Le ver de l’exception dans le fruit de la loi

Les lois qui concernent les sujets « chauds » et aptes à suscité une vive réaction émotionnelle — parce qu’ils suivent un fait-divers atroce ou un attentat — ne sont pas seulement mal avisées, elles ont un effet secondaire fréquemment observé, celui d’être le ver dans le fruit, apparemment bénin, mais destiné à s’étendre.
Lorsque le Fichier national automatisé des empreintes génétiques a été créé, en 1998, il était censé ne concerner que quelques dizaines de violeurs récidivistes. Comment pourrait-on refuser à la police des moyens supplémentaires pour enquêter sur ce genre de crime, qui révolte viscéralement chacun de nous ?
Peu à peu, le fichier s’est étendu à toutes sortes de crimes, mais aussi de simples délts : crimes contre l’humanité, meurtres, mais aussi vols, extorsions, etc. La dernière proposition d’extension, en 2013, concernait les infractions au code de la route et les délits financiers. Elle n’est pas passée. Un esprit soupçonneux se demanderait si c’est par hasard que les infractions au code de la route et les délits financiers ont été proposés en même temps : il n’y a aucun rapport entre les deux, mais en les proposant ensemble, on est sûr qu’ils seront abandonnés ensemble, et c’est comme ça qu’une malversation financière n’amène pas son auteur au fichage génétique, tandis que participer à une manifestation ou voler un bonbon le permet. Ça tombe bien pour les membres de la classe politique, qui sont plus souvent inquiétés pour des crimes en col blanc que pour des vols à l’étalage.
Enfin peu importe, le résultat est là : après quinze ans d’existence, le fichier des empreintes génétiques contient bientôt trois millions de personnes (2,6 millions de personnes en 2014).
Je comprends qu’on défende ce fichier, j’imagine qu’il aide beaucoup les enquêtes (plus que les caméras de surveillance, c’est certain), mais il faut retenir ce fait : ce à quoi sert ce fichier n’est pas ce pour quoi il a été créé, et ce schéma est courant, pensons par exemple aux lois d’exception concernant la cybercriminalité, d’abord destinées à répondre à la peur des réseaux pédopornographiques (dont l’importance et l’existence réelle ne sont jamais évalués et semble sans commune mesure avec l’importance qu’ils occupent dans l’imaginaire collectif), mais qui aujourd’hui va punir des délits d’expression, voire de curiosité1, et bien sûr de partage de fichiers et même de cyberactivisme.

Coton-tige Silver Spoon

Coton-tige (Silver Spoon, CC)

Les sujets qui heurtent et révoltent chacun de nous, comme le viol pédophile et les meurtres aveugles — en premier lieu les attentats terroristes —, sont souvent utilisés comme prétexte à des exceptions à la loi, exceptions qui seront ensuite tranquillement amenées à être étendues.
Aujourd’hui, le ver dans le fruit, c’est la déchéance de nationalité. Avec cette proposition consternante, le gouvernement introduit l’idée que la nationalité peut être une chose précaire, réversible, arbitraire. Aujourd’hui, cette proposition d’une possible déchéance de nationalité concerne une douzaine de jihadistes fous dont personne ne songerait à prendre la défense et dont on cherche apparemment à oublier qu’ils sont précisément français. Mais demain, la loi concernera tous les français disposant d’une double-nationalité, c’est à dire cinq pour cent de la population. Je connais beaucoup de gens concernés : les époux et épouses, qui ont demandé à être français puisque c’est ici qu’ils vivent, et ont voulu conserver leur nationalité d’origine, puisque c’était possible. C’est le cas, par exemple, de ma propre mère. Il y a le cas des enfants d’immigrés qui ont conservé le passeport du pays de leurs parents pour faire plaisir à ces derniers (je connais plusieurs marocains dans ce cas) ; dans ma génération, je connais des enfants d’algériens, mais aussi je crois d’espagnols ou de portugais,qui ont fait de leur double-nationalité une combine pour échapper à leur service militaire2 : en France ils étaient dispensés, et dans leur autre pays, ils étaient déserteurs. Ma femme songe à prendre une double-nationalité pour régler de bêtes problèmes de succession. Et je connais un artiste, Matthieu Laurette, qui s’est lancé dans une collection de passeports avec son Citizenship project, commissionné par le Ministère de la Culture français !
Affectives, pragmatiques, artistiques,… Il existe sans doute d’innombrables raisons de disposer d’une double-nationalité. Puisque l’État français ne l’empêche pas, pourquoi pas ?
La modification de la constitution qui est proposée introduit l’idée qu’il est suspect d’être français en même temps que d’avoir une autre nationalité. Elle laisse croire qu’être français est un privilège, qu’être non-français est une punition, qu’il existe des vrais français et des demi-français,… Quel que soit le sens dans lequel on tourne la question, rien ne justifie cette disposition qui, certes, pose bien trop de problèmes pratiques pour être autre chose que symbolique, mais qui justement, établit un symbole des plus fâcheux. Je n’arrive pas à comprendre s’il s’agit de malice ou de maladresse.

  1. Rappelons-nous du projet de Nicolas Sarkozy, réaffirmé cette année : « Pourquoi n’a-t-on d’ores et déjà pas mis en oeuvre le délit de consultation d’un site jihadiste? Lorsqu’on consulte des images de pédophilie, on est un pédophile. Lorsqu’on consulte des images d’un site jihadiste, on est un jihadiste, et on doit être traité comme tel » (meeting du 30 novembre 2015 à Rouen). []
  2. À de rarissimes exceptions, nous voulions tous échapper à la conscription : qui veut vraiment passer un an à se faire donner des ordres sans logique par des gens moins intelligents que soi ? Personnellement, j’ai préféré faire deux ans en tant qu’objecteur de conscience plutôt que de vivre un an dans une caserne. Aujourd’hui, je considère toujours que ce temps m’a été volé. []

6 réflexions sur « Le ver de l’exception dans le fruit de la loi »

  1. Tom Roud

    Ce que je ne comprends pas dans ton billet c’est qu’il me semble que la déchéance de nationalité existe déjà comme sanction, donc l’argument « c’est horrible cette décision pointe du doigt des binationaux » arrive un peu après la bataille. Soit on est contre la déchéance de nationalité tout court, soit on accepte que ce soit une sanction acceptable. Mais on ne peut pas faire selon moi dans la demie-mesure « on est OK quand c’est pour les naturalités, mais pas pour les nés français ».

    Sinon le droit de la nationalité française est super batard, non ? Si je compare par exemple aux US: ils ont un « Vrai » droit du sol, mais le « vrai » droit du sol vient du coup avec des mécanismes de perte de nationalité (par exemple https://fr.wikipedia.org/wiki/Nationalit%C3%A9_am%C3%A9ricaine#Perte_ou_renonciation_.C3.A0_la_citoyennet.C3.A9_am.C3.A9ricaine). Le Canada a un vrai droit du sol, par exemple tu ne peux pas transmettre ta nationalité sur plus de 2 générations à tes enfants nés à l’étranger. En France, le seul « vrai » droit, c’est le droit du sang puisqu’est français tout enfant de français.

    Sinon, le coup de « ça fait des citoyens de 2nd zone ». Mais les gens ont-ils eu besoin de ça pour s’apercevoir qu’il y a des citoyens de 2nde zone en France ? Les discriminations sur le sexe ou la couleur de peau, ça existe, et encore une fois la France est vraiment à côté de la plaque par rapport à d’autres pays sur tous ces sujets depuis bien longtemps. On a eu un tournant en 2002 qui aurait pu susciter des trucs, mais il n’y a aucune réflexion sérieuse à gauche sur tous ces sujets (en gros, on en reste au programme commun, pré-mondialisation et pré révolution Internet), faut pas s’étonner qu’il ne reste que des débats et solutions de droite.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @tom : ça me semble une stigmatisation de plus, non seulement de mettre la disposition dans la loi, mais surtout, de communiquer dessus, car c’est plus qu’une loi (effectivement, ça existe déjà), c’est aussi un symbole. Et puis on ne parle pas d’une loi comme les autres mais d’une modification de la constitution.

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      1. Tom Roud

        Je trouve que sur la grande échelle de l’ordre des choses sur la discrimination, l’abandon de la promesse des récépissés des contrôles d’identité est largement pire, et ça n’a pas suscité autant de réactions. Probablement parce que les milieux « autorisés » (comme disait Coluche) sont moins concernés.
        Sinon je trouve que le problème de fond (la citoyenneté) est discuté complètement de travers. Un sujet relié: je ne suis toujours pas convaincu qu’il est bon que les gens comme moi (et demain mes enfants qui n’ont jamais vécu en France) puissent tranquilement voter aux Présidentielles et aux Legislatives depuis le Consulat. Ces trucs sont beaucoup plus subtils que l’argument qui tue « c’est une question de principe »

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        1. Jean-no Auteur de l’article

          @Tom : les principes, c’est un truc rarement pertinent en soi, mais les symboles, c’est une question qu’on ne peut pas balayer d’un revers. Ici, Hollande n’a pas envoyé une circulaire disant qu’il fallait enlever leur nationalité aux terroristes, il en a fait un sujet de débat national et un symbole international. Et par ailleurs, il insulte l’intelligence de tout un chacun en faisant comme si ça réglait quoi que ce soit.
          Mais bien sûr, tu as raison, certains dispositifs administratifs veules mais non-médiatisés ont un effet tangible douloureux pour ceux qui les subissent.

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          1. Tom Roud

            C’est clairement une manoeuvre politicienne. Je commence même à me demander si l’un des buts n’est pas de précisément faire sortir la gauche de la gauche du bois en pleine trêve des confiseurs histoire d’énerver tout le reste de l’électorat. Regarde Duflot, rien depuis 6 mois et surtout rien sur la COP21, et paf elle se réfveille le 26 Décembre. Quand tu vois que Valls annonce dans la foulée qu’il sort un recueil de discours, ça tourne au trolling revendiqué. Tu sais comment il faut réagir face aux trolls…
            Un symbole international ? non seulement quasiment tout le monde s’en fout hors de France, mais en plus on est le 27 Décembre.

          2. Jean-no Auteur de l’article

            @tom : je ne sais pas si tout le monde s’en fout. Comme le disait Hady Ba sur Twitter, il y a plein de pays où ce qui se fait en France fait jurisprudence, et souvent, dans des cas qui n’ont rien à voir.

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