Humansplainaitions

Le mot « mansplaining »1 est à la mode, en tout cas dans les débats sur Internet. Il est utilisé pour décrire le moment où un homme explique à une femme ce qu’elle pense ou qu’elle ressent, comme s’il le savait mieux qu’elle ou qu’il était plus qualifié pour le faire. C’est l’acception restreinte du mot2, mais certains l’étendent à chaque situation où une personne qui se trouve en position de supériorité fournit une analyse condescendante de la situation de l’autre, ou parle à sa place, et, en affectant de prendre sa défense bien souvent, lui confisque la parole : le colonisateur qui parle à la place du colonisé, l’adulte qui parle pour l’enfant, le maître qui parle pour l’esclave, le député qui informe les citoyens de leur opinion, etc. On pourrait aussi appliquer la notion aux décideurs de l’audiovisuel qui produisent des programmes médiocres en expliquant que c’est ce qu’attend le public, ou au philosophe cartésien Malebranche qui expliquait que les animaux ne ressentaient pas réellement la douleur3, selon un raisonnement très tordu : Dieu est juste, donc il épargne les animaux de la souffrance puisque ceux-ci n’ont pas d’âme4 ni de pêché originel à expier.

hypocrites

Les hypocrites, dans l’Enfer de Dante, illustré par Gustave Doré.

Je propose d’appeler « humansplaining » les situations où des humains parlent à la place des animaux, de la nature, ou mieux encore, de Dieu.
On en entend beaucoup dans le registre, en ce moment. La nature, par exemple, est invoquée pour définir des règles humaines5, pour légiférer ou pas ce qui est « contre-nature ». La proposition est complètement absurde, puisque « la nature » est la somme de ce qui existe autour de nous, on ne peut pas la nier, mais on ne peut pas non plus obéir ou désobéir à son opinion, la nature n’a pas d’opinion, elle se contente d’être. La loi de la gravitation est une loi de la nature, par exemple, et on n’a pas besoin de l’inscrire dans le code civil. En revanche, c’est cette même nature et cette même loi de la gravitation qui nous ont permis de créer des moyens de contourner des limites qui nous étaient imposées jusqu’ici : l’homme est capable de voler dans le ciel, grâce à la technologie.
Les gens qui prétendent que l’économie doit être « sauvage » (entendre : sans intervention étatique qui entraverait l’ivresse de puissance du petit nombre qui la dirige) ou les gens qui dénient des droits à certaines catégories de personnes (femmes, étrangers, personnes qui ont une autre couleur de peau, homosexuels) au nom de prétendues lois naturelles, ne sont, sauf quelques membres d’églises mennonites sévères, pas pour autant gênées à l’idée de prendre l’avion, d’utiliser des téléphones mobiles, de ranger leur nourriture dans un réfrigérateur, de profiter des antibiotiques, ou de toute autre invention humaine, et donc artificielle. Ce qu’ils appellent « nature », au fond, c’est une somme d’usages et d’intérêts, généralement exclusivement les leurs6 qu’ils n’ont pas envie de voir contraints ou altérés.
Curieusement (ou au contraire très logiquement ?), ceux qui utilisent la nature comme argument pour décréter la manière dont la vie sociale ou économique doit fonctionner sont rarement des écologistes, au sens où ils n’ont pas spécialement le souci de comprendre ni de favoriser le bon fonctionnement de la nature. Ils savent sans doute d’instinct que la nature se moque, par exemple, de l’existence de l’homosexualité au sein de l’espèce humaine, mais qu’elle souffre terriblement du déversement massif de déchets dans l’atmosphère ou dans l’eau. Un véhicule 4×4 est bien plus « contre-nature » ou « anti-nature » que le mariage homosexuel.

On atteint un degré encore plus lamentable avec l’utilisation de Dieu comme argument : aucun témoin fiable ne l’a vu, ni entendu, et ni la logique ni ce qu’on sait du monde qui nous entoure ne permettent d’attester de son existence. Pourtant, ceux qui agissent sur la vie d’autrui au nom de Dieu prétendent généralement le connaître assez pour savoir ce qu’il veut, et qui l’on peut se sentir autorisé à brider, brimer, ou assassiner en son nom.
Dieu est parfait pour ça, puisque, chacun le sait très bien, au fond je pense, il ne risque pas de protester, car pour protester, il faudrait qu’il existe. Les gens qui utilisent la « volonté de Dieu » pour légitimer leurs propres désirs ne croient sans doute pas réellement à la divinité toute-puissante dont ils se prétendent serviteurs (comme pour se défausser, se déresponsabiliser). S’ils y croyaient effectivement, ils commenceraient par se demander si leur connaissance de la divinité en question est fondée  et correcte (plutôt que de croire, pour 99% d’entre eux, en la religion de leurs ancêtres), à en chercher les preuves et à chercher à savoir précisément ce que leur veut cette divinité. Et je parie, d’ailleurs, que si des gens croyaient véritablement à une toute-puissance, ils chercheraient un moyen de lui échapper, de biaiser, de tricher, d’amadouer,… Et j’imagine que les États du monde entier consacreraient des budgets conséquents à l’étude et à l’endiguement de Dieu qui, en existant effectivement constituerait non plus un outil de domination commode et une consolation à peu de frais, mais une menace pour les libertés et une source d’angoisse.

charles_gave

Hier, dans l’émission Ce soir ou jamais, j’ai découvert Charles Gave, un économiste qui considère que le Général Pinochet était un démocrate (car en fin de règne, cet homme amené au pouvoir par un coup d’État sanglant a organisé un référendum sans prévoir qu’il n’en maîtriserait pas le résultat) et dont le premier livre, dédicacé par Milton Friedman, affirme que : « La seule forme de pensée économique qui soit conforme aux Évangiles, c’est le libéralisme ! ». Parvenir à relier au libéralisme de Hayek et Friedman7 une secte deux fois millénaire au fonctionnement plus ou moins communiste, et dont l’inspirateur refusait les richesses matérielles, montre bien à quel point l’important, dans le fait de croire ou de faire croire, ce n’est pas de se conformer à une philosophie d’existence, c’est de se donner des forces pour imposer sa vision de ce qu’on veut que le monde soit. Peu importe le dogme, seule compte la domination de soi-même (au mieux) ou d’autrui.

  1. de man et explaining. []
  2. Parfois, l’accusation de mansplaining frise la discrimination et l’argument d’autorité : une personne n’aurait pas le droit d’avoir un avis sur une injustice sexiste sans en être victime. Réponse du berger à la bergère, certains utilisent la notion réciproque « womansplaining ». []
  3. cf. Malebranche De la Vérité : « Dans les animaux il n’y a ni intelligence, ni âme, comme on l’entend ordinairement. Ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir, ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien; et s’ils agissent d’une manière qui marque intelligence, c’est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leur corps de telle façon qu’ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire ». []
  4. On notera pourtant que âme et animal ont la même origine étymologique. []
  5. Je dois l’envie d’écrire cette partie de l’article à un début de conversation avec l’ami Wood, en commentaire à un article précédent. []
  6. Cependant certains s’acharnent, peut-être parce qu’ils croient qu’on leur donnera quelques miettes en échange, à défendre les intérêts de groupes dont ils sont, à leur insu, exclus, comme par exemple le patron d’une PME qui soutient un parti politique qui ne défend que les grands groupes financiers, par exemple. []
  7. Sur Hayek/Friedman/Pinochet/Thatcher, lire : La Stratégie du choc, de Naomi Klein. []

8 réflexions sur « Humansplainaitions »

  1. Sylvia

    Je ne connaissais pas le terme « mansplaining » même si comme toute femme qui se respecte (!) j’en suis parfois (souvent) victime.
    j’approuve le néologisme « humansplaining » !

    Répondre
    1. Jean-no Auteur de l’article

      Oui, a priori, il a pas trop besoin d’aide. On n’imagine pas des gardes du corps faisant bouclier humain pour défendre Bruce Lee d’un gringalet… Euh bon c’est un peu vaseux comme image.

      Répondre
  2. Judas Ptolémée

    Je suis fan, je partage.
    C’est exposé de façon si claire que j’adhère immédiatement à ce billet.
    Le « mansplaining », un mot qui manquait à mon vocabulaire, évident.

    Merci pour ce billet !

    Répondre
  3. Emmanuel Talayrach

    Je suis en partie d’accord avec ce que tu dis. Mais ne peut-on considérer que le « humansplaining » — même si l’on est en droit, et à juste titre tel que tu l’exposes, d’être en lutte contre cela —, ne peut-on le considérer comme faisant partie intégrante de la nature (puisque l’on en parle) humaine. Comment les chefs, politiques, tribaux, religieux, de gangs, de sectes, de castes philosophiques ou scientifiques, comment ceux qui entraînèrent l’humanité au cours de son évolution jusqu’à celle que l’on connaît eurent pu faire sans ce « humansplaining » ? Il a toujours fallu une référence à l’en-dehors, à l’au-delà, à l’en-deçà de notre nature, à tort ou à raison, pour que les sociétés se bougent, s’agrègent, grandissent ou s’avilissent, deviennent et surviennent, bref, évoluent.
    Se battre contre ceux qui font usage de cela lors même qu’ils en profitent pour leur bien personnel et asseoir leur cul sur des trônes — aujourd’hui factices, on s’en rend compte — et sous des ors — aujourd’hui clinquants que l’on vomit —, se battre contre ceux-là et révéler les supercheries et autres charlatanismes afin de nous en débarrasser est une juste cause au stade de notre évolution, à ce moment si précieux où l’on sent que tout est à portée de main (s’entend le bonheur du profit d’être un homme), à cet instant où, malheureusement et justement, l’homme peut à nouveau basculer vers des outrecuidances qui le feraient disparaître vers ces lunes infâmes du fanatisme dont certains se gorgeront pour s’asseoir sur et sous… Condamner les profiteurs du genre humain, c’est bien.
    Mais quid de ceux qui croient sincèrement ? Tu assimiles à ces « chefs », à ces despotes, à ces faux gardiens des vérités théologiques des gens de bonne foi. On peut croire en Dieu sans chercher à dominer un prochain. Et, crois-moi, tout en se conformant à une philosophie de l’existence. Dieu a fait l’homme libre et cela suffit. Exister, sortir de l’être qui nous sous-tend pour qu’il apparaisse sous les différents aspect de ses possibles multiplicités — que cet être soit Dieu, la nature (et son moteur pulsionnel à évolution), la Vie (au sens nietzschéen) ou autre —, exister, c’est révéler. Se révéler pour révéler (l’autre, à côté, l’autre, en soi aussi). Cela fonctionne, autant pour l’athée que pour le croyant. Car celui-ci n’est pas qu’un apeuré de Dieu — comme tu le sous-entends en disant qu’ils cherchent à se dissimuler, à tricher ou à le fuir — car on peut croire en dehors d’une religion (même si les racines de cette foi sont en effet prises au terreau des vieilles croyances et religions) ; il est possible de croire en ayant posé une réflexion sur la chose et en se créant son propre chemin de foi.
    C’est comme tout ce que tu décris : poser son humanité entière (corps et esprit réfléchi et réflexif) sur ce qui vient aux sens. Sur les théories politiques, les hypothèses scientifiques, les discours théologiques ou les conclusions des bien pensances. L’homme est libre. Dieu et/ou la nature y ont pourvu. Et d’être un homme, aujourd’hui, c’est cela : se débarrasser des « humansplainings » grâce à l’immense culture qui est à portée de main, grâce à toute l’histoire que l’on connaît aujourd’hui, grâce au véritable avènement d’une égalité, dans la fraternité afin de jouir de notre liberté.
    Alors crions haro sur ces empaffés qui veulent nous faire accroire, mais ne crachons pas sur tous ceux qui vivent de croire.
    ([Ce n’est pas du trollage, comme ton tweet s’en inquiétait, pour castagner. Juste te dire qu’il ne faut pas confondre les profiteurs des crédulités et les crédules… 😉 ]

    Répondre
    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Emmanuel : Oui, bien sûr, ma manière de présenter les choses est avant tout focalisée sur ceux qui utilisent la religion contre d’autres personnes.
      Dans les croyants sincères et ne cherchant pas à dominer les autres, je distinguerais au moins deux cas :
      1) les gens qui ne se posent pas de questions : on leur a dit que c’était comme ça, ils y croient.
      2) les gens qui utilisent la foi pour se dominer eux-mêmes, pour se donner une discipline,… Je crois que c’est sœur Emmanuelle qui disait (en substance) : peut-être qu’on peut aller aider les pauvres, se sacrifier, sans croire, mais moi, je n’y serais pas arrivée. J’avais trouvé cette réflexion très intéressante.
      Bien sûr, en tant qu’amateur d’art, je sais bien à quel point la croyance peut être fertile en termes de création, ceci dit il n’y a pas besoin que cette croyance soit très profonde, cf. les super-héros ou les récits antiques qui peuvent passionner les artistes qui s’en emparent sans que ceux-ci croient réellement.

      Répondre
    2. Jean-no

      Une autre chose : je pense que tu as bien raison en disant que le humansplaining fait partie de la nature humaine, c’est la conséquence directe de notre capacité à l’empathie, à nous mettre à la place des autres,… Capacité qui a fait naître le chamanisme/animisme, les documentaires animaliers de Disney et même, notre capacité à voir de la mélancolie dans les yeux d’un ours que nous avons mis derrière des barreaux dans un zoo.

      Répondre

Répondre à Sylvia Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.