Je vois fleurir des messages sur les réseaux sociaux qui affirment : « tout le monde est Charlie mais personne n’est Kenya », et autres pensées du même style qui pointent le fait que certaines tragédies pèsent plus que d’autres. Effectivement, le massacre des étudiants de l’université de Garissa ne semble pas avoir fait l’ouverture de beaucoup de journaux télévisés, tandis que l’attentat du musée du Bardo à Tunis avait eu plus d’effet médiatique : eh oui, pendant des heures on ne savait pas précisément combien de français étaient concernés !
Et bien entendu, l’exécution des membres de la rédaction de Charlie Hebdo avait été un choc brutal : ça se passait dans Paris, et on connaissait le visage et la voix de plusieurs des victimes. Je me souviens qu’il y a eu très tôt des gens pour râler parce qu’on parlait trop de Cabu, de Wolinski et de Charb mais pas des plus discrets Tignous, Maris et Honoré. Et puis on a râlé parce qu’on parlait trop des gens de la rédaction mais pas assez des policiers qui les défendaient, ni de l’agent de maintenance qui s’était trouvé là, etc. Et quand on a finalement parlé d’eux, que les « je suis Ahmed » ont fleuri, presque en opposition « je suis Charlie »1, d’autres se sont lamentés d’un supposé manque d’intérêt général pour les cinq morts de l’épicerie casher de la porte de Vincennes, et d’autres encore se sont plaint qu’on porte le deuil de policiers, finalement (entre temps ils se sont rappelés qu’ils n’aimaient pas les policiers), et les mêmes, souvent, ont fustigé l’apparente unité du pays : tous ces gens d’accord pour manifester leur émotion, c’était louche, forcément2.
Au secours !
Bien sûr, le « kilomètre affectif » est un phénomène bien connu : on s’inquiète plus pour ceux à qui on s’identifie immédiatement, on s’inquiète plus facilement pour les lieux que l’on connaît, fut-ce par l’imaginaire et les fictions3. Je suppose que l’espèce humaine n’existerait plus depuis longtemps sans cet intérêt un peu égoïste pour ce qui arrive dans son voisinage plutôt que pour ce qui se passe aux antipodes. Peut-être même qu’il est vaguement et honteusement rassurant, face à une histoire affreuse qui s’est produite en Afrique, de se dire « ça arrive là-bas et donc ça ne se passe pas chez nous ». Sans doute que « Je suis Charlie » avait, parmi ses mille et une significations, celle de dire : « Ça s’est passé chez moi, ça aurait pu être moi, j’ai peur ». Je trouve étrange que l’on réclame une égalité des morts : une personne anonyme tuée pour sa religion supposée et une personne publique tuée pour ses prises de positions, ont forcément un impact différent sur ceux à qui on transmet l’information.
Enfin je ne dis pas qu’il ne faut pas évoquer les iniquités, il est très bien de rappeler quand « tout le monde s’en fout », même si ce message là aussi est douteux, parce que d’une part il est partagé des centaines de milliers de fois sur Facebook4, et d’autre part, ce besoin de comparer une tragédie à une autre, de les soupeser, est plutôt étrange, à croire que pour certains, les Kenyans exécutés ne sont qu’un prétexte à se plaindre qu’on ait donné trop de place à d’autres exécutés. Mais enfin ce n’est pas un concours !
Chaque massacre ne doit pas servir de prétexte pour cracher avec mépris sur les victimes du massacre précédent !
Les victimes de Paris, Copenhague, Tunis, Garissa, sont liées. Elles doivent leur mort au même genre de meurtriers : des gens qui pensent que leur opinion à eux vaut plus cher que l’existence des autres.
- Le « Je suis Charlie » a, lui-même, lassé très tôt, lassitude qui s’est surtout traduite par des milliers de messages de gens jamais fatigués de dire à quel point le slogan les lassait. [↩]
- On a aussi entendu beaucoup râler, et à juste titre, contre les dispositifs sécuritaires installés ou proposés dans la foulée de l’attaque de Charlie Hebdo, mais le « coupable » ici n’est pas la je-suis-charlite du public, mais l’opportunisme des dirigeants. [↩]
- Si l’on n’a vu ni l’une ni l’autre de ces villes, New York nous parle sans doute mieux que Khartoum. [↩]
- En admettant comme préalable que ceux qui disent « tout le monde s’en fout du Kenya » ne se comptent pas dans l’ensemble des gens qui s’en fichent, leur nombre est loin d’être négligeable, et le « tout le monde » peut être atténué et changé pour « un grand nombre de gens ». [↩]
Je me suis fait un peu la même réflexion…
Ce qui me frappe pour ma part, c’est que ce genre de message (« personne ne parle du Kenya ») reflète avant tout la perception que les gens ont du monde. Je vois un tweet qui dit que personne ne parle du Kenya : ça ne m’étonne pas (le monde va mal, les gens sont égoïstes ou abrutis par les mass-media, etc), donc je retweete sans trop le remettre en question. Non pas parce que c’est vrai, mais parce que ça cadre avec ma vision du monde.
Donc j’ai l’impression qu’il y a aussi un côté réconfortant quand on fait circuler ce genre de message : « le monde est bien tel que je l’imagine, c’est triste, mais au moins je ne suis pas dupe. » (Ce qui est, ironiquement, une façon de se duper soi-même en réduisant le monde à une caricature.)