«Je ne voudrais pas que les mêmes qui recevaient Monsieur al-Assad un 14 juillet montrent aujourd’hui un esprit munichois face à ces atrocités»
(Harlem Désir, hier)
Les 29 et 30 septembre 1938, le français Édouard Daladier et le britannique Neville Chamberlain sont partis à Munich pour signer un accord pacifiste avec Adolf Hitler et Benito Mussolini. Il s’agissait en fait d’une forme diplomatique de reddition, les deux ministres ayant accepté par traité que les frontières de la Tchécoslovaquie soient redessinées, bien conscients que le pays serait démantelé par force sinon, ce qui est d’ailleurs arrivé assez rapidement, l’Allemagne n’ayant pas respecté le traité qu’elle avait elle-même imposé. Cet événement est souvent considéré comme une couarde capitulation face à l’Allemagne nazie, capitulation qui aurait abouti aux horreurs des sept années qui ont suivi, et à leurs nombreuses conséquences ultérieures.
Quand on parle à présent d’Esprit munichois, on sous-entend implicitement que, si au lieu de signer des traités, la France et la Grande-Bretagne avaient attaqué l’Allemagne, tout aurait pu être évité. C’est négliger que, au moment des accords, l’Allemagne était déjà en position de force, avec une armée ultra-moderne de près de cinq millions d’hommes. Ce n’est pas par angélisme ou par aveuglement que Daladier et Chamberlain ont signé, mais parce qu’ils pensaient ne pas avoir le choix, et parce qu’ils ont préféré repousser une guerre inévitable. Mais même si on croyait la fable de l’aveuglement pacifiste, l’Esprit de Munich n’est, depuis cette époque, pas souvent invoqué pour appeler à résister à un despote qui ambitionne de conquérir le monde. Bachar el-Assad est vraisemblablement un sale type, mais il ne s’apprête pas à détruire l’Europe, ni même sans doute aucun pays voisin, il cherche juste à rester vissé au siège que lui a légué son père, malgré l’avis des médias (occidentaux seulement ?) qui ont décidé un peu arbitrairement qu’il devait faire partie du grand nettoyage de printemps arabe, au même titre que Moubarak en Égypte, Kadhafi en Lybie et Ben Ali en Tunisie. Si Assad veut rester en place, ce n’est pas par simple caprice, il sait ce qui l’attend sinon : au mieux, une série de procès internationaux bien mérités, et au pire, comme Kadhafi, un assassinat vengeur au terme d’une séquence de tortures humiliantes pour le moins barbares.
Personnellement, je n’ai pas d’avis sur ce qu’il faut faire pour la Syrie aujourd’hui, il s’agit d’une guerre civile sur fond ethnico-religieux où les démocrates ne sont pas forcément une force signifiante parmi les rebelles. Il peut sembler curieux, voire inquiétant, que la Turquie, l’Arabie saoudite et les États-Unis arment et soutiennent logistiquement des djihadistes qui se disent proches d’Al Quaeda, par exemple. Les motivations d’autres acteurs, comme l’URSS la Russie, ne semblent pas très pures non plus. Je n’ai pas d’avis, donc je n’en dirai rien, mais je suis étonné que plusieurs États aient un avis définitif sur ce qu’il convient de faire, tout en refusant plus ou moins de connaître les conclusions d’une enquête de l’ONU sur les responsabilités engagées dans l’attaque à l’arme chimique qui est justement utilisée comme justification pour des frappes aériennes. Les opinions américaines, britanniques ou françaises ont du mal à accepter un engagement armé sans discussion, cette fois : le coup des frappes ciblées, de la guerre-éclair, de la guerre propre1, de la juste punition et des bombes qu’il faudrait envoyer sur un pays parce que ce pays a lui-même bombardé sur sa propre population et avec des armes que nous lui avons fourni, on nous l’a un peu trop fait, depuis la première guerre du Golfe, en 1990.
Les thought-terminating clichés
Harlem Désir accuse aujourd’hui la droite (enfin l’autre droite) d’esprit munichois, comme l’UMP au pouvoir accusait la gauche du même travers lorsqu’elle se trouvait dans l’opposition, comme l’extrême-droite accuse tout le monde lorsqu’on accepte l’ouverture d’une boucherie halal, etc. Chaque conflit récent (Mali, Libye, Afghanistan, Irak) a été l’occasion de fustiger l’aveuglement de ceux qui refusaient de s’engager précipitamment dans un conflit armé.
Cette accusation d’être « munichois » n’est pas un argument, c’est ce que les psychologues nomment un thought-terminating cliché, un poncif interrupteur de réflexion, un mot qui, à lui seul, bloque l’intelligence, proscrit des discours et force à se positionner sur le terrain de son contradicteur2. En politique, on utilise souvent cette méthode aussi efficace que pathétiquement déloyale en lançant des accusations comme celle d' »esprit munichois » (pour les pacifistes), de « pensée unique » (pour un peu n’importe qui), de « populisme » (quand on rappelle des choses simples), de « complotisme » (quand on rappelle que toutes les vérités ne sont pas publiques), de « refus des réalités » (quand on ose imaginer un changement), etc.
Ce n’est pas du bête chantage intellectuel, c’est de la psychologie appliquée.
J’imagine que pour Harlem Désir, utiliser cet argument fait partie du jeu politique. Comme Jean-François Copé, à qui il ressemble finalement beaucoup, il utilisera n’importe quel argument, sans avoir peur de trahir les idées qu’il est censé défendre, sans avoir peur de se contredire, pourvu que cela lui permette de railler ou de contrer l’adversaire. Et l’adversaire, quand à lui, ne fait sans doute pas beaucoup plus de cas du sort des Syriens, il est dans son rôle d’opposition, ce qui l’intéresse, ce sont les prochaines élections.
Jouer est un luxe de démocraties prospères et pacifiées, mais à un moment, de véritables bombes vont être lancées sur de véritables gens, et il serait bien de traiter la question avec un peu moins de légèreté3.
Mais bon, il est interdit de constater que le gouvernement agit comme le faisait son opposition lorsque celle-ci était la majorité, et réciproquement, puisque dire « tous les mêmes » , « sortez les sortants » et autres « qu’ils s’en aillent tous », sont, paraît-il, des idées poujadistes.
Encore un beau though-terminating cliché, non ?
- John Kerry a promis que la guerre à venir n’engagera « aucune botte sur le sol syrien ». [↩]
- L’inventeur du terme Thought-terminating cliché est le psychiatre Robert Jay Lifton, qui a étudié le phénomène de contrôle mental, après avoir constaté le « lavage de cerveau » éprouvé par les prisonniers américains de la Guerre de Corée. Le résultat de son enquête est le livre Thought Reform and the Psychology of Totalism (1961). [↩]
- Il serait sans doute bon, par ailleurs, d’éclaircir l’étonnant rapport de vassalité que la France entretient depuis quelques temps avec les États-Unis et qui finit par nous faire regretter le tandem Villepin-Chirac. [↩]
« Personnellement, je n’ai pas d’avis sur ce qu’il faut faire pour la Syrie aujourd’hui…»
Je propose de respecter la Charte de l’ONU et ne pas mener de guerre d’agression.
Ah, refaire l’histoire, militaire en particulier, une de mes faiblesses. Je vais céder.
Il est extrêmement injuste de mettre Chamberlain et Daladier dans le même sac. Neville Chamberlain, pur produit de public school, ne concevait le monde politique qu’entre gentlemen, et traitait comme tel un Adolf Hitler, ce qui n’était pas vraiment pertinent. Édouard Daladier, lui, était lucide, et espérait par cette capitulation gagner suffisamment de temps pour finir de réarmer son pays. Cette opposition se lit dans les célèbres images d’actualité du retour des négociateurs, à leur descente d’avion : à Londres, éclatant de fierté, Neville Chamberlain brandit un petit bout de papier qu’il a fait signer par Hitler, et dont il dit qu’il s’agit de « peace for our time ». Daladier rentre totalement déprimé, et est stupéfait de l’accueil enthousiaste qu’il reçoit.
La suite, c’est donc le démantèlement de la Tchécoslovaquie et, un an plus tard, l’entrée en guerre, lorsque les pays qui ont refusé d’honorer le traité par lequel ils garantissaient l’intégrité de la plus vieille démocratie d’Europe centrale viendront au secours d’une dictature militaire fasciste et antisémite. La suite, c’est aussi ces chars tchèques de première qualité qui formeront 25 % des effectifs des divisions blindées allemandes qui attaqueront les Pays-Bas, la Belgique et la France en mai 1940. Eh oui, vous l’aurez lu ici en premier (zut, l’info est aussi disponible sur Wikipedia).
C’est bien en ce sens que l’on peut parler de capitulation munichoise : trahir, par lâcheté, les termes d’un accord écrit. Je n’ai pas entendu dire que quelque accord d’intervention que ce soit ait été signé avec quelque composante de la rébellion syrienne que ce soit (Je peux me tromper, mais ça m’étonnerai : justement depuis Munich, les diplomaties ont appris à être beaucoup plus prudentes sur les questions de cet ordre).
@Denys : je connais très mal les tenants et aboutissants exacts de la négociation munichoise, mais je ne suis pas étonné d’apprendre que le point de vue des deux ministres/pays était différent. Mais il me semble qu’à l’époque, les populations n’étaient pas vraiment dupes, et que personne ne s’est dit « tout est réglé, n’en parlons plus ». Maintenant, est-ce que ç’aurait été l’occasion de changer le cours de l’histoire ? J’en doute un peu, l’Allemagne était très bien préparée à la guerre.
Et puis comparaison n’est pas raison, hein, comme tu le dis, la situation n’a aucun rapport.
Je doute que l’URSS ait des motivations, claires ou non, sur la Syrie. La Fédération de Russie, je ne dis pas, mais l’URSS, ça fait plus de 20 ans qu’elle est dissoute…
@Frédéric Grosshans : Bien vu ! (corrigé) On m’a tellement forcé, au Collège, à écrire URSS à la place de Russie que j’ai du mal à m’y faire, vingt-trois ans après la chute du mur.