La rencontre (1908)

Un extrait croisé des mémoires de mes arrière grand-parents paternels, Jean « Daddy » Lafargue (1884-1974) et Florence « Mummy » Chamier (1884-1972).

Le récit de Daddy

C’est alors qu’une jeune fille, que j’admirais de loin depuis un certain temps déjà, telle une bonne fée, se pencha sur moi… Nous habitions le même immeuble et j’avais parfois eu l’occasion de la voir au cour des visites qu’elle rendait à ma mère, par charité je crois, pour distraire la malade. A cette époque, les jeunes filles de mon milieu étaient terriblement guindées. Elles ne sortaient généralement qu’escortées de leurs parents ou, pour les plus riches, d’une domestique, voire d’une gouvernante anglaise ou allemande. Elles croyaient être cultivées, n’étaient que des poseuses. Pour la plupart, la scolarité s’achevait avec le brevet élémentaire. Rarement elles allaient jusqu’au brevet supérieur, équivalent au baccalauréat moderne. Leur conversation était, pour l’essentiel, un petit bavardage sur des questions de mode. Elles étaient très conventionnelles et souvent hypocrites. Par exemple, elle feignaient de ne pas comprendre les allusions faites au cours des conversations d’adultes sur ces sujets censés être interdites aux jeunes filles bien élevées alors que bien souvent elles lisaient sous leur traversins de terribles Zola ou des contes d’Anatole France, tenaient entre elles des propos fort osés et n’avaient même, pour certaines, aucun scrupule à se faire consciencieusement tripoter par leurs jeunes amis, loin des regards maternels.
La jeune fille dont je voudrais parler était toute autre. Vive, gracieuse, naturelle, spontanée, souriante, svelte, souple, pétillante d’intelligence, habillée avec beaucoup de goût et souvent même avec originalité, elle m’apparaissait comme un être merveilleux, un esprit de l’air, un souffle purifiant. J’ignorais sa nationalité exacte, mais elle tenait ses propos, toujours très spirituels, avec un accent anglais très doux et très agréable. Je l’admirais dans l’ombre et le silence, et je ne crois pas qu’avant la mort de ma mère, j’aie pu envisager un seul instant qu’un jour je pourrais essayer d’attirer son attention sur moi : elle m’était tellement supérieure ! Or un jour vint où, pour assister au mariage de ma sœur Hélène qui devait avoir lieu à Angoulême, cette jeune fille accepta de m’y accompagner. Elle séjourna quelques temps dans ma famille, comprit les sentiments que j’avais pour elle, et lorsqu’elle revint à Paris, elle m’était fiancée… Elle s’appelait Florence. Souvent depuis lors, j’ai cherché à m’expliquer comment un tel miracle avait pu avoir lieu, comment elle, dotée de tous les dons de la nature, elle qui était fêtée dans des milieux d’artistes, d’intellectuels raffinés, elle qui était venue seule des antipodes de la France, qui avait voyagé en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Italie avant de séjourner plusieurs années à Paris où elle fréquentait des esprits d’élite, avait pu s’intéresser au pauvre garçon que j’étais, à ce petit ingénieur sans situation, à peine sorti de l’école et qui ne connaissait rien du monde, rien même de la vie à Paris. Pourtant, et aussi incroyable que cela puisse paraître, il en fût bien ainsi : c’est en février 1909, à l’Église Saint François de Sales (ou plus exactement à la chapelle Sainte Chantal, hors de l’autel, car Florence était protestante) que fut célébrée notre union pour le meilleur et pour le pire. Un avenir de bonheur s’ouvrait devant moi après ces moroses et pénibles années de ma jeunesse, et aujourd’hui, après cinquante sept années de mariage, notre union se maintient dans une intimité qui n’a jamais été altérée, bien que chacun de nous ai conservé sa personnalité, je dirais même sa liberté. Aucune décision, de quelque importance que ce soit, n’a été prise, au cours de notre vie commune, sans un accord parfait.

Une ère nouvelle commença pour moi qui m’étais toujours senti isolé, incompris, car j’avais à présent à mes côtés une merveilleuse compagne, compréhensive, affectueuse, capable de me donner cette confiance en moi qui m’avait jusque là fait défaut et cela non simplement par des mots mais par l’atmosphère que créaient, tout naturellement, son charme et son bon sens. Nous trouvâmes un petit nid d’amour rue du Hameau, à Auteuil, face à des hôtels particuliers et aux arbres du parc Montmorency.

L’église Saint-François de Sales à Paris

Le récit de Mummy

Un jour vint où mon amie m’annonça que je fus invitée à Cognac pour tenir compagnie à une jeune fille que je connaissais bien, dont la mère venait de mourir, et qui devait se marier prochainement. J’acceptai l’invitation, mais au moment de partir mon amie m’informa qu’il fut question d’un autre projet. Il s’agissait du frère de la dite jeune fille qui soumis à des interrogations en vue du mariage persistait à dire non. Mon nom fut enfin prononcé et sa réponse fut « Elle ne voudra jamais ». Dans ces conditions ma réplique fut « Je ne pars pas ». Émotion dans mon entourage puis des supplications suivies d’un tollé d’éloges sur la perfection du jeune homme en question qui n’ont fait que m’agacer d’avantage. Enfin on me fit sentir que l’heure pressait et qu’un recul de ma part serait mal élevé étant donné toutes les dispositions prises pour ce voyage. Me voilà donc partie pour la gare d’Austerlitz si j’ai bonne mémoire.
Je tombe évidemment sur le jeune homme en question, lui aussi part pour Cognac.
Nous faisons donc route ensemble et nous partageons un petit repas froid. Arrivés à Angoulême une auto devait nous conduire à Cognac. A l’arrivée pas d’auto à l’horizon. Après un moment de réflexion, mon compagnon décide que la seule solution possible était de me conduire chez ses grands parents qui habitaient cette ville en attendant la venue de sa sœur. Étonnement évident de voir arriver leur petit-fils accompagné d’une jeune fille et encore d’une étrangère. Inutile de vous dire que ma confusion fut à son comble. La nuit venue pas encore d’auto. Il ne resta qu’une solution : passer la nuit sous ce toit, malgré tout très hospitalier. Enfin le lendemain matin l’auto tant attendue stoppa devant la porte et nous prîmes enfin la route de Cognac où j’ai trouvé ma jeune amie installée chez sa sœur Marie. L’atmosphère fut cordiale et nous attendîmes le grand jour du mariage célébré dans l’intimité à cause du récent deuil de sa mère. Une fois que les mariés s’éclipsèrent, je pensai naturellement à mon retour mais mes hôtes me retinrent. Leur frère ressentait vivement la dispersion de son foyer et redoutait le vide apparu si brutalement dans sa vie. Je me trouvai dans une situation assez fausse n’étant aucunement possédée de l’idée du mariage à l’époque. Enfin je me trouvai en contact tous les jours avec le frère de mes amies et dans un beau jardin nous échangions nos idées et la lecture à haute voix de sa part, alimentait la conversation parfois très animée. Je fus frappée du tour sérieux de son esprit et surtout de l’absence totale de confiance en lui-même et en son avenir. Une telle conception de la vie à 24 ans me parut impensable. Pour moi, la vision des choses fut toute autre. Depuis toujours la joie de vivre jaillissait du plus profond de mon être. Je croyais en l’humanité, au bonheur et en toutes les manifestations de la nature si riches et variées. Ces points de vue si extrêmes furent le début d’un attachement naissant. Puis l’amour, telle une herbe folle s’empara de nos deux êtres les liant corps et âme tout en les fondant en un seul, pour une très longue vie. Au bout de deux mois notre union fut sacrée par le mariage.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

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