Emmanuel Macron Président de la République Française Palais de l’Élysée, Paris
Monsieur le président.
Comme vous le savez certainement, je me trouvais, vendredi 8 juillet 2022, dans un restaurant du quinzième arrondissement de Paris pour un repas convivial avec deux amis. Enfin avec deux connaissances. Ou plutôt deux personnes que je croyais bien connaître. J’imagine que vous êtes d’ores et déjà au courant des propos qui ont été tenus à cette occasion. Ces deux individus ont, de manière répétée et insistante, reproché à votre gouvernement son inaction et son incompétence crasse sur les sujets écologiques et, notamment, sur la question du climat, mais aussi sur les sujets sociaux, qui est pourtant votre dada. Cette conversation m’a mis très mal à l’aise, car je n’aime pas que l’on critique l’action du président. Si j’ai semblé acquiescer quelquefois, ce n’était donc, croyez-le, que dans l’unique but de ne pas éveiller les soupçons quant à ma désapprobation du discours tenu par mes commensaux. Afin de supporter le stress causé par ma situation, je me suis même forcé à boire du vin. Si les vapeurs de l’alcool m’ont poussé à sembler épouser avec enthousiasme les vues des personnes avec qui j’ai partagé ce repas, c’est bien malgré moi. En effet, je tiens mal à l’alcool et, ainsi que je vous le disais précédemment, j’essayais de faire profil bas, ignorant si je courais un danger. Je sais en effet que les écologistes sont de plus en plus radicalisés et coupables d’actions violentes. Vous me connaissez, j’ai toujours montré des gages d’égoïsme, de pleutrerie, et surtout de résignation vis à vis de la situation politique de la France. J’espère donc que vous saurez fermer les yeux sur un écart apparent et passager.
Bref, monsieur le président, vous ayant exposé mon innocence, j’aimerais vous demander, vous implorer, de ne pas envoyer le préfet Lallement me frapper, me tazzer et surtout de m’éborgner à coup de flashball, car je tiens à la vue comme à la prunelle de mes yeux, du fait de ma profession. Je vous prie de bien vouloir agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération, etc.
Jean-no
(vaguement inspiré d’un dessin de Jean-Jacques Sempé)
L’opération est banale : échanger un billet. Je paie chaque année une carte dite « liberté » qui me permet de modifier sans frais l’heure de mes trajets et j’en use régulièrement. Ça fonctionne bien : je montre le QRcode de mon billet à l’automate et sans grande formalités, il procède à l’échange.
On s’entend généralement très bien, cet automate et moi, même s’il lui arrive de tenter de m’entourlouper, comme ici : il sait que j’ai droit au billet à 50% modifiable, mais il me propose en priorité des billets non-modifiables ou coûteusement modifiables (voir ma seconde histoire, en bas de la page), c’est à dire plus cher et moins souple. Aucun humain n’aurait l’idée de faire une telle proposition. Dans une perspective commerciale cynique, c’est une raison de faire disparaître les guichetiers, bien évidemment : on ne peut espérer leur faire commettre des horreurs sans résistance, tandis que les automates, eux, ne connaissent ni scrupules ni remords ni attendrissement d’aucune sorte.
En décembre dernier, j’ai pu être à la gare une heure plus tôt que prévu et j’ai voulu changer mon billet. Le premier automate de la gare avait les entrailles à l’air : une agente de la SNCF y était affairée, je ne sais pas si elle y remettait du papier d’impression ou si elle redémarrait l’appareil mais il était en tout cas impraticable. Le second automate fonctionnait. Je scanne mon billet, je dis que je veux finalement partir maintenant et pas dans une heure, l’appareil me répond qu’il accepte l’échange et que celui-ci ne me coûtera rien, comme prévu. Et puis un écran, comme d’habitude, m’informe que l’impression se prépare.
Des instants qui durèrent des heures
J’attends une minute, trois minutes, hmmm, pas normal. Je tente de vérifier avec ma tablette si la transaction s’est bien déroulée (le cas échéant j’aurais reçu un e-mail le confirmant), mais impossible d’accrocher le wifi de la gare, qui semble attendre depuis des mois que quelqu’un se charge de le redémarrer : on le voit, mais il rejette les connexions. Je n’ai pas d’autre moyen de me connecter au réseau.
Je vois passer l’agente qui s’occupait de l’autre automate, je lui explique mes malheurs. Elle pense qu’il suffit d’attendre, mais après deux minutes à regarder un écran gelé, elle doute. Subitement l’écran affiche que le service est désormais indisponible. Nous testons un second automate, qui réagit pareil, puis le troisième, celui qu’elle avait ouvert, et celui-ci aussi se met au chômage.
(oui ce sont les anciens automates, ceci est une image d’archive, enfin vous voyez l’idée)
Mais bon, j’ai le droit légitime de l’échanger, et c’est le système de la SNCF qui est défaillant, pas moi. Il y a la queue aux guichets, et l’heure du train approche, alors l’agente prend une décision logique et accommodante : elle m’accompagne jusqu’au quai pour expliquer au chef de bord (contrôleur) dans quelle situation je me trouve. Elle est jeune et menue. Le contrôleur est un grand, baraqué au visage un peu violacé. Sous son masque, on perçoit un autre masque, particulièrement peu souriant.
« — Alors le monsieur (elle me désigne) ne peut pas changer son billet, la machine bloque. Les trois machines sont bloquées, il n’y a rien à faire, c’est impossible de changer. Son billet est pour le train suivant, alors est-ce que vous pouvez l’autoriser à monter dans celui-ci malgré tout ? — Non. Enfin si il veut, il sera sans billet et je serai obligé de le verbaliser. — Mais il ne peut pas changer le billet, toutes nos machines ont planté ! — C’est pas mon problème. C’est pas moi qui fais les règles. — Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? — C’est pas (pause) mon (pause) problème. »
La jeune femme est complètement déconfite, on se met à sa place, elle vient de se faire rembarrer grossièrement par un collègue, devant un usager à qui elle avait promis assistance. Nous n’insistons pas, elle me demande de la suivre vers les guichets. Elle est visiblement émue, et sans se tourner vers moi, elle me dit :
« — Dites donc, il est pas commode, celui-là. »
Je fais comme si je ne savais pas à quel point elle doit se sentir humiliée, cherchant vaguement des excuses à son collègue déplaisant, en rappelant notamment que je suis conscient que la dématérialisation des billets rend tout moins souple (impossible de raturer un billet, tout bêtement, même un billet physique, comme le mien, car c’est la version virtuelle qui compte). Elle acquiesce mollement et ajoute sans plus de conviction qu’« il y a eu des instructions car il y a beaucoup de fraude ». Elle me fait doubler tout le monde au guichet, car mon train part incessamment, et sa collègue parvient à faire l’échange en un temps record. J’embarque juste avant le départ, en règle.
Mais ce n’est pas ce qui est arrivé à mon amie A*, hier, toujours sur la même ligne. Son histoire est un peu différente dans le détail, car son billet était « modifiable sous conditions » et ce ne sont pas les automates qui ont posé problème, mais ce qu’on lui réclamait pour changer d’horaire. Il fallait qu’elle complète le tarif d’origine par une somme qui, en faisant le calcul, dépassait le prix d’un billet au tarif fort ! Le remboursement « sous conditions » s’avère indécemment coûteux. Elle en parle à un contrôleur, qui comprend mais dit qu’il n’y peut rien, avant de se raviser et de promettre un « geste commercial » : il ne facturera qu’un surcoût de dix euros. Elle trouve ça abusif, hésite, mais finit par capituler, et monte dans le train, dans la voiture cinq — où je lui avais justement dit que je me trouverais. Il y avait malheureusement deux trains collés l’un à l’autre, avec deux voitures cinq et surtout, deux contrôleurs. Je suis monté dans le premier train (dont la voiture 5 est devenue une voiture 15 après le départ — j’ai profité d’un arrêt pour sauter du train de queue au train de tête et rejoindre A*) et elle, dans le second. Second train où ne se trouvait pas le contrôleur qui lui avait proposé un « geste commercial ». Passé Rouen, un contrôleur est passé vérifier les billets. A* lui explique son histoire, raconte ce qu’a proposé le collègue. Le contrôleur prend sa mine la plus fermée : c’est pas son problème ; il n’est pas responsable des promesses de son collègue ; il n’a pas que ça à faire alors si A* ne se décide pas rapidement à payer le complément abusif, il la verbalisera comme fraudeuse ; et si elle n’est pas contente, elle n’a qu’à faire une réclamation auprès du service du même nom. A* est une personne calme mais j’ai senti, et elle me l’a confirmé, qu’elle bouillait intérieurement. Elle a fini par payer sans faire de scandale mais la mort dans l’âme.
Reconstitution. A* n’est pas spécialement ressemblante, et le contrôleur non plus, il est physiquement plus imposant.
Je crois bien que c’est le même contrôleur que celui que j’avais vu en décembre, enfin il a le même ton, les mêmes manières, la même satisfaction froide à annoncer qu’il ne fera rien pour aider et que ça ne lui fait aucun mal, la même jouissance manifeste à exercer un pouvoir négatif lorsqu’il est justement le seul qui pourrait fluidifier une situation. Sur les grandes lignes, les contrôleurs sont rarement comme ça, ils savent, au moins, avoir l’air compatissants.
Mon train pour Paris s’arrête au Val-d’Argenteuil, où montent je ne sais combien de gamins, avec d’énormes valises. Ils sont peut-être en fin d’école primaire ou plutôt au début du collège. Plusieurs s’assoient en face et à côté de moi. Ils sont en plein débat théologique :
« — …Mais t’es fou toi, y’a pas des démons et des monstres ! — Si j’te jure, ça parle pas que de ça mais dans le Coran, y’a des histoires de démons et tout ça. — Pfff ! Ça parle pas de ça l’Islam, c’est pas ça ! »
Suit une conversation sur les sandwichs (« Hallal évidemment ! ») préparés par les mamans. Le gamin en face de moi remarque que je dessine.
« — Oh, m’sieur, vous dessinez bien ! — Ah, merci merci ! — (un autre) m’sieur je peux voir ? Je peux voir ? — Ouais, tiens, voilà : »
« — Whooaaaahhhh ! M’sieur vous avez dessiné le jeune là ! Whoahhh ! Il est trop bien c’est trop ressemblant ! [dans la voiture, je vois plusieurs adultes qui tentent de voir mon dessin, de loin. Je crois que le lycéen qui m’a servi de modèle fait comme si on ne parlait pas de lui.]. — Woah ! Vous avez du talent ! — Vous avez un talent caché ! — (celui qui disait que le Coran ne parle pas de démons) Mais non il est pas caché son talent puisqu’on le voit ! — Ah oui non, bon, vous avec un talent… Vous avez du talent quoi. — Merci. — Eh m’sieur, vous m’dessinez ? Vous pouvez me dessiner ? — Euh ouais, d’accord [il range son téléphone mobile, comme s’il voulait faire bonne figure pour le portait] Non non, garde ton téléphone, c’était bien comme ça, du coup tu es assez immobile, pour moi c’est parfait ! — Ahhh d’accord d’accord [il reprend son téléphone]. »
Pendant que je dessine ils m’apprennent qu’ils partent cinq jours à Boulogne-sur-Mer.
« — Et vous vous allez-où monsieur ? Vous allez reprendre le train dans l’autre sens pour dessiner d’autres gens ? — Ben non je… — Mais vas-y ça se fait pas de lui demander où il va ! C’est privé ! — …oh c’est pas un secret, je vais au boulot quoi… »
On arrive à Saint-Lazare, je montre mon dessin à celui qui a posé. Deux accompagnatrices se penchent pour le regarder, ainsi qu’un autre voisin d’équipée. Tous ces adultes me lancent un coup de tête discrètement approbateur.
« — M’sieur vous me le donnez, le dessin ? — Euh ben non ! — Oh m’sieur ! — Ben si je donnais les dessins à chaque fois aux gens, j’en aurais plus à ramener chez moi ! — Ah (il se lève et il commence à sortir). — Mais tu peux en prendre une photo ! — (sans se retourner) J’ai pas d’appareil photo ! — Ben ton portable ? »
Il part clairement déçu. Un de ses copains prend une photo du dessin.
Non mais c’est pas que je suis pas généreux, je vais pas donner mes dessins, faut au moins que je les scanne d’abord non mais ho hé arrêtez de me regarder avec vos gros yeux et vos petits airs donneur-de-leçons. Ah c’est facile d’être généreux avec les trucs des autres ! Non mais ho. Vous m’énervez à essayer de me faire culpabiliser ! Pour la peine j’arrête ce post. Voilà. Vous avez tout gagné.
À l’accueil, j’explique que je n’ai pas réussi à avoir de rendez-vous sur le site Doctolib, car j’ai perdu mon mot de passe, j’ai droit à une erreur lorsque je demande à le réinitialiser (j’imagine que ça a un lien avec le fait que je n’ai pas de téléphone mobile) et pas le droit de créer un nouveau compte avec le même numéro de téléphone (fixe).
« — Aucun problème ! Vous venez pour du Pfizer ou du Moderna ? — Euh, je sais pas, j’y connais rien. La dernière fois, j’ai eu Pfizer »
La dame survole les deux tas de papier qui sont devant elle, sa main semble hésiter, elle me regarde, et finalement elle choisit la feuille qui indique Pfizer. Bon.
Je remplis ma feuille, cochant toutes les cases qu’il faut, et j’attends mon entretien avec le médecin qui doit vérifier que tout va bien et qui est chargé de répondre à mes questions médicales ou pratiques.
Ouais, je sais, aucun rapport
« — Vous avez été en contact avec des gens déclarés positifs il y a moins de quinze jours ? — Oui oui, presque toute ma famille était positive après Noël. — Mais ! Vous êtes cas-contact, vous ne devez pas sortir ! — Ah mais ça a changé, maintenant si on a été testé négatif quatre jours après, on peut aller travailler, c’est ce que j’ai fait cette semaine. J’ai fait quatre tests : un PCR et trois antigéniques. — En auto-tests ? — Deux en auto-tests, un officiel. — Les auto-tests ça marche pas. — Ah. Oui, il paraît. Mais bon. — Vous êtes sûr que vous n’êtes pas cas-contact ? — Selon les règles en vigueur depuis le trois janvier, je ne suis pas cas-contact. — Le trois janvier, vous dites ? Je vais vérifier. »
Il se lève, va à la table voisine où une jeune médecin s’entretient avec un autre candidat à la vaccination. Il l’écoute attentivement puis revient.
« — Ah oui, vous avez raison, la règle a changé. Mais dites-donc, vous avez demandé un Pfizer ! Vous avez plus de trente ans, il fallait demander du Moderna, pourquoi on vous a donné le formulaire Pfizer !? — Beuh je sais pas, la dame à l’entrée m’a demandé… J’ai dit que la dernière fois c’était du Pfizer… c’est tout… »
Le médecin, qui avait jusqu’ici l’air un peu au bout du rouleau, sans une étincelle d’énergie, me fixe avec un regard intense et me dit d’un ton grave, appuyant bien chaque mot :
« — Il n’y a presque plus de doses, vous savez ! »
Puis il me laisse filer, comme s’il me faisait un cadeau mais qu’il attendait que je me sente piteux comme celui qui a égoïstement pris l’ultime caramel de la boite des Quality Street sans demander si quelqu’un d’autre le voulait, comme celui qui finit la dernière bouteille, comme celui qui a mangé tous les bretzels, les olives et les cacahuètes, alors que d’autres n’en ont pas eu, comme celui qui demande les dix baguettes qui restent, alors qu’il y a la queue derrière lui à la boulangerie. Comme un vrai salaud.
Igor et Grichka Bogdanov1 sont apparus dans le poste en 1979. J’étais à l’école primaire, il n’y avait que trois chaînes, on n’aurait pas pu les rater. Je me souviens de leurs combinaisons aluminium, de leur soucoupe volante, de leurs dialogues à la façon des triplés Riri–Fifi–Loulou, où l’un peut commencer une phrase et l’autre la terminer, donnant l’impression d’être absolument d’accord sur tout. Surnaturellement d’accord. The Midwich Cuckoos. Un de leurs proches disait récemment qu’ils étaient capables de transmission de pensée, formule un peu merveilleuse pour décrire un phénomène sans mystère : comme d’autres frères et/ou sœurs, comme les membres d’un vieux couple, comme parfois certains amis, ils étaient synchronisés, ils étaient sur la même longueur d’onde. Pour ce qu’on en sait, ils ont presque tout vécu, tout fait ensemble (au point de n’avoir qu’une page Wikipédia à deux), sans doute vu les mêmes films, lus les mêmes livres, ou se les étant racontés. Alors ils pensaient ensemble et en même temps. Et ils sont nés en même temps et morts à quelques jours d’intervalle2.
L’émission Temps X parlait de science-fiction mais aussi des promesses de la science : l’an 2000, vous alliez voir ce que vous alliez voir, il y aurait des touristes dans l’espace, des cités sous la mer et des robots partout. On y visionnait des extraits de films, notamment, on y entendait parler du festival du film fantastique d’Avoriaz (disparu il y a trente ans déjà), et puis la chaîne diffusait juste avant ou juste après, ou pendant, j’ai oublié, des séries de science fiction telles que l’excellent Cosmos 1999, ou encore (un peu plus facile à oublier), L’âge de Cristal. Tout ça était à la fois incongru, instructif, distrayant et stimulant. Des années plus tard j’ai constaté que les frères Bogdanov avaient été en leur temps d’authentiques connaisseurs de la science-fiction, ayant publié deux livres à ce sujet, Clefs pour la science-fiction (qui n’apporte rien de révolutionnaire je pense mais qui démontre une authentique culture du registre), et, bien plus intéressant, L’Effet Science-fiction, contemporain de la création de Temps X, qui consiste en une enquête sur la perception que des artistes, écrivains, scientifiques ou politiciens ont de la Science-fiction. On imagine que les Bogdanov ont pensé ce projet pour s’inscrire eux-mêmes au sein une certaine élite intellectuelle — et même aristocratique, car il y a parmi les interviewés foultitude de ducs et de princesses (ainsi que d’Académiciens). Les courriers envoyés par les frères Bogdanov sont signés « Igor et Gregori3 Bogdanov » avec pour adresse le « Château de Saint-Lary »4. Au fond j’ai l’impression que leur ambition dépassait de loin le cadre de la science-fiction, qu’ils souhaitaient dialoguer d’égal à égal avec Louis Leprince-Ringuet, Jacques Derrida ou le pape, qui ne maîtrisent pas le sujet, plus qu’avec les nerds pointus des conventions de Science-fiction. Télescoper des mondes est excitant, tandis qu’être un authentique spécialiste est épuisant. C’est avec ça en tête que je vois leur passage de l’approche pas-sérieuse-mais-en-fait-très-sérieuse des sciences que constitue la Science-fiction, vers la science-sérieuse-pas-sérieuse que semble être (à en croire la majorité des spécialistes) leur œuvre académique dans le domaine de la physique fondamentale.
Le premier épisode du magazine Temps X parlait déjà du Big Bang — dans sa version la plus grand public possible : une explosion biblique qui a donné naissance aux étoiles…
Ils aimaient le merveilleux de la science et ils étaient intelligents, ils ont été jusqu’à croire qu’ils pourraient en remontrer à Planck et à Einstein, qu’ils pourraient trouver Dieu dans des équations, et qu’ils pourraient faire tout cela en étant à la fois des figures people, des clowns, même, des écrivains de science-fiction et des producteurs de télévision. Je comprends absolument tout ça. Je comprends parfaitement qu’on veuille être tout à la fois. Je comprends aussi très bien qu’on soit amené à la science par goût du merveilleux et qu’on manque un peu de forces lorsqu’il faut avoir le courage d’accepter qu’on s’est égaré — c’est bien malheureusement ça, et non le génie révélé, qui fait la science. Je peux même concevoir qu’on croie en soi-même au point d’être obnubilé par sa propre légende. Je me souviens l’acharnement des frères Bogdanov à tenter de tirer la fiche Wikipédia qui leur était consacrée vers leur point de vue, ou encore leur agressivité judiciaire — ils ont attaqué le CNRS ou la revue Ciel et Espace qui se montraient dubitatifs quant à la valeur scientifique des thèses des deux frères. Ils n’évoquaient pas leur propre génie avec la plus grande honnêteté intellectuelle ou la plus grande lucidité qui soit. S’ils accusaient les Wachowski d’avoir pillé la moelle de leur roman La Mémoire double (1984), et affirmaient pour cette raison avoir imaginé Matrix quinze ans avant Matrix, ils se vantaient moins d’avoir été des lecteurs enthousiastes de Simulacron 3 (Daniel F. Galouye, 1964), ainsi qu’on peut le savoir en lisant Clefs pour la Science-fiction. Ils avaient donc plutôt vingt ans de retard que quinze ans d’avance — en tant qu’auteurs de science-fiction ils n’ont pas brillé par une grande originalité, même si La Mémoire double a beaucoup de qualités.
Pas très gentil ! Ce tweet a été posté après la mort de Grichka, et alors qu’Igor était dans le coma, tous deux victimes du covid-19 et ayant l’un comme l’autre refusé d’être vaccinés… J’admets que la métamorphose des frères Bogdanov en faisait, littéralement, des monstres : des gens dont l’apparence surprend, que l’on montre.
J’ai quatre liens avec les frères Bogdanov. Le premier, c’est bien sûr que je les ai vus naître à la télévision, et que mon goût pour la science-fiction et ma familiarité avec ses thèmes leur doivent sans doute beaucoup et ma foi, je les en remercie. Le second est lié à mon tout premier métier. Tout juste sorti de mon LEP de retouche-photo, j’ai été embauché par une société de photogravure. Je devais notamment réaliser des clichés de la maquette mise en page d’une revue, N comme nouvelles5. C’était avant Indesign ou Quark Xpress et le métier était un peu plus artisanal qu’aujourd’hui : les colonnes de texte et la titraille, composées à la machine, étaient collées avec les photos, les illustrations, les filets, sur des planches de papier fort ou de carton. J’étais très mauvais dans mon métier, très lent, notamment parce que je passais mon temps à lire ce que j’étais censé photographier. Après une semaine, j’ai été remercié, mais je me souviens bien de la couverture du magazine :
Ma troisième anecdote est ma rencontre physique avec les frères Bogdanov, ou en tout cas avec l’un des deux. Je me trouvais au salon du Livre de Paris, et pour une raison quelconque je regardais le sol, lorsqu’est apparu dans mon champ de vision un pied immense, ou en tout cas chaussé d’une chaussure taille clown — au moins une pointure de cinquante, ce qui m’a impressionné alors que je n’ai pas de petits pieds moi-même6. Lorsque j’ai levé les yeux, je suis tombé nez à nez avec un des frères Bogdanov, qui s’était déjà composé7 le visage un peu monstrueux que l’on connaît.
Mon dernier lien est peut-être moins anecdotique, ou plutôt, a eu peut-être eu plus de conséquences puisqu’il s’est ajouté au dossier journalistique sur la crédibilité scientifique des Bogdanov. Ayant chez moi les recueils de nouvelles et le roman de science-fiction, ainsi que les deux essais consacréspar les frères Bogdanov à la Science-fiction, j’avais pu transmettre à Ciel et Espace la preuve, sous forme de scan, que les jumeaux s’étaient vantés de manière répétée d’être titulaires de doctorats universitaires bien avant que ce fut effectivement le cas. Eh oui, j’ai poukave9 les Bogdanov !
J’ai une petite tendresse pour les rêveurs, et ma foi, ces deux-là en étaient. Il semble exclu que leur œuvre marque l’Histoire de la physique, mais leur biographie impossible fera un bon roman.
Je préfère transcrire en « ov » qu’en « off » mais on peut bien sûr écrire Bogdanoff. On pourrait même écrire Ostasenko-Bogdanoff, qui était leur patronyme complet. Leur ascendance est assez étonnante : leur mère, qui avait épousé un russe blanc, était la fille cachée adultérine d’une aristocrate austro-hongroise et d’un musicien noir étasunien, Roland Hayes, premier afro-américain à avoir été célèbre internationalement comme chanteur d’opéra, qu’on dit descendre d’un chef de tribu Ivoirien. [↩]
Digression : parmi les mystères qui les entourent se trouve celui de la nature de leur gémellité, monozygote selon certain, dizygote selon d’autres. S’ils sont dans le premier cas, alors leur ADN était presque identique, et leur fragilité face au virus (malgré une santé de fer dit-on) pourrait s’expliquer par un trait génétique… J’espère que la science se penche sur ce genre de cas. J’y pense, car dans ma famille les trois personnes (sur dix-sept) à ne pas avoir attrapé le covid-19 (ou en tout cas eu de symptômes) sont aussi les trois dont l’ADN est le plus « norvégien », selon les tests réalisés par myHeritage. Or la Norvège a eu (grâce aussi sans doute à la conformation du pays et à la rectitude de l’application de sa politique sanitaire) huit fois moins de morts par habitants que la France ! [↩]
Eh oui, c’est son véritable prénom semble-t-il. [↩]
Les Bogdanov ont grandi dans un village du département du Gers. [↩]
Magazine diffusé en kiosque qui était exclusivement composé d’un format qu’on dit mal-aimé en France, la nouvelle. Il n’y avait pas que du fantastique et de la science-fiction. [↩]
Acromégalie causée par des hormones de croissance et/ou chirurgie et/ou botox, difficile de savoir, mais les confidences récentes de proches interrogés après le décès des frères Bogdanov laisse penser qu’ils ont sciemment choisi leur apparence hors-normes. [↩]
On note que la date de naissance des Bogdanoff était signalée en 4e de couverture de leur roman La Mémoire Double… Wikipédia connaissait cette date aussi. Pourtant il est assez courant, ces jours derniers, de lire qu’ils étaient pudiques quant à leur âge qu’on ignorait leur date de naissance. C’est ça aussi, les frères Bogdanov : faire croire qu’une donnée est un mystère alors même qu’elle est tout ce qu’il y a de publique. [↩]
Terme d’origine gitane (comme beaucoup de mots en « ave ») qui signifie « dénoncer », « balancer »,… Dans mon coin, on ne le conjugue pas, on écrit « j’ai poukave » (ou « j »ai poucave ») et pas « j’ai poukavé ». [↩]
Égaré dans certains coinstots de Twitter il m’arrive d’imaginer comment avaient pu se sentir les anthropologues qui, tentant de refréner leur arrogant sentiment d’amusement, voyaient naître sous leurs yeux un culte du cargo dans quelque île du Pacifique.
(Je décroche. Aucun son, c’est le petit blanc qui annonce qu’on est appelé par un call-center, ce que me confirme le léger accent du Maghreb de la femme qui me parle)
« — Monsieur Lafargue ? — C’est ça. Mais je crois que je ne vais pas être intéressé. — Vous croyez… vous croyez ce que vous voulez, mais monsieur Lafargue vous êtes intéressé ! — Je ne pense pas — Je m’appelle… de la société… et j’ai de très bonnes nouvelles pour l’optimisation de votre contrat électricité — Je vous confirme que je ne suis pas intéressé ! — Mais si, vous êtres intéressé ! Êtes-vous locataire ou bien propriétaire de votre logement ? — Écoutez, je ne vais pas vous répondre. — Ah ha ! Vous êtes propriétaire de votre logement, et c’est pour ÇA que vous êtes intéressé ! — Bon je raccroche. — Répondez juste à cette question et ensuite c’est fini, est-ce que vous êtres propr… »
« — Philippe, y m’a jamais payé le coup ! — Pareil, il m’a jamais payé le coup, il me disait « ah toi, tu m’aimes pas, avec ton syndicat ». — Hier je suis allé voir le Belem, ben tu pouvais pas l’approcher, y’avait des flics partout — Hein, des flics pour le Belem ? — Ben non, Philippe ! Faut arrêter, il est plus ministre ! — Mais c’était ouvert, le Belem ? — Ah ben non, attends, c’est la meilleure, moi je savais pas, y’avait le machin, là, pour passer, alors je suis monté sur le bateau, et là y’a une mari… une euh… une femme marin, quoi, ben elle me dit « qu’est-ce que vous faites-là, c’est pas ouvert aujourd’hui ! », alors je lui ai dit que j’étais monté, quoi, que j’avais rien compris ! Elle m’a fait redescendre, forcément. — Forcément. — Non mais c’est exagéré, il est plus ministre, il est redevenu maire ! »
Étant submergé de boulot, noyé dans l’urgence, j’ai bien évidemment consacré l’intégralité de ma matinée à fouiller Wikimedia Commons afin de constituer une collection de gravures hollandaises des XVII-XVIIIe siècle, qui ne me serviront strictement à rien.
Pieter van der Aa
C’est pour que le boulot ne se doute de rien au moment où je l’abattrai.