(Cette tribune a été publiée sur Owni le 8 août 2010. Elle est née de mon indignation face au traitement des rroms par le gouvernement sarkozyste. J’avais poursuivi cette réflexion sur Le Dernier blog.)
Nous voici sommés d’oublier mesdames Bettencourt et Thiboult, messieurs Banier et de Maistre et, bien sûr, monsieur Woerth et madame. La justice a pris le relais, une foultitude d’enquêtes a été lancée, le ministre a été entendu par un juge dans son bureau du ministère (les salons du Fouquet’s étaient-ils tous pris ?), nous n’avons plus désormais qu’à attendre la pluie de non-lieux qui à coup sûr, lavera l’honneur des uns et les condamnations qui frapperont les indélicats majordomes, comptables et peut-être journalistes… Enfin on en prend le chemin. Madame Bettencourt subira sans doute un redressement symbolique sur l’argent de poche (quatre-vingt millions d’euros) placé en Suisse. Quand aux conditions exactes de financement de la dernière campagne présidentielle, nous devons cesser de poser trop de questions à leur sujet.
Oublié l’Oréal, donc, c’est la quinzaine du rrom.
Les faits sont les suivants : deux membres de la « communauté des gens du voyage » auraient volé vingt euros à un distributeur. Enfin ça, on l’a appris plus tard. Luigi Duquenet avait un petit passé judiciaire et il était bien connu des forces de l’ordre qui auraient pu, selon ses proches, venir l’interroger le lendemain. Les gendarmes chargés de l’enquête ont tenté de bloquer les deux hommes à deux endroits successifs. Un gendarme serait même monté sur le capot de la voiture en marche pour stopper l’équipage, sans succès. Les fonctionnaires auraient finalement fait feu, en état de légitime défense disent-ils, sur Luigi, qui se trouvait sur le fauteuil du passager, et qui n’y a pas survécu.
La famille et/ou des amis de Luigi, révoltés par le drame et considérant à tort ou à raison l’affaire d’un point de vue nettement moins avantageux pour les gendarmes, sont venus s’en prendre, cagoulés, à l’enseigne « Gendarmerie » de la gendarmerie de Saint-Aignan. J’ignore ce que ça fait de voir un de ses enfants tués par des gendarmes, mais je peux imaginer la violence des sentiments qui en découlent. Ils ont aussi abîmé des panneaux de signalisation, mis le feu à des véhicules et attaqué des arbres à la hache. L’un d’entre eux a plus tard avoué, en marge des déprédations auxquelles il avait effectivement participé, le vol de quelques croissants dans une boulangerie de la ville. La boulangère, encore sous le choc, avait témoigné sur plusieurs chaînes. Une semaine plus tard, l’homme sortait du tribunal pour entrer en prison : dix mois fermes.
Entre temps, l’État avait fait déployer pas moins de trois cent militaires pour sécuriser la région ! Le ministre Hortefeux, passé en coup de vent, avait acquiescé (sans bien entendre, espérons) lorsqu’un badaud lui avait recommandé de faire savoir au chef de l’état que ce n’est pas le Kärscher qu’il convenait d’employer, mais l’eau de javel.
Le préfet, lui, s’est juste étonné devant les caméras car selon lui, les gitans établis dans la vallée du Cher vivent généralement en de bons termes avec le reste de la population. Ce n’est pas l’image qui a été diffusée le plus souvent.
À la suite de cette lamentable affaire, le régime s’est lancé dans un festival de déclarations imbéciles.
Harry Roselmack (TF1, 27/07/2010), par exemple, se demande s’il n’y a pas un « problème gitan en France » et présente un reportage qui donne la parole à « Luc », qui « habite la région depuis vingt ans », et qui « a préféré parler à visage caché » pour déblatérer des clichés : « une partie des gitans ne veulent pas s’intégrer (…) vivent un peu à part (…) c’est difficile pour nous à supporter, on est toujours dans la crainte des représailles, des vols et compagnie ». Qui est ce témoin-mystère ? Qu’a-t-il vu, connu, su, vécu ? On qualifie le saccage de la place de Saint-Aignan de “représailles”, mais de quelles autres “représailles” est-il question ? Mystère et boule de gomme. Apparemment, ce témoin ne sait rien de plus que des clichés. Sans doute ne fait-il que répéter ce qu’il a entendu ailleurs sur TF1, justement.
Luc Chatel (l’Oréal), semble s’étonner que les « gens du voyage » soient « parfois même français ». Benoîst Apparu (sous-ministre au logement) a quand à lui ressorti des placards une vieille réflexion autrefois exprimée par Nicolas Sarkozy puis par Brice Hortefeux, qui se demandaient comment des gens « qui ne déclarent quasiment aucun revenus » pouvaient bien avoir d’aussi grosses voitures pour tirer d’aussi grosses caravanes. Ça les étonne apparemment plus de voir que des gens qui vivent dans des caravanes aient des caravanes que de voir que Jean Sarkozy (fils de Nicolas, filleul de Brice) puisse être envisagé sans rire comme président de la plus grosse zone d’activités économiques d’Europe.
Frédéric Lefebvre, toujours fidèle au poste quand il faut se montrer odieux, explique que les «gens du voyage » sèment des « pics de délinquance » partout où ils passent. Bien entendu, les faits, les études, toute considération objective et impartiale est ici remplacée par des phrases tellles que « les français le savent bien » ou « c’est bien connu ».
Chacune de ces déclarations est accompagnée de la prudente mention que les problèmes ne concerneraient « qu’une partie des membres de cette communauté ».
Pourtant, même si on pouvait (je n’en sais rien personnellement) de manière certaine pointer du doigt des statistiques particulièrement élevées en termes de crimes et délits et qui sembleraient liées à l’appartenance des auteurs des faits à telle ou telle communauté, le rôle des politiques ne saurait se limiter au constat, au « c’est bien connu », à la rumeur, aux préjugés. Le premier rôle du politique devrait être de se pencher sur les faits, puis d’en comprendre la mécanique, et enfin, de proposer des solutions. Ici, pas de solutions, juste quelques propositions réactionnaires qui n’ont d’autre vertu que de provoquer des débats sur des sujets trop peu évoqués.
Le désormais célèbre Luigi Duquenet avait beau être « du voyage », sa famille n’en est pas moins sédentaire depuis la dernière guerre mondiale et française depuis des siècles. Cela n’a pas empêché le ministre Hortefeux de promettre que la moitié des « camps illicites » de nomades seraient démantelés et que les Roms auteurs d’atteintes à l’ordre public ou de fraudes seraient reconduits en Bulgarie ou en Roumanie. Dix inspecteurs des impôts seraient même affectés à la vérification des comptes des gitans qui vivent dans des campements illicites. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère, quoi. La logique est tordue : qu’un camp illicite ait vocation à être démantelé, que des bulgares qui vivent à Paris de la mendicité dussent être raccompagnés à la frontière ou que les inspecteurs des impôts inspectent les déclarations des contribuables constitue l’application de la loi – même si on peut discuter du détail : si les maires ne se conforment pas à l’obligation d’aménager des lieux adaptés, comment se plaindre que certains gens “du voyage” s’installent ailleurs que dans le néant qui a été prévu pour eux ?
Présenter l’application de la loi comme une sorte de brimade, comme une vengeance, une punition, voilà qui semble assez éloigné de ce qu’est une république démocratique saine. On pouvait sentir les prémisses de cette manière de traiter les problèmes dans le rétablissement des sanctions collectives à l’école par le ministre de l’éducation nationale de l’époque, un dénommé François Fillon.
Tout ça n’est peut-être pas grand chose à côté du déchaînement de haine qui émane des gens qui commentent les articles de la presse en ligne et qui expriment noir sur blanc ce que nos politiques ont tant de difficultés à contenir ces temps-derniers. Certains journaux, comme 20 minutes, ont préféré fermer la section commentaires des articles en rapport avec le sujet, car les dérapages racistes y étaient permanents et impossibles à juguler.
On se souviendra des infirmières bulgares, emprisonnées en Lybie où Cécilia (rappelez-vous de Cécilia) Sarkozy était allée négocier leur libération. De ces infirmières bulgares, Nicolas Sarkozy avait dit de manière un peu grandiloquente : “ces infirmières, elles étaient françaises”. Par contre, il n’avait prêté aucune nationalité imaginaire au médecin palestinien qui partageait le sort de ces femmes.
Bref il existe des bulgares qui sont français sans l’avoir demandé, et il existe des français qui sont bulgares ou roumains à leur insu et malgré ce qu’en dit leur carte d’identité et malgré le fait qu’ils ne savent strictement rien de la Bulgarie.
Après l’immigration choisie, c’est le maintien de la nationalité qui est conditionné à la tête du client ?
Il y a cette même idée d’une citoyenneté variable dans la proposition de déchoir de leur nationalité certains délinquants, proposition qui sous-entend que les auteurs d’actes délictueux seraient des français d’adoption récente. Dès son installation, le régime actuel avait d’ailleurs proposé que le fait d’être étranger soit une circonstance aggravante pour les travailleurs “au noir”. Distinguer les délits selon l’origine de leurs auteurs, peu de pays normaux ont proposé ou appliqué ce genre de choses.
Je vais mériter mon “point Godwin” (comment parler de France en ce moment sans recevoir de point Godwin, demandait quelqu’un sur Twitter) mais tout ça rappelle la célèbre phrase de Goebels à Fritz Lang, qui s’étonnait que le IIIe Reich lui propose un emploi : “C’est nous qui décidons qui est juif et qui ne l’est pas”.
Certains ont cru que Nicolas Sarkozy récupérait cyniquement les voix du FN, mais il est possible que la réalité soit bien pire, et que le sarkozysme ne soit rien d’autre qu’une récupération des voix de la droite parlementaire au profit des idées du FN, ou en tout cas au profit des idées d’une droite bien rance et incapable de comprendre les principes constitutionnels les plus élémentaires. C’est sans doute un affreux hasard si Nicolas Sarkozy est passé par le parti qui se réclamait du gaullisme pour accéder au pouvoir.
Chaque fois que l’on parle à Nicolas Sarkozy du caractère anti-constitutionnel de ses lois, il réagit comme si des juristes astucieux profitaient d’une loi oubliée pour le coincer : il semble ne même pas vraiment comprendre la critique.
Une certaine partie de la droite a appris à lire dans le Figaro, Nicolas Sarkozy s’est contenté de lire le courrier des lecteurs du Figaro. D’un point de vue moral, littéraire et intellectuel, ce n’est pas le même niveau. Rendez-nous la bonne vieille droite !
Donc ça y est, c’est reparti, on tape sur les gitans, les rroms, les tziganes, les manouches, les romanichels, les bohémiens… On en fait un seul « peuple » comme s’il y avait le moindre rapport entre les conditions d’existence d’un roumain qui mendie en famille dans le métro et d’un français nomade habitué à faire tamponner son livret de circulation par des gendarmes. En fait, ce qui lie le plus fortement tous ces gens, semble-t-il, ce sont les tracasseries administratives, les persécutions policières et la méfiance populaire.
Les gitans sont-ils autant habitués au malheur que dans les films d’Emir Kusturica ? Je n’en sais rien, je n’en connais pas, enfin je n’en connais, je crois, qu’un seul, ce qui ne constitue pas un échantillon très représentatif. Je ne pense pas que les ministres qui ont des choses à dire sur les gitans en ce moment en connaissent beaucoup eux-mêmes, du moins en dehors des questions administratives telles qu’elles se posent dans les communes qu’ils administrent, pour ceux qui exercent ce genre de fonctions.
L’administration encadre l’existence des “gens du voyage” de manière acharnée, tout en leur retirant aussi tout moyen de subsistance. Si certains ministres se demandent de quoi vivent les gitans en France, c’est qu’ils sont bien placés pour savoir le peu d’espace qui leur est laissé (à peine tolérés “à côté”, certainement pas admis “parmi”), et parce qu’ils savent, aussi, que personne ou presque ne les défendra.
Les nomades “roms” sont aussi liés bien sûr par un passé millénaire, lorsque leurs lointains ancêtres ont (pense-t-on) quitté l’Inde où ils effectuaient des métiers impurs (équarrisseurs, ferronniers, chiffonniers, ferrailleurs…) et étaient de ce fait contraints au nomadisme et considérés comme “hors caste”, comme parias. Au proche-Orient et en Europe, ils ont circulé avec leur savoir-faire artisanal, leur musique et leurs langues, récupérant au passage des religions et de nouveaux savoir-faire. Mille ans plus tard, ils ont les mêmes métiers, sont toujours nomades ou considérés tels, et toujours parias. On les a génocidés en Allemagne, on les a stérilisés en Suisse, et lorsque la guerre a pris fin en Croatie, ils avaient disparu du pays sans que les populations s’en émeuvent. L’histoire des gitans est une longue tragédie.
Mais il y a pire à présent : ils sont devenus inutiles.
Dans le monde d’aujourd’hui, on ne rempaille plus les chaises : Ikea ou autres en fabriquent dans des matériaux destinés à se casser un jour et à être remplacées plutôt que réparés – le design n’aime pas toujours que les objets aient une existence. En fait beaucoup des métiers des « gens du voyages » ont été rendus caducs par l’industrie. C’est assez étrange d’ailleurs parce que, du point de vue de nos préoccupations en matière d’environnement, on n’a jamais connu une telle urgence à ce que les choses soient récupérées, recyclées, réparées…