’à aujourd’hui, beaucoup plaignaient Pénélope Fillon : « elle ne devait même pas être au courant », « la pauvre, elle a un ton si triste sur cette vidéo », « Franchement, je l’envie pas », « elle a l’air de s’ennuyer », « elle devrait divorcer »… On disait que son mari l’empêchait de s’exprimer, de se défendre publiquement. À présent, elle a donné une interview dans laquelle elle soutient la version de son mari, pèse soigneusement ses mots (en fonction sans doute de ce que les avocats et la cellule de crise ont défini), s’indigne surtout à l’idée qu’on la prenne pour une cruche (« Cela m’a choquée que l’on puisse croire que j’étais une ignorante et une imbécile ») et ne voit guère qui mériterait plus d’être président que son époux. Il n’y a sans doute pas grand chose d’autre à faire dans sa position. Pendant ce temps, son mari durcit son discours patauge lamentablement dans les questions d’identité et de religions comparées : s’il veut survivre, c’est à Marine Le Pen qu’il doit prendre des voix, semble-t-il penser4. Cette élection présidentielle est décidément la plus affligeante à laquelle j’aie assisté.

  1. J’imagine qu’il n’y a pas d’accents dans le prénom de Pénélope Fillon, mais c’est plus fort que moi. []
  2. Marc Ladreit de Lacharrière est aussi à l’initiative de la Fondation Culture et diversité, qui effectue un travail objectivement remarquable pour aider des lycéens issus de quartiers défavorisés à accéder à des études supérieures dans des domaines culturels. []
  3. On note que Marc Ladreit de Lacharrière est impliqué dans Le Siècle et la branche française du très discret Club Bilderberg, deux organisations destinées, si j’ai bien compris, à resserrer les liens amicaux entre les tenants d’un « business as usual » atlantiste dont les opinions varient d’une gauche molle à une droite dure. []
  4. J’écoutais tout à l’heure sur BFM l’intéressante impression d’une femme qui venait d’assister au discours de Fillon au Trocadéro et qui disait, je cite de mémoire : « Je me moque de ce qu’il a fait ou pas fait, je veux voter pour un homme depuis le début de cette campagne et j’irai jusqu’au bout. En l’écoutant parler tout à l’heure, je me rappelais mon livre d’école, ce livre d’images avec la France, ses belles montagnes, le respect, les élèves qui se lèvent en classe… ». Étonnant aveu d’une envie de revenir non pas à un passé expérimenté mais à une représentation en images d’une France idéale telle qu’on aimait se la représenter au début du siècle précédent. []

2 réflexions sur « Incommensurabilité »

  1. Wood

    1. Depuis quand est-ce que les bourgeois sont sympas ?

    2. Je ne comprends pas pourquoi tant de personnages politiques continuent de penser qu’ils peuvent piquer des voix au FN en singeant sa doctrine, alors qu’au final c’est toujours l’inverse qui se produit : une part de leur électorat les quitte, préférant l’original à la copie. Ils n’apprennent jamais ?

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Wood : pour le point 2, effectivement, c’est consternant. Pour le point 1, eh bien si si, les bourgeois sont sympas. Ils sont éduqués, détendus, très souvent sympathiques.

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