Internet contre France Télécom

La phrase de François Fillon au Consumer Electronics Show de Las Vegas, face au micro de l’émission Quotidien, sur TMC, a beaucoup fait jaser :

«Qu’est-ce qu’a fait M. Macron en matière de technologie? Il a fait des choses? Qu’est ce que j’ai fait moi? J’ai ouvert les télécommunications à la concurrence. Vous pensez qu’il y aurait de l’internet en France si on avait toujours France Telecom avec des fonctionnaires? Et qui s’opposait à cette réforme? La gauche»,

Dans la vieille tradition de l’élite politique française, l’ordinateur, c’est l’outil de travail des secrétaires, autant dire un objet trivial auquel on ne prête pas plus d’attention qu’à l’aspirateur que manipule le personnel d’entretien. En ce sens, Fillon (maudit soit son programme) est un cas singulier de politique technophile, presque attendrissant par la manière dont il revendique régulièrement sa passion pour les technologies.
En 2009, dans le magazine SVM, il avait dit :

«Je suis un vrai « geek ». Je veux essayer toutes les nouveautés. En ce moment, j’utilise principalement un iPhone 3G, un Nokia, un iPod nano et, côté photo, un Nikon D700 et un Panasonic Lumix (…] Après avoir épuisé plus de trente PC, je suis passé au Mac, il y a six mois. J’utilise deux MacBook Pro – un pour le travail et l’autre pour mes besoins privés – et un iMac»

On voit que sa « geekitude » consiste plutôt à acheter le dernier gadget qu’à être un expert, et il est en ce sens logique qu’on le voie parader au Consumer Electronic Show plutôt qu’au Chaos Communication Congress ou au Def Con.

Je ne fais pas partie de ceux qui ont spontanément ri à la phrase par laquelle Fillon s’attribuait l’arrivée d’Internet en France. Je n’ai aucune idée de son rôle exact, mais en 1995, j’étais déjà Internaute, et j’ai le souvenir fort d’une époque où France Télécom, attachée à son histoire, à son pouvoir et à son Minitel, a tout fait pour qu’Internet n’existe pas en France. Et, moi qui vois généralement d’un bon œil le fait que les services publics vitaux soient des monopoles publics, j’ai considéré France Télécom comme un ennemi personnel pendant des années et j’ai eu du mal à ressentir de la peine chaque fois que son pouvoir était grignoté par la concurrence, car malgré l’expertise technique, malgré le passif industriel, malgré la recherche de pointe du CNET (aujourd’hui Orange Labs), malgré l’incroyablement audacieux Minitel1 France Télécom était devenu un puissant frein au progrès du réseau mondial, dont le modèle technique décentralisé semblait empêcher une monétisation traditionnelle et maîtrisée des communications. Il faut se rappeler du coût d’un bête appel téléphonique à l’époque, et, avec le Minitel, du coût d’accès aux horaires des cinémas ou à la discussion en ligne. Je connais plus d’une personne qui s’est littéralement ruinée en draguant sur Internet pour 1,25 franc la minute et à 1200 bit/s.
Au moment de l’arrivée d’Internet France Télécom ne se voyait plus comme un grand service public, c’était une marque, et elle était en guerre contre toutes les autres sociétés de télécommunications du monde pour conserver son territoire et en conquérir de nouveaux, partant avec une avance commerciale considérable, mais une culture des communications paternaliste, incompatible avec un réseau où les utilisateurs savent ce qui est bon pour eux.
La vidéo qui suit, issue de la Contre-histoire de l’Internet diffusée il y a quelques années sur Arte est assez éloquente :

François Fillon, en accord avec sa tradition politique, dit désormais que le problème était celui des fonctionnaires. Mais le problème n’avait pas de lien avec la question du statut des agents, c’était un problème très français de pouvoir, d’abord : jusqu’ici, les télécoms étaient une affaire d’État2, et il n’était pas question que ça se passe autrement. C’était aussi une question de privatisation : les télécoms peuvent être publics ou privés, l’un et l’autre fonctionnent, mais l’état de transition, avec un secteur public qui se retrouve en position de concurrence et ne peut rien faire d’autre que de voir son monopole grignoté, donne des horreurs — les fameux suicides, c’est ça, tout comme les dérives actuelles de la SNCF et de la Poste, deux services dont je défends qu’ils fondent l’essentiel de ce qu’il reste la fameuse « identité nationale » française3 perdue que Sarkozy cherchait dans les bénitiers et les drapeaux.

Sébastien Crozier et Hélène Marcy, qui sont respectivement président et responsable de la communication de la CFE-CGC Orange, ont publié une tribune en réponse à François Fillon, et, à leur tour, racontent n’importe quoi, laissant notamment entendre que France Télécom a joué un rôle dans le déploiement de l’ADSL alors que c’est une invention des laboratoires Bell et, surtout (ceux qui y étaient s’en souviennent), que l’opérateur historique a freiné des quatre fers lorsque cette technologie est arrivée, puisque ce haut-débit qui passait par le réseau filaire normal faisait concurrence à sa filiale Transpac/oléane, qui fournissait un accès plus lent à un tarif rédhibitoire pour les usagers non-professionnels. Enfin, historiquement, l’idée qui se trouve au cœur du fonctionnement d’Internet, la transmission par paquets, est bien une invention française, mais n’émane pas de France Télécom : c’est Louis Pouzin et son équipe de l’INRIA4 qui en ont le mérite, avec le réseau Cyclades (1973)… Précisément enterré au profit de X.25, technologie portée par France Télécom.
Cette tribune rappelle que France Télécom, qui a été le 4e opérateur téléphonique mondial, n’est même plus dans les dix premiers aujourd’hui, et que le nombre de ses employés n’a cessé de baisser. Tout ça est vrai, mais on croirait entendre le petit épicier qui se plaint que la boutique voisine, qui vend de meilleurs produits moins chers et où on se montre plus aimable, lui fasse perdre sa clientèle. Ben oui. Évidemment !
Reste que l’agonie de France Télécom n’est pas une bonne nouvelle, car cette société fait ce que les autres ne font pas : s’occuper du réseau téléphonique fixe (mais aussi du déroulage et de l’entretien des câbles maritimes, activité pour laquelle France Télécom a une longue expérience et une grande expertise) et garantir son bon fonctionnement.

Pour résumer, François Fillon a tort de penser que les fonctionnaires étaient spécialement opposés à Internet (Les agents de l’État font ce qui leur est demandé), et n’a pas forcément raison en affirmant que le changement de statut de France Télécom a permis l’essor du réseau : si l’entreprise publique n’avait pas été contrainte à jouer le jeu de la concurrence et de la rentabilité, elle n’aurait pas forcément eu besoin de se montrer déloyale (puisque profitant de sa position dominante d’origine) envers ses concurrents ni de faire preuve d’une bienveillance plutôt limitée envers ses usagers (ou ses employés), comme ce fut le cas.

Ajout (10/01/2017) : on me signale ailleurs qu’à l’époque dont il est question il existait plusieurs approches distinctes d’Internet chez France Télécom, et que l’hostilité envers le réseau mondial n’était pas forcément un sentiment général et n’était par exemple pas partagé par l’équipe qui a fondé le fournisseur d’accès Wanadoo.

  1. Certains se moquent du Minitel, mais il marque une des dernières fois où nos politiques ont cru que l’innovation pouvait venir de France. Le fonctionnement technique du réseau ou de l’appareil n’étaient pas d’une modernité folle, mais l’idée d’installer gratuitement un terminal pour des services télématiques chez chaque abonné était extrêmement ambitieuse et intéressante. []
  2. France Télécom et la Poste avaient même leur ministère, le ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones (PTT), devenu Postes et Télécommunications (P&T). En 1980, Postes et téléphone sont devenus deux services séparés, destinés à être lentement amenés à la privatisation et à la concurrence. En 1988, est né France Télécom, qui existe toujours mais qui est un peu caché derrière sa filiale/marque internationale Orange, du nom d’un opérateur britannique racheté par France Télécom. []
  3. Pour moi, la France, c’est la SNCF et la Poste, qui maillent le territoire, c’est l’éducation nationale, bien sûr (mais elle n’est pas en très bon état et peine sans doute à se redéfinir), ce sont les paysans, qui, comme on dit, font le paysage (mais les campagnes se désertifient et l’automobile – ses autoroutes, ses parkings – rend tout laid et prend une place folle), c’est un patrimoine matériel, architectural, et bien entendu, la nourriture. Le drapeau et la Marseillaise, comme les monuments aux morts, me rappellent surtout le nombre de gens qui ont fini dans des tranchées pour leur gloire et j’ai du mal à les apprécier.  []
  4. Outre l’INRIA, rappelons que ce qui fait Internet aujourd’hui émane d’organismes publics tels que la DARPA, la National Science Foundation ou le CERN. []

2 réflexions sur « Internet contre France Télécom »

  1. Eugène Labintje

    Je dirais même plus : pour m’y frotter d’assez près, je peux te garantir que les fonctionnaires que j’y ai côtoyés avaient une haute opinion de la notion de Service Public (avec des majuscules), et que les suicides étaient aussi dus au fait qu’on leur a demandé de ne plus être au service du client mais au service de la monétisation de leurs services.

    Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage, et il me semble que Fillon a un joli avenir dans le vaccin antirabique expéditif, malheureusement.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Eugène Labintje : l’entre-deux, n’être ni une société privée ni un Service Public, crée des situations dramatiques, et il n’est pas étonnant que les agents les vivent mal.

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