Le pays des droits de l’homme et de la crevardise

Je me souviens d’un couple de boulangers qui, le matin de l’ouverture de leur commerce, avant d’avoir vendu leur première baguette, ont accroché, bien en vue derrière le comptoir, un écriteau qui disait :

« La maison ne fait plus crédit ».

Ils étaient à peine installés, donc, qu’ils soupçonnaient déjà les gens de vouloir abuser de leur immense générosité, une générosité virtuelle, puisque n’ayant jamais été mise à l’épreuve. Tout le sel de la formule se trouve dans ce « plus », qui suggère une bonne volonté découragée par l’expérience. S’il existe une identité nationale, une spécificité française, elle me semble se trouver dans cet esprit crevard1.

Ce matin, le premier ministre a tweeté ceci :
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Il a aussitôt reçu des tombereaux de remarques sarcastiques ou insultantes2, beaucoup jugeant se déclaration hypocrite puisque, du fait de sa position, il est mieux placé pour agir que pour exhorter à l’action.
De mon côté, même s’il me semble dommage de s’abriter une fois de plus derrière une « réponse européenne » et si j’ai envie au passage de faire remarquer que l’on ne perd pas son nom en mourant (cet enfant s’appelle toujours Aylan Kurdi3!), je trouve encourageant que le premier ministre affirme qu’il est urgent d’agir, parce qu’en le faisant il s’engage et le fait même en prenant un authentique risque politique. En effet, un sondage paru hier nous apprend que les Français jugent très majoritairement que leur pays ne doit accueillir aucun réfugié.

Sur la page de l’article qui rapporte ce sondage, on voit une fois de plus les commentateurs anonymes sont nombreux à juger qu’ils sont, dans l’affaire, les plus à plaindre, et à se considérer eux-mêmes comme les lymphocytes blancs de leur « identité » chrétienne4 :

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En parlant de BFMTV, j’ai été témoin d’une séquence proprement ahurissante sur cette chaîne : dans une bande-annonce qui présentait les sujets de la prochaine édition du journal, le commentaire en voix off parlait de l’afflux des réfugiés, tandis qu’à l’image, on voyait le portrait d’Ayoub El-Khazzani, l’homme qui était monté avec des intentions meurtrières, dans le Amsterdam-Paris du 21 août dernier. Comment peut-on justifier un télescopage aussi tendancieux ? Incompétence pure ? Image subliminale malveillante ? Expression de l’inconscient du réalisateur du montage ? Je ne parviens pas à imaginer de raison pardonnable.

Pour revenir à mes boulangers (qui ont fini par passer la main à un autre couple, d’un abord plus sympathique et faisant un meilleur pain), il s’est avéré, les années passant, qu’ils n’étaient pas si mauvais bougres : une fois qu’ils ont commencé à bien connaître leur clientèle, ils n’ont plus été ni méfiants, ni revêches, ni racistes, même si je dois dire que je préfère ne pas savoir ce qu’ils votent. J’imagine que c’est là que se trouve l’espoir : un premier réflexe égoïste n’empêche pas, une fois rassuré sur la durabilité de son petit confort, de se montrer plus généreux et plus humain et de ne pas refuser de donner quoi que ce soit avant même que cela ait été demandé.

Les larmes de crocodile d'Éric Ciotti

En haut à gauche, les larmes de crocodile d’Éric Ciotti. Un progrès, ou bien ne verra-t-il pas le manque de cohérence avec ses autres prises de positions récentes sur le même sujet ? (posté sur Twitter par @Coexister75)

En ce moment, mon fils donne des cours de français à des migrants réfugiés en région parisienne qui viennent, eux, de Somalie, du Soudan et d’Érythrée. Je dois dire que je suis très fier de lui. De mon côté, je n’ai pas de leçons à donner, je n’ai pas fait grand chose sinon signer cette pétition.

  1. Je mérite mon point Godwin en le disant, mais je pense que la période de l’Occupation se serait passée bien différemment si la mentalité française avait été un peu différente. []
  2. J’aime beaucoup Twitter pour l’usage que j’en fais, mais j’ai peur que l’horizontalité des rapports (une horizontalité technique : tout le monde a le même droit à écrire, quelle que soient ses revenus, ses diplômes, sa profession,…) soit souvent accompagnée d’une grande violence envers toute personne dotée d’une petite notoriété, et plus encore envers les gens qui représentent l’État ou le monde politique : chacun de leurs tweets est suivi d’injures (ou de flatteries, d’ailleurs), enfin de réactions qui ne doivent pas vraiment donner envie d’interagir en bonne intelligence. J’admire ceux qui le font tout de même. []
  3. Enfin très exactement Aylan Shenu, rebaptisé Kurdi en Turquie du fait de son origine ethnique. []
  4. Les réfugiés syriens sont souvent chrétiens.
    Il faut dire que « Chrétien », ici, n’est pas une religion ni une idéologie politique (j’ai beaucoup de choses à reprocher aux religions mais les Évangiles parlent sans ambiguïté de partage et d’accueil de l’étranger,…), mais une « identité ». []

6 réflexions sur « Le pays des droits de l’homme et de la crevardise »

  1. Wood

    Digression à propos de ta note n°1 : il y a des pays ou l’occupation nazie s’est effectivement passée différemment. La Bulgarie, par exemple, n’a jamais livré ses juifs au Reich malgré les exigence de ce dernier, auquel leur gouvernement nationaliste était pourtant en théorie « allié ». S’agit-il d’une différence de mentalités dans la population, ou juste parmi les élites en place à ce moment ? On sait que le patriarche de l’église bulgare a joué un rôle dans cette opposition aux nazis (un point pour lui par rapport au pape de l’époque). Si je comprends bien, il ne s’est pas agit d’un refus franc et massif, mais d’une série de réponses dilatoires, prenant prétexte de la faiblesse de l’administration (« on n’arrive pas à constituer des listes ») et des infrastructures (« les trains ne fonctionnent pas ») de l’époque dans un pays qui était encore très rural et peu industrialisé. Ce petit jeu ne pouvait durer, bien sur que tant que les Nazis étaient trop occupés ailleurs pour se donner la peine de prendre le contrôle du pays, mais on peut se demander si les choses se seraient passées différemment si Vichy avait de la même manière traîné les pieds au lieu d’aller au-devant des demandes de l’occupant, dans l’espoir d’une place privilégiée au sein de l’Europe nouvelle…

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Wood : oui il y a bien d’autres exemples de pays où les choses se sont passées différemment. Ce dont j’ai l’impression en France occupée c’est d’un manque de solidarité assez général. Et dans la France dite « libre », une volonté étatique franchement néfaste.

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  2. Wood

    A propos de Valls : c’est quand même difficile de ne pas le qualifier d’hypocrite quand il semble se rendre compte seulement aujourd’hui qu’il y a une crise des réfugiés alors qu’elle dure depuis des années. Sur les 4 millions de réfugiés Syriens, l’Onu a demandé que 30 000 soient accueillis dans des pays occidentaux. l’Allemagne s’est engagé à en accueillir 20 000, la Suède 1200, la France… 500 ! Il n’y avait pas urgence alors ?

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  3. Elias

    « S’il existe une identité nationale, une spécificité française, elle me semble se trouver dans cet esprit crevard »
    Permettez que je disconvienne de cette remarque et de la note qui l’accompagne.
    1) Ne faisons pas aux « crevards » le cadeau de les reconnaître comme les vrais représentants de l’identité française, ils ne le sont pas plus que vous et moi, quand bien même ils seraient plus nombreux.
    2) Je ne vois pas pourquoi l’occupation serait davantage révélatrice de la « véritable identité française » que nos diverses révolutions … laissons l’essentialisme à nos adversaires.
    3) Evitons de dire ou faire des choses qui accréditent les discours débile nous expliquant que derrière le souci d’accueil de l’étranger il y a la haine de soi. Je ne crois pas aimer moins mon pays que les « crevards » parce que j’ai confiance dans ses capacités d’accueil.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Elias : l’article est un coup de gueule, je connais bien des qualités à ce pays et à ses habitants, mais là, c’est de ce côté égoïste que je voulais parler.
      Sur le point 3, je ne suis pas dans la haine du pays où je vis, car je ne l’idéalise pas, contrairement justement aux gens qui glorifient le drapeau et la Marseillaise (sans mesurer l’histoire de ces emblêmes) et qui ont une si haute idée de la France qu’ils aimeraient une France qui, en gros, serait exempte de tout ce qui fait la France aujourd’hui et qui fantasment sur ce qu’elle a été hier.
      L’Occupation telle qu’elle s’est déroulée me semble assez typiquement française, et sa légende est très française aussi : à l’école on m’a appris que toute la France était résistante, que ceux qui ne l’étaient pas étaient abusés par Pétain qui lui-même croyait peut-être aider mais était un peu gâteux… Avec le temps j’ai appris que la réalité était un peu plus compliquée.

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