Un extrait des mémoires de mon arrière grand-père, Jean Lafargue (1884-1974). Blessé, il est démobilisé très tôt et reprend son métier d’ingénieur.
Avant la guerre, l’armée française achetait aux Allemands les magnétos d’allumage, indispensables au fonctionnement des moteurs à essence de cette époque. Au bout de trois mois de guerre, elle se rendit compte qu’il était anormal de faire venir ses magnétos d’Allemagne et de se faire livrer par l’ennemi – par l’intermédiaire des USA -, des machines indispensables aux avions et aux autos, c’est à dire à la continuation de la guerre. Une société devait donc être créée sous la présidence de Louis Renault, avec Panhard, Berliot, Peugeot etc… comme administrateurs pour fabriquer des magnétos en utilisant les brevets allemands de la maison Bosch. Cette société décida, avec l’accord de l’armée, de construire dans ce but une usine à Issy les Moulineaux. C’est à cette usine que je fus affecté en ce début de 1915.
Je trouvai là un administrateur délégué, Dutrieux, très sympathique malgré une certaine rudesse, protestant rigide, intelligent, travailleur, prenant son rôle de chef très au sérieux, mais foncièrement bon et désireux d’être toujours juste; je fus nommé adjoint au directeur des travaux, Charpentier, un polytechnicien très fin, très spirituel, très français, alors que Dutrieux était luxembourgeois. Charpentier avait été mobilisé à la SEV1, ou bien détaché de la Thomson dont il était un des ingénieurs en chef chargé des constructions de centrales électriques. Mon entente avec Charpentier fut immédiate et complète, mon aîné d’une dizaine d’années, il me traitait en camarade. Hélas un jour, alors que j’étais là depuis deux mois à peine, il reçut l’ordre impératif du grand état-major de reprendre son uniforme de commandant de réserve et d’organiser le service des canons sur rail; Dutrieux à l’annonce de cet ordre fut furieux, il partit au ministère pour faire annuler cet ordre en faisant valoir l’importance des usines SEV pour la défense nationale; malgré son autorité qui était grande, il ne put obtenir aucun changement. Il revint désespéré, mais Charpentier lui dit: ne vous désolez pas, Lafargue vous reste et tout ira très bien. Le lendemain Charpentier partit pour le front, je ne devais plus le revoir; il succomba lentement aux graves blessures d’un obus. Ce fut pour moi une grande tristesse.
Seul désormais je dirigeais les travaux. Dès que le premier bâtiment des travaux fut achevé, je procédai à l’installation des machines-outils qui arrivaient des USA. Je vis à cette occasion pour la première fois Louis Renault qui était président du conseil d’administration. Renault était très laid, très désagréable, hargneux; en visitant le bâtiment il fit quelques observations brutalement, j’y répondis calmement par une fin de non recevoir que je justifiai. Par la suite je le vis à trois reprises, toujours aussi hargneux. Il me détestait car il était très orgueilleux, et en plusieurs occasions j’avais choqué son orgueil : une fois, ayant à faire construire un bâtiment identique à celui qu’il faisait construire dans ses usines, j’obtins un prix inférieur de 10% a celui qu’il avait accepté, or l’entrepreneur était le même, celui-ci, interrogé par moi, me dit que dans ses devis pour Renault il tenait compte du temps perdu par suite des tracasseries, des fantaisies, des mauvaises humeurs de Renault ! Une autre fois un bâtiment, toujours du même type, s’écroula, ensevelissant une trentaine d’hommes: les planchers, sur ordre de Renault, avaient été surchargés exagérément. Renault fut blessé dans son orgueil; une étude faite à la SEV pour savoir si un tel accident n’était pas à craindre montra que je veillais à ce que toute surcharge était quasi impossible.
Je fis bâtir deux autres bâtiments en ciment armé à quatre étages, puis des halles métalliques, une menuiserie, une usine pour faire des bougies de moteur, une autre pour faire du caoutchouc comprimé. Tout en dirigeant les travaux après avoir fait les projets, cahiers de charges etc., j’eus à organiser et à diriger un suivi d’approvisionnements. Les suivis prenaient de plus en plus de temps, je fus bientôt surchargé. Dutrieux trouva un ingénieur de Centrale pour s’occuper des travaux, et de l’entretien, tandis que je m’occupais des approvisionnements, suivis devenus très importants par suite du nombre d’ouvriers toujours en augmentation (il atteignit 1500) et du fait que les usines travaillaient jour et nuit. Au bout de quelques semaines, l’ingénieur fut renvoyé brusquement, il venait de construire un garage dans lequel les voitures ne pouvaient pas entrer ! Dutrieux me demanda de reprendre provisoirement la direction des travaux. Je constatai alors que nombre d’erreurs graves avaient été commis par mon remplaçant. A nouveau j’étais surchargé et Dutrieux craignait que ma santé ne puisse tenir à ce régime. Il chercha un autre ingénieur et vint un jour triomphant en disant: j’ai trouvé l’homme qu’il fallait, il revient des USA où il a organisé des usines, il s’occupera des approvisionnements. L’individu arriva, 35 ans, l’air très fat, très prétentieux. Il plaisanta mon organisation, demanda 30 employés (j’en avais 10), des grands bureaux, etc… Je fis les installations nécessaires et laissai là les approvisionnements. Cependant quelques semaines plus tard, des bruits commencèrent à circuler au sujet de ceux-ci. Le chef d’atelier vint à moi et me dit : Monsieur Lafargue, il faut que vous repreniez le suivi de l’approvisionnement, les magasins se vident, rien ne rentre, 90% de ce qu’a commandé votre successeur est refusé à l’arrivée. Je lui répondis que je ne pouvais rien y faire. Mais quelques jours après, Dutrieux, épouvanté, me demanda de reprendre d’urgence la direction des approvisionnements, il venait de renvoyer le fameux organisateur, les magasins ne disposaient plus que de matériel pour une semaine de travail ! C’était d’autant plus grave que mon successeur avait laissé tomber mes fournisseurs, il me fallait les reprendre en mains. Tout s’arrangea heureusement, un peu plus tard un brave garçon sans prétentions fut engagé, celui-ci fit directement tout ce que je lui dis, et le suivi fonctionna sans causer d’autres craintes.
(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)
- Société pour équipement électrique des véhicules. [↩]
Ce témoignage est touchant et précieux, il fait aussi écho de manière très nette à la gestions des projets de constructions industriels français contemporains. Merci beaucoup